24 octobre 2000
Apoc 21, 1-5a; Luc 19,1-10


Dédicace de l'église de Scourmont


Monition initiale

La structure fondamentale de l'Ordre cistercien - avant même le Chapitre Général - c'est le système de filiation. Aussi Scourmont, mère féconde, est heureuse de célébrer aujourd'hui le 101ème anniversaire de la Dédicace de son église avec la présence des communautés de ses maison-filles, Chimay et Soleilmont - des filles d'ailleurs beaucoup plus vénérables qu'elle, puisqu'elles datent toutes les deux du 13ème siècle, alors que nous avons à peine 150 ans. Deux de nos quatre autres maisons-filles sont aussi représentées par au moins une ou l'autre personne. Mokoto, Clarté-Dieu. Quant à Caldey et Makkyiad, nous les portons dans notre coeur et notre prière, et elles sont représentées ici en quelque sorte par quelques personnes qui y ont vécu au moins un certain temps.


Homélie

Au sein d'une famille nombreuse chacun des enfants a son propre caractère et tous sont différents les uns des autres, fussent-ils jumeaux. Il en est de même au sein de la grande famille cistercienne. L'une des caractéristiques de la branche du tronc cistercien qu'est l'Ordre Cistercien de la Stricte Observance est son esprit d'aventure. Cela vient sans doute du fait que la plupart des monastères fondés ou restaurés après la révolution française l'ont été dans la foulée de l'odyssée aventureuse de Dom Augustin de Lestrange et de ses compagnons, puis de ses compagnes à travers la Russie, l'Amérique et bien d'autres parties du monde. Cet esprit d'aventure se manifesta au 19ème siècle dans les Congrégations de La Trappe, de Sept-Fons et de Westmalle, par une longue série de fondations faites la plupart du temps dans des conditions précaires qui étaient - c'est le moins qu'on puisse dire - assez loin de celles prévues dans notre actuel Statut des Fondations.

Augustin de Lestrange et ses compagnons s'établirent d'abord à La Valsainte, en Suisse. Mais la Suisse était un pays beaucoup trop calme et ordonné pour de tels aventuriers. Dom Augustin fut d'abord fasciné par le lointain Canada. Les premiers moines qu'il y envoia n'allèrent pas très loin et s'arrêtent à Westmalle. Un deuxième groupe s'arrêta à Lulworth en Angleterre et se transféra plus tard à Melleray, en Bretagne. Puis on partit vers Darfeld, en Westphalie. De Darfeld quelques moines, sous la conduite de dom Augustin de La Prade allèrent restaurer Le Gard en France, et quelques moines du Gard vinrent fonder Saint Sixte. De Saint Sixte, quelques moines partirent en 1850 pour Scourmont. Le plus extraordinaire est que chacune de ces fondations était faite à un moment où la maison fondatrice en était encore elle-même au stade de fondation récente et fragile.

Et que dire des périples et péripéties des moniales depuis Gomerfontaine jusqu'à Chimay, en passant par Nestle, St-Paul-aux-Bois et Fourbechies. Et les soeurs de Soleilmont ne furent guère moins aventureuses : chassées de leur monastère, dont elles sont expropriées, au moment de la Révolution, elles y reviennent comme locataires. (Il fallait y penser!) Puis, beaucoup plus tard un incendie les fera passer du vieux Soleilmont au nouveau Soleilmont que l'on connaît bien.

Ah! les incendies! Cela fait partie aussi de la tradition de Scourmont. Il semble que ce soit un moyen utilisé par la Providence pour secouer certaines communautés et provoquer périodiquement chez elles un nouveau départ. C'est ainsi que la première église de Scourmont est détruite par le feu en 1860, dix ans après la fondation. Reconstruite, elle est bénie solennellement en 1864 et consacrée le 24 octobre 1899. Et c'est l'anniversaire de cette dédicace que nous célébrons tous ensemble aujourd'hui - célébration qui prend un sens nouveau du fait qu'elle a lieu au cours des célébrations de notre 150ème anniversaire de fondation.

Les hommes et les femmes, au cours de leurs aventures, se construisent bien des lieux où ils veulent habiter. Ces lieux ne leur donnent pas nécessairement la stabilité. Celle-ci vient lorsque Dieu leur dit, comme à Zachée, dans l'évangile que nous venons de lire: "Il faut que j'aille demeurer chez toi". C'est la présence de Dieu parmi nous qui nous rend stables, plus que notre présence en Lui.

Ce cher Zachée! Il veut voir Jésus. Désir sans doute engendré par la curiosité; mais, quand même, désir de voir Jésus. Et ce désir est si vif qu'il en oublie son importance - après tout, c'est un fonctionnaire de l'empire romain - il se met à courir, et grimpe dans un arbre comme un gosse. Zachée n'est pas précisément un enfant de choeur. Il travaille pour l'occupant et est connu dans la ville comme un pécheur. Mais il a un coeur d'enfant et veut voir Jésus de tout son coeur À ce moment-là, se passe quelque chose d'extraordinaire. Alors que Zachée voulait voir Jésus, c'est Jésus qui lève les yeux et le voit. Les rôles sont renversés. Jésus le regarde et l'appelle à descendre de son arbre, car il veut être reçu dans sa maison. Zachée est rempli de joie et sa conversion est immédiate: "Je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens, et si j'ai fait du tort à quelqu'un, je vais lui rendre quatre fois." Jésus le déclare alors un vrai fils d'Abraham, le père dans la Foi.

Le Nouveau Testament mentionne plusieurs fois que Jésus regarde quelqu'un. Ce regard est toujours plein d'amour et appelle toujours à la conversion et au dépassement. Ainsi, par exemple, quand un jeune homme riche se présente à Lui et Lui demande ce qu'il faut faire pour entrer dans la vie, Jésus le regarde et il l'aime, puis il l'appelle au renoncement total. Contrairement à Zachée, le pécheur, qui accepte l'invitation, plein de joie, celui-ci malgré toute sa vertu n'a pas le courage d'accepter et repart tout triste. Rappelons-nous quelques autres exemples: celui de la femme adultère, que Jésus regarde en face une fois que ses accusateurs sont partis; Il l'invite aussi à la conversion en lui disant : "Je ne te condamne pas; va et ne pêche plus". Ou encore Pierre, qui vient tout juste de trahir Jésus et que Celui-ci regarde brièvement en route vers le Calvaire, d'un regard de bonté qui le fait fondre en larmes.

Nous sommes tous venus au monastère pour y voir Dieu, pour le rencontrer dans la prière contemplative. Mais alors, cette maison de pierre que nous avons construite, Dieu la transforme en sa maison pour venir nous y voir, pour venir nous y rencontrer et nous appeler à une conversion continuelle.

Lorsqu'on consacre une église, et lorsqu'on fait chaque année la mémoire de cette consécration, on consacre chaque fois le fait que Dieu y a établi sa mémoire. On le fait parce qu'un jour Jésus a dit "Lorsque deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux" et "si vous observer ma Parole, mon Père vous aimera, nous viendrons chez vous et nous y ferons notre demeure.

Il y a 150 ans que Dieu a fait sa demeure à Scourmont au milieu d'hommes qu'il y a réunis. Il y a plus de 100 ans que, dans cette maison, Il pose son regard sur ceux qui s'y réunissent dans l'espoir de le voir. Que notre Eucharistie d'aujourd'hui soit une Action de grâces pour cette suite ininterrompues de faveurs divines.


Armand VEILLEUX