I.                   Première Partie : Le PROLOGUE de la RB

 

Plan du Prologue:

A-    Introduction (1-7) = Le mystère de l’obéissance filiale :

 

1-3 : Ecoute = obéissance = servir le Christ.

4 : Prière

5-7 : Finale = gloire ou châtiment éternel.

B-    Exhortation (8-39) = Catéchèse baptismale avec deux Psaumes (Ps.33 et 14) :

 

. Ps 33 :

« Le chemin de la vie »   

(uia uitae)

a)  vv.8-11 = invitatoire;

b)  vv.12-17 = psaume ;

c)  vv.18-20 = conclusion.

. Verset 21 :

« Le chemin de l’Evangile »

(uia euangelii)

a)      : fin = le Royaume

b)       : but = une « pratique » (amour en actes) ;

c)       : moyen = l’Evangile.

 

. Ps. 14 :

« Le chemin de la Demeure »

(uia tabernaculi)

a)      : v. 22 = le principe général : bonnes actions ;

b)      : vv.22-28 = psaume ;

c)      : vv. 29-32 = humilité (Apôtre) ;

d)      : vv. 33-34 = humilité (Evangile) ;

e)      : vv.35-39 = conclusion (conditions de la conversion).

 

 

C-  : «L’école du service du Seigneur » : un chemin du Salut. 

 

(uia salutis)

a)  : vv . 40-44 = fin et but ;

b)  : vv. 45-49 = de la crainte à  l’amour ;

d)      : v. 50 = vers le Royaume du Christ.

 

 

Commentaire

 

 

(1). « Obsculta, o fili, praecepta magistri » …Ecoute, mon fils, les préceptes du maître (i.e. ses instructions), ce que son expérience lui a fait acquérir de sagesse et qui se trouve condensé dans cette Règle de vie.

Le « maître » dont il est question ici, n’est donc pas Le Seigneur lui-même, mais l’Ancien aguerri au combat spirituel par une longue « pratique » (ascèse), peut-être S.Benoît lui-même...

N’est-il pas surprenant que, parvenu à la sagesse, devenu un authentique « spirituel » (docile aux injonctions de l’Esprit), Benoît écrive au Mont, Cassin vers 530-540, une « Règle pour les moines »? Pourquoi  faire oeuvre de legislateur alors que la Loi de l’Esprit lui sert de Règle absolue? N’y aurait-il pas là régression, retour à un légalisme pré-évangélique? Non, car il y a harmonie (sym/phonie) entre la lettre qui, certes, peut tuer, et l’Esprit qui vivifie (cf. 2 Co 3,6). « Je ne suis pas venu pour abolir (la Loi et les Prophètes), mais pour accomplir » (Mt 5,17), ou, comme traduit Marcel Jousse: « Point ne pensez que je sois venu faire cesser la Loi et les Prophètes, mais les utiliser » (Anthropologie du geste).

Et inclina aurem cordis tui, « et prête l’oreille de ton coeur ». Notons le vocabulaire de l’écoute: ausculta, aurem... »La foi procède de l’écoute », comment croire sans d’abord entendre? » (cf. Rm10,14). Aurem cordis tui...L’anthropologie de Benoît est biblique. C’est le coeur de l’h. (leb, kardia, cor) qui est le siège de l’écoute de la parole (de la Parole) qui habite le tréfonds de la personne, le sanctuaire de sa conscience (cf. Rm 10,8). « Donne-moi un coeur qui écoute », demandait Salomon au Seigneur (1 R3,9).

Et admonitionem pii patris libenter excipe et efficaciter comple. « accepte les conseils d’un vrai père et suis-les effectivement ». Le magister est aussi « père », comme l’Eglise est Mater et Magistra...(cf. Innocent III, Concile du Latran 1214) C’est la jonction, la synthétique et indissociable union entre la fermeté qui éduque en contraignant le vieil homme à s’amender, à se perdre pour laisser naître l’h. nouveau, et la tendresse qui berce, console, prodigue l’amour vital, et ressuscite. Le maître instruit; le vrai et tendre père avertit, admoneste, conseille. C’est là toute la nuance entre ce qui est d’obligation (prescrit par la loi naturelle et divine) et de conseil.

Ce « père » est l’Abbé, selon Benoît auteur de la Regula (cf. Commentaire BAC p.195).S.Augustin parlera d’Ambroise de Milan comme d’un pater et episcopus: »suscepit me paterne, perigrinationem meam satis episcopaliter dilexit » - Conf. V,XIII,23 -.

Déjà là, Benoît ouvre toute la problématique de la « Règle des moines »: si le précepte n’est pas librement et amoureusement accueilli comme expression de l’Amour, il deviendra un insupportable fardeau. Mais si l’amour reprend la première place et devient egèmonikon, principe directeur de l’action, alors le précepte s’accomplira comme « naturellement » (cf. Pr 48: « dilatato corde inenarrabili dilectionis dulcedine curritur via mandatorum Dei...).

Libenter excipe et efficaciter comple « Acueille (l’exhortation du tendre père qui t’aime) librement (de bon gré) et mets-la en oeuvre dans ta vie concrète ». La vie chrétienne, mue par la grâce qui a toujours l’initiative - comme l’Ecriture l’affirme et comme S.Augustin l’a si constamment défendu contre Pélage - fait appel à notre libre consentement. L’acte de foi est l’acte le plus libre qui soit: il suppose l’adhésion de toute la personne (A.Chouraqui traduit « foi » - pistis, fides -par « adhésion » dans sa traduction de la Bible). Devenus des « fils » en Jésus-Christ, par le baptême, nous sommes « sous la grâce » (Rm 6,14) qui nous arrache à « notre ancien esclavage » (Ga 5,1). Et la foi opère par la charité (Ga 5,6); d’où son « efficacité », car « la charité du Christ nous presse » (2 Co 5,14).

(2)       ut ad eum per oboedientiae laborem redeas, a quo per inoboedientiae desidiam recesseras... « afin que tu reviennes par le labeur de l’obéissance à Celui dont t’avait éloigné la lâcheté de la désobéissance ».

ut redeas: il s’agit d’un retour vers Dieu; c’est l’itinéraire chrétien  et donc monastique du retour vers Dieu. Si le péché est aversio a Deo, détournement de Dieu, la seule thérapeutique possible est la metanoia, le changement de mental et de coeur, la conuersio ad Deum (cf. schéma anthropologique d’Augustin dans « S.Aug., un itinéraire de retour vers D. », par Marcel Neusch). Passage librement décidé et motivé par la certitude de l’accueil miséricordieux du Père du prodigue (cf. Lc 15); passage de la désobéissance à l’obéissance: obéissance peineuse au début, mais qui deviendra douce, facile, « sous la brûlure de l’amour » (fin du Pr.). L’obéissance à Dieu, c’est la foi en son Amour (cf. Rm 6,15-19); c’est l’attitude juste de l’h. devant Dieu. Soncontraire, la désobéissance, est qualifiée de « lâche », paresseuse (desidia); c’est un refus de se mettre en marche pour aimer, une reprise d’autonomie orgueilleuse qui dit « non » aux suggestions de l’Esprit-Saint; c’est le « désaccord des volontés », celle de l’h. et celle de Dieu (par opposition, voir S.Bernard, Serm./Ct 71,10-11).

(3)       Ad te ergo nunc mihi sermo dirigitur, quisquis abrenuntians propriis uoluntatibus Domino Christo uero regi militaturus, oboedientiae fortissima atquae praeclara arma sumis... »A toi donc s’adresse maintenant ma parole, qui que tu sois, qui renonces à tes volontés propres et prends les fortes et nobles armes de l’obéissance, afin de te mettre au service du Seigneur Christ,notre véritable Roi ».

Ce maître et père, zélé et plein de sollicitude, s’adresse à quiconque renonce à ses propres volontés: voilà l’unique condition posée par S.Benoît pour accepter quelqu’un dans « les rangs fraternels ». Militaturus: c’est un participe futur qui marque l’intention; se disposant à servir, décidé à servir (voir Chr. Mohrmann, « Etudes sur le latin chrétien »). A cause du Christ, objet de notre amour et sujet de l’Amour Source, il est possible et même souhaitable de renoncer à ce qui restreint l’amour, l’entrave ou l’atrophie. Le moyen d’y parvenir est d’entrer dans la voie de l’obéissance à Dieu, de « suivre le Christ ».

C’est de cette obéissance au Christ, par les médiations incarnées explicitées plus loin - en particulier l’Abbé - qu’il est question ici: une obéissance très proche de la foi, une écoute du coeur profond que seul un amour absolu et inconditionnel peut expliquer. Obéissance qui sera pour Benoît la marque distinctive des humbles (cf/ RB 5). Au v.40, notre législateur reprendra l’expression imagée de la « militance » en lien avec l’obéissance. Au ch.1,2, il fera de la militance « sous une règle et un abbé », la caractéristique propre des cénobites. C’est encore ainsi qu’il s’adressera à celui qui veut se joindre à la communauté (cf. RB 58,10), en lui présentant la règle à observer: « Voici la loi sous laquelle tu veux servir (militare uis) »...Enfin, au ch.61,10, à propos de la manière de recevoir des moines étrangers, Benoît reprend le verbe militare parallèlement au verbe seruire, ce qui en clarifie le sens chez l’Abbé du Mont Cassin. Servir le Seigneur, ou militer pour lui, c’est la même chose car « en tout lieu on sert un même Seigneur, on milite sous un unique Roi ».

Ainsi, pour Benoît, à la suite de la grande tradition monastique, militer pour le Christ-Seigneur c’est se mettre librement à son service, par l’obéissance, en renonçant à ses volontés propres (voir E.Maning, note 20, BAC, p.197: le combat proposé par S.Benoît est à vivre « en rangs fraternels » (acies fraterna et non exercitus).

Pr. (4-7) In primis, ut quidquid agendum inchoas bonum, ab eo perfici instantissima oratione deposcas...qui eum sequi noluerint ad gloriam.

In primis..., « tout d’abords », « en tout premier lieu »: visant probablement les pélagiens de toute catégorie - et ils sont nombreux chez les moines -, Benoît rappelle le primat augustinien de la grâce. Sans Dieu, rien ne peut être mené à bien, pas même - surtout pas - une conversion à l’amour, le « souverain bien ». La qualité requise de cette prière introductive à toute démarche de sanctification (conuersio) est clairement précisée: intantissima deposcas. Deposcere, c’est déjà « demander avec insistance ». Le superlatif intantissima qui qualifie l’oratio, renforce la nuance suppliante de la prière. Au ch.20 - De reuerentia orationis -, notre législateur qualifiera avec encore plus de précision la prière chrétienne et monastique: « cum omni humilitate et puritatis deuotione supplicandum est...(RB 20,2).

Ainsi, les vv.4-7 traitent-ils de la nécessité de la grâce et de la fidélité de l’h. devant Dieu, qui entend prendre et suivre le bon chemin (voir, Commentaire B.A.C., introduction, p.193).

La nécessité de la grâce divine constitue l’un des thèmes majeur du Prologue, et sous-tend toute la Règle (cf. v.41: « Et pour ce que la nature nous rend moins facile, prions le Seigneur (rogemus Dominum) afin qu’Il ordonne à sa grâce de nous venir en aide » (ut gratiae suae iubeat nobis adiutorium ministrare). A noter le vocabulaire utilisé ici et qui est celui utilisé par l’évêque d’Hippone dans ses controverses avec les pélagiens: agere, inchoare, perficere (v.4); natura, gratia (v.41), nolo (uolo- uelle: v.7). Le v.29 confirme l’orthodoxie de Benoît: le Seigneur est à l’origine de tout bien. Cependant l’auteur de la RB s’en tient à formuler des règles pratiques, non à rédiger un traité théologique « De gratia et natura ».

Prenant en mains « les fortes armes de l’obéissance, la lutte contre les forces du mal présuppose néanmoins l’aide active de la grâce pour vaincre et avancer sur le chemin qui conduit à Dieu. Il y a comme une synergie de la grâce et de l’ascèse dans la vie spirituelle. Cassien développa ce thème dans ces deux premières Conférences et les Conf.IX et X sur la prière: pas de « théoria » sans « practikè ». C’est avec les biens que Dieu a déposés en nous (de bonis suis in nobis parendum est) que nous pouvons « obéir » (v.6).

Pr. 8-13: l’invitation « protreptique » de l’Ecriture est ici reproduite. La première exhortation est tirée de Rm 13,11, ce même passage lu par Augustin après avoir prié le livre des Epîtres de Paul (« Tolle lege! »), en août 386 à Milan: « Levons-nous donc enfin »... »L’heure est venue de sortir de notre sommeil »...

Après l’appel à se lever, celui à ouvrir les yeux, puis à écouter « la voix puissante de Dieu » (adtonitis auribus diuina...uox): « Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas votre coeur » (Ps 94,8). Et encore: « Que celui qui a des oreilles pour entendre, écoute ce que l’Esprit dit aux Eglises » (Ap 2,7). Puis vient à être cité le Ps. 33,12: « Venez, fils, écoutez-moi, je vous apprendrais la crainte du Seigneur »; et enfin Jn 12,35: « Courrez tant que vous avez la lumière de la vie, pour que ne vous enveloppent les ténèbres de la mort ».

Remarquons les deux registres employés par S.Benoît: 1- le thème de l’ECOUTE de la Parole (contr. endurcissement du coeur). 2- le thème de la VISION de la lumière (contr. les ténèbres). C’est en sorte la pressante invitation à se mettre à l’écoute de l’Esprit; toute la Règle en sera comme une propédeutique de l’obéissance envers l’Abbé et les Frères, et par l’exercice du renoncement à la volonté propre.

Pr 14-21: La vocation personnelle

Précédemment, l’invitation de l’Ecriture s’adressait à tous. Ici, l’appel se fait plus personnel. A remarquer une fois encore que l’initiative vient de Dieu. Il se met « à la recherche (quaerens) de son ouvrier »; Dieu qui embauche à toute heure (cf. Mt 20,1-16)... Que propose-t-il? La vie, la jouissance de jours heureux, à qui le veut bien (homo qui uult). Dieu qui est la vie vraie et véritable n’a que cela a donner: Lui-même, et la béatitude qui en découle (« Dieu mon bonheur et ma joie! »). Appartenir à Dieu, tel est bien la condition nécessaire et suffisante pour que l’home soit heureux. L’homme est fait pour Dieu, et « son coeur est sans repos tant qu’il ne commence à reposer en lui » (S.Augustin, Conf. I,1).

Une théologie de la transcendance et de l’immanence, de Dieu et de l’homme, dans leur relation mutuelle, est sous-jacente à ce texte de la RB. La vocation première et dernière de l’homme, c’est la divinisation (cf. S.Irénée, S.Athanase, les Cappadociens, S.Léon etc...).

A cet appel personnel, l’h. peut répondre « oui » ou « non »: sa liberté est bien réelle (Si tu, audiens, respondeas ‘Ego’...). Le « si » conditionnel reviendra souvent dans la RB (comme dans l’Evangile: « si veux être parfait »... »si vous m’aimiez »... »si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous »... « si vous gardez mes commandements »...- Jn 14 et 15 surtout, mais la tournure est aussi très sapientielle: cf. Pr 2,1.4; 4,12; 6,2; 9,12...), en particulier en RB 58 De Disciplina suscipiendorum fratrum, 7,9,11,13,14... La conquête du ciel, de la béatitude qu’est Dieu, n’est offerte qu’à ceux qui le désirent, qui engagent leur liberté dans cet acte de foi par leur uoluntas. Rappelons-nous les pleurs de Jésus sur Jérusalem: « Que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes! Et toi, tu n’as pas voulu »...(Lc 13,34).

Après l’écoute de la Parole de Dieu qui appelle (audiens) vient la réponse libre et volontaire de l’homme appelé: « si respondeas ‘ego’ = « me voici! C’est la détermination sans ambages du psalmiste: « Voici, je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté » (Ps 39,9; cf Heb 10,7), ou celle d’Isaîe: « Me voici, envoie-moi! » (Is 6,9). C’est la réponse filiale de Jésus lui-même (cf. Mt 26,36-46 et //). Dieu veut le bonheur de l’homme, mais l’homme, abusé par le Malin, peut ne pas discerner où se trouve le vrai bien, et choisir le mal qui fait son malheur. L’homme, à la suite de l’Adam pécheur, prétend vouloir être heureux sans devoir à Dieu ce bonheur pour lequel il est fait...Si uis habere ueram et perpetuam uitam...

Comme à Adam, il est proposé à « l’ouvrier volontaire », l’observance du précepte avec ses aspects positifs et négatifs: prohibe...ne loquantur dolum..., diuerte amalo, fac bonum, inquire pacem...

Continuant d’utiliser le Ps 33, Benoît souligne, sous l’effet de la grâce prévenante, le prodigieux renversement de situation à partir de cette libre adhésion de l’h. au vouloir béatifiant de Dieu. Ce « oui » de l’h. à Dieu, manifesté concrètement par les actions bonnes, déclenche pour ainsi dire la mise à l’écoute de Dieu, son attention à la prière de son fidèle, et sa « parousia » (l’expression de sa présence: Ecce adsum!). Signification de la recherche du dialogue inter-personnel de Dieu avec sa créature raisonnable faite capax Dei. Dieu révèle ainsi son être même, sa « dulcedo » (cf. S.Augustin, Conf. passim), sa pietas.

Ainsi, la voie du bonheur est-elle tracée. « Voi » le Règne de Dieu (uidere regnum suum) redevient possible. Cela entre dans la perspective eschatologique de la Règle, toute « tendue vers l’Au-delà ». Et le chemin du ciel, nous le connaissons: c’est Jésus (cf. Jn 14,9ss) et son Evangile: per ducatum Euangelii pergamus itinera eius. Ce qui suppose la foi, celle qui, vivante, agit par l’amour (Ga 5,6). Remarquons le terme succinctis = « sanglés », comme des soldats partant au combat, sanglés du baudrier qui porte l’épée (cf. Eph 6,14: State ergo succincti lumbos uestros in ueritate...et calceati pedes in praeparatione Euangelii pacis).

A la conversion de l’h. correspond la « conversion » de Dieu (voir Colombas-Aranguren, BAC, p.202). « La grâce réalise l’unité en laquelle se rencontrent Dieu et l’homme » (Dom I. Herwegen).

Pr. 22-34: Le chemin de la « tente de la rencontre » (tabernacle)

C’est le thème de la tente de la rencontre qui est évoqué ici. Cela nous reporte à la marche des hébreux au désert au temps de l’Exode. C’est en effet au désert qu’Israël, après le passage de la Mer Rouge, a fait l’expérience de la convivance avec Dieu (en hébreu, im = avec, est peu différent de am = peuple; le peuple est celui qui, par appel, est fait pour marcher « avec Dieu », l’Emmanuel, « Dieu-avec-nous »). Expérience de convivance et de proximité: c’est le temps de la connaissance mutuelle, des fiançailles (fiance = con/fiance, fiance avec quelqu’un). Benoît, reprenant  (ou s’inscrivant dans) la Tradition, identifie marche au désert avec Dieu et vie monastique. Dans la désinstallation complète, dans la désappropriation, dans la pure vie de foi, s’opère la rencontre avec Dieu.

A ce thème de la tente est joint celui de « la montagne sainte », lieu privilégié de la Shékinah, de la Présence de YHVH, de Sion-Jérusalem…

Et très précisément, en énonçant les premiers versets du Ps. 14, Benoît poursuit le dialogue entre le chercheur de Dieu (l’aspirant à la vie monastique) et Dieu Lui-même dans Sa Parole :

f)        - «  Seigneur, qui habitera sous Ta Tente, et qui reposera sur Ta Sainte Montagne ? »

- « Celui-là qui marche sans tache et pratique la justice ; dit la vérité du fond de son cœur et ne profère pas de paroles trompeuses ; qui ne fait pas de tort à son prochain, et n’accepte pas l’opprobre fait à son prochain » (Ps 14, 2-3).

Notons le nombre impressionnant de verbes à l’actif (ils sont soulignés). Et « marcher sans tache », « pratiquer la justice » (cf. Mi 6, 8), « dire la vérité du fond du cœur », etc…, se sont autant d’ « œuvres bonnes » que l’homme ne peut accomplir qu’avec l’aide de la grâce. Et ceux qui agissent ainsi reconnaissent que « ce qu’il y a de bien en eux », vient du Seigneur (cf. v. 29) à qui appartient la gloire : Operantem in se Dominum magnificant. Et cette reconnaissance même de l’action du Seigneur en ceux qui le servent, déclenche l’action de grâce. Il n’y a pas de plus grande joie que cette prise de conscience émerveillée : « Le Seigneur est à l’œuvre en moi !  Et si je suis capable de bien, c’est donc que la grâc eest présente et agit »…

Qui peut alors contre-carrer cette action divino-humaine ?  Le Démon, l’inspirateur des desseins mauvais de l’homme. Un seul antidote au diable et à ses tromperies : le Christ. On trouve déjà là signifié le christocentrisme de Benoît. C’est sur ce Roc qu’est le Christ qu’il s’agit de briser « cette engeance de la pensée diabolique ». Remarquons-là l’exégèse allégorique du Ps. 136.

Se laisser conduire par la grâce accueillie, se détourner du mal en brisant sur le Roc qu’est le Christ toute suggestion mauvaise, et faire le bien que la grâce nous inspire en le rapportant à Dieu (comme le fait S.Paul), voilà assurément le chemin du « Tabernacle » et de la « Fille de Sion » ; voilà la conduite de «  l’homme avisé » qui a bâti sur le roc (cf. Mt 7, 24-25). C’est une sorte de résumé du Sermon sur la Montagne que donne ici Benoît.

Pr. 34-35  Récapitulation :

La foi est une réponse personnelle de l’homme à la Parole de Dieu (JP II : réponse à André Frossard, dans « N’ayez pa peur ! »), réponse à formuler non pas de bouche mais « en actes » (factis nos respodere debere).

Le langage prend ici un tour eschatologique : cette vie ici-bas n’est qu’une trêve, un délai (ad indutias ou inducias = suspension d’armes, répit), qu’il convient d’utiliser de la meilleure façon : en corrigeant ce qui doit l’être (propter emendationem malorum) : c’est le temps de l’emendatio. L’attente de Dieu consiste en ce qu’Il  escompte notre changement de vie : c’est là sa patience : Dieu attend que nous fassions pénitence (patientia Dei ad poenitentiam te adducit) – cf. Rm 2, 4 -. Le jugement n’est pas pour tout de suite. D’ailleurs, ce que Dieu veut, ce n’est pas  « la mort du pécheur » (Nole mortem peccatoris), mais sa conversion afin qu’il vive. Le plan de Dieu sur la création est bien un dessein de salut. Dieu met sa gloire dans la vraie vie de l’homme (S.Irénée, A.H. IV, 20, 8).

Il n’y a de vie véritable c’est à dire « spirituelle », animée du Souffle divin de l’Esprit de Dieu, que dans la mesure où l’homme participe à Dieu (« Il n’y a de vie que de la participation à Dieu » - S. Irénée, ibidem -). Et participer à Dieu ici-bas, c’est se tenir dans sa « Maison », c’est « habiter sous sa Tente », dans « sa Demeure ». mais tou hôte (habitator) de la Maison de Dieu a des devoirs à remplir, un « office », une charge (officium), que Benoît transcrit sous la forme « militaire » qui lui est familière : militer dans la sainte obéissance aux préceptes divins (sanctae praeceptorum oboedientiae militanda – v.40 -). Comment ? Non pas en rêvant, dans l’attente passive de la venue du Règne de Dieu, mais activement en préparant nos cœurs – lieu de la conversion -, et nos corps – moyen d’expression sensible et vitale de la conversion.

Mais la grâce est nécessaire ;  donc il faudra, dans la prière, demander l’aide de Dieu (rogamus Dominum). Il y va de notre bonheur éternel. Le temps présent est irremplaçable : il est celui de l’exercice , de l’ascèse, de la  praxis : c’est le temps d’accomplir, de courir, et d’agir pour « entrer dans le repos de Dieu » (V. 44 : « courir et agir » - cf. v. 49 : « on court »… - ; S. Augustin est peut-être derrière cette idée d’empressement : cf. Enarr. In Ps. 39, 11 (omnes currentes amant se, et ipse amor cursus est). Chercher Dieu, c’est courir (cf. Ct 1, 4 : « Entraîne-moi sur tes pas, courons ! »).

Pr. 45-49 :   Une « école du service du Seigneur » : Constituenda est ergo nobis dominici schola servitii. En conséquence de ce qui précède – l’appel du Seigneur adressé à l’homme pour le convier à la vie éternelle en Sa demeure, le don de la grâce constamment reconduit moyennant la prière pure, la nécessité de répondre nos  actes à l’invitation pressante du Seigneur…-, Benoît dans sa sagesse et son humble bon sens, décide donc de prendre les moyens pour réaliser cette éminente fin : constituer une « école du service du Seigneur ». L’homme blessé par le péché des origines et dont sa nature porte la marque, est devenu ignorant des choses de Dieu, amnésique. Il doit réapprendre à se souvenir de Dieu pour reconnaître sa fin (finalité) : il est aveugle et sourd. Il doit réapprendre à ECOUTER pour SERVIR le Seigneur, et pour bientôt le VOIR.

L’interprétation de ce verset par les Pères de Cîteaux (voir Carta Caritatis) est que cette « Ecole du service du Seigneur », n’est autre qu’une Scola Caritatis. Et cela traduit bien la pensée profonde – l’intention – de Benoît. La suite (vv.46-49) le montre à l’évidence : nihil asperum, nihil grave nos constituturos speramus, puisque le joug du Seigneur doit être léger et facile (cf. Mt 11, 29). Et cependant, à cause même de l’exigence de l’amour, « si il s’y rencontrait quelque chose d’un peu rigoureux, qui fût imposé pour corriger nos vices et sauvegarder la charité (uel conuersationem caritatis), garde-toi bien, sous l’effet d’une crainte subite, de quitter la voie du salut dont les débuts sont toujours difficiles ».

L’amour exige le retranchement des vices qui entravent la croissance des vertus, et la conservation – la maintenance – de la charité ; et pour cela, il faudra dans le monastère consentir à une certaine restriction (quid paululum restrictius). D’ailleurs, la raison même le requiert. Cette restriction même, puisqu’elle contribue à l’émondage des vices et à la croissance des vertus, est uia salutis : porte étroite, certes,  mais passage assuré vers la Vie (nisi angusto initio). D’ailleurs, l’effroi de la nature à la perspective d’une nécessaire ascèse n’est que passage; après en avoir expérimenté les bienfaits et avoir progressé « dans la conversion – de mœurs – et la foi » (v. 49), le cœur se dilate, se fait plus grand (dilatato corde) : la capacité d’aimer se creuse, et est alors expérimenté « l’inénarrable douceur de l’amour ».

Le croyant fait la découverte merveilleuse de la présence en lui de ce qu’il ne connaissait pas encore : Dieu se cache en moi-même (voir S. Augustin, Conf. X ; S. Jean de la +, Cantique spirituel, strophe 1) ;  Il  fait de moi son Temple, le lieu de sa présence ; présence qui engendre en moi la charité, une nouvelle capacité d’aimer qui m’était auparavant impossible parce qu’elle n’était pas encore née. Dès lors, le passage est fait ; la charrue a repris sa place derrière les bœufs, selon l’ordo amoris ; et « par amour », non plus par contrainte ou peur du châtiment, « on court sur la voie des commandements ». La Loi  n’agit plus comme loi ; elle n’est qu’indicative et fournit l’occasion à l’amour de charité de prendre son élan : occasion providentielle pour le croyant d’unir sa volonté à celle de son Seigneur (voir Etienne Gilson, « Théologie Mystique de S. Bernard », citation de Serm./Cant. 71, en exergue du livre).

Cete « Ecole du service du Seigneur » procède de la catéchèse baptismale (RM) devenue Prologue (RB). Benoît abrège le Maître des ¾,  reprenant de la RM toute la dernière partie : le commentaire des Ps. 33 et 14.

« La vocation monastique n’est pas différente de celle du chrétien » (L. Bouyer, « Le sens de la vie monastique »). Le moine chrétienn’est pas un spécialiste : ni un « spécialiste de la prière », ni un « spécialiste de l’ascèse » ; il utilise seulement les moyens les plus radicaux pour que son christianisme  - sa vie en Christ – soit intégral (voir Colombas y Aranguren, BAC, p. 205). Et c’est finalement pour cette seule raison (mener une vie intégralement chrétienne) que Benoît se décide à instituer « une école du service du Seigneur ».

Remarquons la forte opposition, évangélique et paradoxale, entre des expressions comme : « école du service du Seigneur »…, « voie du salut  dont les débuts sont toujours difficiles »…, et puis d’autres expressions comme : « dans l’inénarrable douceur de l’amour », … « rien de rude ni de pesant »… Paradoxe évangélique qui nous ramène à l’objectivité du Mystère (Eph 4) révélé dans le Christ. Le préalable au dilige et fac quod vis augustinien est de « s’inscrire vraiment dans le cœur même de l’économie divine », selon l’expression d’André Frossard en dialogue avec J.P. II (fin de la 3ème Partie : « Les mœurs »). C’est aussi ce que confirme le dernier verset du Prologue.

Pr. 50 : Vers le Royaume du Christ

A l’écoute permanente de la Parole sous la forme de l’accueil attentif de l’enseignement de l’Evangile (ipsius – Christi – magisterio…in eius doctrina ), dans le monatère (Dieu s’y rend présent. Inutile de courir le monde pour rencontrer Dieu), on participera  par la patience  aux souffrances du Christ (c’est une manière privilégiée d’être « associé au Mystère Pascal du Christ » - voir GS n°22, 5). L’aboutissement, c’est le partage du Règne du Christ, selon sa promesse. Cette participation à l’économie rédemptrice s’effectue « par la patience ».Patientia est un mot  que Benoît utilise aussi bien pour qualifier Dieu Lui-même (en citant Rm 2, 4 : « Ne sais-tu pas que la patience de Dieu t’invite à la pénitence ? » - Prol. v. 37) que pour désigner la vertu cardinale de patience (Prol. v. 50 ; RB 7, 35.42 ; RB 58, 11).

La vocation monastique et chrétienne se trouve, du fait de cette « participation  par la patience aux souffrances du Christ » dans et pour son Corps qui est l’Eglise (col 1, 18), tout à fait christocentrée (voir Colombas-Aranguren, p. 210).