IXème Partie :
Les Relations fraternelles
(Sacramentum ...fraternitatis : S. Hilaire de
Poitiers, De Trin. XI, 15)
Ordre, respect, amour
(RB 63)
A. Une nouvelle perspective
Arrivé à
la fin de la Règle, S. Benoît éprouve la nécessité de compléter son manuscrit
en adjoignant une série de chapitres qui nuancent sa pensée et surtout,
impriment à la vie de la communauté une orientation plus humaine, plus
déférente dans les rapports mutuels. Certes on ne peut pas prétendre que les
relations horizontales (rapports mutuels entre les Frères) soient absentes de
tout ce qui précède. Cependant, ce qu’on peut appeler l’Appendice –
surtout le groupe des ch. 69-72 – acquiert une importance de premier plan pour
ce qui est des relations fraternelles, à tel point que cette adjonction
finale enrichit substantiellement la conception de la vie spirituelle présentée
dans les 62 premiers chapitres du Codex bénédictin.
A ce
groupe de chapitres annexes appartient le ch. 63 : « Des rangs à
garder en communauté » (De ordine congregationis), dont la seconde
partie présente de notables affinités avec le ch. 72, sur « le bon zèle
que doivent avoir les moines ».
Dans les
textes mentionnés qui insistent continuellement sur la charité considérée sous
la double acception d’amour de Dieu et d’amour du prochain, on découvre des
points de contact avec la doctrine de S. Basile et de S. Augustin, tous deux
indiscutables Docteurs de la charité fraternelle parmi les cénobites. A de telles
influences, il convient d’ajouter celle de Jean Cassien. En effet, tout au long
de ses Institutions Cénobitiques, le Provençal considère le monastère comme une
école où ce qui compte avant tout, ce sont les relations entre maître
(l’Abbé) et disciples (les moines). Postérieurement, dans la Conférence 16 sur
« l’amitié spirituelle », Cassien expose avec vigueur quelles
relations doivent unir entre eux les Frères : c’est concéder à la charité
fraternelle une importance de premier ordre et justifier les vertus typiquement
cénobitiques, non seulement pour le progrès spirituel du moine qui les cultive,
mais encore pour le bien de la paix et de l’amour vrai entre égaux :
« L’école se révèle comme
une fraternité ; les disciples se regardent les uns les autres, et se
découvrent Frères ». (A. de V., o. c. pp 500-503).
En somme,
passer des « Institutions » à la 16ème Conférence,
représente la même trajectoire que celle qui va des premiers chapitre de la RB
aux derniers (cf. A. Wathen, « La vie fraternelle en tant qu’expérience de
Dieu dans le monastère », in « L’expérience de Dieu dans la
vie monastique », la PQV, 1973, pp. 151-159).
De telles
analogies ne signifient nullement que Basile, Augustin, Cassien aient marqué
définitivement le texte de Benoît en provoquant son changement d’attitude.
L’évolution d’un homme dépend beaucoup plus de son expérience personnelle, de
ses réflexions à la lumière de la grâce, que de ses lectures. La vie elle-même
peut l’expliquer. Et dans le cas présent, il convient davantage de parler de
parenté que de sources.
Il est
très possible et même probable qu’il y eut d’autres auteurs à influer sur
Benoît pour la rédaction de ces derniers chapitres. Mais plus qu’eux tous, il
faut tenir compte de la maturité spirituelle du Benoît d’alors, de son
expérience acquise, l’inclinant à donner plus de place, dans sa conception de
la vie communautaire, aux relations interpersonnelles des Frères, en un mot, à
la charité fraternelle dans multiples manifestations.
B. Des
rangs dans la communauté (RB63, 1-9)
L’ordre
est uns sauvegarde de la paix et de la tranquillité si nécessaires l’une et
l’autre à la vie de la communauté monastique. La RB a ce souci permanent de
l égiférer pour que la vie se déroule dans la paix, c’est à dire dans
une tranquillité ordonnée (voir S. Augustin : « la paix c’est la
tranquillité dans l’ordre »).
En ce
chapitre 63 sont déterminés les critères de cet ordre nécessaire à la
vie :
-
l’ancienneté
dans la communauté (RB 63, 1.4.7-8 ; cf. 2, 19 ; 60, 7 ; 62,
5) :
-
et la
décision de l’Abbé (RB 63, 1.4-7 ; cf. 2, 18-19 ; 60, 4-8 ; 61,
11-12 ; 62, 6).
-
Le mérité
de la vie (RB 63, 1) ; mais en réalité, c’est bien le mérite de la vie qui
amène l’Abbé à décider du rang de certains Frères.
Donc la
norme majeure, c’est celle de l’ancienneté. Cependant l’Abbé est autorisé par
la Règle à promouvoir ou à rétrograder pour des motifs sérieux et des choses
concrètes, tel ou tel Frère (RB 63, 2-3 ; cf. 2, 18-21 ; 61,
11-12 ; 62, 6).
L’Abbé
doit disposer toute chose avec justice (RB 3, 6) et considérer qu’il aura à
rendre compte à Dieu de tous ses jugements et de ses actes (RB 65, 22 ;
cf. 2, 34 ; 64, 7).
L’âge ou
le mérite social de la personne ne sera jamais un critère justificatif pour
introduire des distinctions ou des préférences. Comme toujours, la référence
qui appuie cette législation est l’Ecriture (RB 63, 6 : cf. 1 Sam 3 et Dan
13).
Les
enfants offerts (oblati) occupent cependant le rang de leur consécration
à Dieu, mais ils demeurent sous la tutelle de tous les moines adultes qui leur
inculquent les comportements requis en toute occasion (v. 9 ; cf. RB 70,
4).
C. Distinction et amour entre Frères (RB 63, 10-17)
Réglementer
l’ordre de préséance comme le fait la Règle ici, est un thème de grande
originalité : il s’agit des marques d’urbanité et de courtoisie que les
moines doivent se témoigner les uns aux autres. Antérieurement et
contemporainement à la RB, il n’est fait mention de ce thème que dans la Règle
de Paul et d’Etienne, indépendante de la RB (seconde moitié du VIème s.), aux
ch. 2 et 3.
Dans
cette seconde partie du ch. 63, le principe général, déjà énoncé en RB 4,
70-71, est repris : « les inférieurs » honoreront « les
supérieurs » ; « les anciens » aimeront « les plus
jeunes » (63, 10). Deux doubles mots-clés ici : iuniores/seniores
et minores/priores. Benoît se réfère donc à « l’ordre de la
communauté » dont l’ancienneté de chacun est conditionnée par la date de
sa conuersio – de son entrée au monastère -, non à l’âge réel du moine.
C’est encore un signe de la perspective spirituelle dans laquelle se situe
notre législateur , sans pour autant perdre de vue les réalités les plus
concrètes.
Fait
suite la prescription relative aux appellations « frère » et nonnus
pour les anciens (en signe de respect ; vv. 11-12). Nonnus signifie
au VIème s. ‘révérend père’ (paterna reuerentia). Honneur et amour
sont les motifs profonds de ces marques de respect ; cela est bien dans la
ligne de S. Paul. La charité fraternelle (philadelphia) porte à la
délicatesse dans les rapports mutuels, à la déférence réciproque. Ces marques
de respect doivent être rendues a fortiori à l’Abbé ; on en sait la
raison : cf. RB 2, 2, qui est ici rappelée (63, 13-14) : « pour
l’honneur et l’amour du Christ ». Le titre de Dominus est bien
attesté par la tradition monastique (Vitae Patrum 3, 26 ; Jérôme, Epist
125, 15 ; Vita Honorati 19, etc...).
Tertullien
(+après 220) n’appelait pas l’empereur Dominus mais plutôt Pater
patriae, puisque Dominus est un nom de puissance ; le second
émane de la pietas.(cf. Apologeticum, 34, 2).
Ici, en
RB 63, 13-14, Dominus se réfèreplut^t au respect, à l’honneur dû à
l’Abbé, vicaire du Christ. Abbas renvoie plutôt à la pietas, à
l’amour respectueux qu’on lui doit à cause du Christ. Encore se doit-il montrer
digne de tels égards ; Rm 12, 10 est sollicité pour le confirmer.
D. Statut des enfants et des adolescents (RB 63,
18-19)
C’’est
une sorte d’appendice sur le rang des enfants-oblats dans la communauté. Ce ne
devait pas être sans problème ; c’est pourquoi Benoît en parle.
En tant
que consacrés à Dieu, les petits enfants ont une égalité d’honneur et d’amour
par rapport aux moines profès. Ils garderont leur rang d’entrée au monastère, à
l’oratoire et au réfectoire.
Enfants
et adolescents : ces termes se rapportent à ceux qui sont « en
formation » et qui sont encore sous la garde vigilante des adultes
jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge raisonnable c. à d. 15 ans (cf. RB 70, 4).
Défense,
correction et obéissance mutuelles
(RB 69-71)
A. Défense et correction mutuelles (RB 69-70)
Ces deux
chapitres forment un tout. Ils réaffirment ou confirment le droit abbatial en
matière de ‘correction’, excluant toute ingérence des Frères en ce domaine.
Le ch. 69
condamne fermement toute intervention d’un moine se portant à la défense d’un
autre moine ; nous en verrons les raisons.
Le ch. 70
établit de façon décisive et sans ambiguité que le fait de reprendre un Frère
ou de le châtier, revient exclusivement à l’Abbé ou à celui qu’il en aurait
chargé.
Ces deux
chapitres visent à mettre en garde les moines, d’une part, contre les marques
déplacées de sympathie (RB 69), d’autre part, contre le zèle immodéré dans la
correction des vices (RB 70).
Analyse
du contenu et influences littéraires possibles:
-
Pour RB
69, les écrits pachômiens ont pu avoir un impact. Mais il semble cependant que
ce soit plutôt la vie que les livres qui a inspiré le rédacteur de ce chapitre.
A preuve, la véhémence des expressions, l’allusion précise aux liens de parenté
(69, 2), l’insistance de la seconde phrase – nec quolibet modo,
« en aucune manière » les moines ne se le permettront – qui reprend
la première. Il s’agit donc d’un fait bien établi, d’une expérience douloureuse
même – scandala en 69, 4 – qui impose au législateur d’être précis et
ferme.
-
La
sanction finale – acrius coerceatur, il sera puni très sévèrement –
témoigne d’une émotion violente qui n’a pas encore été apaisée. Faut-il y voir
une réaction d’Abbé ? Peut-être (voir A. de V., Commentaire..., p. 465).
-
Dans ce
bref chapitre, le terme praesumere revient trois fois (titre + vv. 1 et
3), verbe que l’on retrouve dans le titre du ch. 70 et en 70, 6. Car le grand
principe bénédictin s’énonce ainsi :
Vitetur in monasterio omnis praesumptionis occasio
On
évitera dans le monastère toute occasion de présomption (RB 70, 1).
- La témérité, fille de l’orgueil, doit être
proscrite car elle ruine les âmes. Mais, dira-t-on, et ce texte de S. Paul en 1
Tm 5, 20 (« Mais les pécheurs, dénonce-les devant tout le
monde »...), ne s’inscrit-il pas en faux contre ce principe ? Qui
sont les peccantes, les « pécheurs » ? Césaire d’Arles,
dans sa Regula uirginum (24), se sert de 1 Tm 5, 20 pour justifier la
correction d’une Sœur qui en a maltraité une autre.
-
Ensuite,
la RB légifère pour les enfants. Au monastère doit régner une parfaite
communauté de vie entre adultes, adolescents et enfants : tous ont les
mêmes droits et sont soumis aux mêmes devoirs, bien qu’il soit tenu compte des
capacités de chacun.
-
Les
enfants feront en effet l’objet d’une considération toute spéciale ; ils
seront soumis à la vigilance des moines adultes (cf. 63, 18-19).
-
Après 15
ans, les enfants sont considérés comme raisonnables. A noter encore la
discrétion de Benoît (« avec mesure et bon sens », 70, 5 ; cf.
RB 64).
-
La RB a
pour but de sanctionner les abus de tous ordres (70, 6). Finalement, ces abus
consistent essentiellement en une attribution inconsidérée de prérogatives
appartenant à l’Abbé (70, 1-2).
La
conclusion précise à merveille l’intention de Benoît et le but de ces deux
chapitres en énonçant la ‘Règle d’or’ de l’Evangile d’après Mt 7, 12 :
« Ce
que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui »
(Quod
tibi non uis fieri alio ne feceris)
Formule
très ciselée que l’on retrouve en Lc 6, 31, et que le Livre de Tobie énonce à
sa manière : ‘Ne fais à personne ce que tu ne voudrais pas subir’ (4, 15).
Il
est évident que pour Benoît, châtier un Frère sans mandat particulier de l’Abbé
ou des enfants sans discrétion est une faute contre la charité.
L’obéissance mutuelle (RB
71)
En
de larges passages de la RB, les moines apparaîssent comme de simples disciples
placés sous la férule de l’Abbé et de ses collaborateurs (voir IIème Partie).
A
partir du ch. 63, les choses commencent à changer : les marques de
déférences mutuelles sont soulignées (63, 9 ; 70, 4). Les jeunes sont
invités à obéir à leurs anciens avec empressement, et les anciens à aimer les
jeunes de charité (71, 4)
Donc,
l’obéissance n’est plus uniquement due à l’Abbé mais aussi aux anciens. Un
nouvel aspect de l’obéissance est ici envisagé. Elle est considérée
comme un bien, une vertu (bonum, v. 1), « le chemin par lequel
on va à Dieu » (v. 2). Elle a en elle-même sa valeur, entant qu’elle est
imitation du Christ et le rejoint dans son abnégation. Elle constitue en même
temps une manifestation de charité, l’exercice concret de l’amour
fraternel. Un nouveau lien s’établit entre les Frères qui « s’obéissent
les uns aux autres en toute charité et sollicitude» (omni caritate et
sollicitudine) - v. 4. Cela implique
un regard surnaturel porté sur le Frère en qui est reconnu le Christ lui-même
(voir J.E. Bamberger, « Le ch. 72 de la RB », Session Laval 1972).
Cette
obéissance devenue mutuelle entre Frères, n’est pas de la part de Benoît un
simple conseil ; cela est adressé à tous, sans exception : « Il
faut ...qu’ils s’obéissent les uns aux autres » (v. 1 : sibi
inuicem ita oboediant fratres). C’est la loi évangélique du cenobium
bénédictin, un impératif incontournable duquel dépend l’existence même de
la communauté rassemblée et son rayonnement.
L’importance
de la norme est signifiée par les sanctions mêmes prévues pour les récalcitrants et les
contestataires qui n’entrent pas dans la dynamique de la Règle (vv. 5 et 9).
Cependant,
pour la sauvegarde de l’ordre dans le monastère et garantir la paix, Benoît
hiérarchise les obéissances dues à chacun :
-
en
premier lieu, l’obéissance est due à l’Abbé et aux « prévots »
mandatés par lui ;
-
ensuite,
les Frères s’obéiront les uns les autres, dans l’ordre : les
« juniors » aux « séniors » (v. 4 ; cf. 63, 10-17). Il
y a donc toujours au monastère quelqu’un auquel je dois obéir...
Il est à
noter que cette obéissance mutuelle doit se rendre « avec sollicitude et
charité » et empressement, tant et si bien que la moindre offense faite à
un Frère plus ancien doit être réparée sur le champ (vv. 6-8 ; cf. RB 44,
sur la satisfaction de l’excommunié). C’est à coup sûr, un remède drastique
pour maintenir la paix dans une communauté d’hommes rudes et parfois violents,
destinataires immédiats de la RB.
Le v. 9
est suffisamment explicite : les contrevenants ou bien subissent une
correction corporelle, ou, s’ils s’y dérobent, sont expulsés (expellantur).
La
communion fraternelle,
manifestée en actes, tient une place essentielle dans la communauté, parce
qu’elle a une valeur absolue.
Du
bon zèle que doivent avoir les moines
(RB 72)
« Le
testament spirituel de Benoît , en forme d’Hymne à la charité»
On pourra se reporter aux commentaires et analyses de J.E.
Bamberger (Séminaire de Laval, 1972), au « Commentaire de la RB » par
Dom P. Delatte, ou à Benedictine Monachism de Dom C. Butler...
C’est la
cristallisation de « toute la science de la perfection monastique
condensée en quelques sentences brèves et denses, qui ont le brillant et la
solidité du diamant » (Dom Delatte).
On y
trouve des « règles d’or pour mettre en ordre la vie de toute famille,
qu’elle soit naturelle ou monastique » (Dom Butler).
« Page
exceptionnelle qui contient l’essence, la dimension la plus profonde, la plus
centrale de toute la Règle » (Dom J.E. Bamberger).
Cechapitre
peut donc, à juste titre, s’annoncer en sous-titre comme « le testament
spirituel de S. Benoît ».
-
De fait,
on y retrouve toutes les caractéristiques d’un chapitre conclusif. Des
sentences spirituelles en constituent la trame. Le désir exprimé en finale,
incline à penser que ce chapitre constitue les ultima verba du
Législateur.
-
En effet,
le ch. 73 fut très certainement rédigé avant, et mis en dernière
position dans la RB en guise d’épilogue. RB 72 est donc bien la dernière
mouture sortie de la pensée et du cœur de Benoît de Nursie.
A. Nature et importance du bon zèle (RB 72, 1-2)
Zelus vient du grec zèlos (être chaud, en ébullition). Le
zèle est une passion qui peut aller de la colère et de l’envie ... à l’amour
fraternel. On pourrait le traduire par ardeur, peut-être même par violence,
pourquoi pas par violente ou vigoureuse ardeur ?
Bien sûr,
il ne peut s’agir que d’une violence prise en bonne part (cf. RB 4, 66 ;
64, 16 ; 65, 22) ; ce zèle particulier est suffisamment bien défini
au v. 2 pour savoir ce qu’il est.
Le lieu de
son exercice est la vie fraternelle. La charité entre Frères, constitue, en
grande partie, l’objet du ‘bon zèle’ en ce qui précisément le rend bon :
« il sépare des vices et conduit à Dieu et à la vie éternelle ». Dieu
et la vie éternelle, deux vocables synonymes dans la tradition Matthéenne et
Johannique.
Le
« très fervent amour » recommandé au v. 3, produit les effets attribués à l’humilité au ch. 7 (vv. 67-70).
« A
l’ascétisme individuel pratiqué sous la direction d’un supérieur, s’adjoint un
élément nouveau : les relations fraternelles » (A. de Vogüé,
« La Communauté et l’Abbé », pp. 477-78).
Toutes
les vertus monastiques se relient et se reçoivent de la reine des vertus :
la charité théologale. Il y a plus : RB 72 donne la clef de
lecture de toute la Règle.
Pour le
moine chrétien, le plus important est la dimension de charité dont la ferveur -
le zèle – est l’expression synthétique. Ce « testament spirituel »
élève au plus haut les relations inter-personnelles empruntes de charité. Les
Frères qui vivent dans le monastère forment une seule famille spirituelle dont
le seul absolu est l’amour.
S. Benoît
parle ici de l’abondance du cœur, mais en homme de Dieu et en père spirituel.
Sa réflexion théologique n’en est pas moins profonde ; le texte est de
saveur néo-testamentaire certaine (surtout en référence à S. Paul) :
synthèse précise et fidèle de toute la tradition patristique véhiculée par des
auteurs, spécialement Cassien auquel Benoît recourt en maints endroits de la
Règle. En RB 72, Cassien est omni-présent, si bien que
« En
tête de presque tous les ‘articles’ de RB 72, on peut mettre une référence à
Cassien tirée surtout de la Conférence 16 », affirme A. de Vogüé
(« La Communauté et l’Abbé », p. 483).
Ce
« testament spirituel » est de forme très concise : 12 versets.
En voici la structure :
-
vv. 1-2 =
définition et explication de ce qu’est ‘le bon zèle’.
-
v. 3 =
exhortation à la mettre en œuvre.
-
vv. 4-11
= les pratiques concrètes dans lesquelles il doit se manifester.
-
v. 12 =
le seul désir, enfin, qui, dans son extrême brièveté vaut tout un
programme : « la vie éternelle ».
B. Les maximes du ‘bon zèle’ (RB 72, 3-11)
-
Le v.
3 : « C’est ce zèle que les moines pratiqueront avec un très ardent
amour ». Il s’agit donc de produire les œuvres de l’amour pour être ce
« zélateur ». La foi n’agit-elle pas par l’amour ? (Ga 5, 6).
Suivra un développement en 8 points, délimitant le champ particulier où doit
s’exercer cette violence paisible de l’amour qui est le propre de ceux qui
veulent s’emparer du Royaume (cf. Mt 11, 12).
-
Les 5
premières maximes se réfèrent à la charité fraternelle et à ses diverses
modalités.
-
Les 3
dernières renvoient à l’amour de Dieu, de l’Abbé et du Christ.
Ø
Première
maxime : « qu’ils
s’honorent mutuellement avec prévenance » (Rm 12, 10). Ce verset de S.
Paul avait déjà été utilisé en RB 63, 17 (« Des rangs dans la
communauté »). Mais en RB 72, 4, il n’est nullement question de préséance.
C’est à tous qu’est dû l’honneur. Que les Frères s’honorent donc
mutuellement !. C’est au plan dela charité que s’estompent jusqu’à
disparaître les distinctions de catégories pour se devoir à tous sans
exception.
Ø
Deuxième
maxime : « Qu’ils supportent
avec une très grande patienceles infirmités d’autrui, tant physiques que
morales ». C’est une sorte d’amplification de RB 36, 5 où il est demandé
aux Frères qui servent les malades de « les supporter avec
patience ». Le support mutuel n’a pas de trêve.
Ø
Troisième
maxime : « Ils s’obéiront
à l’envie ». Remarquons le certatim, à l’envie, bien rendu par le
« ils rivaliseront » de l’édition du Centenaire. Là encore, plus
question de senior , ni de iunior. C’est d’une compétition qu’il
s’agit : à qui aimera le plus. Rappelons-nous la scène de l’entretien de
Benoît avec Scholastique, et la ‘morle’ conclusive qu’en tire Grégoire le
Grand : « Obtint plus qui aima davantage »...
Ø
Quatrième
maxime : « Que nul ne
recherche ce qu’il juge utile pour soi, mais bien plutôt ce qui l’est pour
autrui ». Sentence de saveur paulinienne (cf. 1 Co 10, 24.33 ; Ph 2,
4). « L’Apôtre – commente S. Jean Chrysostome – nous ordonne en maintes
occasions de nous détourner de notre propre intérêt pour nous employer à celui
du prochain ; il pose là et définit de toutes manières la perfection de la
vie » (Aduersus oppugnatores uitae monasticae 3, 2). Assez neuve,
la maxime donnée ici apporte un complément appréciable au concept de charité
fraternelle : elle pose les bases les plus fermes de la vie communautaire,
les conditions incontournables de l’authentique communion fraternelle :
seul le renoncement à l’amour de soi permet le dévouement auprès des autres, et
permet que s’établisse entre tous les Frères la profonde relation d’amour
confirmée au verset suivant.
Ø
Cinquième
maxime : « Qu’ils se dépensent
dans le don d’une chaste charité fraternelle ». Le caste signifie
ici : ‘en toute pureté’, ‘gratuitement’, ‘de façon désintéressée’, ‘sans
escompter de retour’. C’est encore une maxime inspirée de S. Paul,
semble-t-il : cf. Rm 12, 10 ; 1 Th 4, 9 ; Hb 13, 1 ;
peut-être aussi de 1 Pi1, 22. Suivent les exhortations si expressives du
testament spirituel de Benoît : elles rappellent, par de nombreux indices,
les recommandations de Paul aux Philippiens (cf. Ph 2, 1-5). Le nom du Christ
n’a pas encore été prononcé. Et voilà qu’il va retentir en finale comme un lien
d’or entourant toute la gerbe et la rassemblant dans l’unité.
Ø
Sixième
maxime : « Qu’ils
craignent Dieu avec amour ». Amour et crainte sont habituellement opposés
(cf. 1 Jn 4, 18). Pourtant S. Cyprien les tient ensemble (cf. De oratione
Dominica 15 : « Dieu doit être aimé parce qu’Il est Père, et Il
doit être craint parce qu’Il est Dieu »). Dans le sacramentaire léonien se
trouve cette prière adressée à Dieu : Amore te timeant,
« Qu’ils te craignent avec amour » (cf. Sacram. Leonianum XXX,
1104). Selon J.Cassien, la crainte amoureuse de Dieu – la crainte d’amour –
doit être considérée comme le degré le plus haut que puissent atteindre les
« parfaits » : cette crainte née de la charité qui ne peut faire
craindre autre chose que d’offenser un tant soit peu Celui que l’on aime (cf.
Conférence 11, 13).
Ø
Septième
maxime : « Qu’ils aiment leur
Abbé d’une charité humble et sincère ». Le précepte est formel, même s’il
n’est pas nouveau (cf. RB 63, 13). L’Abbé devra cependant chercher plus à être
aimé qu ‘à être craint (cf. RN 64, 15), selonla formule tirée de la Règle
de S. Augustin n°11. Puisque l’Abbé doit aimer ses moines, il est normal que
les moines aiment leur Abbé, et ne se contentent pas ou de l’honorer, ou de la
craindre.
Passer de
la crainte à l’amour, de la politesse contenue à l’amour vrai : tel semble
être le sens de l’exhortation de Benoît. Et s’il l’affirme ici en le
recommandant si fort, c’est que ce passage – qui ne peut s’effectuer que sous
la puissance de la grâce – n’était pas si fréquent.
En cela,
Benoît va beaucoup plus loin que la RM où l’Abbé reste le doctor, la
référence didactique, et qui ne requiert que la foi naïve et l’obéissance
aveugle. La RB, au contraire, suscite l’amour réciproque des moines et de leur
Abbé à l’intérieur même de ce courant de charité qui a pour objet le même Dieu
(voir A. de V., La Communauté et l’Abbé, pp. 447-448).
Ø
Huitième
maxime : « Qu’ils ne préfèrent
absolument rien au Christ ». L’expression se trouve déjà chez Cyprien de
Carthage :
« Ne rien préférer, absolument
rien, au Christ,parce que lui non plus n’a rien interposé entre lui et
nous » (De oratione Dominica, 15)
En
RB 4, 21, nous avions trouvé : « Ne rien préférer à l’amour du
Christ ». Ici, en RB 72, 11 Benoît suggère la violence de l’amour par la
juxtaposition des deux adverbes omnino nihil, « absolument
rien » ; ce qui donne à la sentence un tour particulièrement
énergique, évocatrice du ‘bon zèle’.
Une
fois pour toutes, le moine a placé l’amour du Christ au-dessus de tout autre
amour. « Jésus est mon unique AMOUR », avait inscrit Thérèse de
Lisieux sur la porte intérieure de sa cellule.
C. La prière conclusive
(RB 72, 12)
« Qu’il
– le Christ – nous conduise tous ensemble à la vie éternelle ».
Ultime
et vigoureuse maxime en forme de souhait très ardent, qui non seulemnt clôt le
ch. 72, mais toute la Règle. Elle constitue, en inclusion, la dernière parole
du magister et du pater qui avait pris la parole aux premières
lignes du Prologue.
On
trouve beaucoup de commandements, de préceptes, de lois, de conseils et d’exhortations
entre ce début et cette finale. Sans doute chacun doit être écouté et
obéi ; et leur multiplicité pourrait porter au découragement les
« commençants »... Que tous se contente donc de pratiquer en vérité
cette unique sentence qui les résume toutes : « Ne rien préférer à
l’amour du Christ » (Christo omnino nihil praeponant). Et Benoît
ajoute à la ligne suivante : « Lequel (Xt) veuille nous conduire tous
ensemble à la vie éternelle » (v. 12).
C’est
un souhait ; mieux, une prière. Une prière brève et dense, à portée
eschatologique. Parvenir à la vie éternelle, c’est le terme du « saint
voyage » (cf. Ps 83, 6. Voir aussi RB Prol. ; 17, 41 ; 4,
46 ; 5, 3.10 ; 7, 11 ; 72, 2.
C’est
uniquement au Christ que le moine peut et doit se confier pour atteindre le
terme espéré (cf. RB 58, 7), parce que le Christ seul a le pouvoir dele sauver.
Le
pariter, « tous ensemble », rompt délibérément avec tout
individualisme. C’est ensemble, ecclésialement en peloton – pour être tous
classés « dans le même temps » - que l’on court vers le Royaume qui la
fin (skopos).
Conclusion
Tel
est le « testament spirituel » de S. Benoît. C’est un chapitre qui
permet de replacer à leur juste place les préséances dans les rangs à garder
dans la communauté, la discipline régulière, les travaux de l’ascèse... Un
chapitre centré sur l’amour de Dieu, du Christ, de l’Abbé, de l’amour
réciproque des Frères.L’ascétisme monastique décrit dans les premiers chapitre
de la RB trouve là son accoplissement : en des relations fraternelles
animées par l’amour.
Il
semble que S. Benoît ait découvert au terme de sa vie la valeur humaine et
chrétienne de la communauté. C’est une grande nouveauté dans la tradition
monastique que d’infléchir l’ascèse dans le sens de la charité fraternelle et
de la communion de l’esprit.
RB
72 est un résumé d’ascétisme chrétien.
Dans
sa description de la vie exemplaire des communautés de Frères que S. Augustin
connut à Milan et à Rome, l’évêque d’Hippone écrit :
« C’est
la charité – caritas – qui est gardée principalement. A la charité se
conforme la nourriture, à la charité le langage, à la charité la tenue, à la
charité le visage. On s’unit et on se tient en une seule charité. On considère
qu’offenser la charité c’est comme offenser Dieu. Si une chose s’oppose à la
charité, on la repousse et on la rejette. Si quoi que ce soit la blesse, on ne
laisse pas durer ce mal un seul jour. Ils savent qu’elle a été tellement
recommandée par le Christ et les Apôtres, que si elle seule manque, tout est
vide ; si elle est là, tout est plein » (si haec una desit,
inania ; si haec adsit, plena sint omnia)
De moribus Ecclesiae catholica, I, 33, 73 (BA 1, p. 245).