26 janvier 1999 – Fête des Saints Fondateurs de Cîteaux
Sir. 44,1.10-15 ; Heb 11,1-2. 8-16 ; Mc 10,24b-30

H O M É L I E

Très souvent, dans le Nouveau Testament, il est mentionné que Jésus regarde quelqu’un. C’est toujours un regard d’amour, qui s’accompagne d’un appel à croître, à aller un peu plus avant sur la voie. L’Évangile que nous venons d’entendre est la deuxième partie de l’histoire du jeune homme riche. Après que celui-ci eût répondu à Jésus : " Maître, tout cela, je l’ai gardé dès ma jeunesse ", Jésus " fixa sur lui son regard et l’aima ". Et il lui dit : " Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres... " Et, un peu plus loin, dans le passage que nous venons d’entendre, alors que les disciples sont étonnés de l’appel de Jésus à une pauvreté radicale, et disent " Mais alors qui peut être sauvé ? ", Jésus " fixant sur eux son regard " leut dit : " Pour les hommes, impossible, mais non pour Dieu : car tout est possible pour Dieu. "

Dans la conviction que nous sommes nous aussi sous le regard affectueux du Seigneur, et avec foi qu’à Dieu tout est possible, nous pouvons nous rappeler l’exemple de nos Pères, les fondateurs de Cîteaux, et voir dans leur amour radical de la pauvreté et dans leur recherche infaticable de la volonté de Dieu un appel à le suivre.

Dans le texte de la Lettre aux Hébreux, que nous avons eue comme première lecture, plusieurs manifestations de foi sont énumérées : la foi d’Abraham, celle d’Isaac et de Jacob, celle de Sara. Puis l’auteur résume le tout en disant : "  C’est dans la foi qu’ils moururent tous... confessant qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre... démontrant ainsi qu’ils étaient à la recherche d’une patrie... C’est pourquoi Dieu... leur a préparé une ville. "

Robert, Albéric et Étienne ont vécu cette pauvreté absolue de la foi, cette spiritualité de l’Exode. La vie dans le premier Cîteaux était très pauvre matériellement ; mais il y avait une pauvreté plus radicale encore dans le fait de quitter Molesme. Ils avaient laissé non seulement une grande abbaye bien organisée, avec de riches protecteurs, de grandes propriétés terriennes... mais surtout ils avaient quitté la sécurité d’une forme de vie monastique respectable, reconnue et estimée de tous. Ils se lançaient dans l’inconnu, regardant la nuée pour savoir où planter leur tente.

De nos jours, quelques monastères, surtout dans les Jeunes Églises, vivent une grande insécurité matérielle ; mais en général nos communautés ont tout ce qu’il leur faut. Il y a cependant une autre forme de pauvreté que plusieurs communauté vivent et vivront probablement encore un bon bout de temps. C’est la pauvreté que connaissait Cîteaux avant l’arrivée de Bernard et de ses compagnons, cette pauvreté qui consiste à ne pas avoir un avenir assuré, du point de vue humain -- d’être totalement ainsi entre les mains de Dieu. Vivre dans la conscience de cette insécurité et de cette vulnérabilité est probablement la principale forme de pauvreté qu’il nous est demandé de vivre aujourd’hui. Si nous la vivons dans la paix et la sérénité, elle sera probablement, si Dieu le veut, le point de départ d’une nouvelle vitalité pour chacune de nos communautés et pour l’Ordre.

Vivre cette insécurité dans la foi est pour nous tous un moyen également de vivre en solidarité avec tant de personnes qui, de nos jours, vivent l’insécurité de l’exil et du manque de travail. Ce sera aussi une façon de suivre l’exemple de nos Pères, les Fondateurs de Cîteaux.

Ces derniers ne nous ont pas laissé de livres de spiritualité. Mais à travers leur cheminement humain et spirituel, ils ont élaboré un conversatio, une forme de vie monastique par laquelle ont été formé ceux de la seconde génération, à commencer par Bernard. Ce dernier est la meilleure preuve de la qualité spirituelle de la vie à Cîteaux, lorsqu’il y fit son noviciat.

La célébration d’aujourd’hui est pour chacun d’entre nous une invitation à nous laisser former, nous aussi, par cette conversatio cistercienne. Demandons à Dieu la même grâce que celle que reçurent nos Pères : la grâce d’un détachement radical de toute forme de sécurité.