Job 19, 1. 23-27a ;  Luc 12, 35-38. 40

 

Homélie pour les funérailles de frère Albéric (Richard) FLANDROY

 

(Abbaye de Scourmont – 24 novembre 2003)

 

 

            Dès que frère Albéric est décédé, j’ai cherché une photo que je pourrais utiliser pour l’avis de décès ou, en tout cas pour faire faire un peu plus tard une carte mortuaire.  Je suis tombé tout de suite sur une photo prise par notre ami, Monsieur Robert Devin.  La photo est très récente, donc faite à une époque où frère Albéric était déjà fort affecté par la maladie.  Il est en tenue de travail, en tenue de service, celle qu’on lui connaissait tous les jours, alors qu’il préparait le réfectoire pour la communauté.  Il a un scapulaire mis un peu de travers, par-dessus une blouse de travail délavée sous laquelle on aperçoit une chemise à carreaux mal boutonnée.  Et au-dessus de cet ensemble hétéroclite, un visage tout rayonnant de joie avec des yeux vifs, un peu espiègles.  C’est le visage d’un homme qui trouvait sa joie dans le service de ses frères.  « Heureux le serviteur que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller... il prendra la tenue de service, le fera passer à table et le servira... »  Nous avons toutes les raisons de croire que frère Albéric est déjà assis à la table du banquet céleste et que le Seigneur est train de le servir.

 

            Il y avait autrefois dans notre Ordre, à côté des moines choristes qui assumaient toutes les obligations de la prière chorale des frères convers, qui concevaient leur vocation avant tout comme une vocation d’humbles services au sein de la communauté.  Cette distinction entre deux catégories au sein de nos communautés ne correspondait plus, de nos jours, à notre sensibilité aussi bien ecclésiale que sociale.  Nous avons donc, il y a une quarantaine d’années supprimé cette distinction et opéré ce que nous avons appelé l’unification de nos communautés.  Frère Albéric fait partie du petit groupe d’anciens frères convers qui ont opté pour ne pas accepter le nouveau statut et ont voulu rester, comme c’était leur droit, convers jusqu’à leur mort.  Et bien que je ne l’ai pas connu à cette époque, je crois qu’il l’a fait pour la bonne raison, ayant assez d’humilité pour ne pas voir d’humiliation dans le fait de servir ses frères, sans se préoccuper de savoir s’il appartenait à une « classe » ou à l’autre.

 

            La vie humaine n’est pas un mouvement continu de croissance.  Elle est faite en réalité de naissances successives.  Chacune de ces naissances est un moment critique que l’on hésite à passer, et la façon dont on la passe conditionne toute la vie subséquente.  L’enfant ne sort pas facilement du sein maternel. Il y est trop bien ;  et la mère doit faire des efforts douloureux pour l’en faire sortir.  Le passage de l’adolescence à l’âge adulte est tout aussi pénible et s’il n’y est pas poussé l’adolescent risque de rester tel durant des années sinon le reste de sa vie.  La naissance à l’autre vie en passant par la mort est encore plus difficile et la façon dont ce passage se fait indique, dans la mesure où il nous est possible de le percevoir, comment toutes les étapes antérieures ont été vécues.  La fin d’une vie qui semblait faite uniquement de succès ininterrompus peut se vivre dans l’angoisse et le désespoir comme, au contraire, une vie qui avait été marquée par beaucoup de tiraillement intérieurs et de souffrances physiques et psychologiques peut se terminer dans la plus grande sérénité.  Ainsi en fut-il de frère Albéric. Sa vie fut, certes, marquée par la souffrance de toutes sortes, mais les yeux pleins de lumière et de sérénité que vous pouvez voir sur la photo en tenue de service dont j’ai parlé au début sont les yeux qu’il avait en exhalant paisiblement son dernier soupir.

 

            Où se trouve l’explication ?  Qu’est-ce qui fait la différence ?  Je crois qu’un moment important dans la vie d’une personne – un moment qui ne semble pas avoir été beaucoup étudié par les psychologues – est le moment de l’entrée dans la vieillesse.  Il y a un moment dans notre vie adulte avancée, où l’on choisit (sans doute de façon plutôt implicite, sinon inconsciente) comment on avancera désormais dans la vie.  Il s’agit de continuer à croître dans la vieillesse ou se laisser graduellement décrépir.  Il s’agit de savoir si l’on va s’accrocher désespérément au « vieil homme », à tout ce qui a fait notre identité sociale jusque là où si l’on va accepter que se crée en nous et en notre vie un vide que Dieu seul saura combler et qui nous projettera dans une nouvelle étape et une nouvelle forme de vie.

 

            Frère Albéric avait un psychisme fragile et durant ces dernières années la maladie entamait graduellement l’intégrité de son système nerveux.  Il sentait que des choses se passaient en lui qu’il ne pouvait plus contrôler. Mais quand il venait m’exprimer ses craintes face à une détérioration progressive de son était, il suffisait de bien peu de mots – et même de mots maladroits – pour qu’il se redise à lui-même qu’il était entre les mains de Dieu et cela suffisait à le pacifier.  C’est ce qui explique qu’il est passé si sereinement sur l’autre rive de la Vie.

 

            Bien vieillir n’est pas une chose évidente !  Nos sociétés occidentales (contrairement à celles d’Afrique, par exemple) sont des sociétés vieillissantes.  Nos communautés monastiques partagent ce sort.  Nous sommes donc pour le moment des communautés vieillissantes.  C’est sans doute pour nous une façon de vivre en communion avec la société qui nous entoure ;  mais c’est peut-être aussi un défi.  Pourquoi nos communautés monastiques n’auraient-elles pas, dans le moment présent, la vocation d’être des laboratoires où l’on apprend à bien vieillir, avec ou sans handicaps physiques ou autres.  C’est tout un défi, et frère Albéric en est, me semble-t-il, un bon exemple.

 

Armand VEILLEUX