II. Deuxième Partie : La Constitution organique du Cenobium (RB 1-3)

RB 1 : Des genres de Moines (De generibus monachorum)

 

Le terme monachus, du grec monakos dérivé de monos, seul, signifie : d’une seule façon, d’un seul lieu, simple, unique en son genre, singulier, solitaire, …selon le contexe.

L’hébreu Jahid s’interprète par « unique », « sans équivalent » - et du fait même « aimé », « préféré » -, mais aussi « solitaire », et par suite « célibataire » (cf. Ps 67, 7 : solitaire pour être privé de compagne ).

Philon ne connaît pas le terme ; il désigne l’homme voué à la contemplation solitaire et unificatrice par monotropos  ou monotikos ; il a formé le substantif monasterion, désignant ainsi le lieu propice à l’exercice de la contemplation.

L’auteur de l’Evangile de Thomas (vers 140) emploie monakos au sens de « séparé », « élu », « célibataire ».

Entre 140 et l’usage du mot par Eusèbe de Césarée (+ 339) ainsi que par Athanase (+ 373), on ne rencontre aucun usage du mot : le hiatus semble avoir été total. En somme, dans la littérature du IVème s., âge d’or du monachisme, le terme devenu technique de monakos signifie « séparé » et « célibataire » (solitaire et non marié).

Le terme latinisé a donné monachus ; il prend une extension de sens visant « toute classe d’ascète », après avoir désigné « unité de pensée », unité de propos », « unité de conduite ». Il est d’usage large dans la version latine de Jérôme de la Vita Antonii.

Le mot en vient à constituer une sorte de titre de noblesse spirituelle. Pour Athanase, Jérôme, Pallade, Rufin d’Aquilée, Augustin, Eucher de Lyon, Cassien, le moine s’entoure de tout un halo de thèmes spirituels : le moine n’est pas seulement le « célibataire », le « séparé », le « solitaire » ; c’est aussi «le philosophe » (par anthonomase, comme Aristote est le stagirite), « l’ athlète », « le soldat du Christ », « le nouveau martyr », « l’émule et le compagnon des anges », le type de « l’homme nouveau » (cf. Eph 2, 15) tel qu’il apparaît aux yeux de la foi : l’homme qui aspire à être toujours plus à l’image du Christ, mort et ressuscité, celui dont « la vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col  3, 3), citoyen de l’autre monde tout en étant dans le monde (cf. Ph 1, 27 ; 3, 20).

Philoxène de Mabboug (près d’Antioche ; + 518) désigne ainsi le « moine » : « renoncé, libre, abstinant, ascète, vénérable, crucifié pour le monde, patient, loganime, homme spirituel, imitateur du Christ, homme parfait, homme de Dieu, fils chéri, héritier des biens du Père, compagnon de Jésus, porteur de la croix, mort au monde, ressuscité pour Dieu, revêtu du Christ, homme de l’Esprit, ange de chair, connaisseur des mystères du Christ, sage de Dieu » (Hom.9, SC 44, p. 250).

Ce terme de monachus , dans la RB, connote donc tout un ensemble de « résonances glorieuses et exigeantes ; programme de sainteté pour ceux qui cherchent à honorer ce nom, mais qui constitue un reproche permanent pour ceux qui le portent indignement ». Monachus, c’est « un titre qui oblige, un programme ».

 

 

 

1, 2 = « Le premier (genre de moines) est celui des cénobites qui militent dans un monastère sous une règle et un Abbé » (Primum coenobitarum, hoc est monasteriale, militans sub regula uel abbate).

Dans cette courte et dense définition de la vie « en commun » (koinos bios), tous les mots portent :

coenobitarum : « ceux qui vivent en communauté », traduit Jérôme (Epist.22, 34). Mais c’est Cassien qui en fait explicitement le premier genre (voir Conférences 18, 4). Et si l’on sait que Cassien garde toujours la nostalgie de l’érémitisme egyptien, cette mention ne peut être pour lui qu’une précision d’ordre chronologique : selon un schéma  cher à Cassien, les premiers « moines » furent les apôtres ; et ils vivaient en communauté. Donc, pour lui et pour la tradition antérieure et postérieure, la première communauté monastique fut la Communauté Apostolique dont Ac 2, 42-47 est comme la charte. La disciplina coenobitorum remonterait donc au temps des Apôtres (voir Conférences 18, 5). Benoît accepte ici la thèse de Cassien. En effet, le « second » genre, celui des ermites, est qualitativement plus prisé, semble-t-il, ue celui des cénobites – à en juger par l’éloge que Benoît en fait - ; et il fait de la vie cénobitique une propédeutique à la vie érémitique (ou anachorétique). Il y a cependant d’autres facteurs qui entrent en jeu dans cette qualification adoptée par Benoît : ne tient-il pas à ménager la susceptibilité de certains « ermites » de renom ? Ne tient-il pas à marquer sa préférence pour ce qui est humble, moins prfait en soi – idéalement -, mais plus expédient pour atteindre la « fin » (le salut et la vie éternelle) et déjouer les pièges du Malin? Le sens psychologique de Benoît et sa longue expérience (anachorétique d’abord, puis cénobitique) lui sont, avec l’aide du Christ, un guide très sûr.

Militans : voir la concordance des mots latins de la RB édition Dom Schmitz, p. 211 ; et Christine Morhmann, « Le latin des chrétiens », art. sur militare. Militare = servir (emprunt au vocabulaire militaire).

Sub regula uel abbate = la différence avec les prescriptions et définitions antérieuresest notable ;  dans la RB, ce qui devient spécifique de la vie cénobitique, ce n’est pas de vivre monasteriale (dans un monastère), ni sous l’autorité d’un abbé (l’ancien, chez Cassien et chez les Pères du désert), mais bien de joindre à ces deux prérogatives, celle de vivre sous une règle ; donc, sous une loi écrite qui devra être interprétée par l’autorité légitime, à savoir l’Abbé. La Règle est le régulateur de l’autorité de l’Abbé. L’Abbé doit conformer ses actes et jugements à la Règle qui est « maîtresse » (magistra ; RB 3, 7) : il lui doit obéissance. Mais il en est aussi l’interprète pour en dégager l’esprit et orienter l’action des Frères de la Communauté. Il est très éclairant de comparer le rôle de l’Abbé par rapport à la Règle avec celui – mutatis mutandis – du Magistère de l’Eglise par rapport à la Tradition et à l’Ecriture (cf. D.V. n°10). Dans la Règle se trouvent rassemblées « les traditions des Anciens ». A la « tradition orale » succède la « tradition écrite » (comme cela s’est fait dans la rédaction des évangiles). Néanmoins, l’Ancien fait partie de la Tradition, et reste indispensable pour dégager l’esprit du texte pour aujourd’hui.

Monasteriale : une précision importante de convenance qui tend à démarquer les cénobites, selon S. Benoît, des gyrovagues et des sarabaïtes dont il va bientôt faire le procès.

1, 3-5 : Le second genre de moines ; les anachorètes ou ermites

Les deux termes sont employés équivalemment par Jérôme (Lettre 22, 33) et par Cassien (Conf. XVIII, 6). Benoît reprend cette tradition. Il est intéressant de noter que la haute considération que Benoît leur défère s’origine néanmoins dans le fait qu’ils sont issus du coenobium, matrice de toute vie authentiquement monastique. Les ermites sont fils des cénobites desquels ils reçoivent leur initiation au combat spirituel et singulier du « désert ». L’idée de combat, de militia christiana, est omni-présente dans ces deux versets ; notons le vocabulaire spécifique et quasi technique : pugnare, ex acie, ad singularem pugnam, sola manu uel bracchio, contra diabolum, contra uitia…)

Mais il est un second registre d’idées elles aussi très présentes : celui de l’instruction, de la science acquise. Pour combattre seul contre le diable, il faut, de toute nécessité, en avoir appris l’art (ars). Remarquons le vocabulaire : discere = apprendre, s’instruire ; exstructi = construits, édifiés ; docti = instruits). Le monastère est donc considéré comme une sorte d’académie militaire, une ESM, où l’on apprend à combattre. L’ennemi désigné est le diable dont l’influence tentatrice est toujours à l’œuvre en l’homme par le biais des logismoï ou spiritus (pensées, esprits : voir Cassien, « Instit. Cénob. V-XII » ; Evagre, « Traité des esprits »). La lutte contre les pensées est la grande œuvre du moine, des cénobites comme des ermites.

1, 6-9 : Les sarabaïtes

. Ce qu’ils sont :           -     un genre de moines tout à fait détestable (teterrimum genus) ;

qui n’ont subi l’épreuve d’aucune règle, maîtresse d’expérience (experienta magistra), mais sont amollis comme du plomb (in plumbi natura molliti) ;

qui mentent à Dieu par leur tonsure, restant attachés au monde par leurs œuvres.

. Quelles sont leurs mœurs :

ils vivent à deux ou trois, sans pasteur, dans leurs propres bergeries, ayant pour loi le plaisir de leurs convoitises (desideriorum uoluptas), faisant leur volonté propre.

A l’inverse des cénobites, ils n’ont ni règle, ni Abbé, auxquels se soumettre. Et voilà bien ce qui les rend abominables.

Pour Jérôme (Lettre 22, 34), les sarabaïtes ou « Remnuoth » sont « le genre de moines le plus détestable et le plus déprécié… Ils ne se soumettent à rien ». Cassien, qui suit Jérôme, les considère « les pires de tous » (Conf. XVIII, 7). Benoît garde, comme toujours, une certaine modération dans son jugement critique. On reconnaît là encore sa discretio.

1, 10-11 : Les gyrovagues

S. Augustin les nomme « circoncellions » parce qu’ils vont d’une cella à l’autre, d’un monastère à l’autre, semper uagi et numquam stabiles, dira d’eux Benoît, ajoutant au tableau : « esclaves de leurs volontés propres et de la gueule », les jugeant « encore plus détestables que les sarabaïtes », à cause probablement de leur « instabilité » et de leur « vagomanie ». On sait l’importance que Benoît, fidèle à la tradition du désert rapportée par Cassien et les Apophtègmes, attache à la stabilité (cf. RB 4, 99 ; 58, 19…39 ; 60, 22 ; 61, 13).

La RM consacrera 144 lignes à décrire les gyrovagues. Benoît sera  plus sobre. Il se contente, après quelques mots, de n’en plus rien dire, préférant le silence à la détraction tapageuse.

1, 12-13 : Conclusion 

La RB exclut 2 des 4 genres de moines dont elle fait état, choisissant, sans mésestimer les ermites, de légiférer – adiuuante Domino – pour  la « très forte race des cénobites ».

Et les ermites ? Comment Benoît les considère-t-il ? Favorablement ? Défavorablement ? Peut-on cerner, à travers ce qu’il dit dans ce chapitre, sa véritable pensée ?

Il semble avoir une « préférence pratique » pour les cénobites, se séparant ici de Cassien qui opte délibérément pour les anachorètes (Conf. XVIII, 4). Mais l’anachorétisme de Cassien est mitigé : la XIXème Conférence, et l’attitude de l’Abbé Paul si fortement loué pour son passage du « désert » à la vie « en communauté », en apporte un confirmatur. A. de Vogüe fait remarquer que, si Benoît institue une « école », ce n’est pas pour que les « élèves-moines » restent élèves toute leur vie…(« La Communauté et l’Abbé », p. 65). Placide Deseille reconnaît que la RB ne prévoit pas le cas d’un moine qui quitterait le monastère pour la solitude au « désert ». Il conclut que pour Benoît, le passage du cénobitisme à l’anachorétisme n’est pas le chemin normal pour le moine : « c’est un problème en marge de la RB ».

Pour Benoît le moine, « vivant sous une règle et sous un Abbé » est normalement appelé à « persévérer jusqu’à la mort dans la doctrine du Christ  - retransmise et interprétée par l’Abbé – au sein du monastère, participant par la patience aux souffrances du Christ pour être admis à partager son Règne (Cf. fin du Prol. v. 50).   


 

Chapitre 2 : « Des qualités requises de l’Abbé » (Qualis debeat esse Abbas)

A ce ch.2, il convient d’associer les ch. 64 et 27 pour avoir une juste idée de la pensée de Benoît sur ce point essentiel : « Quel doit être l’Abbé ».

Le ch. 2, est l’un des plus long de la RB, avec le ch. 7. C’est déjà dire son importance, quand on sait le désir de Benoît d’abréger, par rapport à la RM. Benoît attache de fait une grande importance à l’Abbé dans la communauté cénobitique : il est « Père du monastère ». Et beaucoup d’autres chapitres de la RB explicitent une règle (ordo) de gouvernement en référence à l’Abbé (cf. RB 27, 36, 47, 56, 65…).

L’unique justification possible d’attribution à un homme, au plan religieux, le nom de « père » - qui ne doit être donné qu’à Dieu (Mt 23, 9) – réside dans le fait précisément de rendre hommage à l’unique paternité de Dieu que l’Abbé représente. Ainsi l’entend Jérôme (In Ps. 143 ; cf. I. Hausherr, « Direction spirituelle », pp. 29-30).

C’est ainsi que dans les documents monastiques du Ivème s. tardif, l’usage du mot « père » (Abba) est fréquent (voir Historia monachorum ;  Historia Lausiaca ; Apophthegmata Patrum). Cependant, dans les textes primitifs (Vita Antonii d’Athanase, Lettres de S. Antoine), il n’en est pas question.

Apa (en copte) ou Abba, qualifie le moine qui a atteint la perfection, qui a reçu l’Esprit – le téleios, le pneumatophoros – et donc, qui possède le charisme de « discernement des esprits » et de la « science spirituelle » ; celui qui est capable de prononcer le logion, la parole, et de former (comme par engendrement, ce qui est le propre du père) des moines parfaits, futurs « pères spirituels ». Cela apparaît clairement dans les Apophtegmes et les Sentences des Pères.

Avec l’usage, le terme s’est dévalué et fut employé de façon honorifique pour désigner Théophile d’Alexandrie, le « Pharaon d’Egypte », et autres potentats ecclésiastiques. Le terme passa dans la langue grecque et latine. Chez les latins, il devint synonyme de pater, praepositus, maior, noms servant à désigner le supérieur de communauté monastique (voir Sulpice Sévère et Cassien).  Au 6ème s., le terme Abba était certainement très employé (cf. RM, RB…), avec – dans le contexte monastique la signification plus spécifique d’ « Ancien » ou de « Père spirituel ».

RB 2, 2-3 : Le Vicaire du Christ

Christi enim agere uices in monasterio creditur.  Ce n’est pas du domaine de l’opinion, c’est une matière de foi (creditur !). et pour appuyer cette assertion, il est précisé que de nom d’Abbé est un surnom (pronomen) ; celui du Christ lui-même. Cela nous surprend. Comment Benoît peut-il affirmer pareille chose en dépit des témoignages scripturaires, des récents Conciles (Ephèse et Chalcédoine) et de la Tradition vivante de l’Eglise ?

Que l’Abbé porte le nom de « Père » parce que « Père » (Abba) est un surnom du Christ, apparaît discutable.

Que le Christ soit « Père » parce qu’on lit en S. Paul : « Vous avez reçu l’Esprit d’adoption filiale qui vous fait crier Abba ! Pater ! » (Rm 8, 15), est tout à fait inacceptable.

On pourra consulter sur cette question G. Racle, « A propos du Christ Père », RSR 50, (1962), pp.400-408.

 

 

Les témoignages patristiques sur la paternité du Christ sont nombreux :

Aristide (Apologia), Justin, Clément d’Alexandrie, Origène, Athanase, Augustin, Evagre, Philoxène de Mabboug, Césaire d’Arles, RM , tous garantissent le caractère antique de cette dénomination, cela pour des raisons très diverses : Xt comme Nouvel Adam, comme Epoux de l’Eglise ; Xt Maître des chrétiens ; l’usage de l’expression chez S. Jean (« Petits enfants… » - Discours après la Cène -, « les enfants, avez-vous quelque chose à manger »…- Jn 21 -…) ; à ce sujet, voir H. Urs von Balthasar, « Les thèmes johanniques dans la RB et leur actualité », Collect. Cisterc. 3 (1975), pp. 3-14.

Le Christ  peut être nommé « Père » en tant qu’il manifeste la paternité de Dieu, « la condescendance de la Trinité pour nous » (Gonzales Gil).

S. François de Sales écrit : « La vie de Notre Seigneur est le parfait exemple de tous les hommes mais particulièrement de ceux qui sont en l’état de perfection, comme les religieux et les évêques. Il est le Maître souverain que le Père éternel a envoyé au monde pour nous enseigner ce que nous devons faire ;…outre l’obligation que nous avons de nous former sur ce divin Modèle, nous devons grandement être exacts à considérer ses actions pour les imiter, parce que c’est l’une des plus excellentes intentions que nous puissions avoir pour tout ce que nous faisons, que de les faire parce que Notre Seigneur les a faites ; c’est à dire pratiquer les vertus parce que notre Père les a pratiquées et comme il les a pratiquées » (« De la vie parfaite », VI, 349).

« Le fait d’appeler le Christ « père », procède chez Benoît d’une réaction possible face à l’arianisme ambiant : contredire la tendance à considérer le Fils comme inférieur au Père. Pour sauvegarder la divinité du Seigneur Jésus, Benoît taira le fait que le Christ soit le « frère » des moines. Pourtant, c’est en tant que « Frère » et non de « Père » que le Xt est présenté (et qu’il se présente lui-même) dans le NT (Mt 25, 40 ; 28, 10 ; Jn 20, 17 ; Rm 8, 29 ; He 2, 11…). Nous savons aussi que pour S. Paul, « le Père » est synonyme de « Dieu ». Or, le Christ l’est effectivement.

Il y a donc une partialité christologique de la RB fort compréhensible ; elle incline à faire de l’Abbé le « vicaire », non pas du « Christ-Frère », mais du « Christ-Père ». Il est aussi certain que dans la RB est toujours mis une distance entre l’Abbé et les moines de la Communauté. Elle porte en cela la marque de son temps.

RB 2, 4-10 : L’Abbé Maître et Pasteur

Il ne s’agit jamais dans les Règles antiques d’une assimilation de l’Abbé au Père céleste. Et cependant, toutes ces Règles basent leur doctrine théorique et pratique de l’autorité monastique sur le principe fontal énoncé avec solennité et force : l’Abbé est le vicaire du Christ-Père. Toutes les prescriptions et recommandations le concernant, tournent autour de ce principe fondamental. Comme le Christ, - et à son exemple -, l’Abbé est Maître (Magister, didaskalos) et Pasteur (Pastor, poïmen) ; ceci dans une ligne néo-testamentaire : Jn 10, 14 ; Jn 13, 13 ; Mt 18, 12 ; cf. RB 27.

Comme Magister, il n’a cependant pas à enseigner une doctrine qui lui soit propre. Sa doctrine est celle du Christ et de l’Eglise.

Comme Pastor,  il n’a pas l’empire sur une troupeau qui lui appartienne en propre, mais sur des brebis qui appartiennent au Père de famille, le Christ (cf. RB 2, 7).

Et l’Abbé est rendu responsable, non seulement de son enseignement, mais aussi de la conduite de ses disciples – précisément de l’obéissance des moines à lui confiés ; cela « devant Dieu » (cf. RB 2, 7).

Comme Medicus (RB 28, 2), il devra faire preuve à la fois de sagesse et de courageuse décision dans les interventions à pratiquer : Abbas faciat quod sapiens medicus…

L’insistance du rédacteur (Benoît lui-même) sur la sollicitude extrême que doit avoir l’Abbé pour chacun des moines « afin de n’en perdre aucun », est extrême et tout à fait surprenante : omnis diligentia (RB 2, 8)… cura (RB 2, 8.10). Cette sollicitude est bien évangélique. L’Abbé ne peut en rien se confondre avec un quelconque potentat arbitraire et tyrannique. Il a, comme tout « ministre » dans la Nouvelle Alliance, à rendre compte de sa gestion au Christ lui-même.

RB 2, 11-40 : Les normes de gouvernement 

Long passage très dense témoignant de la sagesse de Benoît et de sa connaissance de l’homme (anthropologie, sens psychologique, bon sens) : il est « expert en humanité », aurait dit Paul VI (cf. Discours à l’ONU).

Cinq parties dans cette séquence :

a)  vv. 11-15 = le mode de gouvernement de l’Abbé ; il s’opère de deux manières : par ses paroles, en proposant les commandements du Seigneur aux capaces ; par ses actes, en montrant ce que sont les préceptes divins aux simpliciores et aux duri corde.

Et ces deux manières de gouverner, conformes aux double enseignement des Anciens théorique et pratique, ne sont pas à employer alternativement mais conjointement ; et la seconde manière doit toujours confirmer la première.

b)  vv. 16-22 = Pas d’acception de personnes ; « tous nous sommes un dans le Christ » (Eph 6, 8).

« Nous portons le même fardeau de notre service dans la milice d’un unique Seigneur » (sub uno Domino aequalem seruitutis militiam baiulamus). Et « il n’y a pas auprès de Dieu acception de personnes » (Rm 2, 11).

« Donc, que de sa part, la charité soit la même pour tous » (v. 22), et que sa disciplina (sa manière de se comporter vis à vis des Frères) soit unique envers tous, « eu égard aux mérites de chacun ». Charité envers tous et prédilection pour les plus humbles sont possible. L’étalon du mérite se prend relativement à l’humilité, comme il se doit. Dieu Lui-même n’agit-il pas ainsi, Lui  qui « élève les humbles » !

c)  vv. 23-29 = Son enseignement devra suivre les prescriptions de S. Paul à Timothée (2 Tm 4, 2) : « reprends, exhorte, menace » (Argue, obsecra, increpa). C’est donc un enseignement ferme mais pastoral, qui s’adaptera « aux circonstances » (temporibus tempora), « alternant la rigueur du Maître et l’affection d’un tendre père ». Les péchés (les vices) ne doivent pas être « dissimulés ». Il est du ressort de l’Abbé de les débusquer et de les retrancher « en les coupant à la racine » (radicitus ea…amputet). Pour les âmes capables de comprendre, il les admonestera verbalement. Pour les fourbes, les obstinés, les orgueilleux (superbos), les désobéissants (inoboedientes), qu’il use de la castigatio dès la naissance du vice découvert, parce qu’il n’y a – selon l’Ecriture – pas d’autre moyen de s’en débarrasser.

d)  vv. 30-32 = La régence des âmes et le service des tempéraments

A peine Benoît a-t-il reconnu à l’Abbé sa juridiction,  son devoir d’admonestation et de correction des vices, qu’il lui rappelle le propre de sa mission pastorale : regere animas, régir les âmes, les conduire et être au service d’un grand nombre de caractères très divers. Autrement dit, il lui faudra faire preuve d’imagination, et s’adapter en fonction de chacun. L’Abbé ne possède pas un pouvoir discrétionnaire ou tyrannique. « Il s’adaptera à tous » (se omnibus conformet et aptet), comme un véritable « Pasteur d’âmes » (c’est le titre donné par Van der Meer, à son beau livre sur S. Augustin). On pourra se référer, sur ce thème de l’Abbé Pasteur, Médecin et Pédagogue, à l’imitation du Christ, thème scripturaire et patristique, à H. de Lubac, « Recherches dans la foi : trois études sur Origène, Beauchêne, 1979.

e)  vv. 33-36 = La recherche du Royaume avant tout

« Qu’il fasse en tout passer le Royaume de Dieu et sa justice, en premier lieu ». Que le spirituel authentique prenne le pas sur l’économique affairiste. Là encore, Benoît prend appui sur l’Ecriture pour fonder ses normes de gouvernement ; il les tire en effet de la Parole de Dieu.

f)   vv. 37-40 = La responsabilité des âmes confiées

Il s’agit là d’un dernier rappel de la responsabilité spirituelle des âmes confiées à l’Abbé. Il est d’abord le « père spirituel » de la Communauté. Quant au propre amendement de ses vices, il s’opèrera dans sa diaconie même de régence des âmes (suscepit regere animas). S’oubliant lui-même dans le service des autres, il se corrigera ainsi de ses vices qui sont toujours un égoïsme ; le service des autres s’oppose au repliement sur soi. C’est une voie très sûre de sainteté. Non seulement cela, mais il entraînera sur les sommets de la sainteté tout le troupeau à lui confié : exempla trahunt !


 

RB 64 : L’institution de l’Abbé (De ordinando Abbate)

Deux parties dans ce chapitre :

. 64, 1-6 = les modaliés de l’élection de l’Abbé par la Communauté représentée

soit par les frères de saniore concilio (possédant un jugement plus sain que les autres),          soit par la Communauté tout entière.

. 64, 7-22 = les qualités requises au nouvel élu, ce qui constitue un « nouveau directoire abbatial » (Colomb. Arang. p. 236).

RB 64, 1-6

Elegere, constituere, ordinare. Qu’entendre par ces  termes ?

Ce n’est certes pas pour Benoît  une question uniquement juridique. Il entend laisser à Dieu la première place : la Communauté qui élit son Abbé doit le faire inspirée par « la crainte de Dieu » (secundum timorem Dei). Remarquons que l’élection par la majorité de la Communauté est un mode d’élection tardif, postérieur au VIème s. L’appel au jugement de toute la Communauté ici doit être entendu comme une approbation du choix réalisé par une autorité (ancien Abbé ayant désigné son successeur, Abbé de la région, évêque compétent). Si Benoît avait cherché à substituer au système ancien, un nouveau système d’élection, il l’aurait décrit. Or, il ne l’a pas fait. Dans la RM, c’est l’Abbé, à l’article de la mort, qui désignait son successeur (Ch. 92). Benoît accepte le mode d’élection le plus courant dans la tradition cénobitique.

Le recours, en cas d’impossibilité de réaliser l’omnis concors congregatio, à une petite partie d’entre elle (pars parua) de meilleur conseil et de bonne opinion (saniore concilio) aura lieu.

Il est clair que pour Benoît, le plus important n’est pas le mode d’élection, mais les critères du choix du futur élu : le mérite de sa vie et sa doctrine de sagesse. Cela lui paraît si important qu’il n’hésite pas, malgré toutes les précautions dont il entoure l’ »exemption » du monastère, à en appeler soit à l’évêque du diocèse, soit aux Abbés de la région, soit aux chrétiens du voisinage, en cas d’élection d’un intrus « complice des dérèglements de la Cté ». Le « sens de la foi » et de l’Eglise de Benoît apparaît ici fortement. C’est finalement l’évêque qui « ordonnera » - qui conferrera l’ «ordination » - à l’Abbé élu par sa Cté. Il s’agit ici, non d’un sacrement proprement dit, mais d’un sacramental conféré par l’évêque (cf. Sacramentaire Grégorien – VIème s. - : oraison de bénédiction abbatiale). L’évêque du lieu sera entouré des Abbés du voisinage (cf. RB 65, 3).

RB 64, 7-22 : « Le second directoire abbatial »

Nous constatons une notable différence avec RB 2. Il y aurait-il là une sorte de retractatio de Benoît ? Peut-être, au sens de « remaniement », de « retouche ». Ce second directoire est mieux ordonné et structuré que le premier :

Ø      le v. 7 renvoie aux vv. 21-22 qui forment inclusion ; il s’agit du compte-rendu de la gestion de la charge confiée par Dieu à son serviteur ; la note eschatologique est dominante.

Ø      Le v. 9 énonce  quatre qualités positives : instruit de la Loi divine (doctum lege diuina), chaste, sobre, compatissant (castum, sobrium, misericordem) ; à ces qualités font pendant, au v. 16, des « qualités » négatives : « Il sera ni agité, ni anxieux, ni excessif, ni obstiné, ni jaloux, ni soupçonneux ».

Ø      Sur la correction des fautes, Benoît s’étend assez longuement (vv. 12-15), tandis qu’il est assez sobre sur la manière de gouverner (vv. 17-19), mais où il vante la « mère des vertus » : la discretio.

Remarquons deux formules de facture augustinienne :

a)      v. 8 … sibi oportere prodesse magisquam praedesse (Qu’il sache qu’il lui faudra beaucoup plus servir que présider) ;

b)      v. 11 …oderit uitia, diligat fratres (Qu’il haïsse les vices, et qu’il aime les frères).

La thème de la miséricorde et du jugement est admirablement traité. L’ultime recommandation est essentielle pour Benoît et prélude à la conclusion eschatologique : « par-dessus tout, qu’il observe tout les points de la présente Règle » (praecipue, ut praesentem regulam in omnibus conseruet – v.20). C’est là, la conséquence de tout ce qui précède.

Le P. A. de Vogüe fait remarquer que se révèle une singulière homogénéité de pensée entre le premier et le second directoire de l’Abbé  (« La Communauté et l’Abbé », pp. 375-376) :

« Une même vision inspire le rédacteur : celle du pasteur idéal, du serviteur humble, doux et patient qu’est le Christ. Esprit de service, miséricorde, amour pour les hommes, attirant en réponse leur amour, prudence qui redoute par dessus tout l’excès de dureté dans la correction comme dans les ordres, mansuétude, paix… Qui ne sent que toutes ces vertus sont les aspects d’une seule et même attitude fondamentale ? Le Serviteur d’Isaïe, le Christ de S. Matthieu, le Pasteur paulinien, l’Ancien miséricordieux et ‘discret’ de Cassien, toutes ces images idéales du chef chrétien viennent se fondre sans effort dans un portrait de l’abbé qui est profondément simple »

Tel est l’admirable portrait de l’Abbé que trace S. Benoît dans son chapitre 64 qui complète le ch. 2. Le premier est plus personnel à S. Benoît ; le second est le signe de la volonté du rédacteur de reprendre une tradition bien établie et de la faire sienne. L’Abbé, selon S. Benoît, sera finalement « l’homme du service et de la miséricorde ». Ce n’est qu’aux cœurs « endurcis et rebelles » qu’il apparaîtra un maître dur et sévère, tendu et écrasé par le poids de sa charge… Ainsi est-il vraiment le représentant du Christ dans la Communauté, son « lieutenant » (tenant-lieu).

 


RB. 27 : Quelle sollicitude l’Abbé doit avoir à l’égard des excommuniés (Qualiter debeat abbas sillicitus esse circa excommunicatos).

Avec ce ch. 27, nous avons là un autre « directoire » beaucoup plus pastoral et encore plus évangélique que les autres (cf. RB 2 et 64).

Quelques remarques à ce sujet :

Ø      Sur les 5 citations de l’Ecriture qui figurent en ces 9 versets, 4 sont tirées du N.T. et une d’Ez 34, chapitre qui fait le procès des « pasteurs d’Israël », et dont Jean s’inspire au ch. 10 de son évangile.

Ø      Deux figures servent ici à illustrer le devoir de sollicitude de l’Abbé à l’égard des Frères qui ont failli :

1.      Celle du « sage médecin » (sapiens medicus),  v.2.

2.      Et celle du « bon pasteur » (pastor bonus), v. 8.

Ces deux figures types et exemplaires viennent du Christ lui-même qui se les ait attribuées (cf. Mt 9, 12 ; Lc 15, 4-5).

3.      Une troisième figure est suggérée : celle du « rôle sacerdotal » dévolu à  l’Abbé, de la même manière que l’auteur de l’Epitre aux Hébreux l’attribue à Jésus (cf. He 4, 15).

Ø      On remarquera la place tout à fait éminente faite à la puissance de la prière, plus efficace (quod maius est) que tous les « onguents » : « sa prière – celle de l’Abbé – et celle de ses Frères ». Cela fait aussi partie du rôle sacerdotal de l’Abbé.

Ø      La figure essentielle qui émerge est celle du Christ « Bon Pasteur » qui s’efforce de ne  perdre aucune des brebis à lui confiées, et qui va chercher l’unique égarée pour la charger sur ses épaules en la ramenant au troupeau.

Ø      Le trait dominant qui prélude au ch.64, est exprimé au v.6 :

« Il doit savoir qu’il a reçu le soin d’âmes malades et non une autorité tyrannique

sur des âmes saines ».

Ø      Le contraste est vigoureusement marqué entre la cura animarum , et la tyrannis (celle-ci étant mis en rapport avec la tyrannie du démon détruite par le Christ ; cf. le Sacramentaire Léonien, 150, 22). La tyrannis grecque est une violence dévastatrice. Le terme employé à dessein par Benoît est très fort.

 

Quant aux rapports entre RM et RB, nous pouvons constater :

1.      Que les emprunts que Benoît fait au Maître sont parcellaires ; il se contente de reprendre le dossier biblique utilisé par RM : Lc 15, 4-5 ; Mt 9, 12-13 ; Jn 10, 11.

2.      Qu’à la différence du Maître, Benoît renvoie l’Abbé aux paroles de Jésus pour exhorter l’Abbé à la miséricorde  envers l’excommunié ; le Maître, lui, met l’exhortation dans la bouche de l’excommunié… (voir RM 14, 7-19).

3.      Que chez le Maître, le processus de réconciliation , après pénitence, est long, pénible, humiliant (87 versets lui sont consacrés, au Ch. 14 !). Benoît, par contraste, est concis, synthétique, pudique ; il renvoie l’Abbé à sa conscience qui, éclairée par la Parole de Dieu, devrait l’incliner à faire prompte miséricorde. Il y a donc plus d’humanité chez Benoît.

 


RB 21, 31 et 65 : Les collaborateurs de l’Abbé

RB 21 : Les doyens du monastère (De decanis monasterii)

Le système d’organisation institué et préconisé par la RB provient moins de l’organisation de l’armée romaine(contubernium = 10 soldats à la tête desquels était placé un chef ou caput contubernii) qu’à la tradition monastique copte. En témoignent, pour l’occident, Jérôme (Lettre 22, 35), Augustin (De moribus Eccles. Cathol. 31, 67), et Cassien (Inst.4, 7.10.17).

La source de Benoît semble être principalement RM 11 où les decanos sont essentiellement des surveillants minutieux auprès des dix moines à eux confiés. Ce système de vigilance peut nous choquer, nous « modernes » : un ou deux anciens sont chargés de voir si les frères vaquent à la lecture aux heures prévues (RB 48, 17-18), et des anciens expérimentés ou sempectes (senpectae) sont chargés de réconforter discrètement les frères qui hésitent à s’amender et à se reprendre en toute humilité après une faute ayant entraîné l’excommunication (RB 27, 2).

Par rapport à la RM, la RB donne à cette fonction de vigilance « une place plus ample, plus pédagogique, plus spirituelle » (cf. Colombas-Aranguren p.245). La qualité requise du decanus est d’être « un frère d’un bon témoignage  et de sainte vie» (RB 21, 1). La première expression (boni testiminii fratres) provient d’Ac 6, 3 et caractérise les candidats à la charge diaconale. Benoît semble avoir en vue, dans l’institution des decanos, d’en faire de véritables diaconos chargés du très essentiel service de la vigilance dans le monastère. La seconde expression (sanctae conuersationis) provient de Dt 1, 13 qui est à l’origine de la hiérarchie en Israël instituée par Moïse.

Finalement, tous les membres de cette »hiérarchie » instituée dans la Communauté monastique, devront répondre à cette double exigence : le bon renom et la sainteté de vie. L’Abbé devra, le premier, y répondre par ses actes (meritum uitae) et la sagesse de son enseignement (sapientiae doctrina). L’Abbé, en effet, partage toutes ses charges, y compris sa charge première : la responsabilité spirituelle des âmes à lui confiées, cela devant Dieu. Autant dire qu’il ne peut avoir recours qu’à la miséricorde de Dieu, et donc qu’il ne peut être, das sa fonction abbatiale, que « le gestionnaire de la miséricorde de Dieu ». Voilà qui devrait le prémunir de toute prétension et de tout exercice d’un pouvoir tyrannique.

Comment sont élus les « dizainiers » (eligantur revient 3 fois !) ? Cette élection ne pouvait dépendre que du jugement de l’Abbé puisque les « dizainiers » étaient appelés à collaborer étroitement avec l’Abbé dans sa fonction d’autorité. C’était donc de l’Abbé (et de frères « craignant Dieu » dont il pouvait prendre conseil – cf. RB 65, 15) que dépendait l’élection des « dizainiers ». Il y allait de la paix de la Communauté (voir RB 65, 11).

RB 31 : Les qualités que doit avoir le Cellerier (De cellario monasterii qualis sit)

Cellararius vient de cella, qui désigne plusieurs lieux au monastère : le dortoir (RB 22, 4), l’hôtellerie (RB 53, 21), le noviciat (RB 58, 5), la maison du Portier (RB 66, 2).

Ici, cella désigne concrètement le cellier (cellarium) ou la « dépense », le lieu où se conservent les provisions avant d’être distribuées en temps opportun.

Le cellerier, ou « majordome » ou « économe », est celui auquel est confié, dans la Communauté, l’administration des biens matériels du monastère, et, en particulier, la distribution du nécessaire aux moines et aux personnes qui bénéficient du patrimoine monastique, à savoir les pauvres et les hôtes.

 

Benoît distingue 4 catégories de bénéficiaires (RB 31, 8):

Ø      les malades (infirmes) ;

Ø      les enfants (infantes) ;

Ø      les hôtes (hospites) ;

Ø      les pauvres (pauperes).

 

Le Cellerier était un personnage important dans le monastère de S. Benoît, comme l’étaient diacres et archidiacres dans la primitive Eglise ; il y aurait un parallèle intéressant à tracer entre les rapports diacre/évêque  et les rapports cellerier/abbé…Il appartient principalement à l’Abbé, dans le monastère, de se charger du soin des âmes et de leur « accompagnement spirituel », sans entraver cette tâche pastorale par des préoccupations « transitoires, matérielles et caduques » (cf. RB 2, 33-34). De ces réalités, non négligeables, le Cellerier est spécialement chargé ; mais il est exhorté à la faire de façon « religieuse » et spirituelle, c. à d. en « gardant en tout l’humilité » (cf. RB 31, 13) et « la crainte de Dieu » (31, 2). Sa manière d’agir aura en effet une lourde ou bienfaisante répercussion sur la paix et l’harmonie de la vie communautaire.

Ce ch. 31 constitue dans la RB un véritable « petit traité de spiritualité » (voir Colombas/Aranguren p. 247) dans lequel une préoccupation psychologique et morale domine et anime toutes les réglementations d’ordre pratique. Il ne s’agit pas d’un « règlement » précis à l’usage de l’économe, mais d’un traité qui dépeint l’image idéale du moine chargé du « temporel ». Aussi n’est-ce pas un catalogue des obligations de la charge qui est dressé, mais une énumération des qualités requises à l’officier désigné par l’Abbé, et des défauts qu’il devra éviter. C’est un portrait moral du Cellerier que trace ici Benoît, portrait d’où émergent les qualités suivantes : bon sens, maturité de mœurs, sobriété, tempérance dans le manger et le boire. Ces qualités procèdent de « la crainte de Dieu ». Les défauts contre lesquels il devra combattre : esprit d’élévation, turbulence, propension à s’emporter, négligence, prodigalité et étroitesse. Cette énumération se trouve aux versets 1 et 2 de RB 31.

Il est ajouté, pour résumer la silhouette du Cellerier, qu’il devra être « comme un père pour toute la Communauté » (v.2) ; d’où sa sollicitude pour les malades, les enfants, les hôtes et les pauvres (cf. v.9).

La qualité majeure qui, au plan moral, est une conséquence de la vertu « théologale » (foi) de « crainte de Dieu », est l’humilité sur laquelle Benoît insiste particulièrement (vv. 7, 13, 16). On est loin des manières qui ont cours au sein des entreprises ou groupements de personnes vivant dans  le « monde du travail », où le « rendement » et l’ « efficacité » sont les impératifs majeurs. Ici l’objectif premier recherché dans la gestion du Cellerier est « la paix et l’harmonie » de la Communauté : fratres non contristet (v.6).

L’admirable v.7 est très représentatif du climat bénédictin :

« Si l’un des frères vient à lui demander quelque chose de déraisonnable, qu’il ne l’indispose pas en le rebutant avec mépris, mais qu’il lui refuse avec raison et avec humilité ce qu’on lui demande mal à propos ».

Au v. 13, il sera dit, dans la même tonalité : « Quand il n’a pas de quoi donner, qu’il réponde aimablement » ; et l’Ecriture est citée : « Sermo bonus super datum optimum » (Si 18, 17).

Les qualités requises de celui qui en tout doit se référer aux ordres de l’Abbé, sont celles-là mêmes qui sont exigées de l’Abbé : « le mérite de la vie » et « la sagesse de la doctrine ». Ce sera donc dans l’obéissance à l’Abbé que le Cellerier réalisera sa charge : « qu’il ne fasse rien sans l’ordre de l’Abbé » (cf. v.4.12.15).

La finale est admirable et d’une  élévation spirituelle d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’un chapitre consacré à l’organisation de la gestion temporelle :

« Que personne ne soit troublé ni contristé dans la maison de Dieu » (ut nemo perturbetur neque contristetur in domo Dei). Pax ! Tel est l’objectif, que confirmera RB 34, 3-5.

RB 65 : Le Prieur du monastère (De Praeposito monasterii)

La pensée de Benoît relative au gouvernement du monastère et de la Communauté est claire : l’Abbé en constitue à la fois la base et la clef de voûte ; cela ressort du v.11 :

« …nous jugeons que, pour conserver la paix et la charité, il faut que le gouvernement de son monastère dépende entièrement de l’Abbé » (propter pacis caritatisque custodiam in abbatis pendere arbitrio ordinationem monasterii sui).

Avec cette clause introduite pour alléger la charge abbatiale et éviter de la part de l’Abbé de se laisser aller à exercer un pouvoir tyrannique : « les dizainiers, autant que faire se peut, règleront tout ce qui est utile au monastère, conformément aux dispositions prises par l’Abbé » (RB 65, 12).

La structure de gouvernement est donc pyramidale :

Abbé

ß

Dizainiers

ß

Les Frères

C’est le schéma normal.

A ce schéma s’adjoint, si le lieu l’exige,

si la Communauté le demande,

et si l’Abbé le juge expédient,

un second schéma :

Abbé

 

 

Prieur

                                                                               

 

Dizainiers

 

Frères

         

On remarquera la grande prudence de Benoît dans l’institution du Prieur. Il semble qu’il y ait là des expériences antérieures cuisantes…Par rapport au Cellerier dont Benoît faisait son alter ego, le Praepositus n’a pas la sympathie du Patriarche. Le ton est véhément, et dur. Le vice de juridiction dans l’institution habituelle du Praepositus est fortement condamnée, dès le préambule du chapitre (vv. 1-10). Benoît veut avant tout éviter de mettre en concurrence Abbé et Prieur comme ex æquo, ce qui ne pouvait que favoriser la mainmise de l’évêque du lieu sur le monastère – étant sauf le cas d’intervention pour éviter un scandale lors de l’élection d’un Abbé (cf. RB 2).

Maintenant, Benoît préfère le système de gouvernement par l’entremise de dizainiers à celui d’une bipolarité Abbé-Prieur (vv. 12-13). De toute façon, l’ordination du Prieur ne peut dépendre que de l’Abbé : il le constituera « son Prieur » (ordinet ipse sibi praepositum – vv. 14-15).

Les devoirs du Prieur peuvent se réduire à deux :

1.      Absolue obéissance à l’Abbé (v. 16).

2.      Observance très exacte de la Règle (v. 17).

S’il y contrevenait, la sanction est explicite mais graduée :

Ø      reprise verbale jusqu’à 4 fois ;

Ø      application rigoureuse du code pénitentiel de la RB ;

Ø      expultion du monastère.

 

Conclusion :

Benoît confie à l’Abbé la pleine et entière responsabilité du gouvernement de son monastère, avec l’aide du Cellerier et des dizainiers. Ainsi sera préservée la paix et la charité dans la Maison de Dieu.


RB 3 : L’appel des Frères en Conseil (De adhibendis ad consilium Fratribus)

 

              Ce chapitre est structuré autour de deux mots importants : les « affaires importantes » (praecipua) – v. 1 -, et les « affaires moins importantes » (minora) – v.12.

Selon qu’il s’agisse d’affaires importantes à traiter ou d’affaires mineures, l’Abbé prendra diversement conseil. Remarquons d’abord que Benoît n’envisage pas que l’Abbé puisse gouverner sans prendre conseil. C’est le point clé du chapitre fortement souligné en finale avec l’appui de l’Ecriture :

« Fais tout  avec conseil et, après coup, tu ne t’en repentiras pas » (Omnia fac cum consilio, et post factum non paeniteberis) – Si 32, 24 .

Les deux manières, pour l’Abbé, de prendre conseil

1.  Lorsqu’il s’agira de choses importantes, il convoquera toute la Communauté (omnem congregationem) :

Ø                         il entendra l’avis des Frères (audiens consilium fratrum) ;

Ø                         il délibèrera par devers lui (tractet apud se) ;

Ø                         et fera ce qu’il jugera le plus utile (et quod utilius iudicauerit faciat).

Remarquons que le processus est un décalque de celui préconisé par l’ACO pour conduire une action apostolique : Voir, Juger, Agir. La seule distinction étant ici que l’écoute prend le pas sur le « voir » ; l’écoute étant première dans la démarche croyante : fides ex auditu.

Benoît s’explique alors sur les raisons de cette convocation de la Commubnauté tout entière : l’avis du plus jeune n’est pas à négliger ; car le Seigneur se sert souvent du plus jeune pour lui révéler ce qui est préférable. En RB 63, Benoît l’exemple de Daniel et de Samuel enfants, jugeant des vieillards.

Il explicite ensuite sa doctrine relative à l’autorité : Abbé Û moines ; Abbé Û Dieu. La relation inter-personnelle entre l’Abbé et les moines est régulée par l’autorité de la Règle qui est la Maîtresse (Magistra Regula, v. 7). L’Abbé, comme chacun des moines doit lui être soumis. Tous obéiront à l’Abbé – la contestation n’étant pas admise (neque praesumat quisquam cum abbate…contendere). On sait combien la présomption est prise en chasse par Benoît ! Et l’Abbé se saura redevable devant Dieu de tous ses jugements (cf. v. 11).

Se trouve ainsi posé, le fondement solide de toute vie sociale authentique : la crainte de Dieu, « principe de la Sagesse », et la libre soumission à la loi morale comme réponse à l’amour dont Dieu nous aime.

2.   Lorsqu’il s’agira d’affaires mineures, l’Abbé prendra le conseil d’Anciens (cf. v.12).

Ici, la source de Benoît pourrait être la Règle de S.Basile (Regulae fusius tractatae 48 et Regulae brevius tractatae 104) ; peut-être aussi – et plus probablement – la RM, qui innove, en reconnaissant à l’Abbé la possibilité de faire appel au Conseil de toute la Communauté, alors que la tradition cénobitique ne reconnaissait que le recours au Conseil d’Anciens. La RM cependant ne conçoit cette possibilité que pour traiter des affaires temporelles du monastère.

Remarquons aussi que,  pour Benoît, « les Anciens » constituent une catégorie spirituelle, non sociale (voir Colombas/Aranguren p. 258).

La seule chose qui importe, c’est la volonté de Dieu. Le charisme de supérieur – clairement reconnu par Benoît -, ne fonctionne pas hors du contexte d’une Communauté vivante et d’une  Règle, qui, l’une et l’autre sont porteurs du même Esprit-Saint.

Benoît établit une synthèse entre trois éléments qu’il porte à leur état d’équilibre :

Ø le charisme abbatial de « guide » et de « maître spirituel » ;

Ø le don de discernement de la Communauté ;

Ø la sagesse accumulée par la tradition et codifiée dans la Règle.