26 janvier 2000 --
Solennité des Fondateurs de Cîteaux. Robert, Albéric et Étienne
H O M É L I E
L'histoire
des débuts de l'abbaye de Cîteaux, qui nous est racontée dans le Petit Exorde,
est assez bien connue, surtout depuis la célébration du 9ème centenaire
de cette fondation, il y a deux ans.
Peut-être connaissons-nous encore mieux le développement merveilleux des
premières générations cisterciennes, surtout durant le premier siècle de
l'Ordre.
J'aimerais
vous inviter ce matin à méditer sur ce qui a préparé cet événement du 21 mars
de l'année 1098. La solennité
d'aujourd'hui est celle des trois premiers abbés de Cîteaux: Robert, Albéric et
Étienne. Voyons un peu comment chacun
d'entre eux est arrivé à ce moment de sa vie, c'est-à-dire comment Dieu les
avait préparés à ce moment de la sortie de Molesme pour aller au désert de
Cîteaux.
J'ai
toujours eu une grande admiration et une affection particulière pour Robert, un
homme dont la recherche persévérante de chemins nouveaux et de formes nouvelles
de vie monastique -- d'où son apparente instabilité -- correspondait fort bien
aux principales caractéristiques de la société et de l'Église de son
temps. Il était vraiment un homme de
son temps.
Quand
Robert quitta Molesme pour Cîteaux, avec ses frères, il n'était pas un jeune
homme dans la vingtaine -- ce qui sera l'âge de Bernard quand il arrivera à
Cîteaux avec ses compagnons. Robert
était, au moment de la fondation de Cîteaux, un homme de 70 ans. Il avait plus ou moins un demi-siècle de vie
monastique. Dans sa jeunesse, il avait
été prieur claustral de son monastère de Moutier-la-Celle, puis prieur
titulaire d'un prieuré dépendant de Moutier-la-Celle. Nous le retrouvons ensuite avec un groupe d'ermites dans la forêt
de Colan; et c'est avec certains d'entre eux qu'il avait fondé Molesme. De Molesme il était parti pour se joindre à
un groupe d'ermites à Aulps, mais il avait dû retourner à Molesme, rappelé par
ses moines et par le Pape.
Robert,
malgré sa tendance vers la solitude, était un authentique abbé
cénobitique. Non seulement il avait
créé à Molesme une communauté de grande valeur spirituelle, mais il avait aussi
communiqué à ses moines ses aspirations.
Avant la fondation de Cîteaux deux groupes des meilleurs moines de
Molesme étaient déjà partis pour fonder des communautés qui correspondaient
mieux à ce à quoi aspirait Robert. La
fondation même de Cîteaux ne fut pas l'œuvre d'un abbé ou de quelques
moines. Elle fut l'œuvre d'une partie
importante d'une communauté, qui partit avec son abbé. La meilleure preuve de la qualité de Robert
comme abbé fut que, même après le départ des fondateurs de Cîteaux, la
communauté de Molesme continua de prospérer (avant et après le retour de
Robert); et la communauté de Cîteaux, après le retour de Robert à Molesme, ne
cessa pas de se développer dans l'orientation qu'il lui avait donnée. Un bon abbé cénobitique sait former sa
communauté de telle sorte qu'il peut mourir ou partir à n'importe quel moment
sans que la communauté ne cesse de cheminer dans la même direction, puisqu'elle
possède une identité claire.
Albéric
était aussi un homme identifié à ce mouvement communautaire dont Cîteaux avait
été le fruit. Il avait vécu comme
ermite à un moment où un grand renouveau de la vie érémitique s'était manifesté
dans l'Église. Il avait été un des
ermites de Colan qui, avec Robert, avaient laissé Colan pour fonder Molesme, et
qui, toujours avec Robert et ses compagnons, laissaient maintenant Molesme pour
Cîteaux.
Étienne
avait aussi laissé derrière lui beaucoup de choses avant d'arriver à
Cîteaux. Dans sa jeunesse il était
entré dans un monastère en Angleterre, puis en était sorti pour recevoir une
formation intellectuelle. Il avait
laissé son pays pour l'Écosse, puis, plus tard, pour la France où il avait
enseigné les lettres. Il avait ensuite
quitté la France pour un pèlerinage à Rome et il s'était arrêté à Molesme pour
y demeurer, sur la route du retour. Et
maintenant il laissait Molesme pour Cîteaux.
Albéric et Étienne avaient déjà quitté Molesme auparavant pour une autre
fondation qui ne semble pas avoir réussi.
Ce
qui frappe dans la vie de chacun de ces trois grands saints, c'est qu'ils
semblent être toujours en train de quitter quelque chose. On pourrait dire qu'ils vivent une
"extase" continuelle... Extase signifie en effet la sortie de
soi-même.
L'Exordium
Parvum insiste beaucoup sur la grande pauvreté du Nouveau Monastère. Il y eut certainement durant les premiers
temps une grande pauvreté matérielle.
Il y avait cependant une autre pauvreté plus radicale, qui était celle
de quitter Molesme. Ils ne quittaient
pas seulement une grande abbaye bien organisée, avec plusieurs riches
protecteurs et de grandes propriétés terriennes. Ils quittaient surtout la
sécurité d'une forme de vie monastique respectable, bien reconnue et estimée de
tous. Leur spiritualité fut vraiment la
spiritualité de l'Exode. Ils se
lançaient dans l'inconnu, regardant la nuée pour savoir où planter leur tente.
Il
y a donc un parallèle très vrai entre l'expérience de nos trois fondateurs et
celle d'Abraham décrite dans la première lecture. Le Père d'Abraham était venu d'Ur en Chaldée, qui était alors le
lieu où se trouvait la culture la plus développée du monde. Ur était la ville qui avait connu la
première législation sociale et les premiers tribunaux, ainsi que le premier
développement technique de l'agriculture.
Abraham appartenait lui-même à une première génération d'immigrants --
cette génération qui, normalement, a besoin de se faire des racines, a besoin
de sécurité. Et cependant, Abraham
reçoit l'appel à quitter sa terre et à partir vers un pays inconnu.
De
nos jours beaucoup de nos communautés cisterciennes vivent, chacune à sa façon
dans un certaine insécurité -- ou même un très grande insécurité dans certains
cas. Cette insécurité peut être due à
une situation économique difficile, à un contexte de guerre ou à l'absence de
vocations. La meilleure façon d'être
fidèles à nos Saints Fondateurs est de vivre cette insécurité dans la paix et
la confiance. Cette sortie de nous-mêmes -- cette extase --
nous rend aussi solidaire de la foule des déplacés et des exilés qui doivent
vivre cette insécurité sans l'avoir choisie.