L'IDENTITÉ CISTERCIENNE: CONFORMATION AU CHRIST

 

 

Pour un moine, se poser la question de l'identité représente un exercice qui n'est pas dépourvu d'ambiguïté. Cherche-t-il à se donner des raisons de vivre, veut-il approfondir la connaissance qu'il a de lui-même, souhaite-t-il, plus simplement, faire le point à un moment de sa vie ? On pourrait en dire autant de la communauté monastique : lorsqu'elle cherche à dire son identité, est-ce parce qu'elle a l'impression de la perdre, est-ce pour mieux la comprendre, est-ce pour renforcer sa cohésion ou son dynamisme ? En parlant ici, je n'entends pas répondre à ces questions; si, toutefois, mes propos apportent des éléments de réponse, ils n'auront pas été tout à fait inutiles.

 

Rendus conformes au Christ par la grâce du baptême, nous pouvons dire avec saint Paul (Eph.4,24) que cette grâce fait de nous des hommes nouveaux, nous pouvons dire également qu'elle fait de nous, en même temps, des fils (cf.Rm.8,14 et ss.) et des frères (1P.1,22). Cette grâce de conformation est aussi, et indissolublement, une grâce de réconciliation (Rm.5,10 et ss.): réconciliation avec Dieu notre Père, c'est ainsi que nous sommes à proprement parler constitués hommes nouveaux à l'image du Christ; réconciliation avec nous-même, qui nous rend capables de devenir vraiment fils dans le Fils ; réconciliation avec les autres, c'est alors la possibilité d'être vraiment frères en Jésus-Christ.

 

Pour nous, cette conformation-réconciliation  s'accomplit dans la mise en œuvre de l'appel que nous avons reçu, dans la vocation à la vie monastique à l'école de Cîteaux. La "grâce cistercienne" donnera une forme et une couleur particulière à notre manière de devenir homme nouveau, fils et frère. Cette grâce cistercienne, qui fait notre identité, je voudrais tâcher de la saisir dans son jaillissement, au plus près de sa source historique, la Règle de saint Benoît, en la considérant avant tout comme une manière de vivre la Règle avec une intelligente fidélité ; intelligente fidélité qui nous permet de développer à la fois la créativité nécessaire et la prudence courageuse exempte de naïveté. Dans ces conditions, la vie selon la Règle sera, pour nous, le chemin sûr de la conformation au Christ. 

 

Je dirai quelques mots de ce cheminement en regardant d'abord la communauté, puis l'abbé et enfin ceux qui entrent dans notre vie. Parlant de grâce, je parlerai inévitablement de tentations et, s'il m'arrive de parler de situations concrètes, ce sera, bien entendu, à titre d'illustration et non d'exemple.

 

La communauté

 

Le rassemblement hétéroclite de personnes d'âge, de tempérament et d'origine différents, en quoi consiste généralement une communauté cistercienne, est un défi aux lois du bon sens ordinaire. Au lieu d'aplanir a priori les difficultés qui sembleraient pouvoir l'être, en cherchant une homogénéité visible (rassembler des gens de la même génération, ou ceux qui ont des manières de voir proches ou une histoire commune), on dirait qu'un hasard facétieux multiplie à l'envie des différences, voire les contradictions, comme pour nous inviter à chercher plus loin (plus haut, plus profond?) le motif de notre présence ensemble dans un même lieu. Certes, comme nous le montre clairement saint Benoît (cf.Prologue), c'est la grâce de la vocation qui nous rassemble mais nous ne pouvons le comprendre qu'en la replaçant à l'intérieur de la grâce plus radicale de notre renouvellement dans le Christ par le baptême. Il faut aussi des moyens concrets pour exprimer et structurer une vraie fraternité. Au premier rang de ceux-ci, je placerais les rites de la vie commune qui la spécifient, qui canalisent les émotions et les orientent. Mal vécus, ils sont cause de sclérose mais si l'on sait les utiliser, ils sont, à leur place, un vrai moyen de renouvellement. Cependant, si une communauté de moines n'éclate pas aux premiers accrochages, ou si elle résiste victorieusement aux assauts renouvelés des forces de désagrégation qui la travaillent de l'intérieur ou de l'extérieur, c'est d'abord, et principalement parce qu'elle se reconnaît composée d'hommes qui, malgré leurs misères, sont profondément (parfois, c'est vrai, un peu trop profondément!) renouvelés par le Christ. Ces hommes nouveaux, si dépendants du vieil homme qu'ils demeurent, savent que ce qui les unit est plus fort que ce qui les divise et que la vie est plus forte que la mort; ils vivent, mal ou douloureusement, mais ils vivent vraiment, l'Espérance et passent ainsi des obstacles contre lesquels des"sages" pourraient croire qu'ils se briseraient. La vitalité d'une communauté est sans doute signe de la croissance en elle de la grâce cistercienne, mais la durée dans l'épreuve montre sûrement que les frères qui la composent grandissent dans la conformation au Christ de la Passion et de la Résurrection.

 

En vivant sous une Règle et un abbé, les moines cisterciens acceptent de voir leur relation de filiation "à l'image du Fils"(Rm.8,29) se concrétiser, et en un certain sens se vérifier, dans la relation à l'abbé. Il y a là une chance et un risque. Une chance car cette relation rend possible une perception plus précise et plus claire de la relation filiale à notre Dieu et Père qui, sans cela, pourrait bien rester très théorique; un risque car, soit en réaction à l'égard d'un paternalisme qui guette toujours, soit par déplacement d'accent sur le registre des sentiments, on peut tomber dans la caricature d'une filiation qui sera un jour ou l'autre rejetée ou dans une prétendue autonomie qui cache en fait une difficulté à vivre des relations équilibrées. On voit qu'il y a là un terrain très étendu pour grandir dans la conformation au Christ: faire naître et faire croître avec l'abbé une relation juste, source d'équilibre personnel et communautaire ; veiller à l'équilibre de cette relation sans tension ni négligence puisque, à travers elle, c'est en fait une grâce qui se déploie ou s'étiole en chacun.

 

Le modèle bénédictin de la communauté a été compris différemment selon les époques. Nous sommes aujourd'hui habitués à considérer la communauté monastique comme une fraternité et non comme un agrégat d'unités autonomes qui doivent le moins possible se frotter les unes aux autres ou comme une reproduction de la "familia" romaine. C'est indiscutablement un acquis de notre temps. Néanmoins, on se tromperait en imaginant qu'on passe "naturellement" d'une fraternité humaine à la fraternité en Jésus-Christ. Là encore, si la fraternité naturelle offre à la grâce un terrain favorable elle peut aussi lui fermer la porte. Jadis, un auteur a distingué les communautés "psychiques" et les communautés "spirituelles" (entendez par là, ouvertes à l'Esprit de Dieu). Pour devenir de plus en plus conformes au Christ, nous ne pouvons pas échapper à une conversion de notre vie fraternelle: accueillir sans crainte tout ce que nos richesses humaines peuvent déployer pour favoriser nos relations, mais accepter également un amour qui peut n'être pas soutenu par le sentiment, acquérir progressivement une véritable autonomie personnelle, éprouver que l'amour fraternel est autant reçu que donné avec l'espérance qu'aucune rupture n'est totale et qu'on peut toujours, à travers elle, approfondir la fraternité.

 

L'abbé

 

Il est clair, du moins je l'espère, que l'abbé comme chacun des frères, doit, lui aussi, devenir un homme nouveau dans le Christ. Fondamentalement, il le deviendra en empruntant les mêmes chemins que ses frères. Pourtant, le service qu'il accomplit dans la communauté lui offre, et en un certain sens lui impose, des voies qui seront, ou ne seront pas, pour lui, son chemin de croissance. L'homme nouveau grandit de l'intérieur et rayonne ensuite, il se peut que ce rayonnement reste bien faible mais, pour l'abbé, il importe beaucoup qu'il ne le soit pas trop ! Les frères ont besoin de savoir que l'abbé est, comme eux, fragile et tenté; ils ont aussi besoin de voir qu'il fait tout son possible pour mettre en accord ses paroles et ses actes. Réduire au maximum les effets de façade, les attitudes composées, la "langue de bois", développer une réelle liberté face aux modes - fussent-elles spirituelles -, demande des efforts et un continuel renouvellement intérieur. Programme désespérant si on s'appuie sur ses seules forces mais chemin de croissance si on s'ouvre à la grâce qui fait toutes choses nouvelles et qui unifie le cœur.


Etre père tout en restant fils, est pour l'abbé, un équilibre instable qu'il n'est pas assuré de garder toujours aussi bien qu'il le faudrait. Occuper une position d'autorité sans cesser de se reconnaître dépendant n'est pas évident. Entre le paternalisme dénoncé plus haut et la démission de ses responsabilités élémentaires, il est bien difficile de trouver un chemin. Si l'abbé n'a pas conscience d'être fils dans le Fils, s'il n'a pas vis-à-vis de Dieu son Père, un comportement filial, comment pourra-t-il, à son tour, exercer un paternité sans étouffer les autres ? Ou bien il se comportera en tyran domestique (Dieu merci, la race semble éteinte ou en voie d'extinction!), ou bien il laissera tout faire en confondant délégation et irresponsabilité. Si, de plus, la relation entre lui et les frères ne dépasse jamais les questions matérielles ou le bon voisinage, il ne pourra pas trouver l'attitude juste qui ne se met bien en place que dans une perspective d'ordre spirituel. Vaste terrain de conversion continue qui contribue aussi pour une bonne part à l'équilibre des personnes et de la communauté !

 

L'abbé, s'il doit trouver sa juste place de père, est et reste le frère de ses frères. C'est l'autre point à mettre en place et pas le plus facile ! Frère ne veut pas dire "copain" et la tentation reste grande de croire qu'on abolira ainsi les difficultés. Il faut d'abord dire que la distance est une composante nécessaire de la relation et aussi que c'est seulement dans la mesure où chacun se tient à sa place, une place clairement lisible, qu'on évitera la confusion et le malaise qui s'ensuit. Seule aussi cette clarté dans les situations mettra l'abbé à couvert de l'acception des personnes (R.B.ch.34), cette peste des relations. Certes, il reste libre de ses relations personnelles, mais pas au point d'affecter l'ensemble de la communauté. La grâce d'une vraie fraternité est fragile et précieuse. Ses notes habituelles seront: paix, patience, joie simple, bonté. Si l'abbé les répand autour de lui, il grandit avec ses frères dans la conformation au Christ doux et humble de cœur.

 

Pour mettre en œuvre de tels comportements, il faut évidemment du temps. On dit en français : le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui ; c'est vrai pour les attitudes personnelles de l'abbé, ce l'est tout autant pour ses relations avec les frères, cela se compte en années, en lustres ou même en décennies.

 

Ceux qui entrent au monastère

 

Il arrive que se présentent au monastère des personnes qui ne sont pas baptisées, quels que soient les problèmes qu'une telle situation peut poser par ailleurs, j'y vois une illustration concrète de la continuité profonde entre la vocation chrétienne et la vocation monastique. L'homme nouveau qu'on revêt au baptême trouve dans l'appel à la vie cistercienne un puissant moyen de grandir et de se fortifier. Mais souvent, ceux qui se présentent, même baptisés, n'ont qu'une conscience assez limitée de ce cheminement. Une découverte de ce qu'il sont - richesses et limites - est donc indispensable et ne va pas sans souffrance. Cette découverte n'est utile, et possible d'ailleurs, que si elle se fait sous la lumière de la grâce. Voir cohabiter en soi l'homme ancien et l'homme nouveau demande autant de foi que de lucidité ; c'est un être racheté et sauvé qui reconnaît et accepte sa misère et ses qualités, faute de cet éclairage, et d'un progrès intelligent, on risque le désespoir ou l'illusion. Aider un homme d'aujourd'hui à entrer dans notre vie, et par conséquent à devenir davantage homme nouveau, suppose beaucoup de patience, de lucidité et de désintéressement. On participe quelquefois à une vraie aventure de grâce, mais aussi à des ratées douloureuses pour tous.

 


Nous sommes souvent - très souvent même - confrontés à des personnes dont l'itinéraire est "mouvementé". Famille, expériences, connaissances, dans chaque domaine on trouve des obstacles importants. La prise de conscience d'une relation possible avec un Dieu Père qui fait de nous ses fils est difficile, les points d'accrochages sont rares quand ils ne sont pas négatifs. Les mots mêmes sont piégés car ils ne recouvrent pas des réalités comparables. Faut-il baisser les bras, penser que notre vocation n'a plus d'avenir dans un tel type de société ? Ce serait, à mon avis, pécher contre l'Espérance. Il nous faut certainement nous faire inventifs, pour trouver les chemins par lesquels la grâce qui a rejoint ces personnes, pourra continuer à les porter dans notre vie. Mon expérience ici est qu'il ne s'agit en aucune façon d'en "rabattre" pour vendre une "marchandise" mais -ce qui est plus difficile- de percevoir si notre vocation correspond vraiment au dessein de Dieu sur de telles personnes telles qu'elles sont. On voit ici quelle est l'importance de celui que saint Benoît désigne comme " un ancien qui soit apte à gagner les âmes " (ch.58). Devenir fils est la vocation de tout chrétien et la source de son équilibre, le monastère cistercien peut vraiment être, pour ceux que Dieu conduit chez nous, le chemin pour y parvenir.

 

Qu'une communauté puisse attirer des personnes qui ont besoin -souvent cruellement- de relations vraies, soit pour sortir d'un isolement individualiste, soit pour échapper à l'étouffement d'une fausse communauté, n'a rien d'étonnant. Mais devenir frère n'est pas plus facile que de devenir fils. Passer d'une attitude de consommateur de vie commune à une attitude de participant réclame des efforts et des dépassements parfois inconnus de ceux à qui on les demande. Là aussi, nous pouvons constater que la vie fraternelle est un don qui se trouve sur un autre registre que celui de nos efforts ou d'une juste éducation. Sans négliger l'un et l'autre, on doit bien garder présent à l'esprit que nous sommes fait frères bien plus que nous ne nous faisons tels. C'est vrai pour ceux qui sont déjà dans la communauté, c'est encore plus vrai pour les entrants et pas facile à leur faire découvrir. Pour être conformés au Christ, eux aussi doivent accepter de recevoir ce don et d'être dérangés par lui pour un vrai progrès.

 

Conclusion

 

Les quelques notes ici rassemblées n'ont abordé la question que sous un angle assez limité: la description de quelques situations concrètes; il faudrait y ajouter l'enseignement des auteurs spirituels de notre tradition, le rôle de la liturgie et du travail, etcY . J'espère seulement avoir montré qu'à quelque stade qu'on soit de la vie cistercienne et quelle que soit la position qu'on occupe dans la communauté, il n'y a qu'un seul dynamisme profond qui peut nous animer: recevoir et chercher cette grâce de conformation au Christ qui nous fait ce que nous sommes, des moines bénédictins selon la tradition de Cîteaux. C'est là, me semble-t-il, la vraie source de l'unité des personnes, des communautés et des communautés entre elles; c'est là aussi, à mon avis, ce qui assure la fécondité toujours offerte de notre forme de vie et l'attirance qu'elle peut exercer encore aujourd'hui.

 

 

f. M.-Patrick

abbé de Sept-Fons.