IV ème  Partie : l’Organisation du monastère : l’Oeuvre de Dieu (RB 8-18)

 

 

L’organisation de l’office divin RB 8-18

Un directoire de l’office divin

 

          Dans les textes primitifs, l’opus Dei désigne toute la vie spirituelle du moine, ou encore plus simplement la vie monastique. Peu à peu l’expression en est venue à désigner limitativement     la vie d’oraison organisée autour de la lecture de la Parole de Dieu, la psalmodie et la prière silencieuse (I. Hausherr, Opus Dei, Orient. Christ. Periodica 13, 1947). C’est là le sens qu’Opus Dei prend dans la RB. Celle-ci donne non seulement la préférence à l’œuvre de Dieu sur toutes les autres occupations du moine - Nihil operi Dei praeponatur 43,3 -,  mais Benoît lui donne une telle importance qu’il décide de la réglementer minutieusement au point de constituer1/7° environ de l’ensemble de la RB.

         Au groupe des chapitres relatifs à la doctrine acétique (1-7), fait suite un bloc relatif à l’oraison: section parfaitement homogène tant du point de vue du thème que du vocabulaire et du style. Ce bloc commence brusquement au chapitre 8. Pas d’introduction, nulle préparation d’aucune sorte, pas de paroles scripturaires pour justifier cette organisation de l’opus Dei. Le vocabulaire et le style diffèrent largement des autres parties de la RB: l’emploi du «latin vulgaire» y est fréquent. Aussi incline-t-on à penser qu’il s’agit là d’un texte antérieur à la RB ;  cette supposition se trouve confirmée par le chap.47 qui est une simple addition au groupe des chapitres 8-18 pour régler certains points restés indéterminés. Addition aussi au texte primitif :  les titres des chapitres 9-18 qui ne font aucune fois mention explicite du terme  opus Dei  que l’on rencontre pourtant dans d’autres chapitres de la RB : 7,63 ; 22 ,68 ; 43,3.6.10 ;46,1-7 ; 47,1 ; 50,3 ; 52,25 ; 58,7 ; 67, 3. 7 + 19,2.

          En toute cette section se trouve par contre une expression équivalente que l’on rencontre au chapitre 16 : qualiter diuina opera per diem agantur ( comment célébrer l’œuvre de Dieu, de jour).

Son actuelle division en chapitre apparaît factice. En fait il s’agit bien du cursus liturgique des moines antérieurement à la rédaction de la RB, que Benoît  a joint à la Règle sans lui apporter de modifications majeures. A preuve, le style et la grammaire caractéristiques du latin vulgaire, et l’ajout du chapitre 47 : « Comment signaler l’heure de l’œuvre de Dieu », qui répond à certaines questions non traitées dans le directoire liturgique (8-18).

 

Origines du  cursus  bénédictin

            Il semble admis que l’office bénédictin suive pas à pas le cursus romain (cf. C. Callewaert, Sacris erudiri, Steenbrugge, 1940).

            La RB en 13,10 reconnaît elle-même sa dépendance révérentielle envers la psalmodie de l’Eglise romaine. Cependant le cursus bénédictin n’est pas une cursus des cathédrales, mais bien une cursus typiquement monastique. Il s’inspire aussi d’autres traditions liturgiques que celle de Rome ( office byzantin, office de rit milanais et espagnol, celui d’Arles-Lérins dont s’inspire Cassien (cf. Institutions cénob…). Utilisant tous ces éléments, la Règle construit un bel office, riche, varié, équilibré, plein de dignité et de sobriété. Paisible et priant : une véritable prière communautaire. Ce qui, néanmoins, n’empêche pas Benoît d’en reconnaître les limites. Il laisse la porte ouverte aux améliorations possibles ( autre mode de distribution des psaumes, pourvu que soit maintenue la récitation hebdomadaire du psautier). Il est manifeste ici, qu’aux yeux de Benoît, la psalmodie demeure le cœur de l’office divin (cf. 18, 22-24).

Caractéristiques :

- Le sens de l’ordre (qui est une caractéristique de toute la RB).

- La brièveté de l’Office divin (en comparaison des autres offices monastiques d’alors qui multipliaient interminablement le nombre des psaumes (Cf. Jean de la + Bouton, « Histoire de l’Ordre de Cîteaux »). « L’Office bénédictin est…un Office romain abrégé et varié en vertu des tendances qui se manifestaient alors à Rome même » (cf. A. de Vogüe, « Origines »…p. 196). Cette réforme de l’Office romain en cours consistait essentiellement en une intégration dans les « Heures » liturgiques des psaumes répartis sur une semaine, alors qu’ils étaient auparavant  concentrés exclusivement dans les Vigiles et les Vêpres (cf. Colombas/Arranguren, p. 324). S. Benoît insère dans cette réforme romaine sa propre adaptation.

Pour les heures mineures, la prière psalmique se trouve réduite de moitié, et la psalmodie antiphonique  (responsoriale) des Vêpres et des Vigiles, notablement abrégée. De 5 psaumes traditionnels, on passe à 4, aux Vêpres. Il en est de même pour Laudes.

 

Les causes de ces abréviations :

D’après A. de Vogüe ( cf. Commentaire, p.639) :

- la réduction des psaumes de Vigile à 6 ( en dehors  des Psaumes 3 et 94) se fonde sur le souci de Benoît de permettre à ses moines de jouir  d’un sommeil suffisant.

-         - la réduction de la psalmodie aux Heures mineures se fonde sur la nécessité de gagner du temps pour le travail manuel.

     En contre-partie, quelques adjonctions théologiquement significatives :

-         temps pour le travail manuel (la réduction  de la psalmodie aux Heures mineures se fonde sur la  nécessité de gagner du temps).

-         Le verset introductif des Heures  diurnes (Ps 69, 2) dont Cassien fait un si grand éloge dans ses Conférences (cf.10,10) comme formule de pieté (formula pietatis) pour maintenir vivant le souvenir de Dieu ( memoria Dei).

-         Les hymnes (ambrosiennes en particulier), si spécifiquement chrétiennes et idoines à l’Heure célébrée.

-         . Le Te Deum laudamus et le Te decet Laus  repris des constitutions Apostoliques.

-         . Les Psaume s introductifs des Vigiles et de Laudes, très spécifiques de l’Heure.

          A travers tout cela, on sent l’infinie vénération de Benoît pour l’OPUS DEI ,  bien qu’il en réduise l’étendue auparavant démesurée, afin d’introduire une part plus équilibrée de travail et de lectio divina. Ce qui porte Benoît à légiférer ainsi, ce n’est ni la paresse, ni le laxisme, ni le manque de ferveur,  mais la  nécessité  et la  discretio,  c’est à dire à la fois le discernement et la modération. Le devoir et l’honneur dûs à Dieu dans la louange des moines cénobites réunis lors de l’office, ne sont en rien sous évalués.

          Mais la mesure-étalon du temps sacré réservé à la prière liturgique requiert cependant pour Benoît une certaine flexibilité. Il se refuse à l’absolutiser. En cela il se sépare du Maître (cf. RM), pour qui l’Office liturgique est une observance stricte, alors que les dispenses individuelles    sont multiples pour se  dérober  à l’assistance au chœur. Chez Benoît,  l’observance liturgique est plus souple,  mais les dispenses individuelles se concèdent moins facilement. Benoît mitige la norme commune,  mais  insiste davantage sur l’observance ( A.de Vogüe, Commentaire, p. 606-607).

 

Trois principes intangibles :

1. Le vieux principe romain, et probablement aussi byzantin, de réciter hebdomadairement le psautier. Benoît  semble réagir contre une dégradation  locale de ce principe. Des moines s’arrogeaient le droit de raccourcir l’office de telle sorte que  le psautier était loin d’être entièrement  prié au cours  d’une semaine (RB 18, 23-24).

2. La célébration des 7 Offices par jour, selon l’exhortation  de l’Ecriture ( Ps 118, 164 et RB 16, 1).  De même, c’est encore à l’Ecriture (PS118, 62) que St Benoît se réfère  pour justifier  la célébration des Vigiles.Ainsi  S. Benoît se montre  le fidèle  défenseur du cursus romanus.

3. La récitation  de 12 psaumes aux Vigiles nocturnes qui s’appuie sur une tradition monastique  ancienne : la fameuse" règle des anges" transmise aux moines occidentaux  par Cassien (cf. Inst.2,5). Cassien est beaucoup plus sobre que Pallade ( cf. Hist. Laus. 32).

 

          Dans la maintenance de ces 3 principes, S. Benoît se montre un ferme défenseur de la tradition monastique romaine. Ses propres innovations importent moins que cette fidélité . Il est par dessus tout, homme de tradition ( A.de Vogüe, Commentaire, p. 613).

 

 

Des éléments importants

          L’oraison psalmique qui suivait la récitation de chaque psaume n’est pas explicitement notée par S. Benoît . Le Maître, lui , y fait mention (RM14,1-20 ; 33,44). Il y avait donc après chaque psaume  chanté par 1 ou plusieurs solistes, un  temps de prière silencieuse, puis une collecte (prière collective) ; et la psalmodie reprenait son cours. Les autres moines , en dehors des solistes,  participaient à la psalmodie lorsque celle-ci était responsoriale ( alternée).

 

L’office nocturne (RB 8-11et 14)

 

          Veiller une partie de la nuit était une pratique très généralisée dans l’Eglise primitive; elle se fondait sur une mystique de l’espérance :  l’attente de l’Epoux.

          La Vigile dominicale date des temps apostoliques. Ce fut rapidement le rôle des moines de veiller pour s’adonner à la psalmodie et aux lectures bibliques, mais aussi pour se livrer à la prière secrète et à la  méditatio. Par rapport aux prouesses des anciens en matière de domination du sommeil, S. Benoît, là encore, fait preuve de tempérance. Il tient, en considération des besoins du corps, à ce qu’on « se repose un peu plus que la moitié de la nuit ». 

          Ce repos nocturne aura aussi l’avantage de permettre aux moines de ne pas être incommodés ou alourdis par une difficile digestion : l’estomac vide est propice à la prière. Benoît humanise donc les conditions de la prière nocturne .Il mitige l’austérité de la veille que les générations du 6e s ne sont déjà plus capables de porter avec l’extrême rigueur des générations antérieures...

          Benoît est un fin psychologue et un homme d’expérience. Il sait qu’ « un homme somnolent ne fait rien de bien » (cf. Colombas/Aranguren, p. 330). Il règle la durée du sommeil sur la longueur des nuits. D’où  la diversité entre le régime de l’été(nuits plus courtes) et le régime d’hiver ( nuits plus longues).

          En été les matutini (Laudes) suivront immédiatement les vigiles nocturnes, car, elles doivent être célébrées" au lever du jour"(incipiente luce agendi sunt). Remarquons l’appui  du Maître de sagesse (Benoît) sur le symbolisme de la nature, pour instituer le cursus liturgique.

L’intervalle entre Vigiles et Laudes l’hiver  doit être utilisé à l’étude du psautier (mémorisation) et des lectiones  ( passages de l’AT lus durant l’office ; cf.RB 8, 3).

…et non à un supplément de sommeil.Cette occupation à l’étude des psaumes et aux lectures mémorisées rejoint la prescription de S . Benoît : « Ne rien préférer à  l’œuvre de Dieu » (RB 43, 3).

 

Quelques remarques

 

- la prédilection de S.Benoît pour les formules triples (9,1), soit par honneur et révérence envers la Sainte Trinité, soit pour faire pénétrer plus profondément dans le cœur les paroles des lèvres, soit par souci d’insistance.

- le Ps. 3 est choisi en fonction du contexte nocturne de sommeil et de combat : Ego dormiui et soporatus sum (Vulg.). Le Ps.94 qui le suit est invitatoire : il est lui aussi choisi parce que parfaitement idoine.

- l’Ambrosien est une hymne composée par S.Ambroise ou qui lui est attribuée.

- la finalité de toute lecture liturgique est l’édification de ceux qui l’écoutent (RB 9,5 ; cf. 38,12). Etaient lus l’A et le NT, et les commentaires de l’Ecriture par les Pères catholiques très célèbres et reconnus comme orthodoxes (9,8) ; donc les lectures étaient sélectionnées.

- la distinction entre les 2 groupes de 6 psaumes ( constituant les deux nocturnes ) est très judicieusement pensée : la diversification et l’alternance entre psalmodie et lectures rendaient l’office nocturne moins pénible :office riche, sobre, et varié. Telle est l’innovation bénédictine.

Cette  discretio  dans le suivi des usages romains s’inscrivait en réaction contre les outrances de certaines pratiques gauloises (cf. Règle de S. Césaire d’Arles, Règle de S. Féréol…).

          Benoît préfère l’intensité à la durée, un office intense, fervent et bref, à des offices interminables et somnolents.

- la lectio divina prend chez S.Benoît  une importance accrue (RB 48,22) : primat du spirituel sur la performance ascétique ; cependant, les Vigiles des Dimanche prendront un caractère particulièrement festif par rapport aux jours ordinaires.

-.Benoît est soucieux de particulariser le" Jour du Seigneur" en adjoignant un troisième nocturne( il y a peut- être là une influence orientale ; Jérusalem ?). Benoît puise probablement  son information dans ce qui se faisait dans les monastères romains.

L’Office de l’aube (RB 12 et 13)

 

Remarque philologique : matutinorum sollemnitas est équivalent à la synaxis (réunion liturgique, office) des Laudes (Cf. Cassien, Inst.3,10 ;3,4.5.6, etc).

 

          En hiver, la matutinorum sollennitas (Laudes) suit de très peu les « nocturnes ». Le dimanche, en tout temps, il n’y a pas d’intervalle.

          Le terme technique"Laudes", en RB12, signifie très précisément les psaumes de louanges de la fin du psautier ( Ps 148. 149. 150).

          Notons le choix de la lecture ex corde de l’Apocalypse, Livre intégré au canon des Ecritures depuis peu sans doute, et si fortement centré sur le triomphe pascal du Christ et des élus.

          En semaine se fera une lecture de l’Apôtre ( lectio una Apostoli memoriter recitanda ; RB13 ,11). Notons la très belle finale du chap.13 : la récitation du « Notre Père » pr le Supérieur (dicatur a Priore), « à cause des épines de scandales qui ont coutume de se produire » (RB 13, 12).

          La discorde est l’ennemi n°1 de la vie monastique. Il faut tout faire pour maintenir ou rétablir l’unité de la communauté.Rien de plus efficace pour cela que" la prière du Seigneur" par laquelle les moines (conventi) s’engagent solennellement (« engagés qu’ils sont par la promesse faite en cette prière ») à se pardonner mutuellement afin d’être pardonnés. Les" épines de dicorde"( scandalorum spinae) sont qualifiées de vice (RB13,13 ; cf. S. Augustin Serm.49, 8).

 

L’Alleluia (RB 15).

 

          Il est l’expression d’un sentiment profond de joie spirituelle, de jubilation qui ne peut être contenue, d’une louange enthousiaste adressée à Dieu pour le plus grand des triomphes :le triomphe pascal du Christ sur la mort et sur le péché. Benoît, pour ce qui est de l’usage liturgique de l’alleluia, ne suit ni Vigilence( qui réservait le chant de l’alleluia à la seule fête de Pâques), ni la RM( 13,72 ; 88,14 ; 95, 23). Pour Benoît, si le monastère est une anticipation du ciel, il est aussi le lieu où se vivent les dura et aspra Benoît suit tout simplement l’usage romain du chant de l’alleluia le dimanche, en dehors du carême, puis de Pâques à la Pentecôte. Il ajoute le chant – ou la récitation – de l’alleluia « chaque nuit », après les 6 derniers psaumes du 2ème nocturne, de la Pentecôte au début du carême (RB 15, 2).

 

Les offices diurnes (RB 16 et 17)

 

          C’est un passage où Benoît tranche pour éviter la polémique. Dans les milieux monastiques du temps (cf. Cassien, Inst 4,9- RM 34,3), on discutait pour savoir si dans l’interprétation du psaume 118,164 : "Sept fois le jour j’ai dit Ta louange », les Laudes étaient

comptées dans les heures de jour ou de nuit. Encore qu’un flou demeure puisqu’en 17,1, les Laudes se trouvent placées dans le groupe des heures Nocturnes, semble-t-il ; tandis qu’en 16,5  les Laudes se trouvaient inclues dans les heures diurnes….

          En fait, la raison sous-jacente à ce dénombrement des heures de prière ne vise qu’à approcher le précepte évangélique (Lc 18,1), repris par S.Paul (1Thes 8,17), de" prier sans cesse".

          L’invocation initiale (« Dieu viens à mon aide ») et l’hymne, étaient propres à la RB. Ils passeront bientôt dans l’Office romain. Les trois psaumes des petites heures sont peut-être en rapport avec le symbolisme trinitaire (cf. Cassien, Inst.3,3) "Et missas", signifie le renvoi à la fin de l’Office. La psalmodie de Vêpres est « antiphonique », comme les laudes. Les complies ont un caractère conclusif. Pas d’antienne. Trois psaumes.

 

 

Le psautier (RB 18)

 

          Les psaumes constituent l’élément de base de l’office bénédictin. Les" ordines " anciens témoignent que les psaumes se récitaient intégralement en un laps de temps déterminé et variable : en une nuit ou un jour, en deux nuits, deux fois la semaine, etc…

          Cette récitation périodique du psautier revêtait une nouvelle signification : elle constituait une sorte de tribut sacré que l’on offrait au Seigneur à intervalle régulier. Considérés primitivement comme moyen pour sanctifier le temps, ils acquirent ensuite le sens d’une « dette sacrée » : cycle des heures ne servait à la récitation des Psaumes que d’étui (voir A. de Vogüe, Commentaire, p.546).

          Cette conception du psautier domine surtout au Chap. 18 de la RB dans lequel se trouvent assignés à certaines heures précises des psaumes particuliers. La finale de RB 18, 23-25 est très explicite à ce sujet. Il s’agit de réciter tout le psautier , au moins en une semaine (per septimanae circulum) : c’est en cela s’acquitter d’un service de dévotion (deuotionis suae seruitium : RB 18,24). La distribution des psaumes telle qu’elle est proposée par la Règle est sans doute une simple adaptation du psautier romain. D’où abréviation et plus grande variété dans l’office. Adaptation qui va dans le sens d’une plus grande complication, de moins d’homogénéité, et de moins de cohérence. Pourquoi ? Parce que l’Office romain était prévu pour les basiliques romaines  urbaines et non pour des communautés monastiques rurales, soumises aux rudes travaux des champs. Il fallait donc l’adapter en le raccourcissant. Tel paraît avoir été le principal souci de Benoît.(A. de Vogüe, Commentaire, pp.545-551).

          Remarquons que Benoît n’impose pas une distribution close. Il admet qu’une meilleure distribution puisse être trouvée. Il ne s’en tient fermement qu’au principe de la récitation hebdomadaire du psautier intégral. Il s‘appuie pour cela sur la tradition de « nos Saints Pères » (sanctos Patres nostros) ; il la puise dans les Apophtègmes des Pères (Vitae Patrum 5, 4, 57 ; PL 73, 871), à seule fin de stimuler ses moines à l’OPUS DEI.

 

 

 

.RB19-20 L’Esprit de l’œuvre de Dieu.

(Unité de la prière – ou oraison - chrétienne)

 

          Ces deux chapitres, fort différents des précedents qui présentaient un aspect technique, appartiennent à un ordre plus spirituel. Ils sont d’une grande portée, dans leur brièveté, et leur relation réciproque est très étroite (19 = 7versets ; 20 = 5 versets). RB 19 (« La manière de psalmodier ») a pour complément naturel RB 20 (« La révérence dans la prière ») ; de fait, toutes les directives de la Règle concernant l’oratio- communautaire et personnelle -, se trouvent condensées dans ces deux courts chapitres. Ces deux petits traités de l’oraison donnent l’essentiel de l’esprit de" l’OPUS DEI", qui, du commencement à la fin, marque la vraie vie spirituelle du moine. Psalmodie et oraison sont distinguées, mais ne constituent pas moins deux aspects d’une même réalité, deux moments d’un même mouvement de l’âme vers Dieu. La nette distinction entre « oraison  ( prière) communautaire » et « oraison privée », entre prière mentale et prière vocale, est chose relativement moderne. Les relations entre liturgie et contemplation ont été évoquées par J et R Maritain( Liturgy and contemplation, Spiritual Life (1959) pp. 94-131). Elles ne préoccupaient pas les esprits des Anciens. (cf. Jean Leclercq, « La preghiera e le preghiere, ossia l’unità della preghiera », Rivista di ascetico e di mistica 6 – 1961 -, pp. 9-24).

          « L’oraison est toujours, où que l’on soit, quoi que l’on fasse, colloque personnel avec le Seigneur » ( A. Veilleux. « La liturgie… p. 316) ; un colloque fondamentalement basé sur l’Ecriture et prolongé dans l’Ecriture et à travers l’Ecriture.

          Dieu parle à l’homme par la Parole révélée, et l’homme répond à la Parole de Dieu s’inspirant d’elle où se servant d’elle dans son agir.

          Le psautier : l’Eglise y a reconnu « le grand livre des prières de la Bible » (Columbas y Aranguren, p. 346).

          Pour parler à Dieu, nous n’avons pas d’autres choses à faire que de lire, écouter, ruminer, méditer, répéter à Dieu ce qu’Il nous dit, Lui redire les paroles qu’Il nous suggère, déverser notre pensée, notre désir et notre amour en des formules qu’il nous montre, consentir,  en les faisant nôtres, aux vérités qu’Il nous enseigne » (Jean Leclercq, « Espiritualidad occidental : fuentes ; Salamanca, 1967, p. 332).

          Les moines du M.A héritèrent du concept de prière de l’époque patristique. Celle-ci l’avait hérité de l’âge apostolique, et celle-là, à son tour, de la synagogue. RB ne fait qu’adopter le concept de l’oraison-prière, tel qu’il est puisqu’elle ne peut innover en un domaine qui est lui-même permanente nouveauté en tant qu’il s’abreuve à l’unique et intarrissable source qu’ est la Bible.

          La Parole de Dieu, à la fois but et objet du dialogue de l’homme avec son Créateur résonait particulièrement dans l’office divin et dans la liturgie eucharistique dominicale et festive où elle était proclamée de façon plus solennelle.

          Les offices divins sont essentiellement bibliques( remplis de la Parole de Dieu). La plupart des textes qui y sont lus proviennent directement de la Bible. Les autres s’en inspirent (hymnes, commentaires en forme d’homélies, traités des Pères de l’Eglise). Les chapitres 8 à 18 de la RB en témoignent.

          Cette minutie, ce soin accordé à l’office divin, ne doit pas nous désorienter jusqu’à nous faire croire que la RB accorderait une importance telle à l’OPUS DEI , qu’elle excluerait les autres formes d’oraison que nous nommons aujourd’hui personnelle ou privée. Non, il n’en est pas ainsi car 

1) l’oraison secrète et intime faisait partie intégrale de l’office divin, s’intercalant entre chaque psaume, sous forme silencieuse ;

2) et pour la RB, l’office divin aussi bien que l’oraison particulière méritent le nom d’oraison (oratio), étant deux aspects d’une même réalité.

3) Pour son auteur  comme pour tout le monachisme primitif, toute la vie du moine sans exclure aucune de ses parties, était en fin de compteOpus Dei. « La vie morale du moine est conçue dans le monachisme pachômien comme étroitement dépendante de son oraison » (A. Veilleux, « La liturgie »… p.317). La RB dédie la 7e partie de son contenu (1/7ème) à l’ordonnance de l’office parce que, tout simplement, il est considéré comme une “oraison communautaire”, et, partout, doit être réglementé dans la forme extérieure de son expression.     Seule, la finale de cette longue réglementation (chap.8-18) dans les chap.19-20, est consacrée à l’oraison intérieure et personnelle. En effet, ce qui dépend directement de l’Esprit, ne peut être codifié.

 

L’Oraison dans le monachisme bénédictin.

 

          Le moine par définition, est un homme d’oraison (cf. O. Casel). Est moine , celui qui invoque Dieu en une oraison incessante (« Homélies spirituelles », 40, 2) . « Le moine authentique, dit S. Epiphane, doit  tenir continuellement en son cœur l’oraison et la psalmodie (Verba seniorum, 12, 6). La RB reste imprégnée de l’idéal monastique divulgué par Cassien : « ce qui doit être notre principal effort, c’est l’orientation perpétuelle de notre cœur : que notre esprit persévère toujours dans l’adhésion à Dieu et aux choses divines (Conf.1,8). « Toute la fin du moine et la perfection du cœur résident dans la persévérance dans l’oraison continuelle et ininterrompue, et, dans la mesure où la faiblesse humaine le permet, de s’efforcer de parvenir à une immuable tranquillité d’esprit et à une pureté perpétuelle » ( Conf.9,2). « La fin du moine et sa plus haute perfection consiste en l’oraison parfaite » (Conf.9,7). « La principale tâche du moine consiste à offrir à Dieu une oraison pure » (Jean de Lycopolis, d’après Rufin d’Aquilée). « Les moines aspirent à ce que leur âme se trouve tellement libre du poids de la chair qu’elle gravit tous les jours des réalités spirituelles jusqu’à ce que toute sa vie et tous les mouvements de son cœur se convertissent en une unique et continuelle oraison » (Conf.10,7). Cela se réfèrent aux injonctions du NT :

     Lc 18,1=" Il faut prier en tout temps et sans défaillance ».

     1 Th 5, 17 = « Priez sans cesse ».

          Ainsi se grouperont les anachorètes pour célébrer la synaxe à heure fixe. Et les cénobites se réuniront fréquemment à l’oratoire du monastère : les heures canoniques de l’opus Dei étaient nées. Deux tendances de la spiritualité monastique se démarqueront bientôt :

     1) la tendance de « l’oraison pure », poursuivie avec beaucoup de sollicitude par Evagre le Pontique qui ne montre aucun enthousiasme pour la psalmodie où l’oraison vocale. C’est la tendance « érémitique » où « origéniste ».

2) la tendance « cénobitique » qui cultive le goût de l’oraison communautaire, et dont S.Basile est le représentant majeur (voir son éloge de la psalmodie dans son Com/Ps.1,2) :

« Le psaume est la sérénité de l’âme, l’arbitre de la paix ; il apaise le tumulte et l’agitation des pensées. Il calme l’irritation de l’âme et modère le dérèglement. Le psaume resserre les amitiés, réunit parties divisées, réconcilie les ennemis. Qui , en effet, peut avoir pour ennemi celui qui n’a qu’une voix avec lui (le psaume) pour chanter Dieu. Ainsi, la psalmodie procure le meilleur des biens, la charité, puisqu’elle a imaginé l’unisson comme un lien en faveur de l’unité et qu’elle a assemblé le peuple dans la symphonie d’un seul cœur . Le psaume est un épouvantail contre les démons, un auxiliaire pour obtenir l’assistance des anges. Une armure contre les peurs nocturnes, une pause dans les labeurs du jour ; c’est la sécurité des enfants, l’ornement des jeunes, le réconfort des viellards, la parure idoines des femmes. Il peuple les déserts et pacifie les agora ; c’est une instruction élémentaire pour les débutants, un accroissement (de science) pour les progressants, et un soutien pour les parfaits ; c’est la voix de l’Eglise. Il égaie les jours de fête ; il produit le penthos (la tristesse selon Dieu) Car le psaume arrache les larmes même au cœur de pierre. Le psaume est l’œuvre des anges, la vie céleste, le parfum spirituel »….

Dans le monachisme primitif, l’office divin revêt une grande sobriété, une absolue simplicité. La psalmodie, à peine modulée, alterne avec les temps de prière silencieuse et de lectures des Livres Saints. Il existait une distinction entre l’office des églises séculières et celui des « oratoires monastiques ». En ceux-ci ; rien ne devrait distraire où empêcher l’attention, tout devait au contraire contribuer à la soutenir et la centrer sur Dieu (Cf. Cassien, Inst.2,11. et S.Augustin, Règle 2,1).

          Voici les indications contenues dans la Règle de S.Augustin concernant l’office :

 

« Soyez assidus à l’oraison, aux heures et aux moments déterminés. Dans l’oratoire, ne faites rien d’autre que prier comme l’indique l’origine de ce mot, afin que s’il se trouve qu’un frère, en dehors des heures prescrites, veuille prier alors qu’il n’a pas de travail, il n’en soit pas empêché par ceux qui y feraient autre chose. Quand tu parles à Dieu à l’aide des psaumes où d’hymnes, que ton cœur médite ce que prononce ta bouche. Que nul n’ait l’outrecuidance de chanter sinon celui à qui cela a été commandé et qui est prescrit ; mais ce qui n’est pas écrit pour être chanté, qu’on ne le chante pas » (Regula Sancti Augustini, 2, 1).

 

Pour les anciens moines comme pour tous les chrétiens, il n’existe q’une ORATIO : celle qui consiste en un contact personnel avec le Seigneur, s’exprimant soit dans le secret du cœur, et « dans sa chambre », soit publiquement, en communion avec des frères. ORATIO communautaire ou ORATIO personnelle doivent donc avoir les mêmes qualités pour être agréables à Dieu et efficaces pour les hommes. Les moines  anciens connaissaient toutes les formes d’oraison, mais « prier pour eux c’est avant tout tendre la main à Dieu pour recevoir » (Irénée Hausherr, « Noms du Christ et voies d’oraison », p. 226). Conscients de leur indigence, ils se montrent humbles et confiants envers Dieu et suivant la « planche » (le guide) du Notre Père, ils ressentent la nécessité de prier (orare) au sens strict de ce terme, c’est à dire de mendier. Prier pour eux est- ce   « une  franche conversation avec Dieu » ? H. Lietzmann en doute (cf. Geschichte der Alten Kirche, T.4, p.145). Ils récitent surtout des « formules de prières » ; ils éprouvent le besoin d’exprimer oralement ce qu’ils éprouvent et connaissent spirituellement. Ce sont surtout des phrases du psautier, mémorisées, ou d’autres parties de l’Ecriture. Mais pour que l’Oratio soit vraie, il faut qu’elle soit pure, insistent  les maîtres de l’oraison. Ce qui requiert la pureté du cœur. D’où la consigne (cf. S. Augustin, Epist. 130, 20) : prières fréquentes, mais très brèves ‘comme un clin d’œil’ ». C’est le moyen sûr d’éviter les distractions.

          Autres caractéristiques de la prière chez les anciens : les larmes de componction. La componction du cœur constitue un trésor très estimé des premières générations de moines (Evagre, Cassien). D’où les caractéristiques de la prière du monachisme pré-bénedictin :

1) prière de demande par dessus tout ;

2) prière vocale très fréquente ;

3) prière pure, procédant d’un cœur pur, et sans distractions ;

4) brève pour être pure et intense ;

5) accompagnée des larmes de la componction ;

6) alors, non seulement elle sera  très fréquente, mais elle deviendra presque continuelle, autant que possible, établissant le priant dans le souvenir de Dieu (memoria Dei, mnèmè Théou ; voir S. Basile, Grandes Règles 5, 2).

          Alors le péché sera évité, le cœur gardé, le désir des biens éternels accru, l’union à Dieu déjà ici bas constante. Oraison constante= Souvenir de Dieu : deux expressions équivalentes pour les Anciens.

 

 

 

Comment psalmodier (RB19)

 

          Ce chapitre enseigne au moine l’attitude intérieure requise à l’office divin (voir A. de Vogüe, RAM 42 – 1966 – « Le sens de l’Office divin d’après la RB », pp. 387-404).

Un chapitre plein du « souvenir de Dieu ». Sa structure est très simple :

- un préambule (1-2) où s’exprime la foi en la présence de Dieu, présence omniprésente, foi qui est à mettre en œuvre surtout durant l’OPUS DEI.

- suit une première conclusion (3-5) : ideo semper memores simus

Il s’agit de se souvenir de ce que dit le psalmiste en 3 passages : Ps 2,11 ; Ps 46,8 ; Ps137,1 .

- une double conséquence finale clôt le tout (6-7) :

a) comment il convient de se comporter en présence de Dieu et des anges.

b) ce qui convient de faire pour psalmodier dignement en cette majestueuse présence : sic stemus ad psallendum ut mens nostra concordet voci nostrae (« Tenons-nous pour psalmodier de manière telle que notre esprit soit en accord avec notre voix »).

          Le principe rapporté dans le préambule se refère au premier degré d’humilité ; lui est ajouté le texte de Pr. 15,3 : « Les yeux du Seigneur regardent bons et méchants en tout lieu ». C’est la conscience permanente de cette présence de Dieu, mais aussi l’attitude radicale de foi" en un Dieu constamment attentif à sa créature : le souvenir constant de cette réalité qui remplit notre vie entière. Mais surtout (maxime tamen), cette conscience de la présence de Dieu doit être particulièrement vive, aiguisée, lors de l’Opus Dei ( la prière communautaire).

          Il s’agit donc d’abord de croire, ensuite de se souvenir de ce que l’on croit (et en qui l’on croit) pour enfin actualiser sa foi. Le Psalmiste y exhorte:

1) Servite Domino in timore, “Servez le Seigneur avec crainte” (Ps 2,11).

Le timor ici est à entendre de la crainte religieuse, révérentielle motivée par la présence de Dieu et notre condition de pécheur. La « crainte » dans l’oraison est pratiquement équivalent au sentiment religieux, à la pietas ( révérence amoureuse et pleine de respect) due exclusivement à Dieu. C’est pourquoi suivra tout naturellement le chap.20 «  DE REVERENTIA ORATIONIS. Autres notations : RB 9,7 ; 11,3 , où la révérence est marquée.

2) Psamite sapienter, « Psalmodiez avec sagesse » ( Ps. 46,8).

A la « révérence » fait suite la" sagesse". La crainte est le principe de la sagesse, Pr 1,7 ; Eccl.1,13-16 ; Ps. 111,10 .La révérence engendre la sagesse. Qu’entend ici Benoît par « sagesse » ? Science, art, perfection, soin , diligence ?  Tout cela à la fois sans doute. Elle se rapporte à l’attitude de l’homme intérieur se soumettant à la disciplina psallendi « l’ordonnancement de la psalmodie ».

3) In conspectu angelorum psallam tibi, « En présence des Anges, je Te chanterai des psaumes » (Ps. 137,1).

Une autre perspective est ici ouverte : les anges n’ajoutent rien à la crainte religieuse éprouvée en présence de Dieu. Ce que veut signifier la Règle, c’est que l’office monastique est non seulement une anticipation de la liturgie céleste, mais une participation au culte que les anges  rendent à Dieu (cf. v.6).

Les moines compagnons et imitateurs des anges, peuvent aussi être appelés des" anges", puisqu’ils se comportent comme ceux-ci (cf. Louis Bouyer, « Le sens de la vie monastique », pp. 43-68). Sur le culte des anges, voir « Les anges et leur mission d’après les Pères de l’Eglise », Chevetogne, 1953.

S.Basile écrit : «Glorifier Dieu est l’occupation  des anges. Exalter le Créateur est l’unique fonction de toute l’armée céleste » (In Ps. 28,7).

Les textes patristiques abondent dans ce sens :

« Qu’ y a t-il de plus doux que d’imiter en ce monde le chœur des anges…. et saluer le Créateur dès l’aube par des hymnes et des cantiques ? (S.Basile Epist 1,11,2).

Mais la RB ne fait pas de poésie. Elle ne paraphrase pas les vieux thèmes. Elles va droit à l’essentiel. Cependant, Benoît connaît les métaphores merveilleuses des Pères ; il pressent vivement l’union du ciel et de la terre durant la célébration de l’OPUS DEI. Les anges y sont présents. Le chant des moines s’unit à celui des puissances célestes.

 

          La RB ne se contente pas ici d’une affirmation de foi : l’omniprésence de Dieu. A la fin, dans le dernier verset, elle énonce un principe de contenu purement spirituel : "Psalmodions de telle sorte que ce que nous pensons soit en harmonie avec ce que notre bouche proclame ».

Une des plus belle phrase de la RB : MENS NOSTRA CONCORDET VOCI NOSTRAE. Là est contenu toute la spiritualité de l’office divin. Ce n’est pas une doctrine exclusivement propre à S. Benoît. Le Maître développe avec prolixité la même idée (RM 9,20) ; et la Règle de S. Augustin, en 2,1 disait :

« Que le cœur médite ce que prononcent les lèvres ».

          C’est une autre forme de l’expression de l’adage antique : AGE QUOD AGIS, « Fais ce que tu fais » (sans penser à autre chose…).

          Dans son raccourci, la formule de Benoît a plus de poids que le long développement du Maître (Cf. A de Vogüe, Commentaire, p.568).

 

Comment prier( RB 20)

 

          Dans ce chapitre, il est traité de façon obvie de l’oraison personnelle. Mais Benoît fait-il allusion ici aux moments silencieux qui encadraient chaque récitation de psaume ? On ne peut pas donner de réponse claire. Il s’agit vraissemblablement de « l’oraison secrète dans le cadre de l’Office divin.

          Cassien (Inst. 2, 7) et Pachôme (Regula 6), recommandent aussi la brièveté de l’oraison en Communauté ; le signal du supérieur y met fin. Et nos deux auteurs parlent ici de « l’oraison psalmique » (cf. aussi RM 48).

          Il est à remarquer en ce ch. 20 l’absence totale de fondment scripturaire. Peut-être se trouve-t-il une esquisse de référence à Esther 13, 11 au v. 2 (« Seigneur, Dieu de l’univers »…). Il est cependant vrai qu’il y a une allusion évidente à Mt 6, 7 et à la parabole du pharisien et du publicain (Lc 18, 9-14). Mais plus directement, la source d’inspiration semble provenir d’Evagre, par Cassien son disciple : « pureté du cœur », « oraison pure », sont des termes techniques empruntés au monachisme primitif (cf. Marsilli, « Cassien et Evagre »…, pp.114-115, et Cassien, Conf.9, 8).

          Certes, le vocabulaire de Benoît est très marqué par par celui de Cassien (deuotio : Inst. 5, 17 ; Conf. 3, 71 ; compunctio et lacrimae : Conf. 9, 25-30 etc…).

          La brièveté de l’oraison est aussi très chère à l’Abbé de S. Victor de Marseille (Inst. 2, 10 ; Conf. 9, 36 ; cf. Conf. 10, 10-11). Manifestement, la Conférence 9 est la source principale de Benoît qui reprend la doctrine de l’Abbé Isaac sur l’oraison pure. Mais Benoît n’est pas un théoricien de l’oraison ; il ne parle pas de la cîme de l’oraison parfaite comme d’un idéal lointain vers lequel il conviendrait de tendre (c’est un peu la position d’Evagre et de Cassien). Benoît est un practicien : il « met en oraison », parle de l’oraison de tous les jours, et son vocabulaire ne doit pas être pris en un sens technique. Il vise l’immédiat. L’oraison doit jaillir d’un cœur pur et contrit. Sans technicité, il indique un chemin.

 

          Psalmodier , qu’est-ce en fait ?

Ø     C’est réciter , « moduler », chanter les psaumes ( ou simplement écouter leur chant ou leur récitation), en suivant par l’esprit ce qu’exprime le texte que l’on chante : Mens nostra concordat voci nostrae…

Ø      C’est parler à Dieu, le bénir, lui rendre grâce.

Ø      C’est pratiquer ce que dit S.Augustin :

« Si le psaume prie, prie ; s’il gémit, gémis ; s’il se réjouit, réjouis-toi ; s’il espère, espère ; et s’il craint, crains (Enarr. In Ps.30, II, 3).

          Par contre, prier a dans la RB un sens très précis. Comme dans le « Notre Père », et dans le monachisme ancien, prier signifie mendier, tendre la main à Dieu pour recevoir ses dons.

          La RB ne définit pas l’oraison, mais la manière de prier est fortement et précisément signifiée dans le chapitre 20 :

-         « avec humilité respect…et pure dévotion » (vv.1-2) ;

-         « il faut supplier (le Seigneur) » (v.2) ;

-         « non par l’abondance des paroles » (v.3) ;

-         « par la pureté du cœur et les larmes de la componction » (v.3).

          La pureté du cœur est essentielle, non pas la densité du discours (les larmes en sont le témoignage). La sobriété des paroles est donc requise, ainsi que la pureté du cœur et la componction. Ce sont là les trois caractéristiques de l’oraison selon le monachisme pré-bénedictin.

BREVIS et PURA (« brève et pure » : telle doit être la prière au monastère bénédictin, sauf intervention spéciale de la grâce), est-il rappelé en finale. On reconnaît en ce dernier trait, une réaction augustinienne (antipélagienne). Pour Benoît, homme d’oraison à coup sûr, l’oraison est une chose très simple. Elle implique humilité et amour, càd qu’elle procède naturellement de l’homme qui craint Dieu, qui a le sentment de sa présence et lui témoigne admiration et respect, càd adoration.


Quelques compléments sur l’office divin( OPUS DEI) : RB 47 ; 50 ; 52 et 62.

 

1-RB 47 : « Comment signaler l’heure du service de Dieu » (significanda hora operis Dei).

          Deux précisions (en RB 47) :

          Le titre se rapporte seul à la première précision : la responsabilité de la célébration des heures canoniques appartient à l’Abbé (47,1) :  Sit cura Abbatis . A cette époque les heures variaient d’un jour à l’autre : le calcul du temps était alors rudimentaire. D’où l’utillité d’un signal approprié et d’un responsable sollicitius , très attentionné et ponctuel, afin que tout se fasse aux heures appropriées (v.1). Seconde précision : elle concerne « l’imposition" des psaumes et des antiennes. Il revient également à l’Abbé de désigner les moines qui devront chanter ou lire dans l’oratoire, afin que la célébration de l’office se déroule en bon ordre, et qu’elle soit édifiante. Or, lire dans les manuscrits de l’époque demandait une certaine habileté ou qualification. Cela demeure nécessaire aujourd’hui. Un ministère de « lecteur » est institué dans l’Eglise. Il n’est guère conféré qu’aux diacres. Ne pourrait-il pas être étendu aux laïques qui lisent publiquement, devant l’assemblée des fidèles, la Parole de Dieu ?

 

 

2-RB 50 : L’Office divin, hors de l’oratoire

 

          Toute la vie du moine est une  servitutis militia , une militance dans le service (RB 2,20).

Et le monastère est une  Dominici Scola servitii , une Ecole du service du Seigneur (Prol. 45). Les diverses observances impliquent un pensum servitutis, une tâche dans le service  (49,5). L’office divin a été désignée comme  devotionis seruitium, un service de dévotion (18,24) par antonomase, càd, service auquel les moines étaient dédiés, et les heures canoniques sont les nostrae seruitutis officia (16, 3), les obligations de notre service.

Le concept de pensum servitutis  constitue l’idée de base qui motive la rédaction de ce chapitre 50. Normalement, l’office divin se célèbre à l’oratoire, aux heures convenables. Mais les moines, dans certaines occasions, ne peuvent s’y rendre en temps voulu. La RB pourvoie à ces cas et légifère :

Ø      pour ceux qui travaillent très loin de l’oratoire (omnino longe, v.1) ;

Ø      pour ceux qui ont été envoyés en voyage (in itinere directi sunt, v.4). Aucun n’est dispensé de s’acquitter de l’obligation de son service, mais selon les cas « là où ils travaillent, ils fléchiront les genoux, dans lacrainte de Dieu » (v.3) ; « Ils ne négligeront pas de s’acquiter de ce devoir de leur service » (v.4).

          Sans rien retirer du primat de l’Opus Dei, les modalités de s’en acquitter sont suffisament souples pour permettre à chacun d’y satisfaire sans «  acrobatie » ou violence. L’expression «fléchir les genoux avec le respect dû à Dieu » est-elle empruntée au cérémonial liturgique coutumier, comme le pensait Dom Delatte  (« Commentaire », p.368)  tenant à imposer aux frères retenus à l’extérieur les mêmes « rubriques » qu’au chœur ?

          Du moins pour les frères en voyage, il est seulement requis de s’acquitter de leur  pensum servitutis , « comme il leur est possible » (ut possunt). Benoît s’inscrit là, une fois de plus, dans la tradition cénobitique. S. Pachôme et S. Basile avaient eux aussi donné de semblables instructions en leurs règles( S.Pach. Regula 142 ; S.Basile. Regula 107).

 

 

 

 

1-    RB 52 : L’oratoire du monastère

 

          On pourra consulter « RB 52 », Collect. Cisterc. T.64, 2002/2, pp.105ss., par Aquinata Böckmann, o.s.b.

          Ici, la RB revient à un thème tout à fait en rapport avec l’Opus Dei : l’oratoire du monastère. C’est une page importante, spécifique même, de la spiritualité bénédictine. Le cœur de la maison de Dieu (le monastère) est l’oratoire, cet espace sacré (par antonomase) où la présence divine se fait sentir en l’esprit du croyant de façon toute spéciale. Les moines sont invités à s’y conformer en conséquence. Les moines anciens travaillaient, semble-t-il, tout  en écoutant la psalmodie et les lectures, du moins dans les monastères coptes du terrible Abbé Shenute, et probablement aussi dans les Cenobia pachômiens (A. Veilleux . « La liturgie »… p. 309 et 323).

          S . Césaire d’ARLES fait allusion au travail des moines pendant les longues lectures des Vigiles pour vaincre le sommeil (Regula Virginum 15). De même S.Aurélien, pour les moines, impose la même obligation ( Regula Tarnatensis, idem) sauf aux vigiles dominicales et festives. S.Benoît, par la formule concise et énergique « Oratorium hoc sit quod dicitur », (« Que l’oratoire corresponde au nom qu’il porte ») réagit  contre cette pratique du temps : l’oratoire sera uniquement ce que le nom indique : une maison de prière ( v.1).

          La RB se monte désireuse de logique, d’ordre et d’authenticité. Que les choses correspondent à leur nom. Là , Benoît  emprunte à S. Augustin : ( que dans l’oratoire, personne n’y fasse rien d’autre que ce pourquoi il est fait et pour lequel il a reçu ce nom), càd que l’oratoire doit servir :

- à prier en communauté.

- à prier en communion de prière avec les frères.

- à prier en particulier, quand le moine s’y sent attiré pour communiquer avec son Seigneur.

          L’oratoire est , pour S.Benoît, le lieu le plus approprié pour prier en tout temps, le lieu où Dieu accorde une audience permanente. C’est aussi pour S.Benoît, l’occasion de recommander la prière fréquente. Il suit là encore S.Augustin( Regula 7) : l’un et l’autre suggèrent que l’oraison (la prière) l’emporte sur toutes les autres occupations monastiques.

Une note propre à S.Benoît : secretius orare, « prier en secret », qualifiait la prière individuelle, en particulier, et son contraire, clamosa uoce, avec des éclats de voix (cf. RB 7, 60 ; 11ème degré d’humilité). C’est ainsi que l’on parle à Dieu, non in clamosa uoce, car cela pourrait gêner un autre Frère, et parce que le Père" voit ce qui est  caché" (Mt 6, 6) et qu’il connaît le secret du cœur humain. D’autres qualités spécifiques de la prière selon S.Benoît sont énoncées :

- la démarche pour prier, est d’abord une démarche de simplicité (« Que simplement il entre et qu’il prie ») ;

- « sans éclats de voix » (non in clamosa voce) : c’est le versant négatif ;

    « mais avec larmes et effusion du cœur » (sed in lacrimis et intentione cordis – cf. RB 20, 2-4).Et intentione CORDIS, c.à d. avec effusion du cœur, attention et application, avec intensité, d’un grand désir, d’un véhément désir. On se souvient que S. Augustin définissait l’Amour ainsi : « L’Amour n’est rien d’autre qu’une véhémente volonté bien ordonnée » (NIHIL ALIUD EST AMOR QUAM VEHEMENS ET BENE ORDINATA VOLUNTAS). In intention cordis est en fait une expression chère à Cassien (Conf. 9,35 : « prions avec le cœur et une attention de l’esprit, dans un grand silence »). Il s’agit donc(ergo) de se conformer à ces conditions énoncées pour être admis à entrer dans l’oratoire et prier.

 

4-. RB 62 : Les prêtres du monastère

 

          Autre complément du « code liturgique » (codex liturgicus) de la RB : La question des prêtres est traitée au chapitre 60. Des moines peuvent être promus au sacerdoce, au jugement de l’Abbé sans qu’ils ne prétendent en rien s’affranchir du joug de la Règle qui demeure « maîtresse ».

- Peu de citations scripturaires ou patristiques dans ce chapitre.62 ; seulement une référence à Eccl. 45,19 « exercer la fonction du sacerdoce», v. 1 (sacerdotio fungi) et une référence à

S.Cyprien «Que nous progressions de plus en plus dans le Seigneur» (magis ac magis proficiamus in DominoEpist. 13, 16 que Benoît reprend sous la forme : magis ac magis in Deum proficiat (v.4).

- Il s’agit donc d’un chapitre traitant de choses pratiques, non doctrinales. La RM ne fait aucune mention de ce fait. La position antique vis à vis du sacerdoce est cependant sous-jacente :

- les moines coptes résistaient à l’ordination sacerdotale( ils y répugnaient : voir A.de Vogüe, « la Communauté »…, p. 332), car c’est un motif d’élévation, et d’orgueil, un obstacle majeur à l’acquisition de l’humilité. Le sacerdoce ministériel est donc fui. Le moine, d’après l’apophtègme repris par Cassien (Inst.11,18) doit se méfier à la fois de l’évêques et des femmes, et prendre vis à vis d’eux une attitude défensive et de méfiance. Il existe un certain anticléricalisme chez les moines (cf. Cassien, Inst.11,14-18 ; Conf. 4,20; 5,12).

Benoît est en défiance vis à vis des moines prêtres (cf. RB 20 et 22). Il y a toujours un risque à ordonner un moine pour la communauté : Honores mutant mores, selon l’adage antique ;  le sacerdoce est occasion de  superbia. C’est là une expérience de Benoît, qui nous est retransmise en RB 60 et 62. C’est aussi une occasion de conflit avec l’Abbé. La Règle reste le seul garant du bon ordre. Elle doit toujours avoir le dernier mot.

Le sacerdoce n’est envisagé dans la RB qu’en deux cas précis :

- l’aggrégation des prêtres comme moines ;

- le cas de la nécessité d’ordination pour assurer le service de l’autel. Il n’est prévu que dans le cas d’extrême nécessité. Le moine prêtre est « une inévitable anomalie » (cf. A. de Vogüe, « Commentaire »…, pp. 346-347 : paroles un peu hyperboliques mais historiquement justes).