VIIème Partie 

 



Les biens matériels

et

Le soin du corps (cura corporis)

 

 

La communauté de biens (RB 32-34 ; 54-55 et 57)

 

Les biens « meubles » du monastère (RB 32)

Pour surnaturelles que soient ses fins et ses motivations, la vie monastique est une vie incarnée. Les moines ont un corps ; ils ont besoin de vêtements pour se couvrir, d’outils pour travailler, de nourriture et de repos pour survivre...Les objets nécessaires à la vie sont conservés dans des lieux particuliers et remis à la garde de Frères en qui l’Abbé peut avoir confiance. Celui-ci conserve conserve l’inventaire de tous ces objets d’usage commun.

L’ordre, la clarté (propreté) et la bonne administration doivent régner au monastère.

Ce ch. 32 est suffisamment clair par lui-même sans nécessiter d’explications. La finale (vv. 4-5) doit cependant être bien comprise ; on y retrouve cet aspect magistériel de la RB avec rappel des peines encourues par les contrevenants, puisque toute faute, même légère, demande réparation. Remarquons aussi la gradation des peines : 1- réprimande (corripiatur) ; 2- soumission à la discipline régulière au cas où le contrevenant ne s’amende pas (non emendauerit), tout cela selon le schéma de RB 33, 8 :

-         Admonitio

-         Emendatio

-         Correctio

Que faut-il entendre par « discipline régulière » ? Soit les « rigueurs de la Règle », soit un « châtiment selon la Règle » (cf. A. de Vogüé, « Commentaire »..., pp. 782-785).

 

Prohibition de toute propriété privée (RB 33)

« Les moines doivent-ils posséder quelque chose en propre  ? » C’est le titre du chapitre.

C’est une page extrêmement significative de la RB ; elle est expressive de son auteur. C’est une page énergique, radicale, percutante, véhémente. La législation peut paraître dure ; elle ne l’est en fait que pour ceux qui se déprennent de l’humilité et tourne le dos à la miséricorde toujours offerte. Aux humbles, la RB est un espace de liberté. Aux orgueilleux et durs de cœur, elle est rude – c’est vrai- puisqu’elle ne passe rien jusqu’à amendement et satisfaction. En cela la RB est un pur reflet de l’Evangile.

De plus, cette page « législative » s’appuie sur l’Ecriture. De la part de son auteur qui est législateur, elle reflète sa détermination de réformer coûte que coûte un état de chose insupportable : « par-dessus tout, que le vice de la propriété soit éradiqué »... C’est l’essence même de la vie commune évangélique (cf. Ac 4, 32), mise en péril par les contrevenants.

La condamnation de l’appropriation est un lieu commun des règles cénobitiques et des traités de spiritualité monastique. SS. Pachôme, Basile, Augustin, Cassien : tous sont impitoyables en ce domaine

Dans la RB, les termes employés sont forts, extrêmes : « Que personne ne s’arroge le droit de donner ou de recevoir quoi que ce soit sans la permission de l’Abbé » (v. 2) ;

« Ne rien posséder en propre, quoique ce puisse être » (v. 3) ; « absolument rien » (nullam omnino rem...nihil omnino).

S. Benoît manie le paradoxe, dans la ligne même de l’Evangile. Comment – se demande-t-il – des moines oseraient-ils s’approprier quelque chose et en disposer à leur guise, alors qu’ils ne sont plus propriétaires ni de leur corps, ni de leur volonté ? (cf. v. 4 : quippe quibus nec corpora sua nec uoluntates licet habere in propria uoluntate).

Remarquons la distinction entre “les volontés” (voluntates) c. à d. les velléités, les caprices, et « la volonté proprement dite » (in propria uoluntate). Renoncer à « ses volontés », ce n’est pas renoncer à faire usage de « sa volonté », puissance de l’âme qui actue la décision libre. « La volonté, dira S. François de Sales, est la faculté qui fait tendre vers le bien » (Traité de l’amour de Dieu). Et uoluntas, pour S. Augustin, c’est l’équivalent de amor ou dilectio. Pour libérer toute la puissance volitive, toute la puissance d’aimer, il convient de renoncer à ce qui en est la caricature. Le renoncement vise le libre exercice de cette puissance qui peut être avilissante si elle s’exerce dans le sens de l’hypertrophie du « moi ».

 

La distribution du nécessaire (RB 34)

Ce ch. 34 complète le précédent. Beaucoup plus que ce dernier, il utilise des citations des « Sommaires » des Actes des Apôtres (Ac 4, 35). Il est vrai que RB 33 citait Ac 4, 42 (« Que tout soit commun à tous » ; Omniaque omnium sint communia). Du moins le commentaire est-il plus largement poussé. La première communauté de Jérusalem est donnée en exemple comme type à reproduire . « Comme il est écrit : ‘On donnait à chacun selon ses besoins’ – Ac 4, 35. Benoît s’appuie donc sur l’Ecriture pour modérer les exigences de son propos visant à éradiquer le vice de l’appropriation des mœurs monastiques occidentales. Il ne s’agit pas – Benoît le précise bien – de « faire acception de personnes », ni de niveler les personnalité dans un uniformalisme étriqué, mais de prendre en considération les infirmités. C’est une sorte de reconnaissance tacite de la souhaitable pluralité (ce qui n’est pas ouvrir la porte à un « pluralisme » difficilement endigable ; cf. Rapport final du Synode des évêques de 1985). Il n’en reste pas moins que Benoît a rappelé en RB 3, 7 que la Règle doit être regardée par tous – et en premier lieu par l’Abbé – comme la « Maîtresse ». Dans la ligne de l’Evangile, le « législateur » prend en considération les faibles, les petits ; il se montre terrible envers les arrogants , les contestataires et les murmurateurs.

Cette attitude ne fait que mieux mettre en relief la qualité de la désappropriation à laquelle il invite

S’il ne parle pas dumoine pauvre, Benoît parle de pauvreté dans le monastère (cf. RB 48, 7 ; 66, 6). Mais il recherche avant tout la paix : « que tous vivent en paix dans la Maison de Dieu » (RB 34, 10 ; cf. 53, 9). Il y a chez Benoît une intransigeance en matière de désappropriation qui peut surprendre ; c’est qu’elle est révélatrice du lieu du cœur : « Là où est ton trésor, là est ton cœur » (Mt 6, 21). On retrouve la même insistance au ch. de la profession (RB 58).

Le propos de Benoît est pédagogique : il veut éduquer ses moines à tout attendre de la Providence, à poser un regard contemplatif sur les choses, à se prédisposer à la prière pure et continuelle sous le regard de Dieu (cf. RB 7, 1er degré). Et la communauté des biens est aussi une exigence pour la vie fraternelle (cf. Ac 4, 32). Le préjudice spirituel causé au moine « propriétaire » est tel que Benoît se devait d’y insister. On ne s’étonnera donc pas de voir formuler au dernier verset une sanction infligée aux récalcitrants : il faut à tout prix leur épargner de se  complaire  dans ce vice détestable, et leur éviter de sombrer dans le mal du murmure.

Aux versets 3 et 4 est rendu un jugement à la manière de Salomon (1R 3, 16-27) :

« Que celui qui a besoin de moins, rende grâce à Dieu et ne s’attriste pas, et que celui qui a besoin de plus s’humilie de sa faiblesse sans s’exalter pour la miséricorde qu’on aura eue pour lui ».

La conclusion est en consonance avec la fin recherchée par Benoît pour édifier la communauté monastique : « Ainsi, tous les membres seront en paix ». C’est sans doute de ce v. 5 que l’Ordre de S. Benoît a tiré sa devise : « Pax ». Donc action de grâce et joie pour les forts ; humilité et reconnaissance pour les faibles : telle est la consigne et la base nécessaire au témoignage évangélique de la communauté monastique. Cette double recommandation s’inscrit dans la mouvance de celle de S. Paul aux Thessaloniciens : « Restez toujours joyeux ; priez sans cesse ; en toute condition soyez dans l’action de grâce » (1 Th 5, 16-17).

L’influence augustinienne est encore plus sensible ici que dans le ch. précédent. Tout en RB 34 – vocabulaire, idées, psychologie – dénote l’influence du grand Africain. Grâce à l’impact d’Augustin sur la pensée de Benoît, la sollicitude pour la paix et l’équilibre dans les relations fraternelles prédominent ; l’expression y est à la fois juste et heureuse.

L’originalité de Benoît réside surtout dans la symétrie des phrases en opposition au v. 3 : « Que celui qui a besoin de plus s’humilie pour sa faiblesse » etc... Qui est ici visé ? Probablement les membres de la communauté issus de la classe aisée - c’était la minorité, semble-t-il -, qui risquaient d’entrer en conflit avec les plus pauvres – ils étaient majoritaires. Les moines sont des hommes, et les hommes sont envieux par nature.

La finale (vv. 6-7) s’applique aux deux ch. 33 et 34 ; elle vise à graduer le mal dont l’akmè (culmen : le sommet) est désigné par l’expression « le mal du murmure » (murmurationis malum : cf. 4, 39 ; 5, 14.17-19 ; 23, 1 ; 34, 6 ; 35, 13 ; 40, 8-9 ; 41, 5 ; 53, 18...).

Le « murmure-récrimination » semble bien être pour notre législateur le cancer spécifique de ceux qui vivent la communauté des biens. Répartition des biens et murmure vont de pair ; de même que murmure et propriété privée. C’est pourquoi Benoît professe le plus radical rejet et de la propriété privée (l’appropriation) et le murmure contestataire. Seule la charité peut déraciner l’envie liée à l’attribution de biens matériels aux membres de la communauté. Seule la charité rend possible l’utopie de la possession de toutes choses en commun, selon le merveilleux et éphémère exemple de l’Eglise à ses commencements.

Toute décadence des communautés monastiques – et d’Ordres entiers, parfois – vient de l’appropriation de biens superflus. La décadence de Cîteaux au XIIIème s. en est une preuve flagrante : « les monastères d’Angleterre et d’Irlande ne tarderont pas à devenir, au plan de la production et de la commercialisation de la laine de brebis, ce qu’est la General Motors pour notre temps »...(d’après Dom Ambrose Southey, ancien Abbé Général OCSO, « Lettre circulaire sur la pauvreté, 1984).

 

Lettres et cadeaux (RB 54)

En RB 33, 2 était prescrit que « nul ne prendra la liberté de donner ou de recevoir quelque chose sans ordre de l’Abbé » (sine iussione Abbatis). Le ch. 54 met en application ce principe dans le détail. Il reprend la recommandation de ne pas s’attrister (54, 4), déjà rencontrée en 34, 3.

Qu’est-ce que l’eulogia ? Ce peut être « une bonne parole » ou une « bénédiction », ou,- ce qui en est l’expression -, des « pains bénis »...

La renonciation à ses droits propres est fondamental pour qui entre dans la communauté monastique. La remise de soi à la Providence est fondamentale ; elle s’inscrit d’ailleurs au directoire spirituel dès le premier degré d’humilité (RB 7, 10-30 : 20 versets lui sont consacrés !).

S’attrister de se voir dépossédé de ce qu’on espérait se voir attribuer équivaut à « donner prise au diable » (ut non detur occasio diabolo ; v. 4) : cf. Ep 4, 27 ; 1 Tm 5, 14 ; S. Cyprien, Epist.4, 2 (qui cite Ep 4, 27 mais l’utilise à propos de lubricité et non de tristesse). Donc grave tentation du Frère qui se sentirait frustré et s’attristerait : ce serait le signe que Dieu ne lui suffit pas, et qu’il met ailleurs son espérance. En effet, de la tristesse au murmure il n’y a qu’un pas ; et le murmure[1] est « la source de tous les maux », comm, anthétiquement, la « discrétion » est la Mère de toutes les vertus.  Ici, la dépendance de S. Augustin est majeure (cf. Règle, 11 et 12).

S. Benoît n’innove donc pas par rapport à la législation connue chez les cénobites. Il ne cherche qu’à la rétablir dans toute sa pureté. Mais il passe rapidement, puisque l’essentiel a été traité aux ch. 33 et 34. Il ne fait que préciser sa pensée et l’application concrète de la législation commune.

 

Le « trousseau » du moine : chaussures et vêtements  (RB 55)

Au moine est attribué le strict nécessaire. Ce ch. 55 veut le préciser comme il convient, c’est à dire avec toute la prudence requise pour un tel sujet. Benoît se garde bien de préciser ne uarietur ce que le moine doit raisonnablement utiliser comme vêtement et chaussures, et autres objets de première nécessité . Il se plaît à mentionner comme cause de variation dans le « costume » monastique « la succession des saisons et des années », «la diversité des lieux », sans ignorer les différences entre les personnes.

Il tient à exprimer avec prudence ce qui lui paraît suffire dans les régions tempérées comme l’Italie (nos...sufficere credimus, v. 4).

Benoît s’efforce de requérir la simplicité en tout, plus que la pauvreté qui peut confiner à la misère. Il entend que les vêtements soient à la taille de chacun ; aucune recherche d’humiliations excentriques et malsaines. Benoît cherche à éduquer et non à humilier. Et cette éducation par le vêtement consiste à apprendre au moine à éviter en tout le superflu (quod supra fuerit superfluum est, amputari debet, v. 11).

Bon sens de Benoît : on remettra au vestiaire ce qui n’est pas utilisé. Bien sûr, réserver les vêtements user « pour les pauvres », n’est pas un royal cadeau pour ces derniers, et l’expression choque aujourd’hui. Au VIème s. ce devait être une fortune, et conforme aux canons de la charité.

La pauvreté et la sobriété sont requises dans le vêtement, sans préoccupation de couleur ou de qualité. La tunique de laine est une tunique à manches, en usage désormais dans le monde romain depuis le IIIème s. Elle se mettait directement sur le corps. On y adjoignait un ceinturon, car de présenter non ceint en public était considéré comme indescent.

La coule (cuculla) est un manteau à capuchon : c’est le vêtement extérieur du moine qu’il quittait pour travailler, lui substituant alors le « scapulaire », ou tablier de travail.

Le scapulaire ne couvrait que les épaules (cf. Cassien, Inst. 1, 5 ; Evagre le Pontique, « Traité pratique du moine », SC 171, p. 488, note n°4).

Ainsi, le vêtement du moine, selon S. Benoît, ne se distingue pas de celui des paysans du lieu, des pauvres ou des esclaves, c’est à dire des gens simples de la société du temps. Remarquons que Benoît n’y attache que peu d’intérêt, ne le mentionnant même pas dans le rituel de la profession (RB 58), à la différence de Cassien (cf. Inst. I) chez qui le symbolisme du vêtement est longuement expliqué, et du Maître (cf. RM 81 ; 90, 82-85 ; 95, 21 etc...

Par sa discrétion sur ce sujet, Benoît innove. Pour lui, le seul signe de l’appartenance monastique est la tonsure (RB 1, 7). Même simplicité requise pour le lit : natte, drap, couverture de laine et oreiller (cf. v. 15). Le lit et son environnement est un lieu propice à l’amoncellement de « trésors » personnels... C’est pourquoi invite le supérieur et les Frères à la vigilance, par souci « d’amputation à la racine du vice de l’appropriation » (v. 18).

Remarquons cependant la forme paradoxale de la formulation du principe : pour que ce vice d’appropriation soit « amputé à la racine », il demande à l’Abbé de devancer tout prétexte en « donnant tout ce qui est nécessaire » (v. 18). Quelle justification donnera Benoît à la présentation de ce principe ? La référence à l’Ecriture : Ac 4, 35 :

« On donnait à chacun selon ses besoins ». Ce nécessaire est précisé au v. 19 : coule, tunique, bas, chaussures, ceinture, couteau, stylet, aiguille, mouchoir, tablettes,... ‘afin d’extirper toute excuse de nécessité’ due à une privation excessive.

Ce ch. 55 doit être lu en corrélation avec le ch. 33 : « Est-ce que les moines doivent posséder quelque chose en propre ? » où se trouve cité Ac 4, 32 , ainsi qu’avec le ch. 34: « Est-ce que tous doivent recevoir également le nécessaire ? » où est cité Ac 4, 35.

Donc, les faibles ont besoin de plus, les forts, de moins. Que les premiers « s’humilient », que les autres « rendent grâce » : c’est la clé de la paix monastique ; et jamais l’Abbé ne devra acquiesser à ‘la volonté des envieux’ (v. 21). L’unité est a chercher non dans l’uniformité mais dans la ‘pluriformité’ (cf. Synode des évêques, 1985, rapport final du Cal Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles). La justice et la charité vont dans ce sens  que l’égalitarisme ignore et déssert.

Ce « Traité de la propriété » constitué par les ch. 33 et 34, trouve dans le ch. 55 son complément indispensable qui pourrait être titré : »La responsabilité de l’Abbé dans le maintien de la vie commune » (A. de Vogüé, « Commentaire »..., p. 932).

 

 

Les artisans du monastère et la vente de leurs produits (RB 57)

In omnibus glorificetur Deus : telle pourrait être la phrase de tournure très ignatienne à placer en exergue au début de ce chapitre ; « Qu’en toutes choses, Dieu soit glorifié » (cf. 1 Pi 4, 11).

Ce qui est signifié ici, c’est le sens de la désappropriation et de sa teneur spirituelle. Le moine ne devrait plus rien posséder, sinon Dieu seul (cf. 2 Co 6, 10 ; Col 3, 11). C’est pourquoi la désappropriation des biens matériels devrait aller de soi. Ce ch. le rappelle. En effet, le profit spirituel des âmes l’emporte infiniment sur les profits matériels. Qu’un artisan vienne à s’enorgueillir, et c’est une perte spirituelle incalculable. Il conviendrait de tout entreprendre pour l’amener à retrouver l’humilité du cœur et l’attitude juste devant Dieu qui « pourvoit à tout » ‘pour ceux qui l’aiment et garde sa Parole’. C’est en fonction du primat de la foi que Benoît légifère, sans tomber dans le fidéisme ou un providentialisme béat. Il demande, en effet, « qu’on prenne soin des outils du monastère comme s’il s’agissait des vases sacrés de l’autel » (cf. RB 32). Il veut dire que ‘l’ordre de la charité’, comme dirait Pascal, l’emporte infiniment sur l’ordre de la rationnalité. Ce qui n’est pas pour autant une incitation à la sottise.

L’efficacité cherchée est de nature spirituelle.

-         La première partie de RB 57 concerne les artisans eux-mêmes ;

-         La seconde partie, traite de la vente des produits.

Deux écueils seront à éviter : la fraude et l’avarice. L’autorité de l’Ecriture est sollicitée, en rappelant l’action frauduleuse d’Ananie et de Saphire en Ac 5, 1-11 et le terrible jugement qui s’en suivit.

La glorification de Dieu est le terme de toute vie spirituelle ; tout doit y contribuer, même les transactions commerciales (cf. S. Jérôme, Epist. 22, 34 sur les prix de vente chez les sarrabaïtes).

 

 

 

L’alimentation (RB 35 à 41)

 

A. Observations générales

Ces chapitres ont pour thème commun l’alimentation des moines. Sujet important parce que touchant à la vie, et délicat. En effet, de la manière dont on en traite dépend pour une part la paix communautaire et l’édification commune.

Ø      Le ch. 35 traite des « semainiers de la cuisine » ;

Ø      Le ch. 38, du « lecteur de semaine »

Ø      Le ch. 36, empreint d’une grande délicatesse humaine et spirituelle, regarde « les Frères malades » ;

Ø      Le ch. 37 concerne « les Anciens et les enfants » ; ainsi sont considérés tour à tour les diverses exceptions au régime diététique commun ;

Ø      Les deux ch. 39 et 40 abordent le problème épineux « de la mesure de la nourriture et de la boisson » ;

Ø      Le ch. 41 vise à préciser, aux diverses saisons, « l’heure des repas ».

 

Les maîtres du monachisme ancien accordent beaucoup d’attention à l’alimentation ; fréquemment, la nécessité de s’alimenter fournit aux ascètes du désert un lieu d’exercice (askèsis) pour pratiquer la mortification et la pénitence. Mais les Pères les plus avisés commenceront à comprendre l’influence qu’a la diététique sur l’esprit et ses activités. Aussi se préoccuperont-ils de mettre sur pied un processus d’alimentation convenant au genre de vie qu’ils ont choisi : leurs paroles rapportées par écrit l’attestent.

Jean Cassien

Il possède une grande expérience des milieux monastiques et rend compte des normes connues dans ses ‘Institutions’ :

Quelle doit être la nourriture du moine ?, se demande-t-il. Il distingue trois caractéristique en Inst. 5, 23 :

-         il convient de choisir un genre d’alimentation qui limite les ardeurs de la concupiscence, au lieu de les exacerber ;

-         il faut que cette nourriture puisse être préparée facilement ;

-         et qu’elle se révèle économique (peu coûteuse).

 

Le premier point relève d’une saine anthropologie : il y a un lien, une relation de cause à effet, entre « la gueule » et « la luxure ».

Le second point, enseigné par Cassien, signifie que le mode de nourriture doit être conséquent à la pauvreté professée dans la profession monastique.

Le troisième point de l’enseignement du grand praticien et théoricien de la vie monastique se résume en ceci : l’alimentation doit favoriser la disponibilité habituelle à l’oraison, et non l’entraver.

 

Benoît

Il reprend l’enseignement de Cassien, pour l’essentiel. Lui aussi prête une large attention à la question de l’alimentation, en en connaissant les enjeux. Il visera à ce qu’elle doit raisonnable, conforme à la cura corporis (soin du corps) qui bannit tout excès et porte à se priver de certains aliments trop riches, ou trop longs à digérer (viandes et graisses), à cause de l’incidence sur la vie de prière.

A travers ces prescriptions, Benoît suit son propos : légiférer pour des cénobites qui, dans un monastère, se sont voués à chercher Dieu. Il en prend donc les moyens, tenant compte de l’unité du composé humain et du lien intrinsèque entre la partie corporelle de l’homme et la partie spirituelle. Toute une anthropologie se dégage de ces chapitres apparemment anodins (cf. oraison du vendredi pour la première semaine de Carême : « Que le renoncement imposé à notre corps porte en chacun de nous des fruits spirituels »).

 

B. Les semainiers de la cuisine (RB 35)

« Que les Frères se serventles uns les autres » (v. 1)... « Qu’ils se servent réciproquement dans la charité » (v. 6) : voilà la charte initialement posée, celle du service mutuel, sous la loi nouvelle de l’amour réciproque (sub caritate). Car ce service « par amour » engendre en celui qui librement y consent un plus grand amour : « par cet exercice – le service de la cuisine – on acquiert plus de mérite et de charité » (v. 2). Il y a donc bien une motivation profonde à ce « service mutuel dans la charité : celle d’un plus grand profit. Cela peut paraître curieux que l’accent ne soit pas mis ici sur l’abnégation mais sur le « profit ». C’est en effet pour connaître un plus grand bonheur que l’on peut consentir momentanément à perdre celui que l’on possède. C’est la pédagogie évangélique du « qui perd gagne ».

Notons l’amoureuse sollicitude de Benoît pour les faibles, mais sans excepter aucun Frère.

La  loi  étant posée, il convient, pour la rendre acceptable et lui concéder une réelle autorité, de mentionner les exceptions qui la confirmeront. Benoît a recourt ici, comme en maints passages de la RB, au principe très romain de l’universalité de la loi aussi bien qu’ aux dérogations nécessaires qui lui sont inhérentes, et qui sont clairement stipulées. Ces deux aspects, universalité et dérogations envisagées, rendent seuls possible l’exercice d’une législation.

Souvenons-nous du grand principe irénéen repris plus tard par Grégoire le Grand :

« La diversité des jeûnes confirme l’unité de la foi » (Eusèbe de C., H.E. V,24,13). « L’Eglise n’est pas gênée par la diversité des coutumes, dans l’unité de la foi » (S. Grégoire le Gd, Epist. 43, Ad Leandrum ; citée par Ordéric Vital, H. E. ch. 25, VIII).

Pourvu qu’il persévère dans l’humilité, chacun a sa place dans la communauté monastique. Chacun doit y trouver la joie dans le Saint Esprit ; nul ne doit servir avec tristesse (v. 3). Pour cela, « on procurera des aides (solacia) à ceux qui en autaient besoin », car « nul ne doit être contristé dans la Maison de Dieu » (RB 31, 19). Ces aides devront être consenties, chaque fois que cela est possible, et pour tous.

De plus, afin que ce service « dans la charité » s’effectue sans motifs de murmure et sans trop de peine, il sera concédé aux « serviteurs de semaine » du pain et de la boisson en plus de la mesure fixée (v. 13). S. Benoît introduit toujours des mitigationes là où l’observance serait trop pesante pour une catégorie particulière de Frères.

Le plan du ch. 35

1-     Les trois normes générales du service de la cuisine : vv.1-6.

2-     Le rituel du passage d’une semaine à l’autre :

Ø      Lavage et consignation des linges, lavement des pieds : vv. 7-11.

Ø      Mitigation de l’observance : vv. 12-14 (voir A. de Vog. »Commentaire », pp. 1016-1017 ; réf. A Césaire d’Arles et à Augustin).

Ø      Rituel liturgique : vv. 15-18.

Sur l’exégèse de missas, (v. 14), il faut entendre avec Christine Mohrmann, non pas des prières qui précèdent immédiatement la communion dans la liturgie eucharistique (Steidle), mais la prière de la fin des repas, c. à d. l’action de grâce (cf. Ch. Mohrmann, Missa, dans Vig. Christianae 12,- 1958).

La RB ne dit rien du service de la Messe, ni du travail quotidien des serviteurs, la seule règle étant « le service mutuel, dans la charité ». Ces dispositions sont sensées réguler le travail manuel dans ses applications concrètes, le but étant d’éviter par dessus tout, la tristesse et le murmure, les deux maux exécrés du législateur monastique de l’occident.

Ce « Traité » de Benoît offre ‘un visage plus spirituel et plus humain que le minutieux et pittoresque règlement de la RM’ (cf. A. de V., « Commentaire », p. 1031).

 

 

C. Le lecteur de semaine (RB 38)

Comme au ch. 35, le ch. 38 commence par une maxime brève, bien rythmée, facilement mémorisable : « La lecture ne doit faire défaut aux tables des Frères » (mensis fratrum lectio deesse non debet).

Comme au ch. 35, toute une anthropologie y est sous-jacente ; il est aussi fait montre d’une habile pédagogie : il s’agit de tenir compte du lien intime entre le corporel et le spirituel, entre la chair et l’esprit ; il y a là comme une reconnaissance tacite de l’unité du composé humain. Il y a aussi l’énonciation d’un principe éducatif consistant à se servir du corporel pour transformer le spirituel. C’est en effet par l’agir (facere, ergein) que la pensée s’éveillera et sera en mesure de progresse dans la connaissance : agere sequitur esse, certes, mais l’être se transforme aussi par l’agir du sujet (voir la création des habitus chez S. Thomas d’Aq.). C’est en acceptant d’entrer dans une disciplina, que l’esprit croît en liberté.

La RM est plus sèchement doctrinale, citant Lc 4, 4 : « L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». RM insiste sur la double nourriture spirituelle et corporelle (RM 24, 4-5 ; voir A. de Vogüe, Per ducatum Euangelii, p. 194).

Le principe de la lecture pendant le repas est ainsi  fondé. Benoît traite ensuite du lecteur ; il montre que lire en public est souvent une occasion d’élèvement ; d’où la demande faite aux Frères du secours de leur prière, « pour que Dieu éloigne de lui l’orgueil ».

Remarquons que Benoît insiste pour que tout se passe dans l’ordre, dans un climat d’écoute et de prévenance mutuelle à la fois : « on gardera un silence parfait à table en sorte qu’on n’y entende aucun chuchotement ni parole, mais seulement la voix du lecteur » (v. 5). « Quant aux choses nécessaires...,les Frères se les serviront mutuellement » (v. 6).

L’ambiance requise et demandée est le parfait silence, si favorable à l’écoute (cf. RB 4, sur la taciturnitas qui évite de « donner prise au diable »...

En finale, le « mixte » consenti au lecteur, est encore une marque d’humanité de la part de Benoît.

 

 

D. Les Frères malades (RB 36)

Les ch. 36 et 37 constituent une sorte de digression dans la séquence des chapitres sur les serviteurs de cuisine et le lecteur de semaine ; leur place est difficilement justifiable.

Au ch. 31, 9, Benoît avait requis du Cellerier qu’il « emploie toute sa sollicitude au soin des malades et des enfants »... Et en RB 34, 2 – à propos de l’exégèse de Ac 4, 35 -, le législateur précise qu’ « il ne s’agit pas de faire acception des personnes », mais de « prendre en considération les infirmités ».

Le ch. 36 s’appuie sur l’Evangile (Mt 25, 36.40) pour donner quelques normes pratiques concernant les malades (infirmi).

Au ch. 37, Benoît réitérera son appel à la sympathie et à l’indulgence vis à vis des enfants (infantes). Le rapprochement s’explique du fait que les « anciens » sont souvent redevenus de grands enfants, et qu’aux deux extrémités de la vie, le caractère de faiblesse de la nature est un fait objectif ; il demande donc, dans la famille monastique, d’être considéré avec une particulière sollicitude.

Ce ch. 36 est en forme de petit « Traité » du code bénédictin, tant du point de vue littéraire – composition simple, logique, claire ; expression précise et concise -, que du point de vue législatif et spirituel : c’est un petit chef-d’œuvre. Nulle Règle monastique n’avait encore réuni en un seul chapitre un projet de cura infirmorum aussi complet (voir A. de Vogüé, Commentaire..., p. 1108). Benoît rassemble là un tout organique qui lui est propre, et qui, par son originalité, se démarque des Règles antérieures ou contemporaines (Basile, Augustin, Césaire d’Arles...).

 

Composition et structure : deux parties

-1. Partie théorique (vv. 1-6) ;

-2. Partie pratique (vv. 7-9) ;

-         Conclusion : la cura maxima (le très grand soin) et le principe à portée universelle.

La Partie théorique : les axiomes énoncés sont porteurs d’une grande énergie ; « On prendra soin des malades avant tout et par dessus tout » (v. 1). Cette vigueur provient de la certitude évangélique selon laquelle c’est le Christ que l’on visite ou que l’on soigne dans les malades (vv. 2-3). Il conviendra donc d’agir en conséquence. Mais cette attention n’est pas unilatérale. Comme toute relation dans la communauté chrétienne, celle-ci s’inscrit dans la réciprocité. Nul n’a droit à tous les égards sans être en dette d’amour : les malades, objet de la sollicitude de leurs Frères plus vaillants, ne contristeront pas ceux-ci par leurs exigences (v. 4).

Comme partout dans la RB, les « droits » ne sont jamais séparés des « devoirs » qui leur sont étroitement unis.La référence à Dieu est omniprésente, et chacun est tenu de s’y référer ; autrement dit, nul ne peut se dérober à l’humilité, surtout pas l’Abbé puisque c’est lui qui détient le plus de prérogatives.

Rien n’est laissé à l’improvisation. L’Abbé est rendu responsable de tout négligence. Il partage cette responsabilité de la cura maxima avec le Cellerier et le Frère chargé de gérer l’infirmerie (v. 10).

Partie pratique : le monastère possèdera donc une « infirmerie » (cella super se deputata), administrée par un Frère « craignant Dieu, diligent, et soigneux » (v. 7).  On permettra aux malades « l’usage des bains » (balnearum usus) « autant de fois que nécessaire » (v. 8). Une note psychologique : cet usage sera plus difficilement concédé aux « Frères bien-portants et surtout aux jeunes » qui pourraient y trouver motif à relâchement. Il sera permis aux malades de manger de la viande, pour refaire leurs forces ; mais aux malades très affaiblis seulement.

La RB s’inscrit dans la ligne du processus d’éducation à une hygiène de simplicité et de prudence, excluant le superflu et la recherche de ses aises. L’esprit doit retrouver l’hégémonie sur l’ensemble du composé humain, avec l’aide de l’Esprit-Saint, réalisateur de l’unification de la personne.

Dans l’Antiquité, « bains » était synonyme de « plaisir sensuel » parce que leur usage pouvait conduire à rechercher cela. Cependant, S. Augustin le permettait aux moniales, une fois par mois. S. Benoît ne le permet que « très rarement » (tardius) – v. 8. Cette introduction des bains, autorisés même rarement, est une innovation de la RB, « révolutionnaire » même par rapport à bien d’autres Règles (cf. A. de Vogüé, Commentaire..., p. 1100-1103). Sur l’usage des bains qui « échauffe le sang de la jeune femme », voir S. Jérôme, Lettre 79, 7 à Sabina ; voir aussi Lettre 125, 7 à Rusticus. Une nourriture carnée pourrait avoir le même effet (cf. A. de V., Commentaire, pp. 1103-1107). Mais Benoît se montre beaucoup plus libéral que ne le laisse pressentir une lecture rapide et superficielle de ce chapitre. Il convient de le lire en parallèle avec RB 39, 11 : « Tous s’abstiendront absolument de manger de la viande de quadrupètes, sauf les malades très affaiblis » (remarquons que cela n’exclut ni les poissons ni les bipèdes...). Nous touchons là à la diététique monastique, et nous en saisissons mieux, par de chapitre, l’importance.

Pour clore le « Traité », un dernier principe général est énoncé : « Toute faute des disciples met en cause personnellement l’Abbé ». Il y a un responsable, donc une possibilité d’attribution personnelle des négligences commises à l’égard des malades ; doc une possibilité de pardon, d’absolution après réparation. Cela est capital et absolument normatif dans la RB. La communauté bénédictine se veut effectivement une « communauté du pardon ... et de la fête » (cf. Jean Vannier et son livre).

Dans le pauvre, c’est toujours le Christ qui est offensé. C’est pourquoi il y a aussi un recours toujours possible à la miséricorde du « Dieu crucifié » (J. Moltmann).

 

 

Les Anciens et les enfants (RB 37)

Ce chapitre est une simple « note » ; mais elle est pleine d’humanité, de tendresse même. Le cœur de Benoît s’y épanche.

Que l’être humain soit naturellement enclin à l’indulgence envers les anciens et les enfants, c’est un fait d’expérience. Donc le législateur sera bref. Cependant s’il prend soin de rédiger cette « note », c’est qu’il y a parfois des déformations du « naturel humain porté – normalement – à la bienveillance envers jeunes et anciens » ; il s’agit donc de protéger, légalement, les intéressés, et de reprendre les moines trop rigides qui voudraient voir imposeer la même rigueur à tous, sans exception.

Est donc énoncé ce principe capital qui rend ses droits à la charité : « L’autorité de la Règle pourvoira à leurs besoins ». Il apparaît, dès lors, que le modèle type de la communauté unie et fervente, ne réside pas dans l’uniformité. Si la Règle est la même pour tous dans le monastère – et nous savons que l’Abbé doit toujours la regarder comme la Maîtresse – elle souffre néanmoins des exceptions qui, loin de lui enlever son dynamisme propre, authentifie au contraire son magistère d’autorité. De quelle utilité serait une Règle monastique impraticable pour beaucoup, et spécialement pour les plus pauvres et les plus faibles, eux qui ont le plus besoin de considération ? Elle ne serait pas évangélique ; elle ne pourrait être la Règle...de S. Benoît.

L’exception vis à vis des anciens et des enfants concerne précisément l’alimentation : « ils devanceront les heures prescrites » (v. 3).

« Que l’Abbé – premier responsable – tienne toujours compte des faibles » (RB 36, 10 ; voir aussi 40, 3 ; 48, 9...).

L’œuvre du législateur se veut discrète ; elle a en vue de réguler au mieux la vie de la communauté monastique, en reprenant les orgueilleux et en rendant l’espérance aux infirmis, aux plus faibles.

 

 

De la mesure dans la nourriture (RB 39)

Benoît n’aime pas déterminer dans le détail certaines choses : « Ce n’est pas sans scrupule que nous fixons la mesure »...(cf. RB 40, 1-2). Ici, pour la mesure quotidienne de la nourriture, à la manière de S. Paul (cf. 1 Co 7, 10 et 12), Benoît va être prudent : « Nous pensons qu’il suffit »...(sufficere credimus). Il est sur ce point beaucoup moins affirmatif que lorsqu’il traite de l’humilité ou du murmure.

Il se décide quand même au v. 3 : « Donc »... ; mais il laisse la porte ouverte aux exceptions, porte dont il laisse à l’Abbé d’ouvrir toute grande ou de l’entrebailler (cf. v. 6). Que celui-ci, cependant, prenne soin de bannir tout excès (remota prae omnibus crapula).

Dans le monastère, il y a trois tables : celle de la communauté ; celle des serviteurs de cuisine et du lecteur (cf. RB 38, 11) ; celle de l’Abbé et des hôtes (cf. RB 56, 1).

C’est peut-être en référence à ces différentes « tables » que Benoît estime que « deux plats cuits suffisent à toutes les tables ». A moins qu’il ne fasse allusion à plusieurs services, au cas où la communauté serait nombreuse et que les Frères ne puissent pas tous ensemble prendre leur repas. On remarquera l’attention du législateur aux personnes et à leur particularité ; les besoins spécifiques sont pris en compte (cf. v. 1 : diuersorum infirmitatibus). Fruits et légumes verts pourront être ajoutés comme 3ème plat, si on le juge opportun (si fuerit...). Une livre de pain bien pesée (Benoît ne chicane pas !) suffira comme ration quotidienne. Toute chose est organisée pour la meilleure cause : disposer les Frères à la liberté intérieure si propice à la prière continuelle que contredit la « crapula » (les excès de table ; cf. vv. 7-9).

Le parallèle chez le Maître concernant la mesure de nourriture se trouve en RM 26, 7-12. Chez ce dernier, les crudités constituent l’essentiel du repas. La diététique bénédictine est autrement équilibrée ; la discrétion de l’Abbé a finalement le dernier mot. C’est à un jugement prudentiel éclairé parr l’Ecriture (Lc 21, 34) que Benoît s’en remet pour résoudre les cas particuliers et fixer localement la « mesure ».

Suivent des indications restrictives concernant les enfants (v. 10) dont la ration doit être moindre que celle des adultes, ce qui ne contredit en rien RB 37, 2-3 ni la sollicitude que Benoît accorde aux enfants : il prend soin de leur équilibre et de leur santé physique et spirituelle.

La seconde consigne vise toute la communauté ; il lui est demandé de proscrire l’usage de la viande des quadrupèdes sauf pour les malades très affaiblis. Le but est de « garder la mesure en toute chose », la parcitas (seruata in omnibus parcitate).

Discretio dans l’agir, parcitas dans le manger et le boire : telles sont les dominantes bénédictines ; rien d’excessif, ne quid nimis.

 

 

La mesure de la boisson (RB 40)

Les scrupules de Benoît lorsqu’il doit légiférer pour tous en matière dequota de nourriture et de boisson, s’originent en ce verset de l’Ecriture : « Chacun reçoit de Dieu son don particulier ; à l’un celui-ci, à l’autre celui-là » (1 Co 7, 7). Cependant, S. Paul parle ainsi à propos du mariage et du célibat, sans nullement viser la nourriture et la boisson... Si S. Benoît se croit autorisé à étendre la portée de ce verset au manger et au boire, c’est peut-être parce qu’il perçoit le rapport intime entre les besoins ou désirs sexuels et les besoins ou « faims » alimentaires. L’abstinence est l’antichambre de la prière ; la crapulaou la pornèia en éloigne.

La vie ascétique (ou monastique) – rappelle Benoît – est un karisma, un don gratuit de Dieu pour l’Eglise, et donc pour le salut du monde.

L’idée d’imposer à tous un régime alimentaire ne uarietur lui apparaît comme non souhaitable, car tous n’ont pas reçu la même grâce d’abstinence, de sobriété, de générosité, même si tous doivent se disposer à la recevoir

Selon la tradition monastique primitive, dont Benoît se veut l’héritier, les moines ne buvaient pas de vin...Aujourd’hui, avoue-t-il, il est bien difficile de persuader les moines de s’en priver. Alors, bannissons du moins tout excès : une « hémine » (1/2 litre) par jour suffira (voir A. de V., Commentaire...., pp. 1143-44 et 1165).

Benoît ne renonce pas pour autant à son devoir d’exhortation auprès des Frères : il ajoute que pour ceux qui, librement, s’en priveront, une grâce sera offerte ; c’est une invitation à la générosité et à la libre détermination. On est là aux antipodes du paternalisme. Et si les circonstances locales empêchent les moines de pouvoir se procurer du vin, qu’ils rendent grâce ! Le dicton (non scripturaire) final serait de Pélage : « le vin ne convient aucunement aux moines ». Et dans les Vitae Patrum 5, 4, 31 on trouve ceci : « le moine ne doit jamais boire de vin ; le vin ne convient en aucune façon au moine ». Benoît fait sans doute allusion à ce texte pour confondre les moines de son temps tentés soit de murmurer devant l’exigüité de la ration, soit de s’enorgueillir de leur ascèse... Si les moines du Mont Cassin ne peuvent suivre l’enseignement de Poïmen et des Pères, qu’ils s’en tiennent du moins à ce que prescrit S. Basile dans sa Règle (9) : « qu’ils ne boivent pas à satiété ».

Benoît cherche à inculquer aux siens la très sage et très utile parcitas (modération), en s’appuyant sur l’autorité de l’Ecriture, là encore : « Le vin fait apostasier même les sages » (Eccl. 19, 2 ; RB 40, 7).

 

Il y a un parallélisme entre les ch. 39 et 40 :

 

RB 39
RB 40

Crapula (vv. 8-9)

Ebrietas (v. 5)

Indigeries (v. 7)

Satietas (vv. 5-6)

Lc 21, 34

Eccl. 19, 2

Sufficere credimus (39, 1)

Credimus…sufficere (40, 3)

Seruata in omnibus parcitate (39, 10)

 

Non usque ad satietatem…sed parcius (40, 6)

Arbitrium abbati (39, 6)

In arbitrium prioris (40, 5)

 

„Qu’avant tout, on s’abstienne de murmurer“ (v. 9).

L’horaire des repas (RB 41)

Le ch. 41 clôt la série des chapitres sur les repas ; leur horaire est ici signifié : horaire simple, clair, sans besoin de commentaire. Remarquons seulement la variation au cours des saisons et du cycle liturgique : en Carême, entre Pâques et Pentecôte, de Pentecôte au 14 septembre, du 14 septembre au Carême. Donc, quatre phases bien déterminées, qui commencent par le temps pascal, pour bien montrer qu’il est le centre de l’Année liturgique : la RB est christocentrique et pascale.

On reconnaît encore le souci de Benoît de ne rien prescrire qui excèderait les forces des plus faibles et susciterait un juste murmure (iusta murmuratione, v. 5) ; il laisse en outre à l’Abbé le soin de régler et de disposer toute chose de telle manière

-         que les Frères sauvent leur âme (« que les âmes soient sauvées » ; cf. Codex iuris canonici 1919 et 1983 : suprema lex salus animarum) ;

-         Qu’ils travaillent sans avoir de juste motif de récrimination (et quod faciunt fratres absque iusta murmuratione faciant).

Benoît distingue les jours de jeûne et les jours de repas (prandium). Le calendrier peut s’établir comme suit :

 

 

12h.30 (6ème h.)

14h.30 (9ème h.)

Soir(entre17et 19h).

De Pâques à Pent.

Prandium : dîner

 

Cena: souper

De Pent. Au 14.9

Prandium : dîner (sauf mercredi et vendredi si travail normal)

Refectio : collation (les mercredi et vendredi)

Cena : souper

Du 14.9 au début du Carême

 

Refectio : collation

 

Pendant le Carême

 

 

Refectio : collation (après Vêpres)

 

Il n’est pas question le soir de faire usage de la lumière artificielle pour manger. Tout doit se faire à la lumière du soleil, en plein jour (ut luce fiant omnia – RB 41, 9). Comment ne pas y voir une analogie de la vie spirituelle dans laquelle tout doit se vivre « sous le regard de Dieu » ? Ce principe rejoint le premier degré d’humilité (actus militiae cordis). La nuit n’est pas un temps favorable pour se ‘refaire’ (reficere) – cf. Eph 5, 8-18. Manger et parler la nuit ne conviennent pas aux moines : la nuit est le temps du repos et de la prière silencieuse (cf. RB 42, 8-11). Cela rejoint aussi le grand principe bénédictin : « Que tout se fasse aux heures qui conviennent » (RB 31, 18).

On reconnaît là le souci constant de Benoît de régler l’horaire sur le cycle naturel du jour et de la nuit. Sans doute y voit-il une norme pédagogique – et biblique ! – éminemment appropriée à faire entrer progressivement dans la contemplation naturelle, puis, Dieu aidant, dans la contemplation spirituelle[2].

Le législateur évite consciemment toute rigidité et tout formalisme excessif . L’Abbé sera juge des aménagements à apporter selon les besoins exigés par les conditions de lieu. L’essentiel est que tout soit réglé avec modération, la fin étant « la sauvegarde des personnes » (la cura et le salus animarum ; voir RB 2, 33 et 64, 19).

Il ne faut pas que l’Abbé puisse donner prétexe au murmure par des dispositions arbitraires ou imprudentes. C’est à la paix que tout, dans le monastère, doit être ordonné.

 

 

Le repos nocturne (RB 42 et 22)

 

I.                   RB 42

Le chapitre 42 règle les ultimes actes communautaires de la journée monastique qui s’achève.

Son titre est significatif : « Que nul ne parle après Complies ». C’est donc la doctrine du ch. 6 qui est reprise et développée au v.1 :

« Les moines doivent s’appliquer au silence en tout temps, mais principalement pendant la nuit ».

Notons ici une précision de vocabulaire : il n’est pas question de taciturnitas, comme en RB 6, mais de silentium ; ce dernier terme est plus absolu. Pas question d’exhorter à peu parler ou à bien parler, mais...à se taire. Cette motivation du silence nocturne est explicitée en deux points intimement liés l’un à l’autre :

Ø      La lecture qui précède Complies ;

Ø      La réunion de toute la communauté.

Benoît donne une importance évidente à cette lecture du soir faite en communauté. Il indique quelques titres : (1) les « Conférences », celles de Jean Cassien (24 entretiens de Cassien et de son ami Romain avec de célèbres Pères du désert d’Egypte, entretiens réalisés entre 425 et 429 et qui constitue la somme doctrinale la plus importante, traduite en latin, du monachisme ancien ; (2) Les « Vies des Pères » (vitae Patrum), collection d’œuvres monastiques généralement traduites en latin ; ce sont essentiellement des biographies de moines, dues à Jérôme ; la Vita Antonii, par Athanase, très répandue depuis 356 ; la Vita Pachomii, dans la version de Denys le Petit ; l’Histoire des moines d’Egypte, traduite et glosée par Rufin d’Aquilée ; et les Verba seniorum (Paroles d’Anciens), Livres V et VI de la collection de Rosweyde (1615) reproduite dans la P.L. de Migne, vol. 73-74. Donc, il s’agit de textes typiquement monastiques. Ils ne sont pas exclusifs d’autres livres, pourvu que ces derniers soient capables d’ « édifier les auditeurs » (v. 3).

Comme c’est le cas en maints passages de la RB, lecture publique et édification des auditeurs vont de pair (cf. RB 38, 12 ; 47, 3 ; 53, 9) ; cela suppose que l’ensemble de la communauté soit présent.

La préoccupation d’édification est telle chez Benoît, qu’il en vient à exclure des Livres de l’Ecriture jugés difficiles pour des intelligences faibles à cette heure-là (cela suppose qu’habituellement, plusieurs étaient déjà gagnés par le sommeil...). Donc, l’Heptateuque (Pentateuque + Josué + Juges) et les Rois (1-2 Samuel + 1-2 Rois) ne sont pas à lire à ce moment-là. Cette perception du législateur dénote encore une fois so bon sens et sa fine psychologie. C’est aussi une reprise de Cassien (Conf. 19, 16) qui faisait cette même recommandation.

Benoît insiste aussi sur le caractère d’unité signifié par la communauté rassemblée. Trois fois dans ce chapitre revient la formule : « tous réunis » (omnes in unum ; vv. 3, 7 et 8). D’où vient ce désir si prégnant de voir la communauté rassemblée à cette heure ? Sans doute pour entrer ensemble dans la prière et le repos nocturnes, à l’heure même où la tentation peut se faire plus insistante. Or, réunis au nom de Jésus, et donc en sa présence (cf. Mt 18, 20), les Frères n’ont plus à craindre les « traits enflammés de l’ennemi » (cf. 1 Pi 5, 8-9).

Ce silence après Complies est une discipline cénobitique des plus antiques. On la trouve mentionnée par Pachôme (Regula 94 : « Que nul ne parle à autrui dans l’obscuruté » ; A. de V., Commentaire, p.720) ; peut-être pour faciliter la garde de la chasteté. C’est peut-être aussi l’intention de Benoît. Mais il s’agit avant tout de protéger le repos de la communauté, comme dit la RM. Il faut se rappeler que ce repos se prenait en dortoir commun ; il est donc séant de se taire pour laisser les autres dormir : le bon sens et la charité le requièrent.

Les trangressions seront sévrement punies (v. 9). Cependant, deux exceptions sont prévues : (1) la réception d’hôtes retardataires ; (2) un ordre éventuel à donner par l’Abbé (v. 10) .

Mais les conditions de cette dérogation sont explicitées avec précision : on ne parlera alors « qu’avec le plus grand sérieux » (cum summa gravitate) et « la plus scrupuleuse retenue » (et moderatione honestissima fiat).

 

 

Comment dormiront les moines (RB 22)

Ce chapitre 22 se trouve séparé par 20 chapitres de celui après lequel on l’attendait... le ch. 42.

Si Benoît l’a inséré dans l’ensemble des 5 chapitres situés entre le Code liturgique (RB 8-17) et le Code pénal (RB 23-30, c’est sans doute parce qu’il y est question de rapports hiérarchiques ordonnés entre jeunes et anciens... Le ch. 22 n’est-il pas suggéré par le ch. 21 sur « les dizainiers – ou doyens – du monastère » ? N’en est-il pas comme la suite logique ?

RB 22 est constitué de plusieurs préceptes « assez laconiques » (Colombas/Aranguren, p. 443). Essayons d’en déterminer quelques motivations :

1-     La garde de la chasteté semble inspirer le v. 1 : « Qu’ils dorment chacun dans un lit à part ». Ce n’était sans doute pas toujours le cas chez les pauvres et dans les « hôtels-Dieu » (voir les Hospices de Beaune, par exemple).

2-     La discipline inspire la prescription du mélange entre jeunes et anciens, pour que ceux-ci puissent exhorter leurs jeunes Frères.

3-     La vigilance aussi est prise en considération : la concertation à la fois empressée et retenue pour se rendre à l’Office divin.

Ces trois motifs inclinent à préférer le « dortoir commun » (dormitorium) aux cellules individuelles qui ne permettent pas autant de lutter contre le vice de l’appropriation, du recel et de l’incontinence, même si les cellules sont plus idoines, pour les Frères vertueux, à l’esprit de recueillement et de prière.

C’est au début du VIème s. qu’en Gaule, à Byzance et en Italie le dormitorium est substitué aux cellules (cellae), jusque là obligatoires pour tout moine cénobite ou ermite.

Lorsque Benoît rédige sa Règle, l’institution du dormitorium est déjà bien établie, à tel point que toute explication justificative est jugée inutile (cf. A. de V., Commentaire, pp. 664-680).

Le v. 2 doit être clarifié. Que signifie pro modo conuersationis ? Conforme à leur genre de vie (Ed. du Centenaire)? N’est-ce pas plutôt, comme le suggère le texte parallèle de la Règle Pachômienne (Regula 22) : « conformément à leur ascèse personnelle », celle que leur degré de vie spirituelle implique ?

La conuersatio, selon S. Benoît, peut être misérable (RB 1, 12) ou sainte RB 21, 1 ; elle a un commencement et tend à la perfection (RB 73, 1-2) ; elle est aussi capable de progrès (Prol. 49). Il s’agit donc d’une réalité dynamique, vitale, non figée.

Bien que le principe du cenobium soit acquis et que la lutte contre l’individualisme soit impitoyablement poursuivie, la liberté de s’imposer personnellement des « restrictions » à ce qui est légalement permis – en accord l’Abbé - , reste une acquisition du monachisme antique que rien ne remettra en cause. L’uniformité n’a jamais été envisagée comme un idéal à atteindre : « Tous les Frères doivent si possible dormir dans un même lieu » (v. 3). S’ils sont très nombreux, ils seront répartis par groupe de dix ou de vingt avec quelques anciens « qui veilleront sur eux avec sollicitude » ; la lampe, restée allumée toute la nuit, y contribuera (v. 4).

Les anciens dormaient nus ; les moines dormiront vêtus. C’est une des raisons pour lesquelles ils détiennent deux tuniques (cf. RB 55, 10). Ils seront ceints d’un ceinturon ou d’une corde, mais ayant enlevé leur couteau (v. 5). Tout cela pour suggérer qu’en bons soldats du Christ, ils doivent se tenir prêts pour son retour, et, dans cette attente, se préparer à l’œuvre de Dieu dès que le signal est donné, « en toute gravité et modestie » (v. 6).

Il s’agit d’éviter la dissipation (scurrilitas) – cf. RB 43, 2 // 22, 6. Or, gravité et modestie ne sont pas des vertus propres à la jeunesse. C’est pourquoi des anciens seront présents au milieu d’eux.

L’exhortation réciproque liée au respect du silence, est une note très bénédictine : les Frères doivent saider mutuellement, et l’acies fraterna doit contribuer à faire grandir chacun vers plus de sainteté. Dans le monastère bénédictin, on se sanctifie ensemble ; l’horizontalité est ordonnée à la verticalité, ce qui s’oppose au naturalisme et au sécularisme. Ainsi, c’est dans les rapports humains les plus simples que les Frères, peu à peu, témoigneront d’une vie sainte, s’entraidant les uns les autres.

 



[1] Le murmure se trouve constamment dénoncé dans les Règles monastiques ; par ex. Règle des IV Pères : « Ils doivent craindre cette parole terrible : ‘Ne murmurez pas comme quelques uns d’entre eux murmurèrent, et ils furent victimes de l’Exterminateur’ » – 1 Co 10, 10 – (RIVP. 3, 13).

[2] Origène est le premier à distinguer explicitement ces deux modes de contemplation : la contemplation naturelle ou première, et la contemplation surnaturelle (spirituelle), ou seconde. Evagre systématisera cet enseignement dans son « Traité sur l’oraison », si riche d’expérience contemplative.