Vème Partie :.La répartition du temps en dehors de
l’office divin.(RB 48-49)
RB 48 : TRAVAIL
ET LECTURE
Le chapitre 48 de la RB.
L’Opus Dei est la tâche
principale des moines, mais non l’unique. Il semble que S.Benoît ne
motive la nécessité de l’occupation constante des moines que par ce simple
principe de bon sens que l’expérience confirme : « L’oisiveté est
ennemie de l’âme » (otiositas inimica est animae) Et de poursuivre
aussitôt : « et c’est pourquoi, nous croyons pouvoir régler les
heures dévolues au travail manuel et à la lectio diuina de la manière
suivante »…ideo …, c’est pourquoi…
Dans la suite du ch. 48, Benoît ne
fait que répartir ces deux temps majeurs de l’occupation monastique que sont
travail manuel et lectio divina. Le législateur présente l’HORAIRE
modèle et règle la vie dans les monastères en tenant compte des variations
saisonnières.
Le plan du chapitre est simple :
1.Exposé du principe
fondamental (v. 1)
2.Horaire de
printemps-été (v.2-6)
3.Excursus
sur le travail extraordinaire (v.7-9)
4.Horaire
d’automne-hiver (v .10-13)
5.Le Carême (inclus
dans cette période hivernale) vv.14-16. L’importance de la lectio en ce
temps privilegié est soulignée, et des mesures prises pour en favoriser la
fécondité sont énoncées (vv.17.21).
6.Autres indications
concernant le travail et la lecture le dimanche (vv.22-23), et en ce qui
concerne les « infirmes » (Frères malades).
A.
Le Principe général (v.1) : S. Benoît a
tiré ce principe du « Petit Ascétikon » de S. Basile, semble-t-il
(cf. G.R. 37 et 38). Dans la traduction latine de Rufin, la sentence du
v .1 : Otiositas inimica est animae (l’oisiveté est ennemie de
l’âme) est attribuée à Salomon. Cependant elle ne se trouve comme telle ni dans
l’Ecriture ni dans les œuvres authentiques de Basile. Il est vrai que Sir 33,
29 s’en rapproche : « L’oisiveté enseigne tous les mauvais
tours » (multam enim malitiam docuit otiositas) ; cf. Pr 26,
14 ; 31, 27 ; Sir 22, 1-2. On lit aussi dans les Nouellae de
Justinien (133, 6) : « L’esprit désoccupé n’engendre aucun
bien ». C’est donc l’unique maxime sur laquelle Benoît fonde la nécessité
du travail comme de la lectio diuina : « et c’est
pourquoi »... Alors que le passage parallèle de la RM fonde cette
nécessité sur la fuite du péché, Benoît reste plus discret, moins précis théologiquement,
moins moralisant et plein d’un bon sens acquis par l’expérience. Il n’y a pas
chez lui de théorie sur la « valeur » du travail en soi. Dans le
monachisme, il y a eu une évolution de la nature du travail. Les moines en
vinrent à « vivre de leurs rentes », pour se contenter de l’entretien
de la « maison », d’un jardin tout au plus. Le travail n’a été
souvent qu’une possibilité de s’occuper ou de se distraire. Déjà la RM insinue
que le travail chez les moines italiens était déprécié. Pour eux, « faire
les foins » posait question (cf. RM 86, 24). Il est vrai que la mentalité
de l’époque orientait vers le « faire valoir indirect » des terres
cultivables, et la perception de rentes, laissant beaucoup de loisir
monastique.
B. Le travail dans le monachisme bénédictin
Au début, cependant, il n’en fut pas ainsi.
Les premiers moines travaillaient beaucoup, parfois durement, pour plusieurs
raisons :
-
gagner
leur propre vie ;
-
recevoir
et réconforter leurs hôtes ;
-
aider les
plus nécessiteux par des aumônes.
Les
moines égyptiens confectionnaient panniers et cordes ; ils aidaient
souvent les paysans aux récoltes. Les cénobites des « maisons » de
Pachôme étaient de grands travailleurs ; ils exerçaient des métiers. Ils
devaient gagner leur propre pain et celui des pauvres.
S.
Basile tenait en grande estime le travail de tisserand et de forgeron, mais il
ne cache pas sa préférence pour les travaux agricoles. Il critiquait vivement
les « messaliens » ou « euchistes » qui mésestimaient le
travail manuel comme indigne de « spirituels ».
S.
Augustin, dans son traité sur « le travail des moines » (De opere
monachorum), réfute les parasites de la société chrétienne avec humour et
de vigoureux arguments, en s’adressant aux moines d’Hadrumète (Sfax, Tunisie
actuelle). C’est là une contribution essentielle à la doctrine du travail
monastique. Il ne fait en cela que développer la pensée traditionnelle en
profondeur (cf. 2 Thess 3, 6-12).
S.
Basile, S. Jean Chrysostome, S. Jérôme, S. Jean Cassien, et d’autres Pères,
traitent du même thème plus ou moins amplement. Les collections des Apophtegma
Patrum font de multiple références au travail manuel des ascètes du
désert : il est présenté comme la loi de la condition humaine :
« Il
serait absurde, tandis que les hommes de ce monde subviennent aux besoins
alimentaires de leurs femmes et de leurs enfants au prix de grandes fatigues et
de lourdes peines, paient des contributions, se voient chargés d’impôts,
offrent à Dieu leurs prémices et allègent autant qu’il est possible la misère
des mendiants, il serait absurde – dis-je – que nous, nous ne nous procurrions
pas le nécessaire par notre propre travail... et que nous restions tranquilles,
les bras croisés, profitant du travail d’autrui ».
Théodoret
de Cyr ; Hist. Relig. 10)
Mais
les maîtres du monachisme s’appuient presque toujours sur l’Ecriture, leur
seule véritable Règle. Ils citent souvent 2 Th 3, 10 ou Eph 4, 28 :
« Que le voleur ne dérobe plus ; mieux, qu’il se fatigue à travailler
honorablement de ses propres mains afin de pouvoir partager avec celui qui est
dans le besoin ». Cf. Ac 18, 3 ; 1 Co 4, 12 ; Ac 20, 34.
S.
Jérôme signale au moine Rusticus ‘Ep. 125, 11) que « les Apôtres qui
pouvaient vivre de l’Evangile, travaillaient de leurs mains pour n’être à
charge à personne, et allaient jusqu’à alléger de leurs dons ceux-là mêmes dont
ils étaient en droit d’attendre la nourriture substantielle en échange de biens
spirituels ». Le paresseux doit s’attendre à s’entendre dire un jour par
le Seigneur : « Serviteur mauvais et paresseux »... (Mt 26, 26).
Cependant,
les moines qui se refusaient aux travaux matériels connaissaient aussi leur
Bible et alléguaient d’autres textes allant dans leur sens : Mt 6,
25-34 ; Jn 6, 27 ; 1 Th 5, 17 ; Lc 10, 42... Mais c’est Basile
qui a le mieux harmonisé les textes du N.T. touchant cette question du travail.
Dans ses « Règles morales », on trouve que le travail monastique se
situe dans un contexte de pauvreté et, plus encore, de charité. Dans la
première édition de son « Ascétikon », traduit en latin par Rufin
d’Aquilée, on ne pourra que s’émerveiller du contenu de la Règle 127 qui
est comme le fondement d’une doctrine sur le travail monastique.
En
définitive, le monachisme ancien enseigne et pratique la loi chrétienne et
simplement humaine du travail, en la fondant surtout sur l’Ecriture. Cassien
met dans la bouche même d’Antoine, modèle originel du monachisme, une phrase
dans laquelle est cité « l’exemple des Apôtres » joint aux
« enseignements des anciens » comme fondement de la pratique
monastique du travail manuel (cf. Conf. 24 , 12).
C. La lectio diuina et
la méditation
Afin
d éviter l’oisiveté (le désoeuvrement, l’otiositas), S. Benoît
associe au travail manuel la lectio diuina (RB 48, 1). Le terme meditari
apparaît un peu plus loin (48, 23) ; on le retrouve en 58, 5. Celui de
lectio diuina se trouve employé en 48, 4.10.13.14.17.18.22 ; et en
49, 4 (lectioni). L’un et l’autre terme devait être connus, quant au
sens, des destinataires immédiats de la RB, puisque Benoît ne les explique pas.
La
lectio diuina, au sens
strict, c’est la lecture de la Sainte Ecriture (Sancta Scriptura :
cf. S. Ambroise, De bobno mortis 2 ; In Ev./Lc 4, 20 ; S.
Augustin, Ep. 20, 3 ; Serm. 542, 1 etc...). La Bible, depuis les
origines du monachisme est « le Livre », par excellence, des
anachorètes comme des cénobites. Les grands Maîtres, Pachôme, Basile, Evagre,
Jérôme, Cassien, en recommandent instamment la lecture fréquente, car elle est
« aliment céleste », « pain descendu du ciel »,
« chair et sang du Christ ». L’Ecriture constitue l’instrument
indispensable de la formation du moine tout au long de son itinéraire
spirituel, l’enceinte sacrée de sa rencontre avec Dieu. La lecture fréquente,
si vivement recommandée, avait pour but principal la mémorisation du texte
sacré (que chaque moine ne possédait pas sous forme de codex : les
manuscrits étaient rares, et valaient une fortune !).
Les
catéchèses de Pachôme montrent, à l’évidence, sa connaissance mémorisée de
l’Ecriture. La Bible est le Livre du moine ; le moine est l’homme de la
Bible.
Pour
les moines anciens, la lectio diuina consiste à lire l’Ecriture, c’est à
dire à réaliser « l’assimilation de la Parole de Dieu par la
lecture » (C.J. Peifer ; Espiritualidad monastica, p. 495).
Ensuite,
dans la Tradition vivante, est assimilé à la lectio diuina, la lecture
des œuvres des Pères de l’Eglise en général, et en particulier des maîtres
spirituels du monachisme. Pour les moines, tout ce qui procède des Pères –
écrits, sentences, exemples – est illustration et commentaire de l’Ecriture.
En
théorie, la lectio diuina était une lecture apaisante, reposante,
ruminée et savoureuse. Donc, cette lectio n’est pas une activité
purement intellectuelle : tous les moines, même les plus simples (simpliciores)
doivent s’y adonner de leur mieux (cf. Jean Cassien, Conf. 10, 10). Parfois
l’acédie détourne de la lectio (cf. Conf. 4, 2). Jean Chrysostome décrit
les moines syriens « cloués à leurs livres » (In Mt, hom. 68,
4), pour signifier leur volonté héroïque de se maintenir au contact de la
Parole de Dieu.
La
lectio diuina requiet, pour les anciens :
-
un effort
notable, pour comprendre ce que Dieu veut nous dire ;
-
une
préparation éloignée, c’est à dire la pratique d’une vie ascétique et
sainte ;
-
une large
éducation excluant toute curiosité intellectuelle, et insistant sur
l’approfondissement d’un même texte jusqu’à se l’approprier ;
-
une
sévère méthodologie (« discipline de fer »).
La
lectio diuina s’avère donc être, chez les anciens, une authentique
pratique ascétique. Pratique hautement recommandable comme disciplina
pour se concentrer, arme souveraine contre les tentations, purification du
cœur, aiguillon pour l’oraison, source de consolation, de sérénité et de paix
au milieu des tribulations de la vie (cf. Jérôme, Tract. In Ps.
77 ; Athanase, Ep à Marcellin sur les Psaumes).
Pas
de contemplation, pour les anciens, qui ne jaillisse de la lectio diuina
dans son acception la plus traditionnelle : l’Ecriture lue, méditée,
approfondie et assimilée.
La
méditation
La
méditation est une sorte de substitut de la lectio, un complément pour
ceux qui savent lire et lisent effectivement (voir Cassien, Inst. Cénob. 2,
15).
Meditari
(ou meditare) = meletaô
(gr.), s’exercer à la déclamation ; pratique éminamment monastique qui
instituait une sorte de prélude dans les écoles philosophiques grecques
(répétitions à haute voix de sentences philosophiques de sagesse).
La
méditation, pour le monachisme ancien, est donc la répétition orale de textes
bibliques appris de mémoire (« par cœur »). C’est donc un exercice
dans lequel intervient tout l’homme : le corps (la bouche prononce
le texte), la mémoire (qui retient ce qui est lu), l’intelligence (qui
s’efforce de pénétrer le sens), la volonté (qui se propose de mettre en œuvre
les enseignements reçus).
La
méditation figure en bonne place dans la Vita Antonii (cf.
3.4.16.26.46.89). Chez Cassien également (cf. Conf. 14, 10). Elle est
activement pratiquée par les moines pachômiens jusque dans leur déplacements.
La méditation fut sans doute la forme d’oraison la plus généralisée dans le
monachisme antique. Elle ne fut pas seulement remise en honneur au temps de S.
Benoît, mais sa faveur se prolongera jusqu’au Moyen Age.
L’horaire
d’été [1](RB
48, 2-6)
Il
s’agit ici des heures du comput romain, de durée variable selon que la
lumière solaire croît ou décroît.
Donc,
de Pâques aux Calendes d’octobre (la période estivale s’étalant de mars-avril à
fin septembre environ, voire fin octobre), les moines vaqueront à leur travail
depuis la 1ère heure jusqu’à la 4ème heure (c. à d. de 7
à 10 h., soit 3 heures de travail manuel.
Ensuite,
de la 4ème h. à la 6ème h., c. à d. de 10 h. à midi, les
moines vaqueront à la lectio, soit 2 heures.
Après
la célébration de Sexte (12 h.), a lieu le repas en commun, puis un temps de
repos (pausent in lecta sua cum omni silentio, RB 48, 5) ; un temps
qui peut être utilisé à lire, mais en silence (ibidem).
None
se dira (agatur, « se fera », « aura lieu ») entre
14h. et 15h. Après quoi, « on se remettra au travail jusqu’aux
vêpres » (RB 48, 6), c. à d. de 15h. à 18h. environ, soit 3 heures de
travail.
Récapitulons :En été, Benoît préconise ainsi la répartition des
temps de lecture et de travail
|
Matin
|
Après-midi
|
total |
Lectio diuina |
2h. |
1h. |
3h. |
Travail (manuel) |
4h. |
4h. |
8h. |
Le
travail agricole (RB 48, 7-9) :
« Une parenthèse d’une singulière transcendance »
(Colombas/Aranguren).
« Si
les conditions du lieu ou la pauvreté exigeaient qu’ils (les moines) s’occupent
par eux-mêmes des récoltes, qu’ils ne s’attristent pas. Car c’est alors qu’ils
sont vraiment moines s’ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et
les Apôtres ».
Manifestement
les moines d’alors (milieu du VIème s.) n’étaient plus accoutumés au dur
travail des champs. Mais les circonstances présentes – guerre entre Goths et
Byzantins, appauvrissement général de l’Italie ravagée par des luttes sans
merci, rareté de la main-d’œuvre ou impossibilité de la payer – imposaient aux
moines auxquels Benoît s’adresse, de récolter eux-mêmes les moissons, ce qui
pouvait leur causer du désenchantement. Certains pouvaient objecter – ou
murmurer – qu’ils ne s’étaient pas fait moines pour peiner sous des travaux
accablants. A cela Benoît coupe court en en appelant à un argument
surnaturel : « alors ils seront vraiment moines »... ; ce
qui renvoie au sommaire des Actes des Apôtres 4, 32, charte fondatrice de la
vie monastique, avec Ac 2, 42. La paradoxe est total : qui croyait perdre,
gagne ; qui croyait déchoir de sa condition de liberté chrétienne, se
trouve reconduit avec libéralité et surabondance dans cette même condition de
liberté dont la charité est la source.La vie monastique apparaît ici très
clairement comme « une école de liberté » (schola libertatis),
où rien, pourvu qu’il soit vécu dans l’amour et par amour, ne doit laisser
prise à l’asservissement. C’est libenter que toutes choses doivent
s’accomplir, mêmes celles qui relèvent de « la nécessité du lieu ».
Cette occasion d’un surcroît de travail manuel peut ête favorable à la mise en
pratique d’un principe fondamental de la vie chrétienne, et donc a fortiori de
la vie monastique : « vivre du travail de ses mains ».
Benoît
est un réaliste spirituel et un spirituel réaliste : il utilise les
circonstances présentes pour les relier à la grande tradition monastique des
Pères du désert qui vivaient du travail de leurs mains, coupant court aux
détracteurs éventuels prêts à dénoncer la « nouveauté » (nouitas)
jugée arbitrairement contraire à la tradition. Le bien fondé de l’argumentation
de Benoît est d’autant plus solide qu’il s’appuie sur les Pères et les Apôtres,
autorités universellement reconnues.
Benoît
remet en lumière l’idéal antique et le repropose : que les moines ne se
contentent pas de vaquer à des travaux plus ou moins utiles pour déjouer
« l’oisiveté ennemie de l’âme » ; mais qu’ils vivent du gain de leur
propre travail. Or, dans les circonstances de la vie au mont Cassin au VIème
s., gagner sa vie par son travail implique de se livrer au travail agricole
(cf. RM 50, 6 ; 78, 19-24 ; 83, 14-16 et 22). Confier l’exploitation
de leurs champs à des « séculiers », revenait pour les moines à
« vivre de leurs rentes ». Benoît, en fin psychologue, en habile
économiste et en juriste averti, s’y oppose justement, semble-t-il, comme non
conforme au « modèle apostolique ».
Mais
le v.9 vient compléter la pensée de Benoît qui veut que « tout se fasse
pourtant (tamen) avec mesure à cause des faibles » (omnia tamen
mensurate fiant propter pusillanimes).
La
touche de discrétion et la préoccupation de charité qui vient clore la
parenthèse en rappelant à la modestie les moines vigoureux et
« performants », est tout à fait révélatrice de la manière
bénédictine (« benedictine way of life ») :Discretio Mater
Virtutum !
L’horaire
d’hiver (RB 48,
10-13)
D’après Dom Butler (Benedictine
Monachism, p. 293), la répartition se ferait ainsi :
|
Matin
|
Après-midi
|
total |
Lectio-meditatio |
1h. + 4h. |
0h.30 (17h15-17h45) |
5h.30 |
Travail
manuel |
De 9h.15 |
A 16h.00 |
+ ou – 6h.30 |
La
journée moyenne ou typique bénédictine se répartirait ainsi, selon Dom Butler
(o.c. p.300) :
Opus Dei |
3h. 30 |
Studium
orationis (oraison
personnelle) |
0h. 30 |
Lectio
diuina |
4h. 00 |
Travail |
6h. 30 |
Repos et Repas |
9h. 30 (8h.30 + 1h.00) |
|
|
Total : |
24 heures |
Le
temps classique de la lectio se trouve honoré depuis la fin des Laudes
jusqu’à la fin de la 2ème heure où se célèbre Tierce (Prime était
récité environ ½ h. après la fin des Laudes , l’intervalle étant réservé à
l’ « oraison-méditée ») :
« Le
soleil naissant te verra le manuscrit en mains, et à partir de la deuxième
heure, tu travailleras », écrivait Evagre le Pontique à une vierge (Sent.
Ad uirg. MG 40, 1283). Jérôme écrit à Marcella dans le même sens
(cf. Ep. 43, 2).
Après
Tierce, c’est le temps du travail jusqu’à None (si Sexte n’est pas ici
mentionné, c’est que la récitation de l’Heure va de soi).
Remarquons
que Benoît est très soucieux d’alterner les temps de prière, de travail, de lectio,
avec souplesse cependant selon le cursus saisonnier, puisque « tout
doit se faire à la lumière du jour » (RB 41, 8).
L’horaire
de Carême (RB 48, 14-16)
Le
terme de bibliotheca est à entendre au sens de Biblia (qui
constitue la Sancta Bibliotheca), et non le lieu où sont, comme
aujourd’hui, entreposés les livres du monastère. Les plus riches monastères
n’en avaient d’ailleurs que très peu...(voir Colombas/Aranguren, pp. 386-388).
Seu le sens de Bibliotheca-Bibliaconvient pour l’interprétation de ces
versets 14-16. La Bible était répartie alors en au moins 9 Livres (il y avait
donc plusieurs exemplaires dans chaque monastère.
Tout
l’effort quadragésimal est porté sur la continuité entre lecture et travail. Le
caractère sévère, pénitentiel, est bien marqué. L’Ecriture répartie par Livres
entre les moines, est reconnue ici comme l’aliment spirituel majeur. S .
Césaire d’Arles encourageait moines et laïcs à lire l’Ecriture sainte pendant
le Carême (cf. Serm. 196-199 et 238).
Vigilance
pendant la lectio (RB 48,
17-21)
Ces
versets témoignent des signes des temps : à cette époque, la culture était
en perte de vitesse. Lire relevait de l’ascèse. Seuls les plus héroïques s’y
risquaient. Benoît entend légiférer en ce domaine ; il connaît en effet
l’incidence de la lectio diuina sur la vie spirituelle. Il prend les
moyens pour la rendre effective contre les détracteurs et les paresseux (les
« charlatans », disent Colombas et Aranguren)., en insttituant un
système de surveillance par deux anciens « parcourant le monastère au
moment où les Frères vaquent à la lecture » (48, 17).
Benoît
reprend le terme si fréquemment employé dans la littérature des Pères du désert
d’ascediosus monachus, c. à d. du moine victime de ce mal monastique
qu’est l’acédie (akèdia : incurie, mal non soigné). Le mot signifie
ici « négligeant ». Chez Evagre, il signifie aussi dégoût, torpeur,
instabilité, murmure, paresse... (voir Pierre Miquel, « Lexique du désert »).
L’acédie était la tentation par excellence de l’anachorète aux prises avec
« le démon de midi » (cf. Ps 90). Si celui-ci s’en prend aux
cénobites, il choisira le moment où ils sont le plus seuls : le temps de
la lectio diuina.
Benoît
tient à corriger les « acédieux », « pour que les autres
éprouvent de la crainte », et ne succombent pas à cette tentation. Une
précaution : légiférer de sorte qu’ »un Frère ne se joigne pas à un
autre aux heures prohibées » (v. 21).
Préserver
le climat de silence et de solitude, tout en entretenant une vie fraternelle
heureuse, est le meilleur moyen de combattre l’acédie.
Le
Dimanche. Les « Infirmes »
(RB 48, 22-24)
Voici
deux cas « spéciaux » qui se refèrent l’un et l’autre à la lectio et
au travail manuel.
Le
Dimanche, Jour du Seigneur, doit se référer essentiellement à Lui (voir
J. Gaillard, « Le Dimanche dans la RB », Suppl. Vie Spirituelle 1,
1948, pp.468-488). Telle est la tradition des cénobites d’Egypte d’après le
témoignage de Jérôme :
« Les
Dimanches sont exclusivement consacrés à l’oraison et à la lectio » (Ep
22, 35). La RB adopte entièrement cette pratique. Et elle mentionne toujours en
lien soit avec l’oraison, soit avec la lecture, l’exercice de la méditation.
Cependant, du fait que certains moines négligents ou paresseux ou peu portés
aux choses de l’esprit, ne veulent ou ne peuvent s’adonner à la méditaion, et
afin de sauvegarder le principe initialement énoncé selon lequel
« l’oisiveté est ennemie de l’âme », Benoît demande de prescrire à
cette catégorie de moines un travail (opus), « afin qu’il n’erre
pas oisif » (ut non uacet).
Quant
aux Frères affaiblis (infirmi) ou délicats (delicati), ils ne
doivent pas se croiser les bras ni gémir sous le poids du travail
accablant ; on leur donnera un opus ou un ars (travail ou
métier) qui leur évite l’oisiveté (ut nec otiosi sint), sans les
accabler. On retrouve ici toute la discretio de Benoît.
Conclusion (RB 48)
Par
rapport aux autres Règles monastiques, l’horaire de la RB se distingue par son
aspect compliqué. Mais loin d’être un défaut, cela révèle plutôt la grande
« discrétion » de son auteur et le soin qu’il entend apporter à
organiser toute chose selon les temps et les circonstances. Cela lui semblait
important pour coller à l’économie d’incarnation.
Benoît
tient fermement au grand principe régulateur de l’activité monastique :
« ne rien préférer àl’Oeuvre de Dieu» (RB 43, 3). Mais il n’hésite pas à
prendre certaines libertés vis à vis des structures – réputées sacro-saintes
pour la législation cénobitique – de la célébration des Heures canoniques. Il
entend ainsi tenir le plus grand compte des deux autres occupations typiquement
monastiques : la lectio diuina et le Travail. Elles ont aussi leurs
exigences. Pour qu’elles puissent s’accomplir, il convenait que leur soit
assigné des créneaux horaires suffisamment longs, déterminés en fonction des
époques de l’année (été, hiver).
A
cette fin, Benoît distingue deux grandes périodes annuelles : l’été
et l’hiver, auxquelles il adjoint un régime spécial pour le Carême et
pour les Dimanches. Le Législateur se montre ainsi extrêmement réaliste.
Si rien ne doit être préféré à l’Office Divin, il n’en néglige pas, pour
autant, les tâches matérielles nécessaires à la vie de la communauté
monastique, ni les besoins psychologiques des moines : l’Office Divin sera
organisé en conséquence. La RB témoigne d’un grand respect envers le
« rythme de la vie humaine, avec son alternance d’effort et de repos, de
travail manuel et de travail spirituel puisque dans la vie du moine tout est
sacré » (A. de Vogüé, « Commentaire »...p. 603).
Les
divers offices divins se célèbreront donc approximativement à l’heure qui leur
convienne, mais eu égard aux exigences de la lectio et du travail.
-
En hiver,
la lectio occupe les 2 premières heures de la journée, et une heure – au
moins – le soir entre None et Vêpres (total : 3 heures minimum).
-
En été,
les moines consacrent à la lectio deux heures en fin de matinée ;
ceux qui le désirent et le peuvent ont aussi la possibilité de lire durant la
sieste.
-
En Carême,
la lectio se fait depuis la 1ère heure jusqu’à Tierce.
-
Les
Dimanches, tout le temps disponible entre les offices, est employé normalement
à la lectio-meditatio.
Donc,
jamais plus de deux heures consécutives de lectio : il convient d’y
voir moins une pratique ascétique de désappropriation du temps, qu’une fidélité
au principe qui sous-tend toute la RB : la DISCRETIO.
Les
axes de la journée monastique sont les heures des repas et le temps dédié à la
lecture. A chaque époque de l’année, l’horaire est calculé de telle sorte que
les moines disposent de 2 ou 3 heures pour lire avant de manger. Le reste du
temps, ils le passent à travailler : 6 h . de suite en hiver et en
Carême (interrompus par la brève récitation des offices correspondants), et
6h . 30 en été, divisées en deux , par la lecture, le repas et la
sieste qui occupent les heures les plus chaudes du jour.
Il
n’est pas spécifié dans ce ch. 48 à quel genre de travail manuel s’appliqueront
les moines, sauf au v. 7 où il est question du travail des champs et de la
moisson :
-
Ils
travailleront « à ce qui est nécessaire » (48, 3 et 5) ;
-
...A
« ce à quoi ils auront été assignés » (48, 11) ;
-
« Ils
feront le travail qui leur aura été prescrit » (48, 14).
Benoît,
homme de Dieu, est réaliste ; il admettait donc dans son programme
monastique, le travail agricole. Sans doute aujourd’hui admettrait-il, dans une
juste proportion, le travail informatique...
Il
entend faire redécouvrir ce grand principe chrétien et monastique énoncé au
v.8 :
« C’est
alors qu’ils sont vraiment moines, s’ils vivent du travail de leurs mains,
comme nos Pères et les Apôtres ».
´
RB 49. Un temps privilégié, le Carême
Dans
le ch. précédant (48, 14-16, S.Benoît a séparé de l’horaire d’hiver, l’horaire
correspondant au Carême, pour joindre en deux blocs compacts le temps dédié à
la lecture – 3 heures consécutives au début de la journée -, et le temps
réservé au travail – les 7 heures suivantes. Il y ajoute quelques observations
sur la « lecture quadragésimale ».
Pour
le sens quadragésimal chez Cassien, voir Conf. 21, 24-30 (allégorisation des
deux drachmes payées par Jésus et par Pierre). Homme pratique, Benoît sait très
bien qu’aux moines convient – puisqu’ils aspirent à la sainteté mais restent
des hommes de pied en cap – cette période de renouvellement et
d’intensification du vécu chrétien ; période qui correspond au temps de
l’année où les catéchumènes se préparent au baptême et les fidèles à la digne
célébration de Pâques
Benoît,
en écrivant ce chapitre, sera plus préoccupé de préciser l’esprit qui doit
animer les observances quadragésimales que d’en fixer avec minutie les
pratiques pénitentielles pour la communauté monastique. Il sera plus discret
que le Maître (cf. RM 51, 53) quant à la détermination le quota d’oraison, par
exemple.
Structure
du ch. 49
1.
L’idéal
quadragésimal est exposé (vv. 1-3).
2.
Certains
moyens pour atteindre la finalité du Carême sont indiqués (v. 4).
3.
Enfin, un
programme d’ascèse est proposé (pratiques pénitentielles avec insistance sur
l’esprit qui doit les pénétrer : vv.5-7).
Le
chapitre se terminait probablement ici dans sa version primitive. Si un
appendice lui est adjoint concernant la part ponctuelle de l’Abbé dans le
programme quadragésimal de chaque moine, c’est que l’expérience y aura conduit
le Législateur.
I-L’idéal
(RB 49, 1-3)
“La
vie du moine devrait en tout temps correspondre à une observance de
Carême » (v. 1).
Pour
Benoît, le Carême ne consiste pas à avoir un visage triste et exténué, mais
bien plutôt à être rayonnant de joie dans l’Esprit Saint. Le Carême signifie
avant tout un temps où se vit dans une plus grande pureté et intégrité la vie
chrétienne. D’expérience, Benoît sait que peu de moines sont capables de
maintenir leur effort toute l’année. Tel est donc l’idéal quadragésimal pour
les moines :
-
se
comporter entièrement comme tels ;
-
et
effacer par des pratiques ajoutées au régime habituel, les fautes, négligences
et infidélités commises depuis la Sainte Pâque précédente.
-
Benoît
s’inscrit dans la ligne de l’ascétisme évagrien persuadé qu’il est, avec toute
la tradition spirituelle, qu’il n’y a pas d’accès à la gnose (prière
continuelle, contemplation, charité) sans passage par la practikè (une
vraie discipline de vie) : voir Evagre, « Le Practikos », passim,
ou « Traité de l’oraison »...). Ce qui vérifie l’adage : Tota
in usu ueritas est ( toute la vérité est dans la manière d’agir)
II. Les
« Pratiques » quadragésimales (RB 49, 4)
Pour
réaliser l’objectif du Carême, une première liste de moyens est fournie :
lutte contre les vices (en les extirpant jusqu’à la racine), culture des vertus
(prière, lecture, componction, abstinence). On trouve cela chez Cassien (Inst.
5-12 et Conf. 5). En réalité, combattre un vice revient à acquérir la vertu
contraire, ce qui est une méthode positive. Trois de ces
« pratiques » sont éminemment positives : la prière avec larmes,
la lectio diuina assidue, la componction du cœur. Dans cette trilogie se
trouve un critère de vérité. Une quatrième pratique est relative au
« somatique » et s’exprime négativement : l’abstinance, c’est à
dire la privation libre et volontaire de nourriture.
III. Le
programme de Carême (RB 49, 5-7)
Après
la théorie, passons à la pratique. De ces principes se déduisent deux
conséquences : Ergo...En conséquence... Au pensum seruitutis
qu’est la vie monastique courante, « ajoutons donc (augeamus)
à la tâche habituelle des prières particulières, une abstinence de nourriture
et de boisson (v. 5), c. à d. un élément spirituel et positif, puis un élément
corporel et négatif, plus explicite ici que dans la liste du v. 4.
Dans
une troisième liste, Benoît se fera plus précis encore par rapport à ce second
élément « corporel » en fait d’abstinence (v. 7) : à la
nourriture et à la boisson retranchées s’ajoute des privations de sommeil, de
bavardage, de plaisanterie...
Cette
précision peut surprendre puisqu’en RB 6, 8 Benoît avait déjà condamné sans
appel les scurrilitates qu’il proscrivait hors du cloître. Mais la
théorie est une chose, la pratique autre chose. Ce dont Benoît a légiféré pour
tous les temps, il pense devoir y revenir en ce temps fort de Carême. Sachant
que les moines ne sont pas d’héroïques observants, qu’ils fassent quelques
efforts au moins durant ce temps privilégié.
Une
remarque importante : les pratiques quadragésimales ne sont pas des
pratiques imposées obligatoirement à tous les moines par l’autorité de
la Règle et de l’Abbé, mais de simples exhortations laissées au discernement de
chacun (cf. la distinction entre précepte et conseils évangéliques). La
comparaison avec RM est éclairante à ce sujet : prescription de prières et
d’abstinences surrérogatoires communautaires imposées. C’est « dans la
joie de l’Esprit Saint que doivent se déterminer librement les moines qui
entrent en Carême. Le Carême bénédictin est joyeux, tout tendu vers la Sainte
Pâque.
A
remarquer encore que Benoît fait appel ici positivement à la volonté
propre - qu’il considère partout ailleurs comme l’ennemi n°1 de la perfection
évangélique -, comme source des actes bons et généreux (ou du moins comme
« cause cojointe » des actes bons, créés par la puissance germinative
du S.E. (cf. Clément d’Alex. Strom. II, 26, 1-2).
IV.
Appendice (RB 49, 8-10)
Manifestement,
la rédaction primitive de RB 49 s’arrêtait à cette magnifique expression :
Sanctum Pascha expecte (v.7). Sans doute, des moines volontaristes et
« indiscrets » recherchaient-ils d’orgueilleuses performances
ascétiques dans la ligne mal comprise des Pères du désert. Benoît rappelle
alors le primat de l’obéissance, gardienne de la « discrétion ».
C’est
une idée chère au monachisme ancien que le disciple ne s’attribue pas le mérite
de ses bonnes œuvres, mais le croit dû à la prière de son Père spirituel :
Benoît s’en tient à la tradition authentique. D’où la finale en forme d’énoncé
à portée générale : « Donc, que rien ne se fasse sans l’assentiment
de l’Abbé » ; ce qui tempère l’appel à la « volonté
propre » du v. 6.
V.
S. Benoît et S. Léon
Le
contenu spirituel de ce ch. 49 – en dehors de l’appendice qui est typiquement
cénobitique - doit beaucoup aux Sermons de Carême de S. Léon le Grand ;
cf. par ex. 1er Serm./Car. Où est marqué le contraste entre la vie
ordinaire et la vie quadragésimale.
L’exigence
de « pureté » est un leitmotiv léonien : puritas, purificatio
et purgatio se rencontrent fréquemment dans le vocabulaire de S. Léon.
De même, la lutte contre les vices et la culture des vertus est un topos fréquent ;
la « joie du désir spirituel » également. S. Benoît avait à sa
disposition – ou du moins connaissait des extraits - des Sermons de S. Léon. Ce
dernier s’adressait à des chrétiens « dans le monde » ; Benoît,
à des moines « séparés du monde ». C’est peut être la meilleure
preuve que par ses emprunts léoniens, Benoît considérait la vie monastique
comme une vie baptismale qui se donne les moyens d’en réaliser l’idéal.
[1] Pour le comput bénédictin, cf. Dom Cuthbert Butler, « Monachisme bénédictin », ch. XVII, « La vie quotidienne »..., p. 293 et 300.