LA PLACE DE LA FEMME
DANS LA FAMILLE CISTERCIENNE

 

Mon intervention, qui n’a le caractère que d’une première approche, s’organisera en trois parties:

 I. UN REGARD SUR L’HISTOIRE


Dans la lettre qu’il a adressée à la famille cistercienne à l’occasion du IXème centenaire de Cîteaux, Jean Paul II affirme:

Le charisme de Cîteaux, qui connaît une expansion rapide, apporte une contribution très importante à l’histoire de la spiritualité et de la culture en occident. Dès le douzième siècle les 400 monastères existant alors sont des centres de vie spirituelle dans toute l’Europe.

Je crois être en droit d’affirmer sans forcer le sens de cette affirmation, que, à côté de ces 400 monastères masculins, s’organisa en fait, de manière officieuse, la vie cistercienne féminine. Au point que vers 1300 les communautés féminines sont au nombre de 800 environ, donc plus nombreuses que celles des moines, reparties de la Suède à Chypre, de l’Espagne à la Syrie. L’essor est tel qu’en 1251, à un moment où désormais maintes communautés de moniales auront été officiellement affiliées à l’Ordre, le Chapitre Général demande au Pape Innocence IV de ne plus obliger les cisterciens à incorporer des monastères féminins, ce qui leur fut accordé par la Bulle Paci et tranquillitati vestrae (7 Mai 1251).

Comme témoins de l’intensité de la vie spirituelle des monastères féminins, nous trouvons des figures de premier plan dans l’histoire de l’hagiographie et de la mystique. Sainte Lutgarde, Sainte Alice, Béatrice de Nazareth, les trois Ide (de Louvain, de Novelle et de Léau), et les saintes de Helfta, Mechtilde de Magdebourg, Mechtilde de Hackeborn, sa soeur Gertrude et surtout Gertrude la Grande (ces trois dernières se rattachaient à l’Ordre de Cîteaux par leur spiritualité et leurs observances, sans lui appartenir officiellement).

A côté des grands centres masculins de spiritualité que furent Clairvaux, Villers, Himmerod, Heisterbach, au XIIIe siècle se développèrent ceux des moniales du Parc-aux-Dames, La Ramée, Florival, Aywières, Nazareth, La Chambre, Val-des-Roses, etc.

Si l’on excepte les grandes abbayes royales, telles Las Huelgas, Maubuisson et quelques autres, les monastères de moniales étaient d’ordinaire plus petits et plus pauvres que les monastères de moines, et leurs propriétés avaient des dimensions plus modestes. Les exigences plus sévères de la clôture féminine, le souci d’adapter des bâtiments déjà existants pour éviter des dépenses superflues, ainsi que des influences régionales ont leurs répercussions sur l’architecture des monastères de moniales. Ce qui n’empêche pas des cas particuliers comme Bouchet, Bonlieu, La Maigrauge, etc.

A l’essor du XIIIe siècle succéda le temps des calamités. Guerres, épidémies, schismes provoquèrent des décadences dans la vie monastique.

Au XVe siècle, dans la Belgique actuelle, un mouvement de réforme s’organisa autour de l‘abbaye de Soleilmont ; en Espagne, au XVe et au XVIe siècle, de nombreuses moniales cisterciennes encore peu étudiées, revécurent les expériences du Cantique des Cantiques et les exposèrent dans leurs autobiographies.

A l’époque des guerres de religion, ce furent les monastères féminins qui eurent surtout à en souffrir, et de très nombreuses communautés, dont le monastère avait été saccagé ou brûlé, durent trouver refuge dans les villes. Si certaines moniales acceptèrent trop facilement la sécularisation qu’on leur imposait, s’il y eut des apostasies et des défections (Catherine Bora, épouse de Luther, était cistercienne), d’autres moniales payèrent leur fidélité par le martyre (celles de Valsauve et de Laval-Bénite, par exemple) ou confessèrent leur foi avec fermeté, nous laissant de très beaux témoignages de leur résistance, tel ce compte-rendu de la visite des ministres luthériens aux moniales de S. Burkhard, l’une des plus belles pages de l’histoire de l’Ordre.

Lors de la renaissance matérielle et spirituelle qui suivit le Concile de Trente, il n’y eut pas de réforme de monastère masculin qui ne fut précédée, accompagnée ou suivie d’une réforme de monastère féminin. Et les abbesses fondatrices ou réformatrices mériteraient d’être connues au même titre que Denis Largentier ou l’Abbé de Rancé. Un peu partout on assista à une nouvelle floraison de sainteté et de mystique. Parc-aux-Dames, la Maigrauge, S. Anne d’Avila furent des pépinières de saintes moniales. Les scandales et les abus de Maubuisson au temps d’Angélique d’Etrées, l’abbesse mondaine, et les circonstances si tristes de la destruction de Port-Royal, devenu janséniste, ne doivent pas faire oublier la ferveur des autres communautés. Cette fidélité se manifesta de façon éclatante durant la révolution françaises et l’ère napoléonienne : les moniales surent alors écrire des pages glorieuses par l'héroïsme de leur attachement à leurs voeux. Il n’y eut pratiquement pas de défections, et en certains cas la fidélité de leur amour les conduisit en prison et même à l’échafaud. Parmi les martyres d’Orange, béatifiées en 1925 figurent deux moniales cisterciennes.

Après la dispersion du siècle précédent, c’est avec une vitalité renouvelée que les monastères de moniales ressuscitèrent et le XIXe et le XXe siècles ont connu un essor à l’échelle mondiale du monachisme cistercien tant masculin que féminin. Un des éléments décisifs de cette renaissance, me semble-t-il, est à chercher dans le fait que plusieurs monastères surent vivre en consonance profonde avec les préoccupations de l’Eglise de leur temps. Une jeune moniale, S. Maria-Gabriella, du monastère de Grottaferrata, en Italie, offrit sa vie pour la cause de l’unité des chrétiens. Elle sera béatifiée en 1983. Son offrande fut suscitée, accompagnée par l’intuition de caractère prophétique qu’eut son abbesse, Mère Pia Gullini, à l’égard du mouvement oecuménique qui n’en était qu’à ses tout débuts.

Je voudrais m’arrêter maintenant sur le passé beaucoup plus récent, le passé qui a suivi le Concile, et mettre ainsi en lumière la participation, toujours plus grande, des moniales aux structures de l‘Ordre, en faisant ressortir ce que leur participation a apporté de plus spécifique. Pour cela, je m’en tiendrai à l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance, celui auquel j’appartiens et que je connais.

Du point de vue juridique, la branche féminine a commencé à s’organiser, en tant que telle, d’abord avec les réunions d’abbesses à Cîteaux à partir de 1959. Puis, à partir de 1971, avec les Chapitres Généraux. Cela par souci d’obéissance aux invitations de l'Eglise et de l’Ordre, mais aussi en profitant des charismes des grandes abbesses d’alors.

Quand le Saint-Siège donna son accord pour ces réunions, ce fut en suggérant que, demeurant saufs les liens juridiques avec la branche masculine, les maisons de moniales pourraient être réunies en éventuelles fédérations. Elles auraient aussi la possibilité de collaborer entre elles et de faire face, toutes seules, à tous les problèmes qui les concerneraient. Mais l’Abbé Général de l’Ordre à ce moment, Dom Gabriel Sortais, animé d’un esprit vraiment prophétique, n’accepta même pas de prendre en considération une telle éventualité : l’Ordre existait dans l’unité et se devait de la conserver.

Depuis lors s’est mis en route un processus de participation, lent, patient, imprévisible, situation totalement nouvelle dans l’histoire de l’Ordre. De fait, jusqu’à ce moment, jamais les moniales n’avaient participé directement au gouvernement, c’était les abbés qui légiféraient pour elles.

Au début, c’est en tâtonnant que l’on est allé de l’avant : on faisait, on défaisait, on corrigeait ; on a commencé par encourager toutes les rencontres informelles qui n’exigeaient pas d’approbations juridiques. Suivant l’exemple de la branche masculine, les moniales elles aussi, se réunirent en conférences régionales, puis elles envoyèrent des observatrices aux conférences des moines. Et cela amena à organiser ensemble les actuelles conférences mixtes.

Un aspect important pour nous de l’époque d’après Concile a été la mise au point des Constitutions, un travail qui s’est prolongé vingt ans et auquel les moniales ont participé dès le commencement. La préparation, confiée en premier temps à la Commission de Droit de l’Ordre, profita de la collaboration, par correspondance, de moniales. Puis, après cette première phase initiale, les moniales sont entrées, de plein droit, dans les diverses commissions de préparation. Les divers projets furent soumis à l’examen de tous les moines et de toutes les moniales des diverses communautés et furent ainsi élagués, remis en chantier et corrigés. Consultation de très grande ampleur, poursuivie avec patience et obstination. Quand toutes ces contributions eurent été rédigées en un texte homogène, possédant son unité, celui-ci fut soumis de nouveau à corrections avant d’être enfin approuvé par le chapitre des abbés et des abbesses. Ceci pour montrer que les Constitutions ont été mises au point conjointement par les deux branches de l’Ordre, au cours de vingt années de travail. L’Esprit Saint inspirait des personnes qui croyaient vraiment à l’importance de la tâche qu’elles avaient entreprise.

Le résultat de ce travail de patience a été de créer une mentalité, une unité autour d’une vision de l’idéal cistercien acceptée vraiment par tous, et en même temps de nous faire faire l’apprentissage du travail en commun, en découvrant ce qu’il pouvait y avoir de complémentarité dans l’Ordre entre la branche masculine et la branche féminine. Actuellement, c’est tout normalement que, moines et moniales, nous travaillons ensemble au sein des diverses commissions, lors des Conférences Régionales, lors de la réunion des Commissions Centrales, pour préparer les Chapitres Généraux, lors de la RGM (Réunion générale Mixte), qui réunit les abbés et les abbesses de l’Ordre entier. Depuis quelques années, c’est assez fréquent que des abbesses accompagnent des abbés lors des visites régulières ou visitent elles-mêmes des monastères féminins.

Aujourd’hui, un tel état des choses (avec la possibilité d’une évolution ultérieure) ne suscite aucun problème. Ce sont pratiquement tous les membres de l’Ordre qui y adhèrent. Et cela seul suffit à dire à quel point a été décisif le chemin parcouru ensemble.

Il n’y a pas de doute que la contribution féminine aux Conférences Régionales, aux Chapitres Généraux, aux commissions a été diverse, selon les possibilités d’intégration et d’interdépendance des différentes cultures, selon aussi les personnalités des abbesses et des moniales qui y ont participé. Mais on peut dire que l’attention aux personnes et aux situations concrètes, le sens inné de la vie, la prédisposition à la vie intérieure jointes à un humble et sain réalisme ont complété heureusement la contribution des abbés et des moines.

Ce processus de participation de la branche féminine aux structures de l’Ordre a certainement son importance, mais il ne doit pas nous faire oublier que le temps qui a suivi le Concile a été surtout marqué par le renouveau au sein des communautés.

Les grands Chapitres Généraux de la branche masculine 1969, 1971, 1974 ont tracé les lignes fondamentales du renouveau post-conciliaire.

Concrètement, les abbesses ont pressenti les exigences d’un vrai renouveau spirituel au delà de l’adaptation des structures. C’est là l’expérience dont j’ai été témoin au sein de ma communauté. C’était surtout sur les dimensions les plus profondes que l’attention se concentrait. Par exemple, il s’agissait d’accueillir et d’intégrer les nouvelles générations avec les demandes, les défis qu’elles apportaient avec elles; cela amena à redécouvrir l’importance de l’écoute des personnes, de l’intériorisation personnelle, mais aussi des dimensions cénobitiques de l’ascèse de l’amitié, de la collaboration, du dialogue; on mit aussi en valeur, de façon renouvelée, la tradition et la dimension ecclésiale de la vie monastique ; on s’intéressait davantage à la qualité effective de la vie communautaire qu’à l’adaptation des formes concrètes, sans toutefois la négliger. Que l’on pense aux transformations de mentalité qu’entraîna un rééquilibrage du travail communautaire, aux transformations des parloirs, aux sorties pour des exigences de travail, de santé, d’étude.

L’effort des communautés féminines pour améliorer la qualité de la formation a été d’importance, parfois en favorisant certaines spécialisations, parfois en organisant des sessions d’étude pour les formatrices, etc. ; pour ce qui concerne la réforme liturgique, tous les monastères féminins s’y sont consacrés avec enthousiasme et ont mis au service du renouveau leurs dons de créativité, en collaboration avec les communautés masculines. Et il ne faut pas oublier, non plus, l’effort accompli par les moniales pour parvenir, grâce à un travail assidu, à leur autonomie économique, cela au profit du sens de la responsabilité, de la collaboration et de l’esprit d’entreprise.

Un autre fait à mentionner, en tant que signe de la fécondité des communautés féminines OCSO, est le nombre des fondations réalisées au cours des trente dernières années. Depuis 1970 on dénombre 21 fondations et une incorporation. Il me semble que notre manière de faire des fondations, à nous moniales, a été concrète et communautaire. Elles ont été bien rares les fondations expérimentales ou réalisées sans se conformer au Statut des Fondations. On s’est préoccupé surtout de la formation du groupe des fondatrices avant leur départ, de la réalisation d’un cadre de vie vraiment monastique dès l’installation, de l’authenticité de la vie monastique concrètement vécue (avec une attention particulière à la liturgie et à la vie communautaire). Sans trop entrer dans les détails, souvent la présence des fondations de moniales a stimulé les moines dans les fondations qu’ils avaient déjà entreprises à proximité, cela quand les moniales ne se référaient pas aux choix qu’ils avaient faits eux-mêmes, mais étaient attentives à leur propre sensibilité et aux exigences de leur communauté naissante. On pourrait donner des exemples en ce qui concerne les relations avec la maison-mère, l’intégration des vocations locales, le style de vie.

 

II. ESSAI DE REFLEXION

La complémentarité vécue au cours de ces dernières trente années – et dont témoignent nos Constitutions – est un don de l’Esprit Saint qui se trouve déjà présent dans le charisme et l’identité cistercienne : ceux-ci sont particulièrement en consonance avec la façon propre à la femme d’envisager le mystère chrétien et la vocation monastique.

Etienne Gilson parlait de l’expérience cistercienne en terme de théologie monastique. Si la théologie est l’approche du mystère chrétien, sa représentation, parler d’expérience ne signifie pas envisager le mystère de manière purement subjective, il s’agit d’une manière particulière de l’approcher, de le contempler, de le goûter, de l’assimiler, de l’intérioriser dans l’amour et de le communiquer par le moyen de l’amour. C’est en ce sens que l’expérience de Dieu propre aux cloîtres cisterciens est une véritable théologie et non une simple spiritualité.

La vitalité extraordinaire de l’arbre cistercien doit probablement beaucoup au "génie féminin " , que, pour ma part, je discerne dans la capacité innée de la femme d’avoir l’intuition de la vie dans sa vérité, et par suite, de se préoccuper de réaliser l’unité entre la doctrine et la vie.

Ce sont, peut-être, les moniales cisterciennes qui ont perçu, le plus profondément, ce qu’il y a de plus authentiquement chrétien et humain dans la doctrine de nos premiers pères, à laquelle Saint Bernard a donné son expression la plus achevée.

Qu’il suffise seulement de penser à la doctrine de l’amour nuptial (l’âme épouse du Verbe) ou à la doctrine de Marie, image et modèle de l’Eglise et de chacune des âmes, appelée tout comme Marie à être simple accueil du Christ, afin de lui devenir parfaitement conforme.

J. Leclerq, dans son livre : La femme et les femmes chez saint Bernard , montre comment saint Bernard, fidèle à la tradition patristique et médiévale, non seulement met en évidence l’importance de plusieurs figures féminines, mais emploie le féminin pour nous parler de Dieu lui–même.

Bernard s’inspire profondément du langage biblique : dans la Bible, c’est souvent qu’il est question du sein maternel, comme symbole de la compassion de Dieu, de sa bonté gratuite qui crée, qui gratifie, qui pardonne. L’amour de Dieu, en effet, comme celui d’une mère, communique la vie, la soutient et la nourrit et quand cela est nécessaire, la rend féconde, la console, la réconforte.

Dans la ligne de cette grande tradition, Jean Paul II présente aujourd’hui une anthropologie théologique, fondée sur le caractère complémentaire de l’homme et de la femme, créés tous les deux pour être à l’image et à la ressemblance du Dieu personnel .

Identiques dans leur dignité de personnes, ce n’est pas seulement par la tâche particulière assignée à chacun qu’ils éprouvent leur diversité : la différence homme-femme affecte la structure ontologique de la personne. Par suite, il existe une réelle complémentarité, c’est-à-dire un besoin réel, ontologique, de référence à l’autre, pour se comprendre soi-même, se définir, percevoir son propre destin et son propre rapport avec la réalité. Cette polarité de l’être humain, enracinée dans le rapport homme-femme, se retrouve dans tous les rapports humains.

La manière propre à la femme de vivre cette tension est ainsi présentée par Jean Paul II : " La femme est une contribution indispensable pour réaliser une culture capable d’harmoniser raison et sentiment, pour accéder à une conception de la vie qui soit ouverte au sens du mystère ".

Cette définition me semble très proche de ce que j’envisage en parlant de l’expérience comme théologie, je veux dire une intelligence et un coeur totalement disponibles à Dieu dans l’accueil de la contemplation.

Aux yeux de Jean Paul II, l’apport spécifiquement féminin découle de la sagesse constitutive du dessein de Dieu quand il créa la personne humaine, homme et femme, pour être un dans la dualité. Cette unité a son modèle dans les noces entre le Seigneur ressuscité et son corps qui est l'Eglise.

Ce n’est que dans cet éclairage qu’il est possible de percevoir la profondeur de la dignité et de la vocation de la femme, tout à la fois, dignité et vocation d’épouse et de mère, et qu’il est possible de parler de sa présence active dans l’Eglise et dans la société.

C’est la réponse la plus convaincante à un certain féminisme présent dans notre société occidentale, marquée par la technologie : ce féminisme réduit la différence et la complémentarité entre l’homme et la femme à un simple problème d’émancipation, de nouvelle répartition des rôles. Ce féminisme détruit ce qui est propre au génie féminin : la personne se trouve réduite à son activité, à sa fonction, aux charges qu’elles peut remplir.

L’essor de vie qui a marqué le XIII siècle, avec la place qu’y ont tenue les saintes et les mystiques cisterciennes résulte du fait que la créature se tenait à sa vraie place en face de Dieu, en face d’elle même, en face du réel, en face des autres. Ce souci de vérité a conduit à une liberté, a une créativité qui nous impressionnent toujours.

Le souci de respecter, en toute vérité, ce qui caractérise essentiellement l’homme et la femme, à savoir de se considérer comme des créatures responsables et libres, appelées à la vérité dans l’humilité de l’obéissance et de l’amour, a produit un des exemples plus réussis de ce que signifie une théologie monastique et une vie spirituelle authentique.

 

III. UN REGARD SUR L’AVENIR

Arrivée à ce point, il me semble important que nous nous demandions, comment nous, moniales cisterciennes, témoignons de la vitalité prophétique de notre charisme dans le monde d’aujourd’hui.

Notre apport sera authentique et original dans la mesure où il s’enracine dans notre charisme vécu dans la réalité d’aujourd’hui, sans craindre d’en affronter les défis, dans l’abandon à la providence qui nous a appelées pour être des moniales cisterciennes à ce moment de l’histoire, et non à un autre.

Nicolaus Lobkowicz, dans une conférence prononcée à l’Université Catholique de Milan, affirme : "Le message chrétien ne peut trouver un écho favorable qu’à la condition de ne pas nous mettre en défiance devant le monde, et même du monde actuel, mais s’il se préoccupe de s’approprier tout ce qu’il comporte d’ouverture au futur et s’il le marque du sceau du christianisme ". Et il se demande : " Mais, en fin de compte, cette ouverture au monde, comment évitera-t-elle de devenir une défaite devant le " monde " ? Il n’y aura pas de capitulation si nous demeurons ancrés dans le Christ, si nous lui demeurons fidèles ". Je trouve ces paroles profondément vraies, même pour nous situer correctement en face du charisme que nous avons reçu, et cela d’autant plus que le même auteur ajoute : " même le début le meilleur peut conduire à une impasse s’il ne tient plus compte des signes des temps ".

Mon propos n’est pas d’ouvrir ici une parenthèse sur les " signes des temps " actuels : cela nous conduirait beaucoup trop loin. Je m’en tiens à une constatation évidente pour tout le monde : notre époque est en train de perdre le sens de la vie et de la valeur de la personne.

Les jeunes qui entrent dans nos communautés portent les blessures de ce douloureux égarement. Dans le même temps, du reste, nombre de communautés en Europe se trouvent en face du vieillissement de leurs membres.

Considérer cette situation avec réalisme doit nous conduire à découvrir le sens de la vie dans la dimension profonde qu’il reçoit dans le mystère pascal et dans l’Eucharistie.

Le lieu où cette plénitude de sens se révèle et se propose, le lieu où notre humanité se trouve éduquée, soignée, régénérée, est la communauté. C’est au sein de celle-ci que l’observance toute simple de la Règle de Saint Benoît donne naissance à une humanité nouvelle. Aujourd’hui, comme hier, elle est la route toute tracée pour nous faire accueillir la bonne nouvelle du salut.

Dans ces conditions, le monastère peut être vraiment " la maison " où les jeunes de nos noviciats, venus bien souvent de familles désunies, de contextes sociaux difficiles, où il n’était pas facile de parvenir à un équilibre affectif, peuvent, dans la foi, accéder à l’expérience de se sentir fils et filles, et parvenir lentement à s’intégrer heureusement dans un contexte humain et ecclésial.

L’obéissance demeure le fondement de la formation bénédictine, une obéissance vécue quotidiennement tant à l’égard des supérieures que des soeurs, une obéissance comportant une dimension d’écoute à la suite du Christ. Cette obéissance libère le coeur de tout ce qui serait obstacle à la réalisation du destin que nous avons reçu en même temps que la vocation cistercienne, une obéissance qui libère de la volonté propre pour faire adhérer à la volonté commune. Telle doit être notre obéissance, pour nous, la route bien concrète pour parvenir à la libération, pour retrouver notre identité dans la conscience d’être des fils. En même temps, l’amour pour la propre communauté, icône de l’Eglise et de l’humanité, sera le garant contre tout risque d’évasion, d’idéalisation, de sublimation. Dans cette perspective, les anciennes sont un élément irremplaçable dans la transmission de la vie et de la culture, sans parler d’amour et de sainteté.

A cause de cela, la communauté est le lieu où le Christ nous appelle, nous éduque, se communique à nous et est le lieu où se réalisera notre vocation sponsale et maternelle. Nous nous unissons au Christ quand nous nous unissons à la communauté dans une vision commune de l’ideal cistercien et quand nous nous engageons totalement dans une attitude de service bien concrète.

Et parce que ce qui caractérise le sens de la vie chez la femme c’est essentiellement l’ouverture au mystère comme à une réalité, non à posséder, mais à servir et à aimer dans le concret de l’expérience, c’est vraiment dans le contexte de la communauté que notre génie féminin doit trouver son emploi et son expression.

Je voudrais maintemant souligner certains aspects de cette ouverture au mystère, caractéristiques de la condition feminine, et de l’expérience bien concrète qui trouve en elle son origine. Ces aspects ne sont rien d’autre que les éléments fondamentaux de la vie bénédictine-cistercienne, les diverses manières dont on se transmet réciproquement la vie entre membres d’une même communauté. En effet, c’est seulement quand nous nous engendrons les unes les autres, c’est seulement quand nous nous recevons nous-mêmes de la communauté, que nous accédons à la maternité, que nous devenons capables d’accueillir la vie pour la transmettre à notre tour.

Voici quelques-uns de ces aspects du témoignage que nous sommes appelées à donner par cette reciprocité.

 

CONCLUSION

J’ai déjà souligné que le magistère de l’Eglise souligne le lien , la force prophétique, " le message de libération que l’Eglise a reçu du Christ " et le don de soi témoigné en plénitude par les femmes dans leur vocation virginale, sponsale et maternelle.

Un tel don de soi trouve un lieu de predilection dans nos monastères cisterciens, petites Eglises où la personne humaine accède à la guérison, retrouve sa dignité, en prenant pleine conscience de son identité. Les monastères sont alors des lieux où l’humain se retrouve être tel que Dieu le créa, où la vie et la mort retrouve leur signification. Voilà notre réponse à l’Eglise et à la société, un signe au coeur de notre Europe d’une vie nouvelle qui vient de Jésus Christ.

Pour ce qui concerne notre contribution, à nous moniales de l’Ordre, on a déjà beaucoup fait dans le domaine de la collaboration, de la complémentarité, des structures, et certainement la situation évoluera encore. Mais il me semble que notre apport se situe plus profondément, dans cette fidélité à notre identité.

Et de fait, ce sera en approfondissant ce qu’a de caractéristique notre vocation au sein de la communauté que se réalisera cette profonde osmose entre doctrine et vie, capable de susciter des situations nouvelles et une participation créatrice à l’intérieur de la famille cistercienne.

 
 
Sr Rosaria Spreafico OCSO
Monastère de Vitorchiano (Italie)