Nouvelles égalités : Moines/Moniales - Moines/Prêtres

 Mother Martha DRISCOLL, Gedono, Indonesia

Introduction

            Après m’être demandée pendant des mois pourquoi on m’avait sollicitée de faire quasi le tour du monde pour parler de ce sujet, j’ai reçu l’assurance que c’était simplement pour stimuler la réflexion et la discussion. Cela a rendu ma tâche plus facile, parce que si tout ce que je dis est faux, cela aidera du moins les autres à trouver quelque chose de mieux.

            Qu’entend-on par "Nouvelles égalités" ? J’ai cherché le mot "égal" dans mon Webster, et j’ai trouvé la liste suivante : à niveau, régulier ; de même rang, capacité, mérite ; aussi grand qu’un autre. Cela ne m’intéresse pas beaucoup de ramener les choses au plus petit dénominateur commun, ce qui est souvent le cas quand on parle d’égalité. D’une façon ou d’une autre, le mot implique des supériorités et des infériorités, des degrés et des échelles, des demandes de droits et de pouvoirs. Ce qui me gêne le plus, c’est peut-être simplement le contexte socio-politique dans lequel le mot "égalité" est souvent employé. Parfois, cela implique un désir illusoire d’éliminer des différences, parce que si nous étions tous égaux, tous nos problèmes seraient résolus. Cherchons-nous de nouvelles égalités de similitude ? je ne le pense pas. Au contraire, nous nous ouvrons toujours plus à la diversité. Peut-être que "Nouvelles égalités" a quelque chose à voir avec la similitude, dans ce sens qu’on veut se débarrasser des discriminations de classe et de sexe qui imposent des différences là où il n’y en n’a pas. Ces "Nouvelles égalités" sont peut-être fondées sur de nouvelles façons de voir et de traiter les différences.

            La Règle de st Benoît, que nous suivons, ne cherche pas à résoudre des problèmes à travers une égalité nivelante. La valeur humaine n’est pas basée sur la similitude ; elle est attribuée à tous. On respecte et on prête attention aux différences, spécialement aux différences de faiblesse, et toute jalousie qui pourrait en résulter doit être considérée pour ce qu’elle est : de l’égoïsme qui ne peut être guéri qu’en l’expérimentant, le nommant, en s’en repentant et en grandissant dans une humilité renouvelée. La justice humaine peut être fondée sur la théorie de l’égalité, qui est souvent plus théorique que pratique ; mais le respect divin des personnes repose sur le respect de la différence et du caractère unique de chacun, sur les dons faits à chacun en vue du bien commun. Il est fondé sur la miséricorde. Le penchant des hommes ambitieux qui cherchent à être égaux, plus égaux et supérieurs aux autres, est renversé. "Considère-toi le moindre de tous...prends la dernière place...redeviens comme un enfant (qui n’a ni droits ni égalités)." "Personne ne peut rien recevoir, sinon ce qui lui est donné d’en haut." "Le plus grand d’entre vous, c’est celui qui est parmi vous comme le serviteur." Parler d’égalité, c’est en quelque sorte parler de pouvoir ; c’est parler de l’image de soi et de l’affirmation de soi : le besoin de se sentir au même niveau que les autres, la crainte d’être relégué à un rang inférieur de l’échelle, comme quelqu'un qui ne compte pas. Il est peut-être encore plus vrai de dire que c’est le besoin d’être reconnu comme une personne avec son propre droit. Selon Mulieris Dignitatem, c’est exactement le but de la création de l’homme et de la femme par Dieu : être pour l’autre, voir l’autre comme une personne avec son propre droit. Les effets du péché originel ont sérieusement diminué notre capacité de faire cela, et c’est pourquoi nous cherchons désespérément à nous agripper à la valeur que nous ne pouvons nous donner à nous-mêmes : nous ne pouvons que nous la donner les uns aux autres. En tant qu’Ordre, comment grandissons-nous dans cette capacité ? cela a peut-être pour moi plus de sens que de chercher de "Nouvelles égalités". Comment surmontons-nous des inégalités injustifiables basées sur le sexe et le statut clérical, pour vivre notre vocation cistercienne ensemble dans la communion, et dans la complémentarité qui se réjouit de la diversité et de l’abondance des dons et des ministères donnés par l’Esprit Saint, en vue de la construction du Corps du Christ ?

 

1ère partie : COMPLÉMENTARITÉ ET COMMUNION

Anciennes séparations

La première fois que j’ai visité un monastère trappiste en 1971, j’ai trouvé une atmosphère plutôt froide et distante. Je suis montée dans une tribune sombre d’où je ne pouvais voir la liturgie que l’on célébrait en-dessous. Puis, en faisant le tour extérieur de l’église, je me suis retrouvée face à une grande pancarte qui disait : "Clôture : toute femme qui dépassera cette limite sera excommuniée". J’étais stupéfiée, et je me suis sentie rejetée, exclue. Je n’en parlai à personne, et ce n’est qu’un an plus tard que je découvris qu’il y avait une branche féminine. À peu près au même moment, je suis allée visiter un petit monastère bénédictin, où les femmes pouvaient entrer librement dans l’église toute simple et participer pleinement à la liturgie ; c’était merveilleux. Après un temps de prière silencieuse dans l’église, je vis un jeune moine entrer, et je lui souris pour lui partager mon bonheur. À ma surprise, il tourna les talons et s’enfuit. J’étais morte de honte. Je me suis dit : alors, dans les monastères, c’est comme dans le monde...une femme, ce n’est pas une sœur en Christ, mais un symbole sexuel. La seule différence, c’est que dans un monastère, elle est considérée comme une source dangereuse de tentation. Je reçus le même message dans les couvents de moniales, avec les grilles et les tours pour maintenir les hommes à l’extérieur. Les relations avec le sexe opposé sont dangereuses. La situation était même pire dans les couvents de moniales, car même les femmes ne pouvaient entrer : tout ce qui n’était pas moniale cloîtrée était dangereux ! Tout cela fit naître en moi du trouble et des questions, mais je savais que malgré les problèmes, ma place était à l’intérieur, et finalement, je découvris un monastère qui eut le courage de me laisser franchir la grille. Pendant des années, je laissai derrière moi toute idée de ce que pouvaient être les relations avec le monde extérieur ou avec le sexe opposé.

 

Vents de changement

Je suis sûre que nous avons tous en mémoire des expériences semblables de ce temps-là. Je mentionne la mienne comme un prélude, pour montrer très clairement jusqu’où nous sommes allés en si peu de temps. Sans manifestations ni mouvements de protestation, les grilles, les pancartes et les murs de séparation ont disparu, presque de leur plein gré. Une évolution rapide, quoique progressive, a eu lieu dans notre Ordre : des égalités dont on n’avait jamais entendu parlé, auxquelles on n’avait pas pensé, des relations, des structures de partage et de collaboration ont surgi, et sont pratiquement considérées maintenant comme allant de soi. Évidemment, non sans effort, querelles, erreurs, résistances, crainte, souffrance psychologique et physique, ni sans décisions courageuses et sage direction. Il y a eu surtout une incroyable ouverture à l’Esprit, qui nous a conduits de jour en jour, de mois en mois, d’année en année, de Chapitre en Chapitre. Jadis, c’étaient les moines - les abbés - qui étaient les penseurs, les dirigeants, les guides spirituels, qui prenaient les décisions. Leur voix était puissante dans la vie des moniales, en raison de leur pouvoir de gouvernement. Les moniales elles-mêmes avaient peu de voix dans leur communauté, et pas de voix du tout dans la vie des moines. C’était le reflet de l’Église et de la société en général. Les hommes pensaient et gouvernaient, les femmes écoutaient et obéissaient - du moins en théorie. Un changement radical s’est opéré. L’ouverture à la vie nous a amenés à envisager chaque situation concrète que nous rencontrions, à la lumière de notre unité en tant qu’Ordre de moines et de moniales. La logique inhérente à la complémentarité nous a conduits à changer de plus en plus de structures, à mesure qu’il devenait évident qu’il fallait les changer. En même temps, les relations entre supérieurs et supérieures passaient de relations basées sur des formalités et des craintes, à des amitiés fondées sur le respect et l’estime mutuels, dans une commune sollicitude pastorale. Je n’ai jamais entendu en public des récriminations de la part des moniales, contre le gouvernement autoritaire de la branche masculine dans tous les détails de leur vie, avant le renouveau du Concile. Il y avait de la prise de conscience et de la souffrance, mais aussi de l’humour et de l’amour. L’Ordre a manifesté une grande capacité à vivre un considérable changement historique dans la foi, le respect et la compréhension des limites du passé, et un amour transcendant pour l’unité, bien plus profond que tout autre sentiment amer qui aurait pu séparer les deux branches. Bien sûr, il y a ceux qui sont partis, victimes du bouleversement et de la confusion. Avec eux sont partis des prophètes, qui avaient une vision trop claire pour porter le poids de l’attente, dans un espoir patient. Et il y a eu des conservateurs qui se sont opposés à l’ouverture à laquelle on les avait parfois obligés trop brusquement. La souffrance de ceux qui sont partis est aussi notre souffrance. Elle a certainement donné le fruit de la vie nouvelle et d’une unité plus profonde.

 

L’évolution paisible du partage du pouvoir

Dans tout ce processus d’évolution, il y a rarement eu le signe que les abbesses exigeaient des pouvoirs égaux. Cela a été une surprise (et pas toujours une bonne surprise) pour les abbesses comme pour les abbés. En fait, certaines abbesses avaient peur de structures trop mixtes, trop interdépendantes, de même qu’elles redoutaient des structures qui rendaient les deux branches trop indépendantes. La crainte était que le St-Siège sépare les deux branches, et leur seul désir était la préservation de l’unité, coûte que coûte. Elles ne recherchaient pas le pouvoir et l’indépendance pour eux-mêmes. On aurait peut-être pu leur adresser la critique qu’elles étaient trop respectueuses, trop dépendantes. Mais un regard plus profond révèle une intuition spirituelle selon laquelle le plus important était de rester ensemble. Les changements se feraient ensuite simplement par leur présence. En fait, une "nouvelle égalité" implique de passer d’un système basé sur la recherche du pouvoir, à une communion fondée sur le partage du pouvoir.

Le long processus de rédaction des nouvelles constitutions, avec la pleine participation des deux branches, s’est révélé une tâche monumentale, dans laquelle nous sommes parvenus à la découverte impressionnante que nous avions besoin les uns des autres, que nous vivions vraiment le même charisme, que les moniales avaient des intuitions importantes, et une compréhension fondée sur la vie et sur l’expérience spirituelle, complémentaire de la réflexion des moines. La décision courageuse d’avoir la première Réunion Générale Mixte en 1987 pour l’approbation de ces Constitutions a ouvert une porte que l’on ne pourra jamais refermer. Les Conférences Régionales mixtes et surtout les sessions de formation mixtes - à la fois sessions pour formateurs et sessions pour jeunes moines et moniales - nous ont apporté la riche expérience d’apprendre ensemble et simplement "d’être ensemble", avec le même désir de Dieu, la même vocation, les mêmes difficultés à la vivre, le même amour de notre tradition et le même souci de répondre aux besoins de notre temps. En fait, il y a eu progressivement une volonté de partager le pouvoir. Dans beaucoup de cas, la logique de la complémentarité et de l’égalité a été suggérée et encouragée par des "hommes libérés" plutôt que par des femmes libérées, en raison de leur désir d’inclure les moniales dans toutes les dimensions de la vie de l’Ordre. Parmi eux, c’est notablement le cas de notre Abbé Général, Dom Bernardo Olivera qui, à la Réunion Générale Mixte de 1993, a rompu avec la tradition qui voulait que seul l’Abbé Général donne des "chapitres" ou des conférences, en partageant sa fonction d’enseignement non seulement avec d’autres abbés, mais aussi avec les abbesses. Les femmes ne modéraient plus seulement des séances d’une Réunion Générale Mixte essentiellement masculine, mais faisaient aussi des chapitres aux abbés ! Et il était évident qu’elles avaient quelque chose à dire, quelque chose à faire entendre. Dans la même ligne, l’Abbé Général a énoncé ses "utopies", incluant la complète interdépendance des deux branches dans toutes les structures de l’Ordre, allant jusqu’à la possibilité d’une Abbesse Générale. Dans beaucoup de cas, la mixité a précédé la création de structures. Ceci est bien illustré par ce qui s’est passé à la Réunion Générale Mixte de 1993, où nous avons inventé une nouvelle façon d’étudier les Rapports de Maison en Commissions Mixtes. La grande surprise a été que nous nous sommes retrouvés, supérieurs et supérieures, en train de faire des évaluations pastorales de maisons d’hommes et de femmes. Les femmes avaient une parole de discernement à donner sur des problèmes pastoraux d’hommes ! C’était du jamais vu, et personne n’avait pris conscience de toutes les implications que cela comportait. Les commissions étaient déjà mixtes. Nous cherchions simplement une façon plus efficace de lire les rapports. Il est étrange que lorsque nous avons voté sur cette nouvelle méthode, personne n’a proposé que les Rapports de Maison soient lus en commissions des Chapitres séparés. Notre instinct se tournait presque toujours inévitablement vers la mixité, et nous n’en réalisions les conséquences qu’en allant de l’avant. Et les conséquences étaient très positives : beaucoup de cas difficiles, que personne n’avait vraiment osé regarder en face dans les structures masculines de l’Ordre, devenaient l’objet d’une profonde sollicitude pastorale - je pourrais dire d’un amour maternel. Nous nous approchons maintenant de la conclusion logique : une commission pastorale mixte et un conseil permanent mixte. Ceci, avec le rôle croissant des abbesses visiteuses et co-visiteuses, apporte une révolution radicale : d’une situation d’il y a 50 ans, où les moniales dépendaient complètement des moines, nous sommes passés à une interdépendance vécue même au niveau du gouvernement et de la participation des moniales dans les affaires des maisons d’hommes. Je suis sûre qu’une évolution va se poursuivre dans nos structures mixtes, dans notre coopération, dans la prise de conscience de notre enrichissement mutuel.

Dans ce parcours vers la nouvelle égalité de communion, les moniales ont eu en quelque sorte plus de gains et d’avantages que les moines. Les moniales ont fait l’expérience d’une incroyable croissance dans la liberté, l’auto-gouvernement, la maturité, la responsabilité de leur propre formation monastique et l’expression de leur vision monastique. Leur sens de l’identité, dans leur grâce féminine spécifique et dans leur façon de mener la vie monastique, s’est approfondi et épanoui. On leur a de plus en plus offert des occasions de partage et de collaboration dans l’Ordre. Il faut remarquer que la possibilité qu’elles ont reçue de bénéficier des délibérations des chapitres généraux extraordinaires des abbés, pour le renouveau des années 60 et 70, les a aidées à entrer dans le processus de renouveau avec des avantages que n’ont pas toujours reçus les moniales cloîtrées d’autres Ordres. Cela a fait une différence significative dans leur capacité d’évoluer, et les a liées avec gratitude à la branche masculine d’une façon qui nous a tous permis de grandir dans l’interdépendance.

 

Témoignage

Il est clair que nous ne parlons pas seulement de changement de structures. Il y a eu une extraordinaire évolution de la vie. C’est un signe de l’Esprit à l’œuvre, une capacité de changement et une expérience du charisme de l’unité qui est au cœur de notre vie cistercienne. En un temps de changements si incroyables d’idées et de valeurs, où l’émergence de la femme dans la société et dans l’Église a souvent créé des tensions et des conflits, nous avons reçu la grâce de grandir dans la complémentarité qui conduit à une communion plus profonde entre nous tous, hommes et femmes. Je suis sûre que les abbés et les moines en ont personnellement senti les bienfaits. ll ne s’agissait pas seulement de permettre aux moniales d’accéder à l’égalité avec leurs homologues masculins. Nous avons tous été transformés, et c’est là vraiment une NOUVELLE égalité - une égalité qui n’existait pas auparavant. Y a-t-il toujours des discriminations, des différences injustifiées, des inégalités entre moines et moniales, abbés et abbesses ? Nos relations se situent-elles sur un plan de respect et d’estime mutuels, sans l’influence des caricatures et des déterminations culturelles des différences de sexe ? Nous avons tous certainement encore un long chemin de conversion devant nous, avant de pouvoir entrer en relation avec tout un chacun comme un être ayant son propre droit, comme un don de Dieu, comme une invitation profonde et mutuelle au don de soi dans l’amour, sans classer l’autre dans des catégories, sans le critiquer, le renvoyer comme quelqu'un de peu d’intérêt, rabaissant l’autre simplement parce qu’il est différent et donc menaçant. Cependant, dans notre Ordre mixte international, transculturel et plurilingue, je pense que nous avons pris conscience que nous n’avions pas à craindre les différences entre hommes et femmes. Plus nous acceptons les différences de culture, de génération, de sexe, et plus nous les envisageons ensemble, plus nous trouvons notre vrai moi dans une nouvelle communion où le mot "égalité" ne dit pas tout au fond. Néanmoins, pour parvenir à une profonde unité interpersonnelle, nous devons endurer les différences. Nous devons continuer à avancer dans la voie de la conversion, abandonner notre idée égoïste selon laquelle la façon dont je pense, sens, réagis et décide, (ou nous pensons, sentons, réagissons et décidons) est la mesure universelle - la mesure des autres êtres humains.

 

Le chemin à parcourir

Nous avons encore beaucoup à explorer et à découvrir ensemble, au sujet des "Nouvelles Égalités" de communion et d’interdépendance, dans des dimensions qui n’ont rien à voir avec les structures. Par exemple, à la dernière Réunion Générale Mixte, notre commission mixte a souvent parlé d’un besoin de plus de maternité dans l’Ordre, par rapport aux fondations, aux communautés en difficulté, aux jeunes en crise de vocation. Maternité veut dire attention et soin sur une longue période, plutôt que recherche de solutions immédiates. Cela veut dire espérer contre toute espérance, être prêt à tout essayer - avec le risque de se sacrifier pour la vie de la communauté, de la fondation, des jeunes, des anciens. Une maternité qui ose blâmer et réprimander par amour et par souci, qui ose dire aux autres des choses personnelles que seule une mère peut dire. Une maternité qui apprend à grandir et à croître, qui apprend à être faible et finalement à mourir. Une maternité qui s’exerce non seulement par les femmes, mais aussi par des hommes dont le cœur est touché par la maternité de Dieu. Dans sa lettre de 1998 à l’Ordre, Dom Bernardo a souligné l’importance d’une nouvelle anthropologie fondée sur la femme comme archétype de tout ce qui est humain, et il a demandé aux moniales de partager leurs idées sur l’Évangile, la théologie et la tradition monastique avec les moines, qui ont à apprendre d’elles. Sur la base de cette lettre, j’ai fait la très belle expérience l’an passé de conduire ma communauté dans une longue et profonde exploration de notre féminité, qui a transformé chacune de nous de multiples façons, et continue d’ouvrir de nouvelles dimensions de notre vie monastique, comme femmes-disciples de Jésus. Nous ne faisons que commencer.

Au niveau de nos communautés locales, de nouvelles qualités de complémentarité se développent, nous fournissant plus d’occasions d’expérimenter ce qu’est être frère et sœur dans la même vocation, et d’apprendre les uns des autres. Beaucoup d’autres Régions sont bien plus avancées dans ce domaine mais, par exemple, notre communauté a fait l’expérience d’une maturité de relations avec les frères de Rawaseneng. Nous avons mis en place un certain nombre de modalités de rencontre et de formation, qui nous ont aidés à approfondir nos relations, à les purifier des façons sociales d’attirer l’attention de l’autre sexe. Notre noviciat a rencontré les novices de Rawaseneng. Plusieurs soeurs ont assisté à des sessions données à Rawaseneng par des professeurs du séminaire préparant les frères au sacerdoce. Il semble que tout le monde ait tiré profit de cette expérience, l’atmosphère d’étude était plus soutenue, et les professeurs eux-mêmes ont senti qu’ils pouvaient apporter plus. Puis un groupe de moines a participé à la session donnée par P.Chrysogonus à Gedono sur l’héritage cistercien. Les petits groupes d’échanges étaient vivants et ont souvent été des invitations - ou défis - à une conversion personnelle et communautaire. Il y a eu aussi cet extraordinaire événement d’un jour de retraite, d’échange et de célébration fraternelle du 9ème centenaire de Cîteaux. Les deux communautés se sont préparées à cette réunion par des échanges en groupes sur le thème : Comment vivons-nous le charisme cistercien en Indonésie aujourd’hui ? Les soeurs de Gedono ont beaucoup appris sur leur propre identité en tant que communauté de moniales cisterciennes, qui avaient quelque chose de précieux à partager avec leurs frères. Cela a été un grand changement, car auparavant, la tendance était toujours d’imaginer que les moines avaient plus, savaient plus, "étaient" plus que les moniales. Il s’est opéré une nouvelle prise de conscience de la réelle égalité entre frères et soeurs qui ont la même vocation, le même charisme, la même conversatio et une mission commune.

 

De l’individualisme vers la Communion

On a souvent entendu dire que les communautés de moniales avaient plus le sens de la communauté, et que les communautés de moines étaient plus individualistes. En disant cela, on impliquait parfois, il est vrai, que la vie communautaire n’était pas aussi exigeante que la vie solitaire, que les femmes n’étaient pas faites pour vivre sérieusement la solitude, comme si la vie communautaire était un besoin plutôt qu’une vocation astreignante. C’est en fait à la fois un besoin et une vocation. La vie bénédictine-cistercienne n’est pas une montagne pour gravir en individualiste les hauteurs de la contemplation spirituelle. C’est un parcours en commun qui descend par le chemin de l’humilité, à la suite de Jésus en son Mystère de mort et de Résurrection, où les boiteux conduisent les aveugles, et les aveugles conduisent les boiteux. C’est la découverte de la vérité et de la beauté du psaume 133 : "Voyez comme il est bon d’habiter en frères - et soeurs - tous ensemble dans l’unité !", une découverte qui n’est rendue possible que par une conversion personnelle, qui comporte une inévitable souffrance. Cependant, une mentalité individualiste a tendance à considérer une telle unité comme de l’immaturité, de la conformité pour ceux qui n’ont pas une vraie identité, qui sont incapables de penser par eux-mêmes, qui ont peur de dire quelque chose de différent, qui ont peur d’aller à l’encontre des pressions de la majorité, qui ont peur de l’autorité, et qui veulent donc suivre le troupeau. Néanmoins, d’après mon expérience, ceux qui ne sont pas encore capables de tirer leurs propres conclusions sont le plus souvent ceux qui causent des troubles, des scissions ou des divisions, basées sur leurs goûts ou dégoûts personnels. L’individualisme tient que pour être un individu fort, il faut avoir ses propres pensées et opinions. Des opinions fortes, fortement exprimées, donnent un sens de l’identité de soi. "Je suis ce que je pense." Cela peut rendre difficile de construire une vision commune. Mais le besoin d'avoir des opinions différentes des autres pour affirmer sa propre identité, est un signe sûr d'insécurité. L'unité et la vision commune ne naissent pas du fait de penser comme les autres. La réelle unité dépend du fait de vouloir les mêmes choses ensemble, et elle n'élimine pas la pensée et la responsabilité personnelle. Nous vivons ensemble, nous faisons ensemble l'expérience des mêmes choses, nous prions, réfléchissons et échangeons ensemble à la lumière de l'enseignement de l’Évangile, de l’Église et de l’Ordre. Pourquoi serait-il si surprenant que nous apprenions à penser ensemble sur ce que nous expérimentons, ce que nous sommes en tant que communauté, sur nos espoirs et nos problèmes ? C'est ce qui ne peut qu'arriver, si cette unité de vision est désirée et cherchée par tous comme un don de la Miséricorde de Dieu, qui couvre toute notre pauvreté et notre faiblesse. Cela entraîne des choix personnels de connaissance de soi, de conversion, de pardon et de prière ; cela exige de sacrifier volontiers sa propre façon de voir et de sentir, et d'agir pour le bien de la communauté : passer de la voluntas propria à la voluntas comune. Il faut être prêt à souffrir pour l'unité que nous souhaitons. Nous pouvons alors apprendre à discerner ensemble, à partir de critères communs élaborés ensemble. Ce faisant, nous expérimentons le miracle fragile de ce que veut dire être une "Église" n'ayant qu'un cœur et une âme, nous faisons l’expérience de la communion dans notre vie commune comme dans notre solitude.

Mais comment se fait-il que les communautés de moines soient plus individualistes ? L'individualisme n'est pas bien sûr une caractéristique masculine immuable et inévitable, mais plutôt un comportement déterminé culturellement, résultant de la culture rationaliste moderne dominante. L'accent est mis sur l'homme s’étant réalisé par lui-même ; il est décrit comme le but de l'existence humaine, par des courants importants de la philosophie moderne. L'accent mis sur le moi a conduit à une nouvelle sorte de conscience personnelle de l'autonomie individuelle, conscience inconnue jusque là dans les sociétés communautaires plus traditionnelles. Si chaque moi raisonnable est un petit univers clos sur lui-même, le résultat est l'individualisme, l’égoïsme et la pure compétition. À force de porter trop l’attention sur cet univers intérieur, on a perdu la conscience de l'autre comme être humain, comme prochain. On a perdu les valeurs humaines. On a perdu Dieu. Ce n’est pas étonnant que les hommes aient été plus affectés par cette culture, puisque ce sont des rationalistes qui l'ont développée. Ils en ont subi eux-mêmes les conséquences. Ils se sont trouvés esclaves d'attentes irréelles les concernant, concernant leur rôle dans la vie, le besoin de gagner, de réussir, d'être complètement autonome et de se réaliser par eux-mêmes, selon le farouche individualisme tenu pour modèle et pour but. On leur a appris à être forts et rationnels, à éviter la faiblesse des affections et des émotions - les privant de leur capacité naturelle à construire la communauté. Bien sûr, les femmes aussi ont été victimes de cette culture. On leur a dit aussi ce qu'elles étaient et ce qu'elles n'étaient pas, mais d'une façon plus passive et implicite, parce qu'elles n'étaient pas actrices. C'est seulement durant ce siècle qu'elles ont commencé à pouvoir entrer dans "le monde de l'homme" par l'éducation et le métier. Le "vrai monde", dans lequel elles cherchaient à entrer, s'est révélé n'être que l'individualisme clinquant qui ne valait pas tout ce qu'on en disait.

L’Église aussi a été influencée par l'individualisme, spécialement dans le sacerdoce et dans le domaine de la piété personnelle. Quand Vatican II a ouvert portes et fenêtres, beaucoup ont été complètement égarés par les charmes séduisants de la réalisation par soi-même, ce qui semblait être un reproche à notre uniformité de vie trappiste. Ces vents de changement ont révélé beaucoup d'individualisme caché derrière notre uniformité extérieure. La spiritualité fondée sur la réussite personnelle héroïque, sans contact humain avec les autres dans la communauté, était une démarche très individualiste. Il a fallu les années pleines de grâce de l'aggiornamento, pour découvrir combien nous nous étions égarés loin de l'idéal original de "l'école de charité", et pour commencer le long et lent parcours dans l'autre direction : un retournement à 180 degrés. Mais on ne change pas aussi vite les habitudes et les mentalités - longtemps enracinées - que nos idées ou nos structures. Nous avons tous une incroyable capacité à changer notre compréhension de la spiritualité, sans vraiment changer notre cœur.

Nous avons tous besoin d'une conversion constante, pour être libérés de nos tendances individualistes à rechercher la perfection personnelle et l'affirmation de soi. Nous avons besoin de nouvelles qualités d'ouverture véritable, dans des relations profondes avec les autres dans toute leur altérité. Les idéaux et les écrits des Pères Cisterciens sont remplis d'images d'amour fraternel. Ils étaient libres pour sentir et exprimer leurs émotions, pour être captivés par le langage mystique du Cantique des Cantiques sans en être gênés. Ils ont eu la grâce de vivre avant l'ère du rationalisme, avant que la théologie scolastique tardive ne commence à dominer la mentalité catholique. Il semblerait que les moniales aient pu rester en contact avec la spiritualité plus monastique de nos auteurs cisterciens - exclues qu'elles étaient des études théologiques, et moins touchées par le rationalisme masculin cérébral. Elles ont peut-être été ainsi mieux préparées à accueillir l'ecclésiologie de Vatican II sur l’Église-communion, et à trouver des façons de la traduire dans notre vie cénobitique. Si les femmes ont des grâces de nature et d'intuition pour faire cela, nous avons alors la responsabilité d'en prendre conscience ensemble, en poursuivant notre partage commun de la vie, en continuant à nous donner des pouvoirs mutuels.

 

L'étude

Il y a quelques grandes différences entre les communautés de moniales et celles de moines, quant à la formation et aux études. Pour la plupart, les femmes ont été exclues des études, et beaucoup de communautés de moniales sont encore contre le fait d'envoyer des moniales étudier à l'extérieur. Avant le renouveau, les moniales ont reçu peu ou prou d'instruction, sauf pour les choses essentielles pour suivre la liturgie, que beaucoup d'entre elles ne comprenaient pas. Ces 30 dernières années, les moniales ont fait des programmes très sérieux de formation monastique, donnés surtout par des moniales autodidactes qui n'avaient pas de diplômes en la matière. Beaucoup de moniales sont devenues expertes dans la connaissance des Pères, de l'Écriture, de la spiritualité monastique, par leur propres lectures et l'expérience enrichissante d'avoir à enseigner aux jeunes soeurs. Beaucoup de monastères ont de très bons programmes de formation continue, avec des conférenciers de l'extérieur dans des sujets recherchés et de grande envergure. Il est plus courant maintenant que des moniales sortent pour des sessions spéciales et (peu) pour des cours universitaires réguliers. Cependant, le fait que la plupart des études soient faites au monastère a ses avantages. On apprend ensemble, à partir des mêmes sources. Les cours ou les chapitres ne sont pas des activités purement intellectuelles, mais plutôt des lieux de réflexion, de prière et d'échange, qui conduisent à l'intégration de nouvelles idées et conceptions dans notre vie communautaire. Une culture est en train de se développer, qui accroît notre capacité à approfondir et élargir notre vision commune. Pour les moines, les études sont souvent un réel problème. Il est de plus en plus difficile d'offrir aux jeunes moines qui se préparent au sacerdoce de longues années d'études, dans la communauté ou à l'extérieur. Si les jeunes moines vont dans des universités ou des séminaires différents, chacun est formé selon une façon, et il y a peu de possibilités de discussion et d'échange par après au sein de la communauté. Des années d'études purement intellectuelles/rationnelles au début de la vie monastique ne laissent pas la place à la formation monastique de la personne, à l'assimilation des valeurs monastiques et de leur praxis, et à d'autres formes de connaissance contemplative basée sur l'expérience. Il n'y a pas beaucoup de temps pour élaborer le sens de la communauté parmi ceux qui sont en formation, à l'aide des échanges, de la connaissance de soi reçue des autres, de la bienheureuse expérience du péché, de la faiblesse et de la miséricorde. L'ordination d'un moine-prêtre requiert-elle un diplôme de théologie en bonne et due forme ? Peut-être que l’Ordre, ou chaque monastère individuellement, pourrait demander à être exempté du lourd programme d'études requis pour les prêtres séculiers. Beaucoup de sujets ne sont pas nécessaires pour un moine/prêtre. Nous pourrions peut-être rassembler nos forces pour mettre en place, sur des périodes plus longues, pour moines et moniales, de nouveaux programmes d'études monastiques qui soient plus contemplatifs, intuitifs et généraux. Des sessions de formation pour moines et moniales ensemble, où des moniales assurent aussi de l'enseignement et de l'animation, ont été très appréciés par tous les participants. Les sessions sur l'Héritage Cistercien, données par P. Michael Casey, avec une année de préparation et d'étude au monastère avant la rencontre, offre des possibilités de programmes combinant des cours par e-mail au monastère, et des sessions ensemble pour l'échange et les ateliers. Apprendre ensemble est le meilleur moyen de grandir dans la complémentarité. On pourrait trouver des idées pour continuer dans cette direction, dans l'expérience d'Hildegarde de Bingen et les monastères doubles du XIIème siècle.

 

2nde partie : SACERDOCE ET VIE MONASTIQUE

La place du sacerdoce dans l’Ordre

Le sacerdoce, et son pouvoir ecclésiastique de gouvernement, représente la différence fondamentale qui demeure entre moines et moniales. Au niveau des structures, la branche féminine dépend du pouvoir de gouvernement qui réside dans le Chapitre des Abbés. Au moment où une fondation devient autonome, son affiliation canonique passe de sa maison fondatrice à un Père Immédiat. Nous dépendons d'un Père Immédiat pour plusieurs actes canoniques importants, et pour le service d'aumônier rendu par un moine/prêtre. Cette dépendance canonique ne cause aucun problème d'inégalité, si elle est vécue dans la communion de la complémentarité, et pas comme une structure de pouvoir. Des problèmes peuvent bien sûr toujours surgir entre une maison-fille et son Père Immédiat. Mais j'ai appris dans les commissions mixtes aux Chapitres Généraux, que les problèmes sont fondamentalement les mêmes dans la branche masculine.

L'accès au sacerdoce lui-même ne présente pas un problème d'inégalité entre moines et moniales. Égalité ne veut pas dire que tous doivent avoir les mêmes rôles et les mêmes pouvoirs. Je pense que les moniales cisterciennes aiment leur vocation, et trouvent leur épanouissement à vivre pleinement leur grâce baptismale. Leur souci quant au sacerdoce n'est pas de chercher à y avoir accès, mais d'encourager les moines à apprécier le don du sacerdoce, et à ordonner un nombre suffisant de prêtres, pour donner des aumôniers aux monastères de moniales. Il y a là une différence entre les deux branches, parce que nous avons tendance à considérer le rôle du sacerdoce dans la vie monastique de points de vue très différents. Je pense qu'il y a un manque de prise de conscience, chez les moniales, des problèmes causés pour les moines par la controverse sur la vie monastique, vue comme un charisme laïc plutôt que comme un état clérical. Peut-être que les moniales n'ont eu qu'une légère crise d'identité, quand on leur a dit que la vie religieuse n'était pas un état de vie supérieur à l'état laïc. Mais on n'est pas encore arrivé à résoudre la confusion causée par la crise d'identité du sacerdoce, et par le revirement complet de sa conception dans la vie monastique. Les monastères de moines essaient de résoudre le problème par eux-mêmes, parce qu'on considère qu'il concerne strictement les moines ; les moniales en entendent rarement parler. Et pourtant, c'est une question vitale pour nous tous. Les deux branches pourraient aller dans deux directions très différentes : les moines vers la décléricalisation, tandis que les moniales continueraient à prier avec ferveur pour qu'il y ait plus de vocations au sacerdoce.

La question devient : "Quelle est la place et le rôle du sacerdoce dans la vie monastique ?" À moins d’arriver à une vision commune sur le sujet entre nous, moniales, moines et moines-prêtres, il y aura des tensions, des différences théologiques et idéologiques qui influenceront les relations personnelles et l’unité. S’il n’y a pas une identité claire et acceptée du moine-prêtre, comment pouvons-nous attendre que des moines demandent l’ordination ? S’il n’y a pas une appréciation plus profonde du mystère du sacerdoce comme partie intégrale de la communauté monastique, les ordinations vont continuer à diminuer, avec des conséquences imprévisibles sur notre vie sacramentelle et sur l’unité de l’Ordre. Il est intéressant de remarquer que le problème potentiel de désunion, causé par le sacerdoce dans notre Ordre, ne vient pas du fait que des moniales souhaiteraient recevoir le sacerdoce, mais du fait de communautés dans lesquelles les moines ne veulent plus être prêtres ou avoir beaucoup de prêtres parmi eux. Ce n’est pas que les femmes veulent accéder à l’état clérical, mais que les hommes souhaitent embrasser l’état laïc. Je suis sûre qu’il y a là une sagesse cachée, une Parole de Dieu pour nous, que nous ne pourrons probablement entendre que si nous écoutons ensemble, en cherchant à approfondir notre communion dans la complémentarité. Nous avons tous notre part de responsabilité dans la découverte du rôle du prêtre dans la vie monastique cistercienne pour le nouveau millénaire.

 

Problèmes "d’inégalités" chez les moines

Dans les résultats du questionnaire de l’an passé sur la possibilité qu’un moine non ordonné devienne supérieur, j’ai lu avec surprise des affirmations et des réactions plutôt émotionnelles, qui trahissaient des tensions entre moines/prêtres et moines non prêtres. Il y avait de l’agressivité, de la défense et de la radicalisation. Voici quelques réponses négatives : "Les prêtres auraient du mal à obéir à un abbé non-prêtre ; ils auraient à faire preuve d’humilité ; cela créerait des rivalités et des conflits entre les prêtres et le supérieur ; on aurait moins confiance dans la discrétion d’un abbé non-prêtre ; cela demanderait un plus grand acte de foi." Et des réponses positives : "Un abbé non-prêtre serait au même rang que les autres frères ; cela montrerait que les moines non-prêtres sont véritablement moines, que le prêtre n’est pas un super-moine."

On ne peut tirer de conclusions générales de ces commentaires, qui ne peuvent qu’exprimer une vue très partiale de la situation, mais ils traduisent indéniablement un sentiment d’inégalité, comme s’il y avait deux classes. Si on se souvient que, dans la pratique, tous les moines choristes étaient prêtres avant la Déclaration d’Unification en 1965, les tensions qui continuent aujourd’hui encore sont essentiellement entre ces deux mêmes groupes : les anciens moines choristes (prêtres) et les anciens frères convers. Les différences entre eux, différences issues du sacerdoce, sont toujours là. Seuls les prêtres exercent des fonctions sacramentelles, confessent les autres moines, font des études plus longues et plus poussées, reçoivent en général des tâches pastorales et des responsabilités dans la formation et l’enseignement, ont peut-être plus de contacts avec les hôtes pour la direction spirituelle et les confessions, sont invités à donner des conférences et des retraites à l’extérieur. Ils sortent peut-être plus fréquemment pour célébrer des mariages ou des baptêmes, au moins dans leurs familles, et ont tendance à avoir moins de travail manuel en raison de leur activité pastorale et intellectuelle. En dehors des fonctions propres au prêtre, il y a des différences de position et de rôle dans la communauté. On peut comprendre que surgissent des sentiments d’infériorité, de supériorité, d’envie, d’ambition, en raison de différences dans le rang et la position spirituelle. Mais tout cela semble se situer au niveau sociologique et psychologique. En tant que tel, on peut considérer tout cela comme faisant partie de l’aventure humaine normale : la lice et la trame de la vie communautaire, la connaissance de soi, la conversion, la collaboration et la croissance dans la communion à travers l’acceptation des différences, la renonciation à la mentalité du monde qui recherche l’affirmation et la réalisation de soi à travers le statut, la carrière, l’éducation, les positions d’influence et de pouvoir. Rien n’est plus central dans notre vie monastique que le voeu de conversion sur le chemin de l’humilité et de l’obéissance. L’ambition et l’envie sont les mauvaises pensées du cœur, comme nous l’enseigne Cassien, dans la ligne d’Évagre ; elles ne sont pas causées par les différences de rôle ou de position, mais parce que nos coeurs sont facilement trompés, et parce que nous ne cherchons pas vraiment Dieu par-dessus tout. C’est nous que nous recherchons, nos petits profits et titres, nous cherchons à être importants. Nous avons les mêmes problèmes d’inégalités dans nos communautés monastiques non-cléricales de moniales. Ceux que l’on choisit pour des tâches importantes, ceux qui collaborent étroitement avec les supérieurs, sont souvent l’objet de jalousies. Cela demande beaucoup d’humilité pour voir et admettre notre envie, notre ambition, notre besoin d’être assurés d’être aimés et acceptés, notre besoin de réaliser quelque chose de signifiant dans une tâche importante. Si on n’opte pas pour le chemin de la connaissance de soi et de la conversion, on projette ses besoins personnels sur le supérieur et sur la communauté. Il en résulte de la frustration, de l’amertume et du murmure dans la maison de Dieu. Ce n’est pas un problème d’inégalité, mais de pouvoir. Le pouvoir n’est pas quelque chose de mauvais en soi ; ce qui compte, c’est ce que nous en faisons. Nous l’utilisons pour nous construire nous-mêmes, ou nous le partageons pour construire la communauté, en invitant les autres à découvrir des capacités inconnues et des trésors cachés, qui peuvent alors devenir le bien de tous, et aider à leur tour d’autres à grandir. La Règle de st Benoît nous montre le chemin. Il y aura toujours des gens qui sont plus doués que d’autres. Utilisons-nous ces dons selon l’obéissance, en toute humilité, pour le bien de la communauté ? (RB 57) nous réjouissons-nous des dons des autres dans l’esprit du Chapitre 72 ?

 

Le poids de l’histoire

Il faut cependant admettre qu’en ce qui concerne le sacerdoce, il y a des problèmes particuliers, en raison du poids des siècles de cléricalisme dans l’Église et dans la vie monastique. Les moines d’Égypte ont pu fuir les prêtres et éviter l’ordination, affirmant l’indépendance de leur état laïc et charismatique. Mais peu à peu, de plus en plus de moines sont devenus prêtres. Au 17ème siècle, c’était une règle générale que tous les moines choristes soient prêtres. Le système de castes a existé dans le monde monastique, et les prêtres étaient évidemment les plus hauts situés - au niveau spirituel, intellectuel et aussi matériel. Avant Vatican II, on considérait le sacerdoce comme la plénitude de l’état monacal. Toutes les charges pastorales dans la communauté devaient être remplies par des prêtres. La vie monastique avait été complètement cléricalisée. Avec Vatican II et le retour aux sources de la vie monastique comme mouvement laïc, il y a eu un volte-face radical, et les moines ont commencé à sentir que le sacerdoce entravait la simplicité de la vie monastique, au lieu de l’accomplir et de la porter à un niveau plus sacramentel. On voyait un conflit entre les fonctions ministérielles du prêtre et la vie solitaire. Dans beaucoup de pays occidentaux, l’image du prêtre comme partie d’une élite, d’une classe "cléricale" spirituelle privilégiée, fit que les moines ne voulaient plus devenir prêtres, pour ne pas être identifiés à cette image. Ils voulaient être au niveau de tous les frères, non sur des places d’honneur à un rang supérieur. Ils voulaient prendre leurs distances par rapport à l’état clérical, et réaffirmer la caractère laïc de tout monachisme. Après le Concile, il y eut une période d’enthousiasme pour le premier monachisme des Pères du Désert, qui résulta dans un mouvement érémitique et le mouvement anticlérical. Les années 80 et 90 ont plus été marquées par la redécouverte, non seulement des oeuvres mystiques de nos pères cisterciens, mais aussi du caractère vraiment cénobitique de l’école de charité. Autant que je le sache, les fondateurs étaient prêtres, et cela ne leur posait pas de problème. Le sacerdoce était un élément nécessaire et accepté de leur vie communautaire. Ils ont cherché à rompre avec les abus du cléricalisme et tous ses privilèges, mais ils n’ont pas confondu sacerdoce et cléricalisme. Nous ne le devrions pas non plus. Malgré le fréquent rapprochement entre vie monastique et cléricalisme au cours des siècles, le monachisme du désert d’Égypte n’est en aucune façon le sommet de la vie monastique, et nous ne pouvons fonder nos décisions sur leurs critères et leurs pratiques. Les moines ne peuvent plus fuir l’ordination en courant, pas plus qu’ils ne peuvent fuir les femmes. Nous ne pouvons prendre des modèles d’un autre temps comme idéaux à réaliser dans le nôtre. La fidélité créatrice est bien plus exigeante que cela. On ne peut pas simplement demander : "Quel est le lien authentique entre sacerdoce et vie monastique d’après l’histoire ?" On doit plutôt se demander : "Comment pouvons-nous vivre pleinement notre idéal monastique de don total à l’amour de Dieu aujourd’hui, dans notre charisme cénobitique ? Comment les moines-prêtres peuvent-ils vivre leur état particulier dans l’humble service de leurs frères, pour construire la communion dans cet amour ?" Nous devons discerner à la fois l’essence de la vocation sacerdotale et de la vocation monastique, puis rechercher de nouvelles façons de les harmoniser en accord avec les signes et les besoins de notre temps. La vie monastique et le sacerdoce sont deux vocations distinctes, qui peuvent être harmonieusement unies dans la même personne. La phrase de Paul VI que l’on cite souvent, "le sacerdoce est la couronne de la vie monastique", n’aide pas beaucoup, me semble-t-il. Le sacrement de l’Ordre ne complète pas quelque chose qui manquerait. La couronne de la vie monastique, c’est l’abandon total à Dieu dans l’amour. Je suppose que la couronne du sacerdoce est fondamentalement la même chose.

 

Le cœur du sujet

La question douloureuse est celle-ci : "Si les prêtres sont appelés à être plus étroitement associés à l’humble service du Christ, qui a lavé les pieds de ses disciples et qui a donné sa vie au lieu de se servir de toute sorte de pouvoir ou d’influence pour la sauver et se mettre au-dessus des autres, comment se fait-il que ceux qui voulaient suivre le Christ de plus près, dans l’humble service de la Parole et des sacrements de Sa présence, ont été si vite intégrés à un système de castes qui les met plus haut que les autres croyants ordinaires ? Et pourtant, le fait est que, dès les premiers siècles, les prêtres ont reçu tant d’honneur et de respect pour leur ordination presbytérale et leur fonction, qu’ils étaient considérés comme meilleurs et plus saints que les autres. Ils ont reçu (et accepté !) des honneurs et des privilèges spéciaux. L’Église devait s’incarner dans une société patriarcale, et cela en a fait inévitablement partie. L’édit de Constantin a accordé au clergé des prérogatives spéciales, et leur état a été institutionnalisé. Le moment venu, des abus répandus dans le clergé leur ont donné une mauvaise réputation chez ceux qui cherchaient une perfection spirituelle. Étrange contradiction. Tragique compromis avec les structures de pouvoir du monde, qui devait être une part continuelle du cheminement de l’Église à travers l’histoire.

Le clergé est devenu une classe de pouvoir et de prestige, honoré pour son sacerdoce, ses secrets pouvoirs de transsubstantiation, sa secrète connaissance de la théologie. Sa fonction a été progressivement réduite à dire la messe. La messe étant célébrée en latin, la liturgie est devenue presque exclusivement l’activité des prêtres. La pratique des messes privées a ajouté à l’individualisme qui séparait le prêtre du peuple et des autres. L’opinion populaire voulait qu’un prêtre soit automatiquement saint en raison de son ordination, de sa connaissance des choses saintes. Il y avait l’impression générale que le caractère sacramentel indélébile faisait du prêtre quelque chose de plus que les croyants ordinaires - sans même considérer le travail, la carrière, l’influence, le cléricalisme et la hiérarchie. Si ce plus l’avait rendu plus conforme au Christ, ce plus l’aurait fait l’humble serviteur de tous. Au contraire, cela semblait un plus ontologique qui le rangeait dans une classe supérieure aux laïcs. Cela a été encouragé par une influence excessive de la théologie scolastique tardive, qui avait tendance à mettre en valeur la doctrine du caractère sacramentel, et a produit une théologie mythique du sacerdoce, qui l’a placé à un rang supérieur à celui du reste des fidèles ; c’était une sorte de cléricalisme métaphysique. S’il y a des restes de cette mentalité dans une communauté monastique, je comprends les problèmes spécifiques des non-prêtres - spécialement en vivant au coude à coude avec des prêtres qui sont moins que saints. Cela pourrait causer des problèmes pour les prêtres eux-mêmes : ils se scandaliseraient très facilement d’eux-mêmes, et essaieraient alors de cacher leurs fautes et d’avoir une façade de perfection spirituelle. Comment pourraient-ils grandir dans la connaissance de soi et l’humilité ?

Cependant, on enseigne maintenant que le caractère sacramentel des Ordres est "le droit des grâces actuelles propres au sacrement, le rite visible d’ordination par lequel l’ordonné est incorporé au collège de son ‘ordre’. Son élément principal est la mission de service. L’effet capital de cette consécration est qu’elle est définitive. Aucun prêtre ne peut être ré-ordonné. Cet aspect du caractère est fondé sur la fidélité de l’élection divine plutôt que sur une qualité ontologique." Un évêque, un prêtre ou un diacre, n’est pas un super chrétien. Le changement ontologique fondamental est donné avec le sacrement du baptême, qui nous fait enfants de Dieu. Nous recevons la grâce de la justification avec l’inhabitation des trois personnes divines. Le sacrement de l’Ordre approfondit et ré-oriente cette grâce baptismale en vue de la mission spécifique, et du ministère sacramentel du prêtre. De même que l’Église a été appelée à s’offrir au Père comme Corps du Christ, de même ceux qui sont appelés au sacerdoce représentent la Tête du Corps, ils représentent le Christ d’une certaine façon pour le bien du Corps. Ce n’est bien sûr pas le sacerdoce lui-même qui en place certains au-dessus d’autres ; mais c’est la façon dont nous considérons le sacerdoce, comment les prêtres se considèrent eux-mêmes, comment nous les traitons, quelle identité nous leur donnons. Les prêtres ordonnés sont des frères au service de notre sacerdoce commun, ils ne sont pas des médiateurs au-dessus des autres, entre eux et Dieu. C’est seulement en étant une Église où tous, nous vivrons pleinement la dimension de notre caractère baptismal et sacerdotal, que nous pourrons découvrir les nouvelles qualités du sacerdoce ordonné parmi nous, qualités qui confèrent à ce service sacramentel sa vraie dignité et sa valeur. Nous avons besoin de découvrir de nouvelles façons d’entrer en relation avec les prêtres - non comme des personnes d’un degré spirituel supérieur, non comme des personnes désignées pour avoir un pouvoir sur nous, non en attribuant formellement une supériorité à leur personne humaine et en leur donnant de fausses idées sur eux-mêmes, mais plutôt par l’amitié fraternelle, par l’amour respectueux de leur sacrement de service.

Cette nouvelle vision de la place du sacerdoce est bien plus proche de l’enseignement des Pères de l’Église. L’Église avait perdu de vue sa véritable identité de peuple de prêtres, rassemblés dans l’unité par l’unique sacrifice du Christ, pour offrir en sacrifices spirituels leurs vies saintes vécues ensemble dans la communion avec Dieu, auprès de qui Jésus nous a permis d’avoir accès par l’Esprit Saint. Depuis la fin du 19ème siècle, le Mouvement Liturgique, un mouvement inspiré et véhiculé par les moines, a cherché à rappeler à l’Église ce qu’elle avait perdu, et à ouvert la voie de la réforme et du renouveau de Vatican II. Mais nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir pour incarner cette vision renouvelée de l’Église. Nos communautés monastiques ont une responsabilité spéciale pour mener à bien les profondes intuitions du Mouvement Liturgique : qu’il fait partie de notre vocation d’être des organes de transmission de la vie de l’Église d’une génération à une autre. Nous sommes-nous pas appelés aujourd’hui, à racheter les siècles de pouvoir, en comprenant et assumant les erreurs de l’Église, en en demandant pardon, en en comprenant les causes, en rendant grâces à Dieu pour sa miséricorde infinie et sa fidélité envers son Église pécheresse, tout en offrant nos pauvres efforts pour vivre plus pleinement le Mystère de l’Église dans une nouvelle espérance ?

Nous ne pourrons trouver la nouvelle place du sacerdoce dans la vie monastique, que dans le contexte de ce moment capital pour toute l’Église. La compréhension du sacerdoce dans l’Église d’aujourd’hui est si confuse, qu’il y a peu de vocations. Beaucoup de jeunes gens refusent, et partent dans la tristesse, non seulement parce qu’ils ont peur de quitter tout ce qui leur donne valeur et sécurité, mais aussi parce que l’Église ne leur offre pas une claire image du don du sacerdoce que le Christ leur offre. Nos communautés n’ont-elles pas la responsabilité de donner un témoignage prophétique de la réalité profonde du sacerdoce, là où des moines vivent au cœur du Mystère, pas tant accablés par les activités de leur ministère ? Nous devons témoigner des nouvelles qualités du sacerdoce : chercher à servir comme le Christ a servi, être et victime et prêtre, être le dernier de tous les frères, rompre le pain de sa propre vie pour faire vivre et nourrir l’Église, l’Église locale de la communauté, et l’Église universelle qui meurt de faim par manque de vrais prêtres. Nous tous, moines et moniales, nous pourrions chercher à approfondir la conscience de notre sacerdoce commun : notre appel à être un dans l’offrande du Christ, par l’offrande totale de nos vies à travers la consécration monastique, dans une prière liturgique continue, qui étend l’Eucharistie à tout le jour et à toute la nuit, et qui associe nos tâches et nos activités à l’oblation du Christ. Nous sommes appelés à être conformés au Christ dans l’humilité et l’obéissance, dans la pauvreté et la chasteté, dans l’amour contemplatif, dans la louange et l’adoration du Fils et du Père - en embrassant et en vivant la plénitude de la grâce baptismale. Un moine appelé à être prêtre reçoit un service ministériel de plus, fondé sur le sacrement de l’Ordre, à exercer avec l’humilité de Jésus. Y a-t-il vraiment un conflit entre le fait d’exercer la fonction de prêtre dans une communauté, et le fait d’être un bon moine, humble, qui n’est pas au-dessus des autres ? Vatican II appelle à un renouveau du sacerdoce dans ces termes : que les prêtres vivent au milieu des hommes comme des frères au milieu de leurs frères. St Benoît a affronté ces problèmes au 6ème siècle, avec l’ouverture et la discrétion propres à son charisme.

 

La sagesse de la Règle de st Benoît

Bien que la Règle du Maître, suivant la tradition monastique, ne permettait pas à des prêtres ordonnés de devenir membres de la communauté, st Benoît a adopté une position assez différente - que l’on pourrait qualifier de prophétique et de contre-culturelle. Il pouvait envisager la possibilité qu’un prêtre puisse vraiment désirer devenir moine, et que ce chemin de conversion lui soit ouvert tout comme aux autres, sans discrimination, mais en prenant toutes les précautions, de sorte qu’il vive dans l’humilité et l’obéissance comme les autres moines. Il a aussi prévu l’ordination de frères appartenant à la communauté, qui n’auraient cependant que des fonctions sacerdotales et rituelles, et qui seraient subordonnés à la discipline de la Règle et à l’autorité de l’abbé en tout (RB 60,2). Il est intéressant de remarquer que, tout en mettant en garde le prêtre contre le danger d’orgueil en raison de l’honneur dû à son sacerdoce, Benoît semble avoir craint davantage des contestations que pouvait soulever le prieur. On n’identifie pas les problèmes de pouvoir, de rivalité et d’orgueil avec le sacerdoce. À la différence du Maître, Benoît ne semble pas exclure la possibilité qu’un prêtre reçoive des tâches pastorales. C’est l’abbé qui choisit le candidat, et il garde l’autorité sur le moine ordonné. L’évêque l’ordonne, mais son ordination ne lui donne aucun rôle de gouvernement au sein de la communauté. J’irais jusqu’à avancer que Benoît n’avait pas peur que l’Église hiérarchique, cléricale, n’empiète sur le pouvoir charismatique de l’abbatiat, ou ne perturbe l’harmonie de la communauté. Il espérait même l’intervention de l’évêque dans les affaires internes de la communauté, si nécessaire, pour assurer la concorde quand les circonstances le justifiaient (RB 64). C’est un bon exemple d’acceptation de l’Église hiérarchique, non comme un ennemi à redouter, mais comme une institution nécessaire pour sauvegarder l’unité. Les éléments charismatiques et institutionnels de l’Église peuvent et devraient être complémentaires. Au chapitre 65, Benoît a clairement conscience que l’évêque peut tout à fait causer des dissensions dans la communauté, par manque de délicatesse envers la réalité psychologique de la vie communautaire. Mais il semble y avoir une relation de confiance et de coopération avec l’Église locale. Il avait bien conscience aussi des dangers d’orgueil dans le sacerdoce, mais la vie sacramentelle de la communauté était plus importante que la peur de difficultés qui pouvaient surgir de non-prêtres en position d’honneur et d’autorité, tout comme de prêtres. Il est clair qu’on conférait des honneurs spéciaux aux prêtres, mais Benoît savait enseigner aux prêtres comme aux non-prêtres de la communauté, que toute vénération spéciale manifestée à un prêtre lui était accordée par respect pour son sacerdoce, non pour sa personne. Le prêtre pouvait ainsi éviter les tentations de vanité et de pouvoir, en sachant que le sacerdoce était un don gratuit de Dieu, et les non-prêtres pouvaient éviter la tentation d’envie, puisqu’en toute autre chose, le prêtre était considéré comme tous les autres et prenait la place qui correspondait à la date de son entrée. Benoît a pu harmoniser les différences avec égalité, sans créer une classe supérieure de moines. Sa Règle est pleine d’exemples de liberté chrétienne, qui n’est pas rabaissée à des critères humains de justice et d’égalité, qui chercheraient à éviter l’envie en accordant la même mesure à tous. "On donnait à chacun selon ses besoins. Que celui qui a besoin de moins rende grâces à Dieu et ne s’attriste pas. Pour celui à qui il faut davantage, que son infirmité le rende humble et qu’il ne s’enorgueillisse pas de la bonté qu’on a pour lui. Ainsi, tous les membres seront en paix." Il ne doit pas y avoir de discrimination fondée sur des différences humaines. "L'homme né libre ne sera pas préféré à l'homme de condition servile entré au monastère, si ce n’est pour quelque cause raisonnable." Habituellement, chacun doit garder sa place, "car esclave ou libre, tous nous sommes un dans le Christ (Gal 3,28 ; Eph 6,8), et nous portons le même fardeau de notre service dans la milice d’un unique Seigneur ; Dieu en effet ne fait point acception des personnes (Rom 2,11)". Benoît demandait aussi de celui qui avait reçu le don spécial du sacerdoce, de donner l’exemple de l’humilité. "Du fait de son sacerdoce...il progressera de plus en plus vers Dieu" (cf RB 62). À des hommes habitués au pouvoir dans une société patriarcale, Benoît enseignait que le progrès équivaut au progrès en humilité. Benoît nous donne ici la clef des qualités essentielles d’un prêtre, appelé à être le plus humble de tous, précisément parce qu’il est prêtre, appelé à servir ses frères en imitant le Christ, pour être ainsi digne de célébrer les divins mystères pour ses frères moines.

 

Possibilités contemporaines

Comment appliquons-nous aujourd’hui les principes de Benoît ? Beaucoup pensent que le nombre de prêtres devrait être limité aux besoins liturgiques de la communauté, en citant l’exemple de Benoît. La Règle ne dit pas exactement cela mais, même s’il en était ainsi, comment déterminer le nombre nécessaire ? Avec les maladies, les absences, les départs, le manque de vocations, les décès, et l’impossibilité que quelques prêtres seulement portent tout le poids des célébrations liturgiques, un bon nombre semblerait nécessaire. Il faut aussi prévoir d’éventuels besoins dans les maisons-filles. Limiter sans nécessité le nombre d’ordinations pourrait n’être qu’une réaction aux excès du cléricalisme de jadis. Les charges du sacerdoce ne perturberont la vie monastique de personne, si elles sont partagées entre beaucoup. À la différence du passé, où la plupart des vocations venaient des séminaires à un jeune âge, les candidats à la vie monastique viennent de plus en plus de tous les milieux, après avoir fait toutes sortes d’études ; les prêtres ne seront donc plus les seuls à avoir reçu un enseignement et une formation dans la communauté. Il y aura un éventail plus varié et plus large de connaissance et d’expérience pratique, que tous pourront mutuellement se donner et recevoir. Cela veut dire aussi que tout le monde n’aspirera pas au sacerdoce. Cependant, il devrait y avoir ne ouverture de la part de la communauté, pour accueillir et favoriser les vocations au sacerdoce. Il devrait de même y avoir une ouverture de la part des jeunes moines envers l’ordination, si l’abbé le demande, pour servir la communauté, même s’ils n’avaient peut-être pas envisagé d’être prêtres quand ils sont entrés. Tout en respectant l’appel particulier de chacun, il est souvent difficile de comprendre un moine qui a toutes les qualités et les capacités pour être prêtre, mais qui refuse d’être ordonné pour des raisons purement personnelles. La vocation monastique exige le don total de soi à Dieu dans une communauté donnée, avec la bonne volonté d’accepter que la forme de ce don de soi soit habituellement déterminée par l’obéissance à l’abbé, comme père spirituel, qui a le charisme particulier de discerner la volonté de Dieu pour chaque membre. Une personne - homme ou femme - qui entre au monastère, puis à qui l’on demande d’être cellérier, n’est certainement pas entré pour être cellérier. Plus encore que les devoirs du prêtre, son emploi semblerait gêner la vie de silence, de solitude et de prière dont il a rêvé. Et cependant, sa vie monastique devient le don radical de lui-même dans ce service stressant pour la gloire de Dieu et pour la construction de sa communauté. Quelque chose d’analogue est vrai pour quelqu'un à qui on demande d’être prêtre. La vie monastique est le sacrifice de notre volonté, de nos désirs, de l’image de soi, et c’est le seul moyen d’accéder à une union mystique profonde avec le Christ, pour laquelle nous sommes entrés.

Cela aiderait, si une communauté pouvait étudier et échanger sur le Mystère de notre sacerdoce baptismal et sur l’Eucharistie, avec un partage personnel sur l’expérience du sacerdoce ordonné. Cela pourrait susciter le désir, dans la communauté, de vivre et de témoigner de la nouvelle communion que l’Église entière recherche entre les prêtres et les laïcs. La communication est la voie vers la communion, car à travers elle, les difficultés d’inégalités se révèlent souvent être de faux problèmes.

On soulève parfois l’objection que s’il y a beaucoup de prêtres, ils voudront exercer leur ministère, et seront frustrés s’ils ne le peuvent pas. Mais leur ministère doit s’exercer dans l’obéissance à l’abbé. Ce n’est pas une prérogative personnelle. En fait, les charges du ministère n’ont pas besoin d’être données à tous les prêtres en même temps. S’il y a trois médecins dans la communauté, ils ne répondent pas aux besoins médicaux de la communauté tous en même temps. Mais si un seul est chargé de l’infirmerie à un moment donné, cela ne veut pas dire que les deux autres sont de trop.

On pourrait élaborer des directives à la fois pour les prêtres et les non-prêtres, en ce qui concerne la clôture, la participation aux célébrations familiales, aux sessions. On demandera évidemment à des professeurs plus doués de servir plus fréquemment, en donnant des retraites et des sessions dans d’autres communautés. Mais cette activité devrait être limitée, selon le discernement de la communauté et de l’abbé, car elle affecte la vie de toute la communauté. Un moine qui cherche à s’accomplir en dehors de sa propre communauté met sa vocation monastique en danger.

Des emplois qui ne requièrent pas nécessairement le sacrement de l’Ordre pourraient être donnés aux prêtres tout comme aux non-prêtres, comme hôtelier et formateur par exemple. On pourrait offrir de nouveaux genres de retraites aux hôtes, des retraites basées sur le partage fraternel de l’expérience de foi, de la lectio, de la prière et de la vie, comme nous avons tendance à le faire chez les moniales. Les hôtes viennent pour apprendre à prier de ceux qui prient, pas nécessairement d’un prêtre. La formation initiale, basée sur le baptême et la spiritualité monastique, pourrait être donnée par des frères n’ayant pas de formation sacerdotale. Les qualités monastiques personnelles sont plus importantes que les études théologiques. On ne devrait pas accorder d’honneurs ou de positions spéciales aux prêtres de la communauté. Les prêtres peuvent participer au travail manuel, et prendre leur tour dans tous les services de la communauté, comme ils l’ont fait pendant des siècles. Beaucoup de communautés donnent déjà de beaux exemples de ce genre d’unité et d’amour fraternel.

La concélébration a été introduite par Vatican II pour favoriser la prise de conscience de l’unité de tous les prêtres dans la fraternité de l’ordre, comme un remède à l’individualisme des messes privées. C’est beau d’assister à une concélébration dans un monastère de moines, où beaucoup de moines agissent comme un seul. Mais pour favoriser l’unité de tous les moines dans la fraternité de la communauté, il serait peut-être significatif si des messes étaient célébrées par un prêtre, ou seulement quelques uns, alors que les autres seraient avec les frères non ordonnés.

 

Conclusion

Être un ordre monastique de moniales, de moines et de prêtres au seuil du nouveau millénaire, est un défi et une grâce. Que faisons-nous pour faire passer l’Église d’une organisation qui est encore trop cléricale, à un organisme de service vivant, ayant autorité divine, où les plus grands parmi nous soient ceux qui se mettent à genoux pour laver nos pieds sales ? C’est un défi pour nous tous. Comment apprenons-nous à affirmer avec amour l’autorité de ceux qui se mettent au-dessous de nous, au lieu de suivre l’instinct humain qui consiste à ne vouloir suivre que ceux que nous pensons être au-dessus de nous ? L’humilité, c’est la capacité à s’engager totalement envers Dieu, à travers la réalité imparfaite de l’Église et de nos communautés. L’expérience des deux branches, de moines et de moniales, nous a appris que si nous sommes ouverts à la vie, et si nous recherchons tout simplement l’unité ensemble, des changements se produisent. Si nous continuons d’être ouverts à l’Esprit, nous participerons à une évolution de la vie et des structures - comme nous l’avons fait de façon si prodigieuse ces 30 dernières années en tant qu’Ordre Mixte. Le jour viendra, où les institutions monastiques auront leur place spécifique dans les structures de l’Église. Les changements de demain sont produits par la souffrance au cœur des problèmes d’aujourd’hui. La vie précède la loi...

Nous sommes des communautés centrées sur l’Eucharistie, sur Jésus. Apprenons ensemble la façon de communiquer entre nous, de la façon dont Jésus entre en relation avec nous - de la façon dont il communiquait avec le groupe de ses disciples, hommes et femmes, qui l’ont suivi de Galilée à Jérusalem. Il a cherché une relation personnelle profonde avec chacun, en dépassant les catégories et coutumes de son temps, concernant la société ou le sexe. Il a eu des amis très proches, spécialement en Jean et Marie-Madeleine, que les autres ont appris à apprécier et à respecter. Il a partagé son autorité - pas avec les plus brillants ni les plus instruits du groupe. C’était une autorité charismatique, et il a enseigné, par ses paroles et par ses actions, comment la vivre comme un service.

Nous sommes passés d’observances extérieures à l’intériorisation des valeurs monastiques. Passons maintenant aux nouvelles qualités de la communion chrétienne, dans nos relations, dans des amitiés en esprit et en vérité - apprenant à aimer comme Jésus. Soyons heureux qu’il y ait des prêtres parmi nous dans cette communion. Espérons que nos abbés voudront être prêtres, non pas parce que leur autorité vient de leur sacerdoce, mais parce que le sacerdoce les aidera davantage à servir la communauté comme des pères et des mères, prêts à donner leur vie pour leurs amis. Nous tous, moines et moniales, nous avons été séduits par Dieu, et nous attendons, dans la solitude et la prière, qu’Il vienne dans sa Gloire, parce que nos coeurs ont été blessés par son amour. Cette Gloire apparaît au moment où on ne s’y attend pas, non dans l’intimité de nos cellules, mais dans la communion que nous partageons déjà. Si les hôtes qui viennent dans nos monastères font l’expérience de cette communion, célébrée avec joie dans l’Eucharistie et la liturgie, où les prêtres et les non-prêtres, les hommes et les femmes, les religieux et les laïcs peuvent se réunir ensemble dans l’unité du Christ, nous donnerons un témoignage très important de l’Église du 21ème siècle. Devenons des écoles du service et de l’amour du Seigneur, où le peuple sacerdotal de Dieu puisse voir le symbole de ce qu’il est appelé à être.

 

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