Vème Partie :.La répartition du temps en dehors de l’office divin.(RB 48-49)

 

RB 48 : TRAVAIL ET LECTURE

 

          Le chapitre 48 de la RB.

 L’Opus Dei est la tâche principale des moines, mais non l’unique. Il semble que S.Benoît ne motive la nécessité de l’occupation constante des moines que par ce simple principe de bon sens que l’expérience confirme : « L’oisiveté est ennemie de l’âme » (otiositas inimica est animae) Et de poursuivre aussitôt : «  et c’est pourquoi, nous croyons pouvoir régler les heures dévolues au travail manuel et à la lectio diuina de la manière suivante »…ideo …,  c’est pourquoi…

          Dans la suite du ch. 48, Benoît ne fait que répartir ces deux temps majeurs de l’occupation monastique que sont travail manuel et lectio divina. Le législateur présente l’HORAIRE modèle et règle la vie dans les monastères en tenant compte des variations saisonnières.

          Le plan du chapitre est simple :

1.Exposé du principe fondamental (v. 1)

2.Horaire de printemps-été (v.2-6)

3.Excursus sur le travail extraordinaire (v.7-9)

4.Horaire d’automne-hiver (v .10-13)

5.Le Carême (inclus dans cette période hivernale) vv.14-16. L’importance de la lectio en ce temps privilegié est soulignée, et des mesures prises pour en favoriser la fécondité sont énoncées (vv.17.21).

6.Autres indications concernant le travail et la lecture le dimanche (vv.22-23), et en ce qui concerne les « infirmes » (Frères malades).

A.     Le Principe général (v.1) : S. Benoît a tiré ce principe du « Petit Ascétikon » de S. Basile, semble-t-il (cf. G.R. 37 et 38). Dans la traduction latine de Rufin, la sentence du v .1 : Otiositas inimica est animae (l’oisiveté est ennemie de l’âme) est attribuée à Salomon. Cependant elle ne se trouve comme telle ni dans l’Ecriture ni dans les œuvres authentiques de Basile. Il est vrai que Sir 33, 29 s’en rapproche : « L’oisiveté enseigne tous les mauvais tours » (multam enim malitiam docuit otiositas) ; cf. Pr 26, 14 ; 31, 27 ; Sir 22, 1-2. On lit aussi dans les Nouellae de Justinien (133, 6) : « L’esprit désoccupé n’engendre aucun bien ». C’est donc l’unique maxime sur laquelle Benoît fonde la nécessité du travail comme de la lectio diuina : « et c’est pourquoi »... Alors que le passage parallèle de la RM fonde cette nécessité sur la fuite du péché, Benoît reste plus discret, moins précis théologiquement, moins moralisant et plein d’un bon sens acquis par l’expérience. Il n’y a pas chez lui de théorie sur la « valeur » du travail en soi. Dans le monachisme, il y a eu une évolution de la nature du travail. Les moines en vinrent à « vivre de leurs rentes », pour se contenter de l’entretien de la « maison », d’un jardin tout au plus. Le travail n’a été souvent qu’une possibilité de s’occuper ou de se distraire. Déjà la RM insinue que le travail chez les moines italiens était déprécié. Pour eux, « faire les foins » posait question (cf. RM 86, 24). Il est vrai que la mentalité de l’époque orientait vers le « faire valoir indirect » des terres cultivables, et la perception de rentes, laissant beaucoup de loisir monastique.

B.     Le travail dans le monachisme bénédictin

     Au début, cependant, il n’en fut pas ainsi. Les premiers moines travaillaient beaucoup, parfois durement, pour plusieurs raisons :

-         gagner leur propre vie ;

-         recevoir et réconforter leurs hôtes ;

-         aider les plus nécessiteux par des aumônes.

Les moines égyptiens confectionnaient panniers et cordes ; ils aidaient souvent les paysans aux récoltes. Les cénobites des « maisons » de Pachôme étaient de grands travailleurs ; ils exerçaient des métiers. Ils devaient gagner leur propre pain et celui des pauvres.

S. Basile tenait en grande estime le travail de tisserand et de forgeron, mais il ne cache pas sa préférence pour les travaux agricoles. Il critiquait vivement les « messaliens » ou « euchistes » qui mésestimaient le travail manuel comme indigne de « spirituels ».

S. Augustin, dans son traité sur « le travail des moines » (De opere monachorum), réfute les parasites de la société chrétienne avec humour et de vigoureux arguments, en s’adressant aux moines d’Hadrumète (Sfax, Tunisie actuelle). C’est là une contribution essentielle à la doctrine du travail monastique. Il ne fait en cela que développer la pensée traditionnelle en profondeur (cf. 2 Thess 3, 6-12).

S. Basile, S. Jean Chrysostome, S. Jérôme, S. Jean Cassien, et d’autres Pères, traitent du même thème plus ou moins amplement. Les collections des Apophtegma Patrum font de multiple références au travail manuel des ascètes du désert : il est présenté comme la loi de la condition humaine :

« Il serait absurde, tandis que les hommes de ce monde subviennent aux besoins alimentaires de leurs femmes et de leurs enfants au prix de grandes fatigues et de lourdes peines, paient des contributions, se voient chargés d’impôts, offrent à Dieu leurs prémices et allègent autant qu’il est possible la misère des mendiants, il serait absurde – dis-je – que nous, nous ne nous procurrions pas le nécessaire par notre propre travail... et que nous restions tranquilles, les bras croisés, profitant du travail d’autrui ».

Théodoret de Cyr ; Hist. Relig. 10)

 

Mais les maîtres du monachisme s’appuient presque toujours sur l’Ecriture, leur seule véritable Règle. Ils citent souvent 2 Th 3, 10 ou Eph 4, 28 : « Que le voleur ne dérobe plus ; mieux, qu’il se fatigue à travailler honorablement de ses propres mains afin de pouvoir partager avec celui qui est dans le besoin ». Cf. Ac 18, 3 ; 1 Co 4, 12 ; Ac 20, 34.

 

S. Jérôme signale au moine Rusticus ‘Ep. 125, 11) que « les Apôtres qui pouvaient vivre de l’Evangile, travaillaient de leurs mains pour n’être à charge à personne, et allaient jusqu’à alléger de leurs dons ceux-là mêmes dont ils étaient en droit d’attendre la nourriture substantielle en échange de biens spirituels ». Le paresseux doit s’attendre à s’entendre dire un jour par le Seigneur : « Serviteur mauvais et paresseux »... (Mt 26, 26).

Cependant, les moines qui se refusaient aux travaux matériels connaissaient aussi leur Bible et alléguaient d’autres textes allant dans leur sens : Mt 6, 25-34 ; Jn 6, 27 ; 1 Th 5, 17 ; Lc 10, 42... Mais c’est Basile qui a le mieux harmonisé les textes du N.T. touchant cette question du travail. Dans ses « Règles morales », on trouve que le travail monastique se situe dans un contexte de pauvreté et, plus encore, de charité. Dans la première édition de son « Ascétikon », traduit en latin par Rufin d’Aquilée, on ne pourra que s’émerveiller du contenu de la Règle 127 qui est comme le fondement d’une doctrine sur le travail monastique.

En définitive, le monachisme ancien enseigne et pratique la loi chrétienne et simplement humaine du travail, en la fondant surtout sur l’Ecriture. Cassien met dans la bouche même d’Antoine, modèle originel du monachisme, une phrase dans laquelle est cité « l’exemple des Apôtres » joint aux « enseignements des anciens » comme fondement de la pratique monastique du travail manuel (cf. Conf. 24 , 12).

 

C.     La lectio diuina et la méditation

Afin d éviter l’oisiveté (le désoeuvrement, l’otiositas), S. Benoît associe au travail manuel la lectio diuina (RB 48, 1). Le terme meditari apparaît un peu plus loin (48, 23) ; on le retrouve en 58, 5. Celui de lectio diuina se trouve employé en 48, 4.10.13.14.17.18.22 ; et en 49, 4 (lectioni). L’un et l’autre terme devait être connus, quant au sens, des destinataires immédiats de la RB, puisque Benoît ne les explique pas.

La lectio diuina, au sens strict, c’est la lecture de la Sainte Ecriture (Sancta Scriptura : cf. S. Ambroise, De bobno mortis 2 ; In Ev./Lc 4, 20 ; S. Augustin, Ep. 20, 3 ; Serm. 542, 1 etc...). La Bible, depuis les origines du monachisme est « le Livre », par excellence, des anachorètes comme des cénobites. Les grands Maîtres, Pachôme, Basile, Evagre, Jérôme, Cassien, en recommandent instamment la lecture fréquente, car elle est « aliment céleste », « pain descendu du ciel », « chair et sang du Christ ». L’Ecriture constitue l’instrument indispensable de la formation du moine tout au long de son itinéraire spirituel, l’enceinte sacrée de sa rencontre avec Dieu. La lecture fréquente, si vivement recommandée, avait pour but principal la mémorisation du texte sacré (que chaque moine ne possédait pas sous forme de codex : les manuscrits étaient rares, et valaient une fortune !).

Les catéchèses de Pachôme montrent, à l’évidence, sa connaissance mémorisée de l’Ecriture. La Bible est le Livre du moine ; le moine est l’homme de la Bible.

Pour les moines anciens, la lectio diuina consiste à lire l’Ecriture, c’est à dire à réaliser « l’assimilation de la Parole de Dieu par la lecture » (C.J. Peifer ; Espiritualidad monastica, p. 495).

Ensuite, dans la Tradition vivante, est assimilé à la lectio diuina, la lecture des œuvres des Pères de l’Eglise en général, et en particulier des maîtres spirituels du monachisme. Pour les moines, tout ce qui procède des Pères – écrits, sentences, exemples – est illustration et commentaire de l’Ecriture.

En théorie, la lectio diuina était une lecture apaisante, reposante, ruminée et savoureuse. Donc, cette lectio n’est pas une activité purement intellectuelle : tous les moines, même les plus simples (simpliciores) doivent s’y adonner de leur mieux (cf. Jean Cassien, Conf. 10, 10). Parfois l’acédie détourne de la lectio (cf. Conf. 4, 2). Jean Chrysostome décrit les moines syriens « cloués à leurs livres » (In Mt, hom. 68, 4), pour signifier leur volonté héroïque de se maintenir au contact de la Parole de Dieu.

La lectio diuina requiet, pour les anciens :

-         un effort notable, pour comprendre ce que Dieu veut nous dire ;

-         une préparation éloignée, c’est à dire la pratique d’une vie ascétique et sainte ;

-         une large éducation excluant toute curiosité intellectuelle, et insistant sur l’approfondissement d’un même texte jusqu’à se l’approprier ;

-         une sévère méthodologie (« discipline de fer »).

La lectio diuina s’avère donc être, chez les anciens, une authentique pratique ascétique. Pratique hautement recommandable comme  disciplina pour se concentrer, arme souveraine contre les tentations, purification du cœur, aiguillon pour l’oraison, source de consolation, de sérénité et de paix au milieu des tribulations de la vie (cf. Jérôme, Tract. In Ps. 77 ; Athanase, Ep à Marcellin sur les Psaumes).

Pas de contemplation, pour les anciens, qui ne jaillisse de la lectio diuina dans son acception la plus traditionnelle : l’Ecriture lue, méditée, approfondie et assimilée.

La méditation

La méditation est une sorte de substitut de la lectio, un complément pour ceux qui savent lire et lisent effectivement (voir Cassien, Inst. Cénob. 2, 15).

Meditari (ou meditare) = meletaô (gr.), s’exercer à la déclamation ; pratique éminamment monastique qui instituait une sorte de prélude dans les écoles philosophiques grecques (répétitions à haute voix de sentences philosophiques de sagesse).

La méditation, pour le monachisme ancien, est donc la répétition orale de textes bibliques appris de mémoire (« par cœur »). C’est donc un exercice dans lequel intervient tout l’homme : le corps (la bouche prononce le texte), la mémoire (qui retient ce qui est lu), l’intelligence (qui s’efforce de pénétrer le sens), la volonté (qui se propose de mettre en œuvre les enseignements reçus).

La méditation figure en bonne place dans la Vita Antonii (cf. 3.4.16.26.46.89). Chez Cassien également (cf. Conf. 14, 10). Elle est activement pratiquée par les moines pachômiens jusque dans leur déplacements. La méditation fut sans doute la forme d’oraison la plus généralisée dans le monachisme antique. Elle ne fut pas seulement remise en honneur au temps de S. Benoît, mais sa faveur se prolongera jusqu’au Moyen Age.

 

L’horaire d’été [1](RB 48, 2-6)

Il s’agit ici des heures du comput romain, de durée variable selon que la lumière solaire croît ou décroît.

Donc, de Pâques aux Calendes d’octobre (la période estivale s’étalant de mars-avril à fin septembre environ, voire fin octobre), les moines vaqueront à leur travail depuis la 1ère heure jusqu’à la 4ème heure (c. à d. de 7 à 10 h., soit 3 heures de travail manuel.

Ensuite, de la 4ème h. à la 6ème h., c. à d. de 10 h. à midi, les moines vaqueront à la lectio, soit 2 heures.

Après la célébration de Sexte (12 h.), a lieu le repas en commun, puis un temps de repos (pausent in lecta sua cum omni silentio, RB 48, 5) ; un temps qui peut être utilisé à lire, mais en silence (ibidem).

None se dira (agatur, « se fera », « aura lieu ») entre 14h. et 15h. Après quoi, « on se remettra au travail jusqu’aux vêpres » (RB 48, 6), c. à d. de 15h. à 18h. environ, soit 3 heures de travail.

Récapitulons :En été, Benoît préconise ainsi la répartition des temps de lecture et de travail

 

Matin
Après-midi

total

Lectio diuina

2h.

1h.

3h.

Travail (manuel)

4h.

4h.

8h.

 

Le travail agricole (RB 48, 7-9) : « Une parenthèse d’une singulière transcendance » (Colombas/Aranguren).

« Si les conditions du lieu ou la pauvreté exigeaient qu’ils (les moines) s’occupent par eux-mêmes des récoltes, qu’ils ne s’attristent pas. Car c’est alors qu’ils sont vraiment moines s’ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et les Apôtres ».

Manifestement les moines d’alors (milieu du VIème s.) n’étaient plus accoutumés au dur travail des champs. Mais les circonstances présentes – guerre entre Goths et Byzantins, appauvrissement général de l’Italie ravagée par des luttes sans merci, rareté de la main-d’œuvre ou impossibilité de la payer – imposaient aux moines auxquels Benoît s’adresse, de récolter eux-mêmes les moissons, ce qui pouvait leur causer du désenchantement. Certains pouvaient objecter – ou murmurer – qu’ils ne s’étaient pas fait moines pour peiner sous des travaux accablants. A cela Benoît coupe court en en appelant à un argument surnaturel : « alors ils seront vraiment moines »... ; ce qui renvoie au sommaire des Actes des Apôtres 4, 32, charte fondatrice de la vie monastique, avec Ac 2, 42. La paradoxe est total : qui croyait perdre, gagne ; qui croyait déchoir de sa condition de liberté chrétienne, se trouve reconduit avec libéralité et surabondance dans cette même condition de liberté dont la charité est la source.La vie monastique apparaît ici très clairement comme « une école de liberté » (schola libertatis), où rien, pourvu qu’il soit vécu dans l’amour et par amour, ne doit laisser prise à l’asservissement. C’est libenter que toutes choses doivent s’accomplir, mêmes celles qui relèvent de « la nécessité du lieu ». Cette occasion d’un surcroît de travail manuel peut ête favorable à la mise en pratique d’un principe fondamental de la vie chrétienne, et donc a fortiori de la vie monastique : « vivre du travail de ses mains ».

Benoît est un réaliste spirituel et un spirituel réaliste : il utilise les circonstances présentes pour les relier à la grande tradition monastique des Pères du désert qui vivaient du travail de leurs mains, coupant court aux détracteurs éventuels prêts à dénoncer la « nouveauté » (nouitas) jugée arbitrairement contraire à la tradition. Le bien fondé de l’argumentation de Benoît est d’autant plus solide qu’il s’appuie sur les Pères et les Apôtres, autorités universellement reconnues.

Benoît remet en lumière l’idéal antique et le repropose : que les moines ne se contentent pas de vaquer à des travaux plus ou moins utiles pour déjouer « l’oisiveté ennemie de l’âme » ; mais qu’ils vivent du gain de leur propre travail. Or, dans les circonstances de la vie au mont Cassin au VIème s., gagner sa vie par son travail implique de se livrer au travail agricole (cf. RM 50, 6 ; 78, 19-24 ; 83, 14-16 et 22). Confier l’exploitation de leurs champs à des « séculiers », revenait pour les moines à « vivre de leurs rentes ». Benoît, en fin psychologue, en habile économiste et en juriste averti, s’y oppose justement, semble-t-il, comme non conforme au « modèle apostolique ».

Mais le v.9 vient compléter la pensée de Benoît qui veut que « tout se fasse pourtant (tamen) avec mesure à cause des faibles » (omnia tamen mensurate fiant propter pusillanimes).

La touche de discrétion et la préoccupation de charité qui vient clore la parenthèse en rappelant à la modestie les moines vigoureux et « performants », est tout à fait révélatrice de la manière bénédictine (« benedictine way of life ») :Discretio Mater Virtutum !

 

 

L’horaire d’hiver  (RB 48, 10-13)

 

       D’après Dom Butler (Benedictine Monachism, p. 293), la répartition se ferait ainsi :

 

Matin
Après-midi

total

Lectio-meditatio

1h. + 4h.

0h.30 (17h15-17h45)

5h.30

Travail manuel

De 9h.15

A 16h.00

+ ou – 6h.30

 

La journée moyenne ou typique bénédictine se répartirait ainsi, selon Dom Butler (o.c. p.300) :

Opus Dei

3h. 30

Studium orationis

(oraison personnelle)

0h. 30

Lectio diuina

4h. 00

Travail

6h. 30

Repos et Repas

9h. 30 (8h.30 + 1h.00)

 

 

Total :

24 heures

 

Le temps classique de la lectio se trouve honoré depuis la fin des Laudes jusqu’à la fin de la 2ème heure où se célèbre Tierce (Prime était récité environ ½ h. après la fin des Laudes , l’intervalle étant réservé à l’ « oraison-méditée ») :

« Le soleil naissant te verra le manuscrit en mains, et à partir de la deuxième heure, tu travailleras », écrivait Evagre le Pontique à une vierge (Sent. Ad uirg. MG 40, 1283). Jérôme écrit à Marcella dans le même sens (cf. Ep. 43, 2).

Après Tierce, c’est le temps du travail jusqu’à None (si Sexte n’est pas ici mentionné, c’est que la récitation de l’Heure va de soi).

Remarquons que Benoît est très soucieux d’alterner les temps de prière, de travail, de lectio, avec souplesse cependant selon le cursus saisonnier, puisque « tout doit se faire à la lumière du jour » (RB 41, 8).

 

L’horaire de Carême (RB 48, 14-16)

 

Le terme de bibliotheca est à entendre au sens de Biblia (qui constitue la Sancta Bibliotheca), et non le lieu où sont, comme aujourd’hui, entreposés les livres du monastère. Les plus riches monastères n’en avaient d’ailleurs que très peu...(voir Colombas/Aranguren, pp. 386-388). Seu le sens de Bibliotheca-Bibliaconvient pour l’interprétation de ces versets 14-16. La Bible était répartie alors en au moins 9 Livres (il y avait donc plusieurs exemplaires dans chaque monastère.

Tout l’effort quadragésimal est porté sur la continuité entre lecture et travail. Le caractère sévère, pénitentiel, est bien marqué. L’Ecriture répartie par Livres entre les moines, est reconnue ici comme l’aliment spirituel majeur. S . Césaire d’Arles encourageait moines et laïcs à lire l’Ecriture sainte pendant le Carême (cf. Serm. 196-199 et 238).

 

Vigilance pendant la lectio (RB 48, 17-21)

 

Ces versets témoignent des signes des temps : à cette époque, la culture était en perte de vitesse. Lire relevait de l’ascèse. Seuls les plus héroïques s’y risquaient. Benoît entend légiférer en ce domaine ; il connaît en effet l’incidence de la lectio diuina sur la vie spirituelle. Il prend les moyens pour la rendre effective contre les détracteurs et les paresseux (les « charlatans », disent Colombas et Aranguren)., en insttituant un système de surveillance par deux anciens « parcourant le monastère au moment où les Frères vaquent à la lecture » (48, 17).

Benoît reprend le terme si fréquemment employé dans la littérature des Pères du désert d’ascediosus monachus, c. à d. du moine victime de ce mal monastique qu’est l’acédie (akèdia : incurie, mal non soigné). Le mot signifie ici « négligeant ». Chez Evagre, il signifie aussi dégoût, torpeur, instabilité, murmure, paresse... (voir Pierre Miquel, « Lexique du désert »). L’acédie était la tentation par excellence de l’anachorète aux prises avec « le démon de midi » (cf. Ps 90). Si celui-ci s’en prend aux cénobites, il choisira le moment où ils sont le plus seuls : le temps de la lectio diuina.

Benoît tient à corriger les « acédieux », « pour que les autres éprouvent de la crainte », et ne succombent pas à cette tentation. Une précaution : légiférer de sorte qu’ »un Frère ne se joigne pas à un autre aux heures prohibées » (v. 21).

Préserver le climat de silence et de solitude, tout en entretenant une vie fraternelle heureuse, est le meilleur moyen de combattre l’acédie.

 

Le Dimanche. Les « Infirmes » (RB 48, 22-24)

 

Voici deux cas « spéciaux » qui se refèrent l’un et l’autre à la lectio et au travail manuel.

Le Dimanche, Jour du Seigneur, doit se référer essentiellement à Lui (voir J. Gaillard, « Le Dimanche dans la RB », Suppl. Vie Spirituelle 1, 1948, pp.468-488). Telle est la tradition des cénobites d’Egypte d’après le témoignage de Jérôme :

« Les Dimanches sont exclusivement consacrés à l’oraison et à la lectio » (Ep 22, 35). La RB adopte entièrement cette pratique. Et elle mentionne toujours en lien soit avec l’oraison, soit avec la lecture, l’exercice de la méditation. Cependant, du fait que certains moines négligents ou paresseux ou peu portés aux choses de l’esprit, ne veulent ou ne peuvent s’adonner à la méditaion, et afin de sauvegarder le principe initialement énoncé selon lequel « l’oisiveté est ennemie de l’âme », Benoît demande de prescrire à cette catégorie de moines un travail (opus), « afin qu’il n’erre pas oisif » (ut non uacet).

Quant aux Frères affaiblis (infirmi) ou délicats (delicati), ils ne doivent pas se croiser les bras ni gémir sous le poids du travail accablant ; on leur donnera un opus ou un ars (travail ou métier) qui leur évite l’oisiveté (ut nec otiosi sint), sans les accabler. On retrouve ici toute la discretio de Benoît.

 

 

 

Conclusion (RB 48)

Par rapport aux autres Règles monastiques, l’horaire de la RB se distingue par son aspect compliqué. Mais loin d’être un défaut, cela révèle plutôt la grande « discrétion » de son auteur et le soin qu’il entend apporter à organiser toute chose selon les temps et les circonstances. Cela lui semblait important pour coller à l’économie d’incarnation.

Benoît tient fermement au grand principe régulateur de l’activité monastique : « ne rien préférer àl’Oeuvre de Dieu» (RB 43, 3). Mais il n’hésite pas à prendre certaines libertés vis à vis des structures – réputées sacro-saintes pour la législation cénobitique – de la célébration des Heures canoniques. Il entend ainsi tenir le plus grand compte des deux autres occupations typiquement monastiques : la lectio diuina et le Travail. Elles ont aussi leurs exigences. Pour qu’elles puissent s’accomplir, il convenait que leur soit assigné des créneaux horaires suffisamment longs, déterminés en fonction des époques de l’année (été, hiver).

A cette fin, Benoît distingue deux grandes périodes annuelles : l’été et l’hiver, auxquelles il adjoint un régime spécial pour le Carême et pour les Dimanches. Le Législateur se montre ainsi extrêmement réaliste. Si rien ne doit être préféré à l’Office Divin, il n’en néglige pas, pour autant, les tâches matérielles nécessaires à la vie de la communauté monastique, ni les besoins psychologiques des moines : l’Office Divin sera organisé en conséquence. La RB témoigne d’un grand respect envers le « rythme de la vie humaine, avec son alternance d’effort et de repos, de travail manuel et de travail spirituel puisque dans la vie du moine tout est sacré » (A. de Vogüé, « Commentaire »...p. 603).

Les divers offices divins se célèbreront donc approximativement à l’heure qui leur convienne, mais eu égard aux exigences de la lectio et du travail.

-         En hiver, la lectio occupe les 2 premières heures de la journée, et une heure – au moins – le soir entre None et Vêpres (total : 3 heures minimum).

-         En été, les moines consacrent à la lectio deux heures en fin de matinée ; ceux qui le désirent et le peuvent ont aussi la possibilité de lire durant la sieste.

-         En Carême, la lectio se fait depuis la 1ère heure jusqu’à Tierce.

-         Les Dimanches, tout le temps disponible entre les offices, est employé normalement à la lectio-meditatio.

Donc, jamais plus de deux heures consécutives de lectio : il convient d’y voir moins une pratique ascétique de désappropriation du temps, qu’une fidélité au principe qui sous-tend toute la RB : la DISCRETIO.

Les axes de la journée monastique sont les heures des repas et le temps dédié à la lecture. A chaque époque de l’année, l’horaire est calculé de telle sorte que les moines disposent de 2 ou 3 heures pour lire avant de manger. Le reste du temps, ils le passent à travailler : 6 h . de suite en hiver et en Carême (interrompus par la brève récitation des offices correspondants), et 6h . 30 en été, divisées en deux , par la lecture, le repas et la sieste qui occupent les heures les plus chaudes du jour.

Il n’est pas spécifié dans ce ch. 48 à quel genre de travail manuel s’appliqueront les moines, sauf au v. 7 où il est question du travail des champs et de la moisson :

-         Ils travailleront « à ce qui est nécessaire » (48, 3 et 5) ;

-         ...A « ce à quoi ils auront été assignés » (48, 11) ;

-         « Ils feront le travail qui leur aura été prescrit » (48, 14).

Benoît, homme de Dieu, est réaliste ; il admettait donc dans son programme monastique, le travail agricole. Sans doute aujourd’hui admettrait-il, dans une juste proportion, le travail informatique...

Il entend faire redécouvrir ce grand principe chrétien et monastique énoncé au v.8 :

« C’est alors qu’ils sont vraiment moines, s’ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et les Apôtres ».

 

 

´

 

RB 49. Un temps privilégié, le Carême

 

Objet du ch. 49

Dans le ch. précédant (48, 14-16, S.Benoît a séparé de l’horaire d’hiver, l’horaire correspondant au Carême, pour joindre en deux blocs compacts le temps dédié à la lecture – 3 heures consécutives au début de la journée -, et le temps réservé au travail – les 7 heures suivantes. Il y ajoute quelques observations sur la « lecture quadragésimale ».

Pour le sens quadragésimal chez Cassien, voir Conf. 21, 24-30 (allégorisation des deux drachmes payées par Jésus et par Pierre). Homme pratique, Benoît sait très bien qu’aux moines convient – puisqu’ils aspirent à la sainteté mais restent des hommes de pied en cap – cette période de renouvellement et d’intensification du vécu chrétien ; période qui correspond au temps de l’année où les catéchumènes se préparent au baptême et les fidèles à la digne célébration de Pâques

Benoît, en écrivant ce chapitre, sera plus préoccupé de préciser l’esprit qui doit animer les observances quadragésimales que d’en fixer avec minutie les pratiques pénitentielles pour la communauté monastique. Il sera plus discret que le Maître (cf. RM 51, 53) quant à la détermination le quota d’oraison, par exemple.

 

Structure du ch. 49

1.      L’idéal quadragésimal est exposé (vv. 1-3).

2.      Certains moyens pour atteindre la finalité du Carême sont indiqués (v. 4).

3.      Enfin, un programme d’ascèse est proposé (pratiques pénitentielles avec insistance sur l’esprit qui doit les pénétrer : vv.5-7).

 

Le chapitre se terminait probablement ici dans sa version primitive. Si un appendice lui est adjoint concernant la part ponctuelle de l’Abbé dans le programme quadragésimal de chaque moine, c’est que l’expérience y aura conduit le Législateur.

I-L’idéal (RB 49, 1-3)

“La vie du moine devrait en tout temps correspondre à une observance de Carême » (v. 1).

Pour Benoît, le Carême ne consiste pas à avoir un visage triste et exténué, mais bien plutôt à être rayonnant de joie dans l’Esprit Saint. Le Carême signifie avant tout un temps où se vit dans une plus grande pureté et intégrité la vie chrétienne. D’expérience, Benoît sait que peu de moines sont capables de maintenir leur effort toute l’année. Tel est donc l’idéal quadragésimal pour les moines :

-         se comporter entièrement comme tels ;

-         et effacer par des pratiques ajoutées au régime habituel, les fautes, négligences et infidélités commises depuis la Sainte Pâque précédente.

-         Benoît s’inscrit dans la ligne de l’ascétisme évagrien persuadé qu’il est, avec toute la tradition spirituelle, qu’il n’y a pas d’accès à la gnose (prière continuelle, contemplation, charité) sans passage par la practikè (une vraie discipline de vie) : voir Evagre, « Le Practikos », passim, ou « Traité de l’oraison »...). Ce qui vérifie l’adage : Tota in usu ueritas est ( toute la vérité est dans la manière d’agir)

 

II. Les « Pratiques » quadragésimales (RB 49, 4)

Pour réaliser l’objectif du Carême, une première liste de moyens est fournie : lutte contre les vices (en les extirpant jusqu’à la racine), culture des vertus (prière, lecture, componction, abstinence). On trouve cela chez Cassien (Inst. 5-12 et Conf. 5). En réalité, combattre un vice revient à acquérir la vertu contraire, ce qui est une méthode positive. Trois de ces « pratiques » sont éminemment positives : la prière avec larmes, la lectio diuina assidue, la componction du cœur. Dans cette trilogie se trouve un critère de vérité. Une quatrième pratique est relative au « somatique » et s’exprime négativement : l’abstinance, c’est à dire la privation libre et volontaire de nourriture.

 

 

III. Le programme de Carême (RB 49, 5-7)

Après la théorie, passons à la pratique. De ces principes se déduisent deux conséquences : Ergo...En conséquence... Au pensum seruitutis qu’est la vie monastique courante, « ajoutons donc  (augeamus) à la tâche habituelle des prières particulières, une abstinence de nourriture et de boisson (v. 5), c. à d. un élément spirituel et positif, puis un élément corporel et négatif, plus explicite ici que dans la liste du v. 4.

Dans une troisième liste, Benoît se fera plus précis encore par rapport à ce second élément « corporel » en fait d’abstinence (v. 7) : à la nourriture et à la boisson retranchées s’ajoute des privations de sommeil, de bavardage, de plaisanterie...

Cette précision peut surprendre puisqu’en RB 6, 8 Benoît avait déjà condamné sans appel les  scurrilitates qu’il proscrivait hors du cloître. Mais la théorie est une chose, la pratique autre chose. Ce dont Benoît a légiféré pour tous les temps, il pense devoir y revenir en ce temps fort de Carême. Sachant que les moines ne sont pas d’héroïques observants, qu’ils fassent quelques efforts au moins durant ce temps privilégié.

Une remarque importante : les pratiques quadragésimales ne sont pas des pratiques imposées obligatoirement à tous les moines par l’autorité de la Règle et de l’Abbé, mais de simples exhortations laissées au discernement de chacun (cf. la distinction entre précepte et conseils évangéliques). La comparaison avec RM est éclairante à ce sujet : prescription de prières et d’abstinences surrérogatoires communautaires imposées. C’est « dans la joie de l’Esprit Saint que doivent se déterminer librement les moines qui entrent en Carême. Le Carême bénédictin est joyeux, tout tendu vers la Sainte Pâque.

A remarquer encore que Benoît fait appel ici positivement à la volonté propre - qu’il considère partout ailleurs comme l’ennemi n°1 de la perfection évangélique -, comme source des actes bons et généreux (ou du moins comme « cause cojointe » des actes bons, créés par la puissance germinative du S.E. (cf. Clément d’Alex. Strom. II, 26, 1-2).

 

IV. Appendice (RB 49, 8-10)

Manifestement, la rédaction primitive de RB 49 s’arrêtait à cette magnifique expression : Sanctum Pascha expecte (v.7). Sans doute, des moines volontaristes et « indiscrets » recherchaient-ils d’orgueilleuses performances ascétiques dans la ligne mal comprise des Pères du désert. Benoît rappelle alors le primat de l’obéissance, gardienne de la « discrétion ».

C’est une idée chère au monachisme ancien que le disciple ne s’attribue pas le mérite de ses bonnes œuvres, mais le croit dû à la prière de son Père spirituel : Benoît s’en tient à la tradition authentique. D’où la finale en forme d’énoncé à portée générale : « Donc, que rien ne se fasse sans l’assentiment de l’Abbé » ; ce qui tempère l’appel à la « volonté propre » du v. 6.

 

 

V. S. Benoît et S. Léon

Le contenu spirituel de ce ch. 49 – en dehors de l’appendice qui est typiquement cénobitique - doit beaucoup aux Sermons de Carême de S. Léon le Grand ; cf. par ex. 1er Serm./Car. Où est marqué le contraste entre la vie ordinaire et la vie quadragésimale.

L’exigence de « pureté » est un leitmotiv léonien : puritas, purificatio et purgatio se rencontrent fréquemment dans le vocabulaire de S. Léon. De même, la lutte contre les vices et la culture des vertus est un topos fréquent ; la « joie du désir spirituel » également. S. Benoît avait à sa disposition – ou du moins connaissait des extraits - des Sermons de S. Léon. Ce dernier s’adressait à des chrétiens « dans le monde » ; Benoît, à des moines « séparés du monde ». C’est peut être la meilleure preuve que par ses emprunts léoniens, Benoît considérait la vie monastique comme une vie baptismale qui se donne les moyens d’en réaliser l’idéal.

 

 



[1] Pour le  comput  bénédictin, cf. Dom Cuthbert Butler, « Monachisme bénédictin », ch. XVII, « La vie quotidienne »..., p. 293 et 300.