INTRODUCTION

 

UN    TÉMOIGNAGE    PERSONNEL

 

 

 

Quo coeli iussu

Va où le ciel te pousse

(Devise des de Give)

 

 

Risques et chances du Tibet

 

            L’invasion du Tibet par les communistes chinois, en 1950, puis l’exil volontaire, en 1959, du Dalaï-Lama et d’un bon nombre de Tibétains (ils sont 100 000 en Inde, 1 300 en Suisse) a bouleversé la situation politique et culturelle d’un pays qui, farouchement isolé depuis des siècles, s’est vu soudain projeté hors de ses frontières. Ce fut à la fois un désastre et une chance pour cette culture traditionnelle qui devint accessible aux Occidentaux, alors en recherche et avides d’une spiritualité qui répondrait à leurs besoins, à leurs angoisses. Si nous allons parler d’expérience et de dialogue, on me permettra de donner un témoignage personnel, puisqu’en ces domaines toute spéculation abstraite semble désincarnée et vaine. Me poussant à écrire un livre sur le sujet, une moniale bouddhiste, française de naissance, et d’ailleurs bonne philosophe, avait insisté : « Dites dans votre préface que cet ouvrage, s’appuyant sur la vie spirituelle, ne pourra être compris par quiconque n’a pas quelque expérience de la méditation. Nous ne faisons pas une pure comparaison de doctrines abstraites, quoique leur connaissance soit utile. »

 

 

D’où vient votre intérêt pour l’Orient ?

 

            L’auteur de ces lignes, tout en ayant développé une réelle sympathie pour le Dharma et ses adhérents, n’est pas bouddhiste, ni même en recherche. Longtemps membre de la Compagnie de Jésus, je fus à ce titre, pendant huit ans, professeur de séminaire à Ceylan, puis en Inde. J’eus l’avantage d’étudier l’orientalisme une année à Oxford, où je me liai d’amitié avec le jeune Chögyam Trungpa et le futur abbé (Bönpo) de Dolanji, Sangye Tenzin Jongdong.

Devenu trappiste en 1972, je me sens heureux dans ma vocation et, comme moine, aime à rencontrer les moines d’autres religions : swāmis hindous, ascètes jaïnas, moines bouddhistes et spécialement lamas tibétains. Quand fut constituée, à la fin de 1977, une commission bénédictine et cistercienne du Dialogue Interreligieux Monastique (DIM), c’est avec entrain que j’en fis partie dès le début. Nous eûmes l’occasion de participer cette année-là, puis en 1979, aux rencontres interreligieuses de Praglia, près de Padoue, regroupant en un dialogue fraternel des représentants qualifiés des divers  monachismes non chrétiens. Ils apprécièrent ces échanges avec nos moines, dans l’atmosphère propice d’une grande abbaye bénédictine.

 

De multiples étapes

 

            Grâce à l’esprit d’ouverture de l’abbé de notre monastère, je pus visiter personnellement un bon nombre de centres tibétains dans la plupart des pays d’Europe occidentale : Suisse, France, Angleterre, Écosse, Belgique, Espagne, Pays-Bas... Mes rapports furent spécialement étroits avec Kagyu-Ling, en Bourgogne, où j’allais chaque été suivre une session d’étude du tibétain.

            D’autre part, une collaboration féconde avec l’Institut Karma-Ling, en Savoie, eut notamment pour fruit l’organisation de colloques chrétiens-bouddhistes sur des thèmes doctrinaux et de vie spirituelle. On en eut durant cinq années, et l’on pourrait en renouer la tradition. Par ailleurs, ce qui est rare pour un trappiste, on me permit, de faire trois séjours personnels en Inde et au Népal (1979, 1980, 1983) en vue d’étudier la langue et de mieux connaître l’existence concrète des moines tibétains. Une aventure, cette fois-ci en groupe, fut le voyage de novembre 1992, organisé par la commission du DIM, la Fédération bénédictine indienne et, du côté tibétain, par un des quatre régents de l’Ordre Karma-Kagyu et les  représentants du Dalaï-Lama. Au moment où j’écris ces lignes, je viens de rentrer, avec plusieurs moines et moniales catholiques, d’un impressionnant pèlerinage au Tibet dont nous aurons à reparler. Il se déroula du 8 au 29 juillet 1994. Une trentaine de bouddhistes français avaient répondu à l’invitation des lamas de Plaige, en Saône-et-Loire.

 

Est-ce une expérience ?

 

            Pas au sens restreint d’une pratique régulière des méthodes de méditation orientales ; je les connais plutôt par ouï-dire, par leur aspect extérieur. Et j’en ai, je crois, assez entendu parler pour en deviner le contenu et l’impact. Par ailleurs, on ne peut séjourner un certain temps dans un tel nombre de monastères tibétains sans avoir assisté à leurs rituels, leurs longues liturgies, sans avoir été pris par leur atmosphère où tous les sens paraissent comblés (variété des couleurs vives, vibration des trompes, des cymbales et des conques, parfum des encens...), alors que le but est un apaisement de l’âme (chiné) et une vue pénétrante (lak-tong) vers la Vacuité. Surtout, c’est la rencontre de grands spirituels parmi les lamas qui m’a le plus durablement impressionné.

 

Silence et dialogue

 

            Ce n’est pas le lieu de rappeler ici les divergences doctrinales, qui sont obvies et considérables, entre nos deux religions. Assez de conférences et de colloques approfondissent ces choses. Ce qui domine chez moi (et je ne suis pas le seul), c’est un sentiment très vif, indéniable, de rencontre en profondeur. L’être le plus réel des interlocuteurs, surtout s’ils sont moines, rencontre une âme sœur  (même si, en théorie, il n’y a point d’âme). Que l’on parle ou que l’on se taise, on se trouve en plein dialogue.

            Mais pour cela il est requis que l’on passe, selon la magnifique formule de saint Augustin, ab exterioribus ad interiora, ab inferioribus ad superiora : « des choses extérieures aux intérieures, des inférieures aux supérieures » (Enarrationes in psalmos, CXLV, 5). En somme, se détacher du monde corporel pour le spirituel, pour l’immanence en nous de la divinité, et percevoir sa transcendance. Un yogi hindou, profond spirituel, offrit un jour son autobiographie à un carme indien avec cette dédicace :

 

Find Light within.

Heart is God’s throne.

Trouvez la lumière au-dedans.

Le cœur est le trône de Dieu[1].

 

Un guide de lecture

 

            Cette introduction contient en bref le message de ce livre. Celui-ci va s’organiser assez naturellement sur le thème de la rencontre. Or une rencontre, cela va de soi, implique au moins deux personnes ou deux groupes. D’où le plan de l’ouvrage : les acteurs de la rencontre, les circonstances qui leur permirent de se connaître, puis le contenu du dialogue. Nous avions d’abord songé à intituler ce livre Rencontre et Dialogue. La rencontre est requise, sinon on répète le cas trop fréquent de l’intellectuel en chambre, entouré de volumes sur la philosophie bouddhique, qu’il se met à critiquer, mais chez qui l’on recherche en vain cette vibration intérieure que seul peut conférer le contact avec les bouddhistes vivants. Ceci dit, le plan du travail se présente comme suit :

 

 

 

Première partie : Les acteurs de la rencontre

 

1.      Le sujet de l’expérience religieuse

2.      Le monachisme tibétain

3.      Les moniales tibétaines

4.      La spiritualité cistercienne

 

Deuxième partie : La rencontre

 

1.      Premières rencontres (Inde)

2.      Rencontres en Europe

3.      Vivre avec les lamas

4.      Visites plus récentes

 

Troisième partie : Réflexions théologiques

 

1.      Introduction  :  divergences et convergences.

Trinité et Trikāya

2.      Compassion mahayaniste et charité chrétienne

3.      Philosophie de la personne et non-moi du christianisme

4.      Perspectives d’avenir. Les enjeux

 

Bibliographie sommaire

 

 

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            Il ne faut pas s’étonner que ce livre ait, dans ses trois parties, un caractère différent. La première se veut une présentation générale des monachismes en présence; il s’agit donc d’histoire et de spiritualité. La seconde partie, qui fait le corps de l’ouvrage, narre le détail de mes rencontres personnelles avec ces moines d’Orient. La dernière partie, exigeant plus de réflexion, s’engage dans le débat plus théorique des philosophies qu’il importe de comparer.  Tel quel, l’ouvrage garde, espérons-le, une véritable unité d’inspiration. La rédaction était achevée en octobre 1995. Quant aux visites de centres et de monastères, on maintient leur état tel que je les ai vus à l’époque. Le propos ne peut être d’en faire une mise à jour.

            Je tiens à témoigner ma gratitude à Dom Guerric, abbé de Scourmont, et à ses successeurs, qui me permirent ces déplacements, plutôt exceptionnels pour un trappiste. Mes remerciements s’adressent aussi à Sœur  Gabriela, moniale trappistine d’Argentine, qui mit beaucoup de soin à en confier le manuscrit à l’ordinateur.   Que cette collaboration fasse passer un message!

 

 

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On pourrait se demander pourquoi la première partie commence par une étude comparée sur le sujet, ou le sens de la personne. C’est que la chose est fondamentale. Si l’on tient à être critique, il faut  veiller à éviter la confusion dès le départ. Or c’est un des points où les religions orientales diffèrent le plus de notre tradition judéo-chrétienne. A l’abbaye de Praglia, comme je disais à un grand swāmi venu de Rishikesh : « Je vous remercie », il me répliqua, les yeux dans les yeux : « Qui est je ? Et qui est vous ? »

            Ce premier chapitre n’est en somme qu’un exposé de l’état de la question. Nous réservons à la troisième partie du livre un effort d’approfondissement, avec la visée qui est comme le fil conducteur de l’entreprise : tâcher de découvrir, au-delà des dogmes qui nous séparent, une intuition plus profonde qui nous unit. Jésus n’avait-il pas lui-même déclaré : « Je vous le dis : Beaucoup viendront du levant et du couchant et prendront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux. » (Matthieu 8, 11) ?

 

 



[1] S. VALLAVARAJ  S. PILLAI, J’ai rencontré le Christ chez les vrais yogis. Nauwelaerts, Leuven-Paris, 1977, p. 24.