III. Troisième Partie : Le Corpus asceticum de la RB (4-7)

 

RB 4 : Les bonnes (et belles) œuvres (Quae sunt instrumenta bonorum operum)

Quels sont les instruments pour bien agir ?

 

     Nous entrons ici dans ce qu’il convient d’appeler le Corpus asceticum de la RB constitué par les ch.4 à 7, définis aussi comme « les actes de la milice du cœur » (actus militiae cordis). Le premier de ces 4 chapitres, est comme une présentation globale sous forme mnémotechnique de l’ensemble des « vertus de base pour la vie du moine » (cf. Columbas-Aranguren, op. cit., p. 260). En effet, la « trilogie bénédictine » obéissance-silence-humilité, s’y retrouve sous de multiples aspects. Les ch. 5-6-7 ne font qu’expliciter le donné fondamental.

     De même, les ch. 5 et 6 se retrouvent essentiellement dans le ch. 7. L’obéissance  n’est présentée en RB 5, 1 que comme le 1er degré d’humilité ; et le silence est repris en plusieurs degrés de l’échelle de l’humilité (9ème et 11ème degrés).

     On peut dire qu’obéissance et silence sont les deux filles de la vertu-mère qu’est l’humilité (cf. A. de Vogüe, « Commentaire »…, p. 261 et 265). Les ch. 5 et 6 sur l’obéissance et la « taciturnité », appartiennent réellement en fin de compte au traité sur l’humilité. Ils ne s’en dégageront que pour mieux mettre en évidence deux aspects particuliers de la vertu maîtresse : l’humilité.

Nature et contenu du ch. 4

     La vie du moine doit, en tout temps, répondre à une observance quadragésimale (cf. RB 49, 1), c’est à dire être une sorte de catéchuménat, une  préparation ininterrompue à la Pâque Eternelle. Or, depuis la Didachè (vers 100) jusqu’aux instructions baptismales de S. Pirmien et de S. Boniface, la doctrine présentée aux catéchumènes se faisait sous la forme de sentences facilement mémorisables. Et ce ch. 4 de la RB en est comme une illustration ; il est une longue liste de sentences morales.

     Le titre est à entendre sous forme interrogative : « Quels sont les instruments de l’art spirituel ; quelles sont les œuvres vraiment bonnes ? »  Le génitif bonorum operum, est un génitif d’identité, c’est à dire explicatif. Il s’agit (cf. v.75) en fait des « instruments », (des outils) « de l’ars spiritualis », pour bien agir, c’est à dire « selon l’Esprit ».

     Trois parties :

Ø      le catalogue des 74 instruments, depuis le précepte de Décalogue, jusqu’à « ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu ».

Ø      la description de la récompense (merces = salaire) qui attend celui qui aura mis en pratique « jour et nuit » ces instruments (vv. 76-77).

Ø      L’indication, pour finir, du lieu approprié pour « manier » ces « outils de l’art spirituel » : claustra monasterii et stabilitas in congregatione (les cloîtres du monastère – son espace clos – et la stabilité dans la communauté).

              Manière de procéder de Benoît : il ne dépend pas ici – semble-t-il – du Maître. Cette liste n’a pas son pareil parmi les listes conservées par ailleurs. L’originalité de Benoît, par rapport à Cassien, est de vouloir « envelopper la vie monastique » et la pratique ascétique tout entière – sans excepter ses premiers pas « dans l’amour de Dieu et du prochain » (cf. A . de Vogüe, « Commentaire… », p. 131).

          Tout faire reposer sur le double précepte de l’amour de Dieu et du prochain – que développe le Décalogue -, est le signe que l’intention de Benoît (et celle du Maître) est bien de ne prétendre construire sur d’autre fondement que celui qui a été posé par Dieu Lui-même. « Cet exorde – les deux premiers commandements de l’amour plus les premiers articles du Décalogue (RB 4, 1-9) -, est tout entier une profession de foi et de soumission à l’Evangile » (cf. A. de Vogüe, « Commentaire… », p. 132).

A.            Ordonnancement du catalogue

          « En réalité, il n’existe à proprement parlé aucun ordre. Les sentences se joignent naturellement entre elles, formant de petits groupes plus ou moins articulés entre eux, soit pour adopter la même forme littéraire, soit pour suivre la même inspiration biblique » (Columbas/Aranguren, op.cit., p.263). On peut cependant dire que le catalogue se divise en deux parties :

1-            vv. 1-40 = où se remarque une abondance de citations bibliques ;

2-            vv. 41-74 = où se constate un moindre recours à la Bible, et une doctrine plus systématique, plus élaborée concernant aussi bien les devoirs envers Dieu qu’envers le prochain.

 

1-            Dans la première partie (vv. 1-40), on peut distinguer 4 groupes de sentences :

a)      vv. 1-9 = exorde : les deux grands commandement de l’amour (A. et N.T.), plus les 6 articles du Décalogue, tels que Jésus les transmet dans l’Evangile ; et pour finir, la « Règle d’or ».

b)      vv. 10-19 = « Se renoncer à soi-même pour suivre le Christ », et le servir dans les pauvres. L’ascèse du « corps » ouvre le « cœur » à la charité envers le prochain.

c)      vv. 20-33 = maintien de la convivance fraternelle et des bonnes relations humaines par l’ascèse (mortification) de l’appétit sensuel ; le thème précédent repris et développé.

d)      vv. 34-40 = groupe de sentences en forme négative : « ne pas… ». Toutes proviennent de sources bibliques, excepté non somnolentum (v. 37), propre au milieu monastique !…

 

2-Dans la seconde partie (vv. 41-74), est établi un programme d’ascèse précédé d’une exhortation à mettre toute sa confiance en Dieu, à Sa grâce (« qui peut davantage » - Dom André Louf) qui s’oppose à l’agir volontariste et unilatéralement personnel : bonum aliquid in se cum uiderit, Deo applicet, non sibi ; malum uero semper a se factum sciat et sibi reputet (vv. 42-43). Formules denses qui sont un vigoureux démenti du pélagianisme auquel les moines sont toujours tentés d’adhérer. La crainte de Dieu est première dans l’attitude de l’homme vis à vis de Dieu, parce que Sa grâce est souveraine. Dieu est l’Auteur et la Source de la grâce salvatrice.

        Tout l’effort personnel d’ascèse proposé par Benoît est fondé sur l’aide de la grâce prévenante et opérante de Dieu.

 

          Remarquons que le v.62 (« Ne pas vouloir passer pour saint avant de l’être, mais l’être d’abord afin qu’on le dise avec plus de vérité ») provient de la Passio Juliani et Basilissae (46).

          Au v. 74 est repris l’acte de foi fondamental qui rend possible et opérant tout effort ascétique : l’assurance de l’aide de la grâce divine et la foi en l’inépuisable miséricorde de Dieu…  Et de Dei misericordia numquam desperare.

B.            La rétribution promise (vv. 75-77)

          « Tels sont les instruments de l’art spirituel » (v. 75). Il est précisé ensuite que ces « outils » sont à manier non pas en dilettante, de temps en temps ou à l’occasion lorque se fait sentir le dynamisme de la grâce, mais bien « nuit et jour », sans relâche, die ac nocte, incessabiliter…

          Pour décrire la récompense promise à l’artisan du combat spirituel, le Maître introduit ici

une description des délices du Paradis inspirée de la Visio Pauli (un apocryphe ; cf. RM 3, 84-89).

          S.Benoît se limite sobrement à citer 1 Co 2, 9, un texte apophatique : c’est en effet le seul moyen de parler de ce que nous ne pouvons connaître ; la récompense est certaine puisque le Seigneur l’a promise, mais elle est inimaginable, donc indescriptible.

C. L’atelier de l’art spirituel (v. 78)

S.Benoît est décidément un homme qui a le sens des réalités ; le sens de l’Incarnation : sa doctrine spirituelle s’enracine dans un terreau bien réel. Et le cadre de l’ascèse monastique est pour lui, à la fois

-         un lieu : les cloîtres du monastère, et

-         un climat : la stabilité dans la communauté, c’est à dire l’appartenance à une communauté déterminée et la persévérance permanente dans cette famille monastique concrète à laquelle le moine appartient depuis l’émission de ses vœux (cf. RB 58, 23 : « à partir de ce jour, il fait partie de cette communauté »).

 

Conclusion

          Qui sont les ouvriers de cette œuvre spirituelle ? Ils parlent à la première personne du pluriel (« nous »…) à la fin du ch.apitre (vv. 76-77). Assurément, ce sont les moines (cf. Prologue, v. 14, où le Seigneur s’adresse à « son ouvrier ». Et en RB 7, vv. 49 et 70, le terme « ouvrier » désigne à nouveau « le moine ».

          Ainsi, le moine est l’ouvrier de Dieu (Dei operarius) ; dans l’atelier du monastère (officina monasterii) que sont les cloîtres et la stabilité dans la communauté, à savoir en compagnie d’autres « travailleurs » qui constituent sa famille religieuse, cet « ouvrier de Dieu » travaille (adimplet) « nuit et jour », sans relâche, à un office entièrement spirituel (ars spiritualis), munis d’outils (instrumenta) eux aussi « spirituels », dans un agir concret, pour une praxis. Ainsi pourra-t-il espérer, Dieu aidant, recevoir la récompense promise aux serviteurs diligents : celle qui dépasse toutes les espérances.

Ch. 5 : L’obéissance (De oboedientia), et Ch. 68 : Si l’on enjoint à un Frère des choses impossibles  (Si  fratri impossibilia iniungantur).

 

Tradition biblique et monastique :

          Obéissance : dans toutes les langues indo-européennes, le mot provient du verbe « écouter ». Ecouter et obéir viennent de la même racine.

          En latin : ob-audire Þ oboedire  (hébreu = shema)

          En grec : akouô

          Dans la Bible : multiples emplois

A.T.

N.T.

Gn 22, 18

Mt 7, 21

Ex 15, 26

Mc 3, 35

Dt 5, 31-33 ;

6, 3-4

etc…

1 Sam 15, 22

 

etc…

 

 

          Ecouter, obéir, c’est faire la volonté de Dieu, c’est à dire mettre en pratique ses commandements. Et, l’essence même du péché, c’est la désobéissance.

          La vie de Jésus elle-même, est essentiellement une obéissance filiale totale accordée à la volonté du Père jusqu’en sa Passion, et sa mort sur la croix (cf. Mt 26, 39-42 ; Mc 14, 36 ; Lc 22, 42). Le vrai disciple de Jésus, accomplit lui aussi la volonté du Père.

          S.Paul oppose l’obéissance de Jésus à la désobéissance d’Adam (cf. Ph 2, 6-11). L’obéissance de Jésus est le fondement du salut (cf. Rm 5, 19) :

« Comme en effet par la désobéissance d’un seul (Adam), la multitude a été constituée pécheresse, ainsi par l’obéissance d’un seul (le Christ), la multitude sera constituée juste ».

          La foi, pour S.Paul, est une obéissance à la prédication du message de salut. Le chrétien est l’homme de l’obéissance à l’Evangile de N.S.J.C. (cf. 2 Th 1, 8).

          S. Jean est tout aussi formel ; Jn 6, 38 : Jésus, le Fils de Dieu, est descendu du ciel pour faire la volonté de Celui qui l’a envoyé, son Père .

          Chez les Pères, « lecteurs de l’Ecriture », même écho. Mais c’est surtout dans les milieux monastiques, que l’obéissance rencontre un extraordinaire écho. Les Pères du désert enseignent que l’abnégation de soi consiste  dans le renoncement à la volonté propre, ce « mur de bronze » comme l’appelle Abba Poemen, qui sépare l’homme de Dieu.

          « Le service du moine, c’est l’obéissance », assure  Hiperiquius (cf. Verba seniorum 14, 111).

          L’insistance est mise sur la médiation de l’obéissance due à Dieu par l’intermédiaire de l’obéissance au Père spirituel, à l’Ancien, à la Règle chez les cénobites.

 

          L’obéissance acétique ou éducative des anachorètes est complétée par l’obéissance fonctionnelle, sociale , au service de la communauté, chez les cénobites.

          L’obéissance est promotrice du progrès spirituel chez tous les grands législateurs monastiques : Pachôme, Basile, Benoît. La base radicale est le renoncement à la volonté propre et au jugement personnel propre ; cf. Basile, Regulae fusius tractatae (Gde Règles) 28 ; Regulae breuius tractatae (Petites Règles) 152.

 

Le ch. 5 de la RB

          L’importance que Benoît attache à l’obéissance  se déduit du simple fait qu’il y consacre 3 chapitres (RB 5, 68, 71). Dès le Prologue, il en fait le « chemin du retour vers Dieu » (Prol. 2). Le ch. 5, étant jugé incomplet et ne répondant pas totalement à l’attente escomptée, Benoît prend conscience, avec le temps et enrichi d’une sage expérience,  de la nécessité de compléter ce chapitre par les ch. 68 et 71.

          Plan du ch. 5 :

-         L’obéissante prompte, et ses motifs (vv. 1-9)

-         Description de l’obéissance et justification biblique (vv. 10-13)

-         Autres qualités de l’obéissance, avec excursus sur le murmure plaie destructrice de l’obéissance (vv. 14-19).

 

1- Promptitude dans l’obéissance (RB 5, 1-9)

  « Le premier degré d’humilité est une obéissance sans délai » (v. 1). Comment concilier cela avec RB 7, 10ss, où il est dit que la crainte de Dieu constitue le premier degré d’humilité ?  En RB 5, 1, faut-il entendre gradus au sens de « lieu », de « catégorie », comme le veut H. Vanderhoven (« Les plus anciens manuscrits de la RM transmettent déjà un texte interpolé », dans Scriptorium I, 1946-47, pp. 97-201) ? A. Louf propose ce comprendre primus…gradus au sens de « degré principal », - voire de « degré unique » -, qui inclurait et résumerait l’ensemble des degrés de l’échelle de l’humilité. Ainsi, S. Benoît entendrait par là que l’obéissance est l’expression majeure de l’humilité monastique : le moine humble est obéissant. Dom Delatte propose la même explication : l’obéissance est l’apax, c’est à dire l’expression et le résumé les plus parfaits de l’humilité (cf. Commentaire…, p. 94). A. de Vogüe interprète primus comme “premier dans le temps”, comme “fondamental” du point de vue de la pédagogie monastique (cf.  La Communauté et l’Abbé , p.217-218).

  Il semble qu’ici Benoît dépende de Jean Cassien qui parle d’ « indices de l’humilité », dont le premier (primus) est de « tenir mortifiées toutes les volontés propres » (cf.  Instit. Cénob., 4, 39). L’apprentissage du novice consiste, selon lui, à « vaincre toutes ses volontés » (ibidem, ch. 3). C’est une constante dans la tradition monastique. L’obéissance est considérée, dans le cénobitisme, comme « la vertu qui fonde réellement les communautés » (cf. S. Jérôme, Lettre 22, 35 ; Sulpice Sévère, Dial. 1, 10-11 ; 1, 19 : « prima lex… »).

  Humilitas  et vie monastique sont pratiquement synonymes. « Qui ne sait s’humilier ne saurait être moine », répétaient les Anciens (les startsy = pl. de starets).

  Sur la synchronisation entre l’ordre donné et l’exécution de ce qui est commandé, voir S. Augustin, Conf. VIII, 9 :

« D’où vient ce fait monstrueux ? Pourquoi cela ? L’âme commande au corps : sur le champ elle est obéie ; l’âme commande à l’âme : elle éprouve de la résistance. L’âme commande que la main bouge, et c’est chose si facile qu’à peine distingue-t-on entre l’exécution et le commandement ; cependant l’âme est esprit, la main est corps. L’âme commande que l’âme veuille, qui n’est pas autre qu’elle même, et néanmoins elle ne fait rien. D’où vient ce fait monstrueux ? Pourquoi cela ? L’âme, dis-je, commande de vouloir, chose qu’elle ne commanderait pas à moins que de vouloir, et ce qu’elle commande ne se fait pas.

Mais c’est qu’elle n’est pas toute à vouloir ; aussi n’est-elle pas toute à commander »…

 

2- Description de l’obéissance ; son fondement biblique (vv. 10-13)  

Nous avons-là un très dense passage. On y trouve :

-         La finalité de la vie monastique, c’est à dire « le violent désir d’accéder à la vie éternelle » (ad uitam aeternam gradiendi amor incumbit) Cf. J. Cassien, Conf.I ; « Du but et de la fin de la vie monastique ».

-         Le moyen théorique d’accéder à cette fin : « se presser par la porte étroite qui conduit à la vie » (angustam uiam…quae ducit ad Vitam).

-         Les modalités concrètes impliquées par le choix de ce moyen radical et infaillible :  renoncer à  la satisfaction de ses propres désirs pour « marcher  au jugement et selon l’ordre d’un autre » (ambulantes alieno iudicio et imperio).

-         Le fondement de l’authenticité et de l’efficacité de ce moyen : le Seigneur lui-même l’a emprunté, « faisant non pas sa volonté, mais la volonté de Celui qui l’avait envoyé »…

          Remarquons qu’il s’agit ici de l’obéissance cénobitique présentée tout à tour sous sa forme négative (le renoncement à sa volonté propre), puis sous sa forme positive (marcher au jugement et selon l’ordre d’un autre, vivre dans un monastère, désirer être gouvernés par un Abbé, imiter le Seigneur).

          Benoît confirme ici  la définition même du cénobitisme exposée en RB 1, 2 : les cénobites sont des moines qui « vivent dans un monastère et servent sous une Règle et un Abbé ».

     L’obéissance apparaît déjà comme un bien (cf. RB 71,1) et, en cela, fort désirable puisqu’elle est imitation du Seigneur Jésus Christ. D’autre part, son caractère libre et volontaire est esquissé ; il sera développé par la suite.

3- Les autres qualités de l’obéissance (RB 5, 14-18)

Ø      Pour être « agréable à Dieu » et « douce aux hommes », l’obéissance cénobitique se caractérise par la manière dont est « exécuté » l’ordre reçu : sans agitation désordonnée (non trepide), sans retard cependant (non tarde), sans tiédeur (non tepide), sans accompagner l’exécution de quelque murmure ou contestation effective (aut cum murmurio uel cum responso nolentis efficiatur).

Ø      On remarquera que l’obéissance doit répondre à la double exigence de charité vis à vis de Dieu et par rapport aux hommes.

Ø      L’Ecriture, une fois encore, en est le fondement : « Qui vous écoute, m’écoute » (cf. Lc 10, 16). Et l’ « économie » (oikonomia) de la Rédemption constitue comme la raison de la médiation humaine. Obéir au Supérieur mandaté, c’est obéir en quelque sorte au Christ (cf. Ignace d’Antioche : « Suivez l’épiscope comme le Christ lui-même »… Aux Ephésiens, 3, 1 ; Magn. 6, 1 etc…).

Ø      Cette obéissance qui, « donnée aux hommes est rendue à Dieu », ne peut être que joyeuseIn simplicitate  cordis mei,laetus obtuli uniuersa haec (Dans la simplicité de mon cœur, joyeux, j’ai tout offert…1 Ch 29, 17)…Hilarem datorem diligit Deus (Dieu aime qui donne avec joie : 2 Co 9, 7). Donc, ce sera de bon cœur (cum bono animo) et du fond du cœur (cum assensu) qu’il conviendra d’obéir.

Ø      Benoît insiste sur l’unité du composé humain dans l’agir rectifié du conuersus (converti = moine). L’homme grâcié, redevient « un », par la grâce du Christ ; unifié, monos. Il n’agit pas différemment qu’il ne pense, ou mieux, il agit selon sa foi qui lui fait connaître le bien suprême qu’est l’oobéissance, à l’imitation du Christ (cf. Ph 2, 6-11).

Ø      Le murmure, ennemi n°1 de Benoît, est destructeur et du moine, et de la communauté où il vit (cf. 4, 39 ; 5, 14.17-19 ; 23, 1 ; 34, 6 ; 35, 13 ; 40, 8-9 ; 41, 5 ; 53, 18…). Mais si quelqu’un s’adonne à ce mal suprême ou se laisse séduire par lui, il lui reste le recours de s’humilier. L’humilité demeure toujours et partout, dans la communauté bénédictine, la « planche de salut ». Rappelons que la « satisfaction » fait partie intégrante des actes du pénitent, dans le sacrement  de la Réconciliation. C’est là un aspect manifeste du « bon sens », de la sagesse, de la profonde expérience spirituelle  et de la connaissance psychologique de l’âme humaine de Benoît : à la plus haute et très évangélique spiritualité, se trouve mêlé un article du code pénal ! Benoît sait que l’homme qui vient à se convertir (ad conuersationem), n’est pas un ange, et que, converti, il ne le sera pas davantage, au point d’être toujours capable de laisser le « vieil homme » reprendre le dessus… C’est pourquoi les moyens de coercition doivent toujours demeurer disponibles, pour le bien même des personnes, âme, corps et esprit.

 

Le témoignage de l’Ecriture

     Trois textes bibliques viennent appuyer cette doctrine sur l’obéissance, manifestant que c’est de l’Ecriture que cette doctrine tire son origine :

Ø      Ps 17, 45 :  « Dès qu’il m’a entendu, il m’a obéi ».

Ø      Lc 10, 16 : « Qui vous écoute, m’écoute » (repris au v. 15).

Ø      Jn 6, 38 : « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais celle de Celui qui m’a envoyé ».

     Cette doctrine est basée sur une foi totale en l’Incarnation : s’il est demandé au moine d’obéir à un homme, l’Abbé, c’est que celui-ci est, dans le monastère, le « tenant-lieu » du Christ, son « vicaire », et qu’à ce titre, il est demandé à l’Abbé ce qui le fut au Christ : donner sa vie pour ses brebis ; et cela rend possible l’obéissance du moine puisqu’elle repose sur un présupposé d’amour divin. En fait, le moine n’obéit qu’à Dieu, en obéissant à son Abbé ou à ses Frères (cf. RB 68).

     L’Abbé parle doublement au nom du Christ : en tant que Maître (magister), et en tant que Supérieur (maior). Et c’est à ces deux acceptions qu’est appliquée la parole évangélique de Lc 10, 16. En obéissant, le moine imite le Christ lui-même « venu faire la volonté » du Père.

     Cette doctrine de l’obéissance due à l’Abbé, suppose un arrière fond traditionnel concernant la légitimité des véritables « anciens » à être obéis en tant que représentant du Christ, avalisant ainsi la théorie des origines apostoliques du cénobitisme , mais aussi, en tant que détenteurs d’un charisme spécifique. Il suffit donc, pour S. Benoît (et pour le Maître) que l’Abbé soit un authentique « docteur » et un « pasteur » véritable pour que la promesse du Christ à ses envoyés se réalise en sa personne (voir A. de Vogüe, « La communauté et l’Abbé », p. 273 ss.)

Conclusion : « L’obéissance et le Christ »

          Le Christ est posé comme modèle d’obéissance aussi bien pour l’Abbé qui donne des ordres, que pour les moines qui accomplissent ce qui leur est enjoint.

« Le Christ, en conséquence, apparaît aussi bien dans le maître que dans le disciple, puisqu’il est en effet inséparablement le Logos qui légifère et le Serviteur humilié. Dans la relation monastique fondamentale, Christ est représenté dans son existence dramatique et dans ses dimensions totales : en sa souveraineté divine et en son humiliation jusqu’à l’extrême… L’un ne va pas sans l’autre. C’est la gloire et le génie sublime du monachisme ainsi que de sa théologie vivante, qui sont ici exprimés, en cette représentation dramatique – ou mieux sacramentelle – de la personne et de l’action du Christ » [Urs von Balthasar, « Les thèmes johanniques »…, Collect. Cisterc. 37 (1975), p. 10].

          C’est pourquoi « l’obéissance reste la vertu infaillible, le passe-partout du salut » (Maurice Blondel, « Lettre sur l’obéissance », RAM 1957, pp. 314-320).

 

Le ch. 68 de la RB : L’obéissance dans les choses impossibles

          De ce chapitre, l’admiration d’un Dom Delatte (« Commentaire »…,p.538) comme celle d’un A. de Vogüe (« La Communauté et l’Abbé », p.461) est unanime :

-         « testament spirituel qui a valeur d’éternité » (Dom Delatte) ;

-         « une des pages les plus caractéristiques et les plus précieuses de la RB » (A. de V.)

     Ce chapitre n’est pas une retractatio mais un appendice. La question que se pose Benoît est celle-ci : devant l’impossibilité d’obéir, comment un Frère doit-il agir ?

     Il n’y a pas d’équivalence chez le Maître qui n’entrevoit en RM 57 que l’excommunication et la réprimande correspondante pour celui qui n’obtempère pas à l’ordre reçu. Cependant, d’autre témoins de la législation monastique s’expriment à ce sujet :

-         S. Basile : Petites Règles 69 ;

-         Pseudo-Basile : Admonitio ad filium spiritualem 6;

-         S. Césaire d’Arles: Serm. 233, 7 ;

-         S. Jean Cassien : Institutiones 4, 10.

     Chez tous ces auteurs manque, cependant, le sens psycho-pédagogique de Benoît, si manifeste ici . C’est un petit drame en 3 actes qui est décrit :

1- réception de l’ordre impossible à exécuter : pas de protestation, simple écoute et acceptation de ce qui est commandé ;

2- appréciation du poids de cet ordre reçu et considération de l’outre-dépassement des forces : soumission humble au Supérieur des raisons de sa répugnance devant l’ordre qui apparaît impossible à exécuter ; cela se faisant avec soumission et opportunité (patienter et oportune), sans superbe, ni résistance, ni contradiction (non superbiendo aut resistendo uel contradicendo) ; c’est l’attitude du moine humble.

3- Si le Supérieur maintient l’ordre donné, que le Frère sache « qu’il lui convient d’obéir », mettant toute sa confiance en Dieu et en la puissance de Sa grâce ; et « qu’il obéisse ! » (et ex caritate, confidens de adiutorio Dei, oboediat) [RB 68, 5 ; cf RB 7, 35-43 = 4ème degré d’humilité].

          Sans rien retrancher à la doctrine de l’obéissance de RB 5, RB 68 « la met à notre portée ». L’introduction de la suggestion du Frère accablé, « nuance et enrichit le thème de l’obéissance », et « donne lieu à un approfondissement psychologique » (A. de Vogüe, « La Communauté »…, pp. 464-465).

     L’obéissance chez S. Benoît n’a rien de la « prouesse ascétique » ; toute sa force provient de l’exemple du Christ, de l’union au Christ obéissant. « C’est uniquement l’exemple du Christ qui justifie l’admirable ch. 68 de S. Benoît ; le Fils qui meurt sur la croix, par obéissance au Père, après avoir exprimé filialement au Père les raisons de sa répugnance : ‘Père, s’il est possible’… » (cf. Mt 26, 29).

« Le conformiste prend les choses même de l’esprit par le dehors ; l’obéissant prend les choses même de la lettre par le dedans »

(H. de Lubac, « Paradoxes », p. 28).

     La Lettre de Maurice Blondel (l’auteur de « l’Action ») sur l’obéissance qu’il adressa à un prêtre tenté de désobéir, reste exemplaire : « l’obéissance reste la vertu infaillible, le passe-partout du salut » (in RAM 1957, pp. 315-318).

          Il convient d’adjoindre à ces deux chapitres 5 et 68 sur l’obéissance, le chapitre 71 qui traite de l’obéissance mutuelle due entre Frères.

 

Le ch. 71 de la RB : « Que les Frères s’obéissent mutuellement » (ut oboedientes sibi sint inuicem).

          En de larges passages de la RB, les moines apparaissent comme de simples exécutants sous la férule de l’Abbé et de ses collaborateurs. A partir du ch. 63, les choses commence à changer : les marques de déférences mutuelles sont soulignées (RB 63, 9 ; 70, 4). Les jeunes sont invités à obéir à leurs anciens en toute charité et avec empressement (RB 71, 4).

     Donc, il n’est plus uniquement parlé de l’obéissance due à l’Abbé, mais des plus jeunes, et de leur obéissance vis à vis de leurs  « anciens ». C’est un nouvel aspect de l’obéissance qui s’ouvre ici : l’obéissance n’est plus considérée d’un point de vue formel et objectif. Elle l’est, d’un point de vue subjectif, comme un bien, une « vertu » (uirtus = force ), « le chemin par lequel on va à Dieu » (v.2). Elle a une valeur en elle-même, en tant qu’elle implique imitation du Christ dans une libre abnégation de soi. Elle constitue en même temps une manifestation de charité, l’exercice d’un amour fraternel concret, un nouveau lien entre les Frères qui s’obéissent les uns aux autres « en toute charité et sollicitude » (omni caritate et sollicitudine : v.4).

     L’impulsion à s’obéir à l’envie réciproquement procède de la charité, du regard surnaturel porté sur le Frère en qui est reconnu le Christ en croissance (cf. Jean Eudes Bamberger, « Le ch. 72 de la RB », Séminaire Laval, 1972). Grâce à cet amour, le moine renonce, à la suite du Xt, à sa volonté propre, pour se faire serviteur de ses Frères, leur « otage », selon Emmanuel Lévinas.

     Ce n’est pas, de la part de Benoît, un simple « conseil ». Cette exhortation est adressée à tous les Frères sans exception (cf. v. 4). C’est une loi du cénobitisme bénédictin, un impératif incontournable duquel dépend l’existence même de la Communauté rassemblée. A preuve, les sanctions prévues pour les récalcitrants et contestataires qui n’auraient pas saisi l’esprit bénédictin dans son essence (cf. vv.5.9).

     Pour cependant sauvegarder l’ordre dans le monastère, Benoît prend soin de hiérarchiser les obéissances dues à chacun, afin de garantir la paix :

Ø  En premier lieu, l’obéissance est due à l’Abbé et aux « préposés » (praepositis), mandatés par lui.

Ø  Ensuite, les Frères s’obéiront les uns aux autres, dans l’ordre :

-         les iuniores aux seniores (v. 4 ; cf. RB 63, 10-17).

     Il est à noter que cette obéissance mutuelle doit se rendre avec sollicitude et charité, avec empressement, tant et si bien que la moindre offense faite à un Frère plus ancien doit être « réparée » sur le champ (vv. 6-8 ; cf. RB 44, sur la satisfaction à laquelle doit se soumettre « l’excommunié » ). C’est à coup sûr, un remède drastique pour maintenir la paix dans une communauté d’h. rudes et violents que sont les destinataires immédiats de la RB.

     Le v. 9 est suffisamment explicite : les contrevenants, ou bien subissent une correction corporelle, ou, s’ils s’y dérobent, sont expulsés.

     La communion fraternelle, manifestée en actes, tient une place essentielle en ces  derniers chapitres de la RB, parce qu’elle a une valeur absolue : celle de la Charité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

RB 6 : La retenue dans le langage (De taciturnitate)

          Ou « De la discrétion dans l’usage de la parole ».

 

I.   La  taciturnitas dans la Tradition

A.     Dans l’Ecriture :

                   AT 

« Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler » (Eccl. 3, 7). La langue est un don de Dieu fait aux hommes pour la communication. Elle peut être fréquemment, hélas, instrument de péché.

« Qui ne pèche jamais par la langue ? » (Eccl. 19, 16).

Par contre, une parole dite à propos, une réponse opportune, est considérée comme le meilleur des dons et cause d’allégresse :

« Joie pour l’homme qu’une réplique de sa bouche ; combien agréable une réponse opportune ! » (Pr 15, 23).

« Des pommes d’or sur des ciselures d’argent, telle est une parole dite à propos » (Pr 25, 11).

       Et de la « femme parfaite », il est dit :

« Avec sagesse elle ouvre la bouche ; sur sa langue, une doctrine de piété » (Pr 32, 26).

       Cette parole humaine est comparée à une source de vie :

« Des eaux profondes, voilà les paroles de l’homme : un torrent débordant, une source de vie » (Pr 18, 4).

       Mue par l’Esprit de Dieu, la parole est capable d’édifier, d’exhorter, de consoler (cf. 1 Co 14, 3). La parole de l’homme est la passage nécessaire à Dieu Lui-même pour nous adresser Sa Parole. Et les Livres Sapientiaux ne cessent d’inculquer le bon usage de la langue. C’est à cet usage modéré et « à propos », que se différentient sages et sots (ou pécheurs) .

       NT

       Le N.T. reprend les enseignements de l’A.T. ; il s’inscrit en continuité :

« Que chacun soit prompt à écouter, lent à parler »… (cf. Jc 1, 19-27 ; Jc 3, 1-12). C’est l’enseignement des Anciens et des « Maîtres de sagesse ».

B.     Dans la Tradition monastique :

                 Les moines chrétiens s’appliqueront à cette parcimonie du langage ; ils la pratiqueront, puis l’enseigneront. Les Apophtègmes des Pères, les « Histoires monastiques », les traités de spiritualité, les Règles monastiques cénobitiques, en sont les témoins. Les Maîtres des anachorètes (les Pères pneumatophoroï ou les Pères neptiques), comme les législateurs des cénobites, laissent des règles sur le bon usage de la parole. Aucun n’imposera le silence de façon absolue, car se taire toujours et « mal à propos », n’est pas humain et se révèle dangereux psychologiquement.

 

 

     Evagre le Pontique (+399) écrit :

« Dire très distinctement ce qui est nécessaire sur le ton idoine et approprié, correspond aux exigences de l’écoute… Garde-toi de dire quelque chose que tu n’aies examiné (c. à d. « pesé ») par toi-même. Garde-toi de même, d’attendre par envie la sagesse de ceux qui ne la possèdent pas ».

     Et Abba Arsène disait :

« Si tu parles avec tes compagnons, examine ta parole ; et si elle n’est pas parole de Dieu, ne parle pas ».

     Saint Basile se montre lui aussi rigoureux :

« En général, toute parole est inutile quand elle ne sert pas au service de Dieu… , si elle ne sert pas à l’édification de la foi. La bonté d’une telle parole ne peut justifier celui qui l’a prononcée puisqu’elle contristera le Saint Esprit pour autant que de semblables conversations n’auront pas contribué à l’édification de la foi » (RBT 23).

     Abba Poïmen dit :

“Il y en a qui apparamment se taisent, et leur coeur est livré aux démons; ceux-là, de fait, parlent sans cesse. Au contraire, tel autre parle du matin au soir, et pourtant garde le silence puisqu’il ne dit rien qui n’ait une utilité spirituelle  (ophélèia pneumatikè) ».

     L’Esprit de Dieu parle par la bouche de ceux qui le possèdent : les pneumatikoï.

 

     S. Jérôme, un des Pères monastiques occidentaux (latins), fera sien cet enseignement, l’exprimant à sa façon : il recommande, dans sa Lettre 50, 2, de « se taire et de demeurer tranquille » (tacendo et sedendo).

     C’est cet aspect de la « mystique du silence » ou hèsychia (tranquillité paisible), qui constitue le climat propice et irremplaçable à l’oraison, à l’union consciente, intime et savoureuse de Dieu, selon Sa grâce.

     La notion d’équilibre entre « parler » et « se taire », est exprimé en latin par le mot taciturnitas, qui sous-tend l’idée de discrétion tellement bénédictine ; silere et silentium impliquent l’abstention totale de paroles ; taciturnitas, au contraire, suggère de parler avec modération et discrétion. Le terme désigne aussi un habitus de la garde du silence qui concède l’usage juste et modéré de la parole. Une bonne parole n’est-elle pas le meilleur des dons ?

 

II. Le ch.6 proprement dit

     . silentium est employé par Benoît au sens d’absence totale de paroles (en RB 38, 5 ; 48, 5 ; 52, 2).

     . taciturnitas est employé par lui dans le sens de « modération dans l’usage de la parole ».

Ø      Il commence par citer le psalmiste (Ps. 38, 2-3) et en fait un rapise commentaire (v. 2), distingant les bonnes paroles des mauvaises ; mais invitant, même pour les premières, à se taire propter taciturnitatem ; a  fortiori pour les secondes.

Ø      Il en tire une conséquence pratique : « à cause de l’importance (du « poids ») de la modération dans l’usage des paroles, on accordera rarement la permission de parler » (v. 3).

Ø      Cette conclusion est renforcée par l’autorité de l’Ecriture : « en parlant beaucoup, tu n’échapperas pas au péché » (Pr 10, 19) ; et « mort et vie sont au pouvoir de la langue » (Pr 18, 19).  Il est donc sage et prudent de s’éduquer à la retenue dans les paroles.

Ø      Enfin, Benoît reprend la distinction maître/disciple, pour en préciser les rôles respectifs :

-         au maître, il revient d’instruire ;

-         au disciple, d’écouter (doc de se taire).

                 Quant aux demandes à adresser au Supérieur, elle devront être faite « en tout e humilité et respectueuse soumission ». Il va de soit que les « grivoiseries » et autres vanités, sont à jamais proscrites.

     On reconnaît là le souci de Benoît : sauvegarder dans le monastère une certaine grauitas, propice au recueillement nécessaire pour qui « cherche vraiment Dieu ».

 

Doctrine

     Benoît, « homme pratique et en rien imaginatif » (Colombas/Aranguren, p. 285), va directement au grain, à la différence du Maître (Cf. RM 8, 21-23).

     Il s’appuie sur l’Ecriture, reprenant la doctrine sapientielle traditionnelle et celle du N.T. (Cf. Jc 3, 9) :

Ø      le péché, toujours possible, motive  principalement  la retenue dans les paroles ;

Ø      la cause seconde est le concept de l’Abbé-docteur (cf. v.6), car, à travers l’Abbé, c’est c’est finalement le Christ qui est vu, et qui doit donc être écouté ; le silence est en rapport direct avec l’obéissance ;

Ø      une troisième raison, c’est la grauitas : propter taciturnitatis grauitatem (v.3). Il y a un sérieux  de la vie monastique,  non affecté cependant, et librement vécu « sous la grâce » (cf. Ga 5, 4).

 

Pratique

De cette doctrine se déduisent quelques conclusions pratiques :

Ø      éviter les mauvaises conversations, évidemment ;

Ø      ne permettre que de rares fois toute sorte de conversation, même sur des sujets édifiants, et cela seulement « aux disciples parfaits », à savoir à ceux qui ont donné quelque témoignage de leur humilité ;

Ø      parler à l’Abbé avec humilité et soumission quand cela est nécessaire (ou à son Père-Maître, ou à son Père-spirituel ;

Ø      exclure les plaisanteries bouffonnes ou grivoises (ce qui n’exclue nullement l’humour quand il n’est pas sarcastique).

 

     Dans la conclusion, au second point, que faut-il entendre par la concession faite au « disciple parfait » ? A notre sens, ce que Lc 12, 48 affirme : « A qui on a confié beaucoup, il sera demandé davantage ». L’exercice de la parole est redoutable. C’est à celui qui est aguerri par l’humble ascèse de la charité qu’on le confiera. Dieu aidant, il pourra ne pas succomber à la détraction.

     A propos du troisième point de conclusion, remarquons le lien entre la taciturnitas et l’humilité. Le moine se tait par humilité, et parle avec humilité. Le « parler » et le « taire » procèdent de la même vertu : l’humilité (cf. RB 7).

 

Comparaison révélatrice entre RB 6 et RB 3

 

RB 6

 

v.6 : Parler et enseigner incombe au Maître

(magister condecet) ;

se taire et écouter convient au disciple

 

(discipulum conuenit)

 

 

v.7 : Si l’on a quelque chose à demander au Supérieur, on le fera en toute humilité et déférente soumission

(cum omni humilitate et subiectione)

RB 3

 

v.6 : Comme il convient aux disciples

(discipulis conuenit)

d’obéir au maître, … il revient au maître

 

(magistro…condecet)

de tout régler avec prévoyance et justice.

 

v.4 : Les Frères donneront leur avis avec toute la soumission de l’humilité

 

(cum omni humilitatis subiectione)

 

 

 

     Remarquons aussi l’extrême rigueur des termes par lesquels Benoît proscrit, dans la 4ème conclusion, tout débordement grivois. Les goths du 6ème s. devaient y être portés.

 

Conclusion

     Le climat silencieux et paisible est donc voulu expressément par Benoît dans son monastère (cf. v.6). Mais ce climat n’est en rien une loi rigide qui obligerait les Frères à se contraindre au mutisme  ennemi de la relation : ce serait l’asphyxie de la vie communautaire.

     S’il y a des moments et des lieux où le silence doit être plus strictement respecté (durant les repas, au dortoir pendant le repos nocturne et durant la sieste), aux autres heures et en d’autres lieux, le silence était moins rigoureux. Un indice : en RB 49 sur l’observance de Carême, Benoît invite à « se priver de bavardage et de plaisanterie » (49, 7); cela existait donc.

     Ce ch.6 se trouve inséré dans la section doctrinale et spirituelle de la RB, offrant un aspect assez théorique. Il semble qu’il y ait eu, en fait, une relative liberté de converser aux temps et lieux  non précisés par la législation sur le silence.

     La dimension mystique de la taciturnitas sera découverte peu à peu par le moine sur le chemin de son expérience d’union à Dieu, à mesure aussi où il se familiarisera avec les Ecritures et les textes de la Tradition ecclésiastique et monastique (cf. RB 73, 2-6). Car l’usage non contrôlé de la parole se révèle être un « obstacle certain à l’oraison pure », selon Cassien (cf. Conf. 9, 13) ; « l’oraison de feu » consiste en un gémissement inénarrable qui transcende toute parole (Conf. 9, 25) ; De même pour la contemplation (cf. Conf. 9, 27).

     Mais Benoît se maintient toujours dans les limites de la vie pratique. Le ch.6 n’est en fait qu’un développement ou un commentaire concis d’un groupe des « instruments de l’art spirituel » (RB 4, 51-54).

 

 

      

 

 

 

    

 

 

    

 

 

         

 

 

         

 

             

 

 

 

             

 

 

 

 

 

             

 

RB 7 : l’humilité (De humilitate)

 

         

          Chapitre capital, « moelle de la doctrine ascétique de la RB » (Aranguren et Colombas, p.289) ; « expression parfaite de la spiritualité monastique » (Dom Delatte, Commentaire p. 118) ; « résumé de toute la doctrine de S. Benoît sur l’ascétisme » (Dom Butler, Benedictin Monachism, p. 52) ; « chapitre de la ‘theoria’, au sens antique du terme, c’est à dire de la contemplation »…(A. L’Huillier, Explication…).

Difficultés de l’approche

          On constate une certaine perplexité des commentateurs devant ce chapitre :

1.  Pour Dom Butler, Benoît équipare « humilité » et « ascétisme » ; le concept d’humilité recouvre beaucoup plus de signification que le sens habituel d’humilité : il s’agit du « renoncement à un degré héroïque » (o.c. p. 53).

2.  Pour Dom Delatte, Benoît entend l’humilité dans le sens d’une « vertu générale mère et maîtresse de toute vertu », comme « l’attitude qu’adopte habituellement notre âme devant Dieu, devant soi-même, et devant les autres ».

3.  Pour I. Rygland, l’humilité pour S. Benoît, c’est l’attitude habituelle de l’homme qui, accordé à Dieu, se soumet à Lui et à tous les ordres divins avec espérance » (« L’humilité selon S. Benoît », 1934).

4.  Pour Dom A. Louf, « ce n’est pas seulement une étape » du parcours monastique, mais l’humilité « englobe toute l’expérience monastique  et tend à se convertir en expérience chrétienne et monastique fondamentale ». L’humilité chez S. Benoît est un « concept extraordinairement ample » (la théologie récente, à la suite de la scholoastique, en a considérablement réduit l’amplitude…) ; voir « Cahiers Monastiques », n°37, p.200-204).

     Il s’agit donc d’une réalité spirituelle  très différente de ce que l’on entend communément parmi les moralistes et les auteurs ascético-mystiques d’occident. Elle ne peut se réduire, comme le voudrait S. Thomas (cf. IIa IIae q.161), à une simple contension des appétits de l’orgueil, qui trouverait sa place parmi les subdivisions de la « modestie », elle-même n’étant qu’une partie de la vertu de « tempérance ». Il est à remarquer que B. Häring, dans « La Loi du Christ », T.I, assigne à l’humilité un espace beaucoup plus vaste ;  il en fait une des vertus cardinales du chrétien, immédiatement après les quatre vertus cardinales traditionnelles : prudence, justice, force et tempérance.

 

Humilitas

     Humilis (lat.), tapeinos (grec) = bas, petit, pauvre, servile déprécié.

     L’article « humble », de P. Adnès, dans le DS T.7, 1136-1187, donne deux acceptions possibles de l’humilité, mais, comme expression d’un idéal moral et religieux, il ne se trouve que dans le seul lexique des auteurs chrétiens :

Ø      1ère acception : petitesse, bassesse, oppression, disgrâce, humiliation, opprobre ;

Ø      2ème acception : humilité, modestie, vie humble, disposition d’esprit diamétralement opposée à toute espèce d’orgueil, de présomption, de vanité, d’autosuffisance, et qui imprègne toute la vie de celui qui « suit le Christ ». S. Augustin l’exprime clairement dans l’Ennar.in Ps 31, II, 18 :

« Cette eau de la confession des péchés, est l’eau de l’humiliation du cœur… ; elle ne se trouve dans aucun livre des étrangers (à la foi chrétienne) ; ni chez les épicuriens, ni chez les stoïciens, ni chez les manichéens, ni chez lzs platoniciens. Chez eux tous, on parle de grands préceptes sur la manière de vivre et la discipline ; cependant, on ne rencontre pas cette humilité-là. Le filon de cette humilité-là provient d’une autre carrière ; elle émerge du Christ ».

 

L’humilité dans l’A.T.

     L’humilité qui est l’essence même du Sermon sur la Montagne, s’enracine dans la tradition biblique. La Bible hébraïque se sert des mots anawah, les LXX de tapeinos. Les pauvres, les petits les humbles, jouissent des faveurs de Dieu (cf. Jdt 9, 11 ; Jos 7, 1ss ; 2 Sam 24 etc…)

     Cette necessité même dans laquelle ils se trouvent, les ouvre à l’espérance en l’aide divine (cf. Jb 5, 11 ; Ps 9, 14 ; 18 , 28 ; 107, 12 etc…). « Dieu abaisse les orgueilleux ; Il élève les humbles »…

     L’état d’humiliation et de misèreseul ne suffit pas à attirer les grâces de Dieu, mais c’est la confiance en Lui et la conscience du pauvre d’être totalement dépendant de Dieu, qui dispose celui-ci à l’écoute bienveillante.

     Dans les écrits de l’exil et post-exiliens (c. à d. après 587), « la figure religieuse idéale est l’humble, qui ne met pas son espérance dans les biens terrestres mais en Dieu seul, en qui est reconnu le Bien Suprême » (Arang. Colomb.).

     Prophètes et Maîtres de Sagesse enseignent l’humilité (cf. Is 57, 15 ; 66, 2 ) ; « le fruit de l’humilité c’est la crainte de YHWH (Adonaï), richesse, honneur et vie » (Pr 22, 4).

     Chez Ben Sira, l’umilité acquiert un rang bien déterminé dans l’idéal moral ; elle est accessible à tous les israélites, au pauvre comme au riche. Elle se trouve très intimement liée à la pauvreté : les humbles par excellence sont les anawim, les « pauvres de YHWH ».

     La LXX traduit le anav hébreu par praus [et non par ptokos – mendiant, ou pénes – pauvre d’esprit]. Nous pouvons traduire le plus souvent anawim par « humbles ». Dans le texte biblique, l’anav est mis en relation avec la justice (cf. Soph 2, 3), avec la crainte de Dieu (Pr 15, 33 ; 22, 4), et avec la foi ou la fidélité (Sir 45, 4 ; 1, 27 ; Nb 12, 3).

 

L’humilité dans le N.T.

     L’Evangile de l’enfance est peuplé d’anawim : Siméon, Anne… Cette spiritualité des « pauvres de YHWH » culmine en Marie : « Dieu a regardé l’humilité de sa servante ». « Il renverse les puissants de leurs trônes, Il élève les humbles »  (cf. Lc 1, 48-52).

     « Dans le N.T., la Parole de Dieu se fait chair pour conduire l’homme à la cîme de l’humilité qui consiste à servir Dieu dans les hommes, à s’humilier par amour pour glorifier Dieu sauveur des hommes » (M.F. Lacan, VThB, « Humilité »).

     Jésus se présente comme le Messie des pauvres, des humbles, des anawim (ptôkos), c. à d. de ceux qui non seulement connaissent l’insécurité de la « pauvreté économique », mais se veulent et se savent pauvres d’une « pauvreté naturelle », totalement dépendants de Dieu, Créateur et Provident, Maître et Seigneur de la Vie. Jésus incarne cette double pauvreté : pauvreté devant Dieu son Père, mansuétude envers les hommes :

« Ce qui est élevé parmi les hommes est en abomination devant Dieu » (Lc 16, 15).

     « Je suis pauvre (anaw) et humble (tapeinos) de cœur » (Mt 11, 29).

     « Humilité radicale du Christ par rapport à son Père en sa condition de Messie, et humilité fraternelle faite de compréhension, de modestie, et de mansuétude par rapport aux hommes » (A.Gélin, « Les Pauvres de YHWH »). Lhumilité fraternelle se manifeste concrètement par l’esprit de service (cf. Mt 20, 28 : « Le Fils de l’H. est venu pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude »). En Mt 25, 40 il est explicitement affirmé : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». Il ne se préoccupe pas de sa propre gloire (cf. Jn 8, 50) ; il laisse ce soin à son Père. Et il s’abaisse jusqu’à laver les pieds de ses disciples (cf. Jn 13).

     Jésus fut le « Maître en humilité par sa parole et par son exemple » (S. Augustin, Serm. 62, 1).

     S.Paul, en reprenant une hymne liturgique, parlera de la kénose (ekenôsen) de Jésus, de son dépouillement de lui-même, du vide de soi dans « l’obéissance jusqu’à la mort et la mort de la croix » (cf. Ph 2, 6-11). Et la Communauté chrétienne, exhortée par S.Paul, est appelée à « avoir les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5).

     L’humilité est la vertu chrétienne par excellence. Elle consiste dans l’effacement de soi pour librement choisir la volonté de Dieu reconnue dans l’appel à choisir le bien et à rejeter le mal, au jugement appréciatif de notre conscience. L’Esprit Saint nous appelle au « jusqu’au bout de l’amour de charité » (cf. 1 Co 13). L’humilité est le présupposé à l’amour-charité.

 

L’humilité chez les Pères

Ø      Athanase: pour lui, « l’humilité consiste en une attitude intérieure dont le Christ est le modèle » (cf. De virg.3, 5).

Ø      Basile:   l’humilité est « service du prochain » (Lettre 219, 2 ; 22, 2 ; Hom. 20, 7).

Ø      Jean Chrysostome :  elle est « mère » (Ad Stag.1, 9 ; Hom./Mt 38, 2…).

Ø      Jérôme : « elle est la gardienne de toutes les vertus » (Ep. 148, 20).

Ø      Origène : elle se trouve dans le Xt qui est « le Maître de l’humilité » (in Lév. 10, 2).

Ø      Augustin : Le Christ est le Magister humilitatis et le Doctor humilitatis (De sancta virgin.ch. 31-33 ; Tract. In Iohan. 25, 16 et 19) :

     « Les philosophes l’ignorent. Le Verbe nous l’enseigne dans son Incarnation; elle est la trajectoiredu Verbe fait chair ; elle est son chemin. Elle est le signe du Christ, le résumé de toute la sagesse chrétienne ».

     A remarquer qu’Augustin attribue l’humilité du Christ à la nature divine du Verbe. Il parle – bien avant François Varillon -  de « l’humilité de Dieu ». La grande leçon de l’Incarnation est l’humilité. Le Verbe ne pouvait pas s’humilier davantage qu’en prenant la nature humaine : toute la vie de Jésus est une leçon d’humilité, en particulier sa Passion et sa mort sur la croix. (cf. P. Adnès: “L’humilité, vertu spécifiquement chrétienne d’après S. Augustin » ; RAM 28 (1952), pp. 208-223).

 

     Quelques expressions augustiniennes :

« N.S.J.C. a daigné s’humilier jusqu’à mourir sur une croix pour enseigner le chemin de l’humilité » (Contr. Ep. Parmen. 3, 2, 5).

« Il fut crucufié pour t’enseigner l’humilité » (Tract. In Iohan. 2, 4 ; 36, 4).

« L’ humilité est la reconnaissance de la propre réalité humaine et le propos délibéré d’accomplir pleinement la volonté de Dieu » (Tract. In Iohan. 25, 16), « dans l’esprit de la sainte enfance » (Serm. 253, 2, 1) ; « la pauvreté d’esprit, fondement de toutes les vertus, conduit avec sécurité à la perfection selon Dieu » (Enarr. In Ps. 130, 4).

     « L’humilité consiste par dessus tout à suivre le Christ, c’est à dire à imiter son humilité ‘ (Tract. In Iohan. 25, 16), à savoir conserver,en la reproduisant, la même attitude vis à vis de Dieu et vis à vis des hommes.

 

L’humilité dans le monachisme primitif

     L’humilité dans le monachisme primitif est « le sens et la fin de toute ascèse » (A. Dihle). « Sentir humblement », est « la plus éminente des vertus du moine »… « la seule vertu dont Satan ne puisse se prévaloir » (Cal Suhard). Elle est « la Porte de Dieu » (Abba Poemen), « la couronne du moine » et « la médecine de toutes les plaies » (Pacôme).

     « L’humilité est l’imitation du Christ » (Ps. Basile ; cf. Basile, R.b.tract. 172).

     Chez Cassien et les Anciens en général, elle constitue moins une vertu « qu’un esprit qui pénètre toutes les vertus » (Inst. 12). L’humilité est la disposition fondamentale de toute perfection chrétienne, et en même temps son couronnement.

     Elle en vient à désigner, de façon métonymique, le monachisme lui-même et la vie monastique : elle correspond à une attitude spirituelle profonde et sincère qui accompagne et confère une authenticité chrétienne à toutes les œuvres, à tous les efforts, à toutes les ‘vertus’ du moine. C’est pour Cassien cette disposition d’âme que l’on désigne par humilité (humilitas) : « l’humilité s’acquière par le mépris et la privation de toute propriété » (Inst. 4, 39).

     Le parfait dépouillement (nuditas) est la condition nécessaire à la véritable humilité (cf. Inst. 12, 31). Pour être humble, il convient de « coller à l’humus ». Ce n’est qu’en passant par un état de radicale pauvreté et d’indigence que l’on passe de l’humilité imposée par la nécessité (humilitas ex necessitate) à l’humilité qui fleurit en vertu (humilitas uirtutis) : celle qui consent à « descendre » (con/descendre) à « la véritable humilité du Christ » (Inst . 12, 25), et qui « reçoit en son cœur la simple et véritable humilité du Christ » (Inst. 12, 27). « L’humilité du Christ » est aussi l’objet de la profession monastique.

     Le schéma d’Evagre , d’après Inst. 4, 39, est le suivant :

Crainte de Dieu  Þ          Humilité                   Þ          Charité parfaite

(timor Dei)                        (humilitas                         (apatheia, puritas cordis)

                                           conuersatio/conuersio)

 

     La véritable humilité se définit donc comme l’esprit qui anime la « vie pratique » (uita practica) entière, toute la manière de vivre du moine (disciplina), tout ce qui conduit à la perfection de la charité.

     L’humilité signifie – à l ‘époque où Benoît composa sa Règle (vers 540) – la réponse de l’homme à l’attitude intime et profonde du Christ : elle était imitation du Christ (cf. Ph 2, 5). Elle se traduira surtout en obéissance puisque l’humilité du Xt s’exprima en une obéissance filiale parfaite à la volonté du Père.

     L’imitation du Christ, c’est l’humilité. S. Augustin en était l’interprète lorsqu’il disait :

« Là où est la charité, là est la paix ;

là où est l’humilité, là est la charité »

(ubi caritas, ibi pax ;ubi humilitas, ibi caritas).

     Ce qui fonctionne selon le schéma :

                            Humilité            Þ             Charité                Þ          Paix

 

Le cri de l’Ecriture (cf. RB 7, 1-4).

     La pierre de fondement du « Traité sur l’humilité » est Lc 14, 11 :

                                 « Tout homme qui s’exalte sera abaissé ;

                                 et qui s’humilie sera exalté » (cf. 1 Jn 4, 18).

     Ce verset de l’Evangile est présenté comme un cri retentissant de l’Ecriture (clamat). Benoît prend la parole pour faire œuvre de « prédicateur » : il fait une homélie, en style parénétique ; c’est le « Maître » (magister) et le « tendre père » (pius pater) qui exhorte ses fils. L’idée fondamentale est celle qui procède d’un regard contemplatif de la Passion et de la Résurrection du Xt : c’est par l’humilité que l’on parvient au ciel, puisque c’est la voie qu’a choisie et suivie le Christ (RB 7, 7).

     L’image de l’échelle et des degrés est reprise par Cassien. Le très psychologue Benoît se montre aussi un excellent moraliste. Mais il prend soin de ne rien avancer que ne confirme l’Ecriture : ce que son expérience lui révèle, l’Ecriture le vérifie, et réciproquement. Cette confrontation permanente est une méthode proprement bénédictine. Le garant suprême est l’Ecriture, Parole de Dieu ; le témoignage de la conscience pure y correspond et l’avalise.

     Le choix du Ps. 130, 1-2 est significatif de la manière pédagogique dont Benoît présente ce redoutable programme ascétique : il choisit le Ps. le plus tendre du psautier, le plus court aussi (après le Ps. 116), donc facilement mémorisable et que l’âme berce volontiers dans ses épanchements secrets. Le Ps. 130 touche les racines de l’être par la thématique du rapport mère-enfant. Benoît part de l’attachement le plus viscéral pour conduire au détachement total. Dieu se comporte comme une mère vis à vis de son enfant (sur la « maternité » de Dieu, voir Is 49, 14-16 ; Os 11, 4…). Comme la mère qui éduque son enfant, Dieu retire momentanément la douceur sensible de sa Présence nourrissante à qui s’exalte, afin de le ramener à l’humilité, condition de maintenance de l’union et de sa pureté.

L’échelle de Jacob (RB 7, 5-9)

             Partant de la Parole de Dieu, Benoît en tire aussitôt une conclusion normative :

« Si donc frères  (unde fratres), nous voulons atteindre le suprême sommet de l’humilité et parvenir rapidement à cette exaltation céleste à laquelle on  parvient par l’humilité de la vie présente, il nous faut dresser et gravir par nos actes cette échelle (de Jacob) »…   (vv.5-6).

     L’humilité est « une descente des hauteurs ». Elle s’oppose radicalement à l’orgueil (cf. Grégoire de Nysse, « Vie de Moïse », 280 ; SC 1 p. 296). L’orgueil est «une montée vers le bas ».

     Cette image de l’échelle de Jacob, Benoît l’a peut-être empruntée à Théophile d’Antioche (+vers 180), dans sa « Lettre pascale », reprise et traduite par Jérôme (Ep. 98, 3). Mais il l’a peut-être aussi tout simplement tirée de Gn 28, 12-13.

     Traitant de la « montée vers la perfection », Jean Cassien parle de degrés et d’ordre (Inst. 4, 39) ; et lorsqu’il annonce le passage de l’humilité à la charité parfaite, il se sert de l’expression « gradu excelsiori » (degré excellent ). Il parle aussi de « degrés d’humilité » en Inst. 11, 10, et de « degrés de pureté » en Conf. 12, 7 (cf. Conf. 14, 2).

     Cette allégorie de l’échelle est très ancienne, antérieure même au christianisme (voir DS, art. « Echelle Spirituelle »). L’échelle a été interprétée par les anciens en relation avec les 4 sens de l’Ecriture : 1er degré = le sens littéral ; 2ème degré = le sens allégorique ; 3ème degré = le sens tropologique ou moral ; 4ème degré = le sens anagogique ou eschatologique. C’est un thème spirituel majeur. Pour la RB, les anges qui montent et qui descendent sont un symbole de la montée par l’humilité et de la descente par l’orgueil , dans la vie spirituelle.

     L’échelle symbolise « notre vie en ce monde présent » (v.8). Dans les deux montants, Evagre voit la vie ascétique et la vie mystique (cf. Cent. 4, 43). Grégoire de Nysse compare le corps et l’âme à deux parois sur lesquelles se superpose la pierre angulaire, le Christ (De perfectione) : ce qu’exprime bien, déjà, le Ps. 130, 1 cité au début du ch.7, lorsqu’il est parlé du cœur (l’intériorité de l’h.) et des yeux (l’extérieur de l’h.) ; image double qui sera reprise au 12ème degré, où le moine est décrit « les yeux baissés (defixis in terram aspectibus)…se répétant sans cesse en son cœur (dicens sibi in corde semper illud…) – vv.63-65. Il y a correspondance parfaite entre l’h. intérieur et l’h. extérieur.

 

Les douze degrés d’humilité

     Le décompte des degrés n’est pas identique selon les Pères :

Ø      S. Jérôme en retient 5.

Ø      S. Jean climaque en recense 30 (cf. « L’Echelle du Paradis »).

Ø      S. Benoît en établit 12, comme le Maître (cf. RM, ch . 10).

     Le ch. 7 de la RB reproduit l’itinéraire spirituel qui va de la crainte à l’amour parfait à travers l’humilité et ses diverses manifestations. Il s’agit d’une transposition des « indices » de Cassien, dans le célèbre « Discours de prise d’habit » attribué à l’Abba Pinufius (cf. Inst. 4, 32-43 ; indices en 4, 39, 2). Les « indices » n’étaient que 10. Benoît ajoute un premier « indice » et clot la liste par un « douzième » pour arriver au chiffre parfait de 12. Mais, chez Cassien, ces « indices » sont destinés à aider l’Ancien à discerner chez le disciple les progrès accomplis, ou du moins la disposition  (une notion essentielle chez Basile) de celui-ci vis à vis de l’humilité. Benoît brouille les pistes qui mèneraient trop aisément à sa source (Cassien) et, plutôt que d’ « indices », il parlera de « degrés » (gradus, RB 7, 9 + 13 autres emplois au même ch.7). Il réélabore ces « degrés » indicatifs et les enrichit par un recours constant à l’Ecriture pour fonder scripturairement ses assertions : c’est la Parole de Dieu qui interpelle le moine sur l’humilité de sa vie.

     De plus RB « christianise » d’une certaine manière les « indices » de Cassien. Ainsi, « l’amour du bien » de Cassien devient chez Benoît « l’amour du Christ ». Chez Benoît, l’échelle de Jacob prend un aspect fondamentalement religieux. C’est l ‘appel de Dieu qui invite à la gravir. Le premier et le dernier degrés, absents chez Cassien, se réfèrent explicitement à Dieu. La crainte de Dieu, selon Cassien, précède et engendre l’humilité. Pour Benoît, la crainte de Dieu constitue un élément intrinsèque et fondamental de l’humilité : être humble implique révérence et soumission à Dieu, ce qu’est la crainte de Dieu.

     Il ne faut pas chercher dans les divers degrés une succession chronologique dans le progrès de l’un à l’autre. Le progrès se réalise dans le passage de la crainte à l’amour. Tous les degrés sont des aspects de la « vie pratique » ou « active » qui y prédisposent. Il y a néanmoins un certain enchaînement logique, et il est possible d’opérer un regroupement autour de la volonté, de l’intelligence, de la conduite extérieure.

     L’échelle de l’humilité va donc de la crainte de Dieu à l’amour parfait, à travers cette même crainte de Dieu (1er degré), l’obéissance (degrés 2 à 4), l’abaissement (degrés 5 à 7), l’esprit de silence (degrés 9 à 11), et le comportement général extérieur imprégné de véritable et profonde humilité (12ème degré).

     Les 7 premiers degrés concernent la conduite intérieur du moine humble. Les 5 derniers, sa conduite extérieure.

 

Le premier degré d’humilité

     Remarquons son étendue : il constitue à lui seul tout un petit traité. Les thèmes s’entrecroisent sans cesse :

Ø      La crainte de Dieu (v.10)                                                                le ciel (accomplisst)

Ø      Le souvenir des commandements de Dieu et ses effets =

                                                                                                                      l’enfer (inaccomplist)

Ø          Le renoncement qui s’en suit

§         A tous les vices et aux maux divers (péchés de pensée, de langue, d’action – main et pied – de volonté propre, de désirs charnels) : vv.12-18 ; 24-25.

§         La raison invoquée : Dieu nous regarde constamment, bons ou méchants (vv. 13-17 et 23) ; et les anges Lui rendent compte de nos actes.

§         Remarquons l’insistance toute particulière sur le renoncement à faire sa volonté propre : vv. 11-22 ; c’est bien là le cœur de l’ascèse bénédictine qui ouvre à l’amour.

§         Benoît reprend l’ensemble dans une récapitulation aux vv. 26-30, avant de passer au 2ème degré.

 

     Le thème de la crainte est fondamentalement biblique. La crainte de Dieu est « le commencement de la sagesse » et sa consommation (cf. Si 1, 14-20 ; Pr 9, 10 ; Ps 110, 10). Rien n’échappe au Seigneur qui est partout présent (cf. Ps 138).

     Cassien fait de la crainte de Dieu « le principe de la conversion » (Inst ? 4, 39).

     Basile considère la crainte de Dieu comme le climat de toute la vie spirituelle du moine, insistant sur « le souvenir de Dieu » (mnémè Théou).

     Benoît reprend cet enseignement reçu de la Bible et de l’expérience : « se souvenir toujours » (semper sit memor) ; « fuir tout oubli » (obliuionem omnino fugiat) ; « repasser constamment en son esprit » (animo suo semper euolvat). Benoît s’inscrit donc bien dans cette double ligne à la fois scripturaire et traditionnelle.

 

 

Degrés 2, 3, et 4

Ø      Nous sommes incorporés au Christ par le baptême ; c’est pourquoi nous voilà provoqués à faire le pas décisif du renoncement à notre volonté propre (à notre amour-propre), pour faire la volonté du Père (ce qui Lui plaît, son eudokia) comme Jésus l’a faite.

Ø      Il existe une gradation perfaite entre les 4 premiers degrés de l’échelle de l’humilité : le moine se pénètre d’abord de la crainte de Dieu (1er degré) et de la nécessité de renoncer à l’exercice de sa volonté propre (2ème degré) ; il décide alors de continuer à se mettre sous les ordres d’un supérieur, ce qui ne peut s’entreprendre que pour l’amour de Dieu, pro Dei amore (3ème degré) ; finalement, il accepte toute sorte d’obéissance aussi dure et peineuse qu’elle soit (4ème degré).

Ø      Mais en toute cette descente, c’est le Christ qui lui est donné comme modèle et comme accompagnateur, à l’opposé d’Adam qui voulut « s’égaler à Dieu ». Toute la place est ici laissée à l’imitation du Christ qui tient dans la RB une place tout à fait centrale. Benoît n’emploie le verbe  imitari que pour parler de l’imitation du Christ obéissant au Père. Il ignore le substantif imitatio. Ainsi est marqué le dynamisme de l’imitation chrétienne du Christ, fondement de la vie monastique.

Ø      Les références scripturaires sont très prégnantes : ce sont les paroles même de Jésus qui sont rapportées au 2ème degré, puis celles de Ph 2, 8, sommet de l’obéissance kénotique du Christ. Le 4ème degré équivaut à « une mort sur la croix » signifiée déjà en finale du Prologue (v. 50) : « participons par la patience aux souffrances du Christ » (passionibus Christi per patientiam participemur). Cf. vv. 35 et 42-43 de RB 7, où la vertu de patience – en référence à la Passion – est particulièrement sollicité.

Ø      Les degrés suivants seront le développement de cette rédemption par la croix, de cette pauvreté spirituelle à tous les niveaux et dans tous les comportements qui manifeste notre configuration au Christ.

Ø      Au v. 35 (« Qu’il embrasse la patience dans le silence de sa conscience » ; tacite conscientia patientiam amplectatur), le terme de « conscience » (conscientia) est un apax, un mot uniquement employé ici dans la RB. Peut-être s’agit-il de mettre en relief l’intériorité de l’obéissance qui n’est rendu qu’à Dieu par les intermédiaires humains mandatés. La conscientia bénédictine est l’équivalent de « l’intime du cœur » (interior cordis) chez Cassien (cf. Conf. 16, 22), c. à d. du centre le plus profond de l’être humain. Le moine entre alors dans cette union au Christ silencieux et souffrant vivant sa Passion rédemptrice : c’est le « martyre de l’obéissance et de l’humilité, la relève du « martyre de sang », le « martyre spirituel ». La vie monastique apparaît donc, dans la mouvance de la doctrine bénédictine sur l’humilité, comme un quasi « martyr » (un témoin du ‘jusqu’au bout de l’amour’).

 

Degrés 5, 6, 7

     Avec le 4ème degré, nous avons touché le fond même de l’humilité. Les trois degrés suivants expriment l’humble reconnaissance du moine devant son indigence spirituelle :

Ø      5ème degré : la confession des fautes

Ø      6ème degré : la confession joyeuse du constat de son indigence en toute œuvre entreprise.

Ø      7ème degré : la confession sincère et profonde du bien de ce qui humilie et abaisse afin d’apprendre l’obéissance à la Loi divine.

 

     Il est possible aussi de regrouper par thèmes les 7 premiers degrés :

1.      l’humilité-crainte de Dieu ® 1er degré ;

2.      l’humilité-obéissance ® degrés 2, 3 et 4 ;

3.      l’humilité-humiliation ® degrés 5, 6 et 7.

 

     L’humiliation consiste à déclarer sincèrement à son Abbé (ou à son Père spirituel, comme le prévoit le Droit Canon) ses péchés cachés, et même les mauvaises pensées, selon Jean Cassien (Inst. 4, 39). La manifestation des pensées fait partie du noyau le plus primitif de la spiritualité monastique. Les « pensées » ou logismoï (impulsions, passions) furent, depuis le début, la grande préoccupation des anachorètes comme des cénobites ; c’est la sagesse même du « désert ». Evagre le Pontique (+399) s’y attèlera avec ténacité et en fera une classification (voir son Traité des logismoï, SC 438). Cassien en transmettra la doctrine à l’occident. Mais seuls les pères qui possèdent le charisme de discernement des esprits peuvent réaliser ce juste discernement auprès des moines qui sont assaillis de pensées sans être capables de les distinguer clairement. Benoît y fait allusion en parlant de « mauvaises pensées » (cogitationes malas, v. 44).

     C’est en fait à un acte de foi prodigieux qu’est appelé le moine : reconnaître dans l’Abbé, considéré ici comme le Père spirituel doté du charisme de discernement, le Seigneur Christ lui-même. Les citations de l’Ecriture en font foi : confesser ses fautes ou pensées mauvaises à l’Abbé, c’est les confesser au Seigneur lui-même. Nous sommes-là en économie sacramentaire, en plein réalisme de l’Incarnation. Les choses les plus spirituelles se réalisent par la médiation sacramentaire, signe efficace de grâce : telle est la voie ecclésiale.

 

     Le 6ème degré reproduit le 7ème « indice » de Cassien (Inst. 4, 39). Remarquons que le support scripturaire justificatif est particulièrement réaliste (Ps 72, 22-23). Le « se disant à lui-même » (dicens sibi), est un témoignage de l’identification du moine avec le psalmiste humilié et gardant l’espérance.

 

     Le 7ème degré affirme ce que l’expérience confirme : le sentiment de son indigence est un repère pratique de la croissance dans l’humilité ; le croire vraiment à l’intime du cœur, et non plus en se contentant de la confesser de bouche, est un signe de réel progrès dans l’ascension de l’échelle de l’humilité. La citation du Ps 21, 7 indique que cette reconnaissance de son néant devant Dieu n’est assumable que dans l’intime union au Christ souffrant (Christus patiens). Et c’est le seul moyen de pouvoir le dire en vérité.

 

Les 5 derniers degrés d’humilité

     Après l’aspect intérieur de l’humilité qui s’enracine dans le cœur du moine (degrés 1 à 7), Benoît en vient à l’aspect social de l’humilité qui procède lui aussi du cœur profond mais se manifeste dans le comportement communautaire. Le 8ème degré (fidélité à la règle commune et à l’exemple des anciens) correspond au 6ème indice de Cassien. Remarquons qu’à la communis regula de Cassien, Benoît ajoute un mot significatif : communis monasterii regula, la règle commune du monastère. Il ne s’agit donc plus de la doctrine commune, de la discipline traditionnelle des cenobia égyptiens, mais très précisément du « coutumier » du monastère, et encore plus nettement de la RB elle-même ; en un mot, il s’agit de l’obéissance ponctuelle à la Règle des moines dont l’exemple des anciens devrait être un reflet vivant, une illustration.

     Ici pas de références scripturaires pour appuyer l’injonction : c’est une sentence ferme, sans recours, absolue, qui revêt un radicalisme évangélique dont la Règle ne veut être que l’interprétation. Ce caractère absolu exclut toute innovation intempestive, toute frénésie de nouveauté. Benoît est l’homme de la Tradition vivante qui seule assure un réel progrès et engendre la créativité. « Pas de progrès sans Tradition », disait Pie XII. Donc pas d’accommodation à la Règle commune, mais une convertion permanente qui exclut tout laxisme.

     Les degrés 9, 10 et 11, relatifs à l’esprit de silence, n’apportent rien de nouveau ; ils ne font que reprendre ce qui fut clairement énoncé au ch. 6 et dans le groupe des « instruments du bon travail » (RB 4, 51 à 54) :

Ø      le 9ème degré invite à « mettre un frein à sa langue » ; cela procède de la sagesse séculaire (cf. Sir 19, 4-12 ; 20) ;

Ø      le 10ème degré vise à réprimer le rire facile et bruyant ;

Ø      le 11ème degré, plus positif, enseigne à parler avec mesure.

     Le 9ème et 11ème degrés s’inspirent du 9ème indice de Cassien [« s’il refreine sa langue et n’élève pas la voix » ; cf. Pr 10, 19 : « Abondance de paroles ne va pas sans faute ; qui retient sa langue est prudent » (cf. Pr 13, 3) et Ps 139, 12 : « le bavard ne prospèrera pas sur la terre »]. Une parole d’Ancien recommande de « ne pas parler avant d’y être invité » (Verba Seniorum, PL 73, 915). Il faut bien le reconnaître : le rire est mal considéré dans le monachisme primitif (cf. Sir 21, 20 : « le sot éclate de rire bruyamment ; le rire de l’homme sensé est rare et discret »).

     Le 10ème degré reproduit le 10ème indice de Cassien (« s’il n’est pas enclin ni prompt au rire »). « L’homme sensé se reconnaît à la parcimonie de ses paroles » RB 7, 60-61).

 

Le 12ème degré, sommet de l’échelle

     Là s’esquisse la silhouette du moine parvenu à la plénitude de l’humilité : celle du publicain de l’Evangile. Ce 12ème degré est en lien avec le premier degré sur « la crainte de Dieu ». Benoît procède par une sorte d’inclusion. Parvenu au 12ème degré, le moine se considère partout et toujours « comme déjà assigné au redoutable jugement de Dieu » (v. 64 ; comparer les vv. 12 et 64). Le souvenir des péchés passés maintient le moine dans l’humilité et dans l’action de grâce pour la miséricorde que Dieu a eu pour lui. Au 1er degré, le moine « se garde à tout instant du péché ». Au 12ème degré, « il se sait à tout instant coupable de ses péchés ». Surprenant progrès ! Atteingnant enfin la conscience de son péché, il est donc enclin à s’en remettre au « Dieu des miséricordes », ce qui a pour effet de décharger sa conscience et donc de le désenclaver de son « moi » ; il est libéré d’une culpabilité sans issue : c’est l’expérience du salut opéré par  grâce.  Notons le paroxysme : au 12ème degré, la libération totale s’obtient dans un accablement apparent sous « la crainre de Dieu » (timor Dei). C’est le point de départ de l’ascension spirituelle.

 

Epilogue (RB 7, 67-70)

     Comme l’échelle de Jacob (Gn 28, 12), l’échelle de l’humilité conduit à « l’exaltation céleste » (v.5). Pour décrire de ciel seulement accessible aux humbles de cœur, le Maître emprunte beaucoup à la Passio Sebastiani, apocryphe qui lui est cher (cf. RM 10, 92-122) : longue description ampoulée et redondante. La RB, au contraire, maintient l’échelle de l’humilité à l’intérieur des limites du progrès spirituel en cette vie (cf. P. Deseille, Collect. Cisterc. 21, 1959, pp.289-301).

     Particularité de cet épilogue : Benoît ne suit plus ici les « indices » de Cassien, mais dans les mêmes « Institutions », le passage parallèle où Cassien décrit « la pureté du cœur » comme but (skopos) de la vie monastique, pour atteindre la  fin (telos) qui est le Royaume de Dieu. Pureté du cœur à laquelle Benoît fait manifestement allusion au v. 70 : « Le Seigneur montrera cela dans son serviteur, purifié grâce à l’Esprit-Saint de ses vices et de ses péchés ».

     Pureté du cœur dont l’équivalent, chez Evagre, est l’apatheia ou agapè, fin et couronnement de la practikè ou « science  pratique », commencement de la theôrètikè ou « science  spirituelle » ou « contemplation ». Le schéma est donc très « traditionnel » :

1.      Crainte de Dieu-humilité

2.      Extirpation des vices et acquisition des vertus

3.      Connaturalité acquise dans le Bien ; Charité qui « chasse dehors la crainte » et la peur de la Géhenne ; èsukia = tranquillité, paix en Dieu.

     La marque personnelle de Benoît se trouve encore signifiée dans l’ultime phrase (v.70): « Ces choses-là, le Seigneur daignera les manifester dans son serviteur…grâce à l’Esprit-Saint ». L’effusion de l’Esprit-Saint suit la purification du cœur ; mais il est l’Auteur de tout ce parcours du début à la fin. Il ne gonfle cependant que les voiles des cœurs humbles déployées par la foi (cf. Hilaire de Poitiers, De Trin. I, 37). Benoît rejoint ici en une synthèse majestueuse les deux traditions spirituelles du monachisme « savant » (doctus) illustré par Evagre et Ammonas, et du monachisme « simple » (simplex).

     S.Benoît ne veut pas aller au-delà. Sa Règle ne veut être qu’une « ébauche » pour « débutants » (cf. RB 73, 1). Comme Cassien dans ses Institutions, il n’élobore pas une théorie de la contemplation, mais il en trace les chemins d’accès, en restant près du réel, liant toujours ensemble « pratique » et « théorie ». Les cîmes de la sainteté et de la « vie parfaite » seront espérées dans la constance discrète de l’ascèse. Pour le reste,  Benoît renvoie à Cassien (Conférences ; voir RB 73, 5 et 8) où se trouve esquissée la doctrine traditionnelle et complète de la contemplation. Il y envoie le lecteur en RB 42, 3 (cf. De Vogüe, Collect . Cisterc. 27, 1965, pp. 89-107 : « La RB et la vie contemplative »).

 

Conclusion

     L’humilité (humilitas) rejoint le concept d’ascétisme et coïncide avec lui, dans la mesure où humilitas signifie avant   tout imitation du Christ dans sa kénose d’obéissance jusqu’à la mort et la mort de la croix (Ph 2, 6-11). Non pas une imitation extérieure, mais imitation par communion intime aux propres sentiments de Jésus : sentire – phronein – in se quod et in Christo Iesu (Ph 2, 5). Il ne revendiqua pas son égalité de nature avec Dieu : il s’en désaisit (ekénôsev), préférant notre pauvreté à la gloire qui était la sienne afin de nous en enrichir : humilité qui marque un « excès d’amour », « alors que nous étions encore pécheurs (cf. Rm 5, 8).

     Le Christ fait route avec le moine tout au long de l’ascension des 12 degrés. Notons que la perspective de Jérôme, commentant le Ps 119, est différente : « La montée est rude et fatigante ; le découragement commence à se faire sentir, dès le 5ème degré… Ne te décourage pas, ô homme ! Voici qu’au 15ème degré, on rencontre le Seigneur : il te regarde, et te vient en aide »… Pour Benoît, le Christ est présent du 1er au 12ème degré, très spécialement au 4ème puisque c’est le plus ardu, l’aspect crucifiant de l’obéissance se faisant plus sentir.

     Dès le 2ème degré, l’imitation du Christ est fortement soulignée par la citation de Jn 6, 38 : « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Au 3ème degré, c’est Ph 2, 8 qui est cité : « Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort ». Au 4ème degré, degré du martyre de l’obéissance, les citations du Ps 43, 22 et de Rm 8, 37 renvoient aussi au Christ.

     Posséder l’humilité du Christ, avoir en soi les sentiments qui furent siens, implique de s’appuyer sur lui, de boire avec lui le calice de la Passion et de mourir mystiquement avec lui de la mort de la croix.

     Au 6ème degré, le moine humble prononce lui-même, en se les appropriant, les terribles paroles du Ps 72, 22-23 :

« Je suis réduit à rien et je ne sais rien ; je suis devenu comme une bête de somme devant Toi ; mais moi, je suis toujours avec Toi ».

     Et au 7ème degré : « Je suis un ver non pas un homme, la dérision des gens et le mépris du peuple ».

     Au 12ème degré : « Je me suis courbé et humilié jusqu’à terre ». Il n’est pas possible de s’humilier davantage. C’est pourtant à ce point extrême que le Christ, « qui était dans la forme de Dieu » est allé. Dans le Christ, l’abaissement a atteint la limite extrême : nul homme ne pourra plus descendre plus bas, parce que nul homme n’est venu de si haut. Il a atteint « le sommet de la plus haute humilité » (summae humilitatis culmen …  RB 7, 5).

     Alors le moine parviendra, avec le Christ et en lui, « à cet amour de Dieu qui, devenu parfait, chasse la crainte » (RB 7, 67). C’est l’œuvre de la grande transformation spirituelle du croyant docile à l’Esprit-Saint. L’imitation du Christ, qui est une configuration ontologique, atteint alors sa perfection dans cette anticipation de la gloire déjà participée dans la foi. A la kénose du Christ fait suite l’exaltation glorieuse (Ph 2, 9).

     Le sommet de l’humilité coïncide avec la perfection de l’amour exprimé dans l’obéissance filiale au Père. Le chemin du Christ – et donc du moine avec le Christ – est antithétique à celui d’Adam qui voulut « s’égaler à Dieu »  de lui-même et par lui-même. L’homme est appelé à la « divinisation » ; elle se réalise dans le Christ et par lui qui est « le chef de notre foi et qui la mène à sa perfection » (Héb 12, 2).

     Cette œuvre de l’Esprit dans l’homme de bonne volonté qui se repend et se convertit, est la suprême « épiphanie de la grâce », la manifestation de la Puissance de Dieu en ce monde, et de sa divine pédagogie :

« Dieu résiste aux orgueilleux ; Il donne sa grâce aux humbles »

(Pr 3, 34 ; Jc 4, 6 ; 1 Pi 5, 5).