TROISIÈME   PARTIE

 

RÉFLEXIONS   THÉOLOGIQUES

 

 

CHAPITRE   IX

 

INTRODUCTION :  DIVERGENCES   ET   CONVERGENCES

 

 

Sachez rendre compte de l’espérance

qui est en vous.   1 Pierre 3, 15

 

 

            Cet avertissement de saint Pierre sonne comme un rappel. Les multiples rencontres ici rapportées n’auraient de sens si elles ne nous conduisaient à un approfondissement doctrinal. Le mot peut paraître prétentieux, mais le retour vers l’intérieur s’impose et la réflexion sur ce qui anime ces divers centres spirituels et ce qui est à la source de notre propre religion. Ici nous voudrions éviter deux écueils. L’un serait d’imiter certains érudits en chambre qui, sans se soucier d’entrer en contact avec les personnes dans leur cheminement concret, s’ingénient à classer les doctrines et, sans trop de peine, les opposent. L’autre, de se plonger tellement dans les rencontres humaines, avec ce qu’elles ont de flou et de malléable, qu’on en vient à perdre l’esprit critique et qu’on tend à tout rapprocher, sinon à tout mêler dans un climat tolérant de Nouvel Âge. Nous voudrions, quant à nous, et suivant de bons exemples qui ne manquent pas, garder bien fermes nos convictions chrétiennes et l’attachement à notre Église, tout en évitant une certaine dureté de cœur ou un orgueil de l’esprit vis-à-vis de ceux qui pensent différemment. Nous avons le désir, sinon la prétention, d’être à la fois fidèle à nos racines et disposé à l’ouverture. N’est-ce pas d’ailleurs le projet même de cette commission du Dialogue Interreligieux Monastique à laquelle nous avons le bonheur d’appartenir ?

            Relisons un document romain, celui que le Pape Jean-Paul II approuva le 10 juin 1984 et qui reste bien actuel. Il es intitulé : Attitude de l’Église catholique devant les croyants des autres religions [1]. Le paragraphe 33 se formule comme suit : « D’un intérêt particulier est le dialogue au niveau des spécialistes, pour comparer, approfondir et enrichir les patrimoines religieux des uns et des autres, pour en utiliser les ressources à la solution des problèmes qui se posent aux hommes à travers l’histoire. Ce dialogue a lieu normalement là où l’interlocuteur a déjà conçu une façon propre de voir le monde et adhère à une religion qui le pousse à agir. Il se réalise plus facilement dans les sociétés pluralistes, au sein desquelles cohabitent et parfois se combattent les traditions et les idéologies différentes. »

            Et surtout l’article 35, où spécialement les moines vont se reconnaître, et d’ailleurs les personnes pour qui la spiritualité est la raison même de leur vie :

« À un niveau plus profond, des hommes enracinés dans leurs traditions religieuses peuvent partager leurs expériences de prière, de contemplation, de foi et d’engagement, expressions et voies de recherche de l’Absolu. Cette forme du dialogue est un enrichissement mutuel et une coopération féconde pour promouvoir et protéger les valeurs et les finalités spirituelles les plus élevées de l’homme. Le dialogue religieux conduit naturellement à se communiquer les uns aux autres les raisons de sa propre foi et ne s’arrête pas devant les différences, parfois profondes, mais se soumet, avec humilité et confiance, à Dieu « qui est plus grand que notre cœur » (1 Jean 3,20). Ainsi le chrétien a une occasion d’offrir à l’autre la possibilité de connaître, d’une manière vécue, les valeurs de l’Évangile. »

            Par ailleurs, il convient d’éviter un irénisme naïf qui ne verrait partout que des accords parfaits. La position d’équilibre qui se recommande est bien marquée, me semble-t-il, quand on recourt à la méthode qui donne le titre à ce chapitre : « Divergences et convergences ». Car un discernement est nécessaire, comme le souligne un document plus récent du Saint-Siège : « Dialogue et Annonce », du 19 mai 1991[2]. En son paragraphe 31 : « Affirmer que les autres traditions religieuses comprennent des ‘éléments de grâce’ ne signifie pas pour autant que tout en elles soit le fruit de la grâce. Le péché a été à l’œuvre dans le monde et donc les autres traditions religieuses, malgré leurs valeurs positives, sont aussi le reflet des limitations de l’esprit humain, qui est parfois enclin à choisir le mal. Une approche ouverte et positive des autres traditions religieuses n’autorise donc pas à fermer les yeux sur les contradictions qui peuvent exister entre elles et la révélation chrétienne. Là où c’est nécessaire, on doit reconnaître qu’il y a incompatibilité entre certains éléments essentiels de la religion chrétienne et certains aspects de ces traditions. »

            Remarquons-le : l’esprit critique doit s’exercer dans les deux sens. Il ne faut pas avoir de complaisance pour sa propre tradition. Elle n’est pas « sans tache ni ride » (Éphésiens 5,27). Aussi le document romain a-t-il la franchise d’ajouter (en son nº 32) :

« Cela signifie  donc que, tout en entrant avec un esprit ouvert dans le dialogue avec les membres des autres traditions religieuses, les chrétiens peuvent, d’une manière pacifique, les inciter à réfléchir au contenu de leur croyance. Mais les chrétiens eux-mêmes doivent accepter, à leur tour, d’être remis en question. En effet, malgré la plénitude de la révélation de Dieu en Jésus-Christ, la manière suivant laquelle ils comprennent parfois leur religion et la vivent peut avoir besoin de purification. »

« Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir », disait Jésus (Matthieu 5, 17).

            Des divergences entre les religions d’Orient et le christianisme, il y en a un certain nombre, et elles sont de taille ! Pourtant, il faut à la fois les mettre en lumière et s’employer à découvrir, dans la mesure du possible, l’arrière-fond philosophique et culturel qui en explique l’origine. Un modèle du genre, me semble-t-il, est l’entreprise que Dom Bède Griffiths poursuivit toute sa carrière. On en a un exemple typique dans l’exposé qu’il à la B.B.C. en 1989 et dont la traduction, sous le titre : Le christianisme à la lumière de l’Orient, fut publiée dans le Bulletin de l’A.I.M., en 1990, nº 49, p. 67-75. C’est un modèle d’aisance et de pénétration. Il commence chaque fois par l’énoncé d’une doctrine des religions orientales qui nous paraît contraire à nos principes et il fait de son mieux pour en montrer l’aspect assimilable. Il va de soi que la plupart des théologiens catholiques seront plus stricts et diront plus nettement qu’on se trouve devant des options incompatibles.

            À ce propos, et bien qu’il puisse paraître audacieux aux fidèles d’une religion de type sémitique, nous avons apprécié les remarques judicieuses d’un exposé fait par Felix Wilfred lors d’un Colloque à Pune en 1992 sur l’unicité du Christ [3]: « Some tentative reflections on the language of Christian uniqueness : An Indian Perspective. » Tenant compte de la mentalité traditionnelle de l’Inde et de l’Asie, ce théologien développe des idées, neuves pour nous, mais qui se justifient dans le contexte des religions orientales. Il montre aussi, historiquement, comment ce problème de l’unicité de notre religion, tel qu’on le pose aujourd’hui, s’explique par le fait que l’Occident ne fit sa première rencontre sérieuse des autres religions qu’en ces derniers siècles. L’Inde s’était habituée depuis des millénaires à une cohabitation. L’auteur relève surtout des épistémologies différentes à la base des discussions : l’Ouest oppose et exclut, tandis que l’Orient aspire à l’unité. La mentalité orientale trouve légitime, sinon bienvenue, une diversité des voies (mārga, voie ; pada, pas ; yāna, véhicule) acheminant vers le mystère ultime de la Divinité.

            On sait l’importance qu’eut toujours pour le Père Griffiths le thème de la complémentarité, ce « Mariage de l’Est et de l’Ouest », l’alliance du masculin et du féminin, dans la manière d’aborder les cultures et les religions différentes.

            Par ailleurs, une grille de compréhension nous est fournie par la distinction capitale que rendit classique le Professeur R. C. Zaehner, dont j’eus l’avantage de suivre les cours à Oxford, entre Religions mystiques et révélations prophétiques [4]. On ne peut s’en dispenser depuis lors.

            Un exposé qui nous a plu par sa fermeté autant que par son ouverture est celui du Père Hans Waldenfels S.J. : La méditation en Orient et en Occident [5]. On connaît aussi la compétence en ce domaine du Père Kadowaki et du Père Enomiya – Lassalle pour la rencontre du Zen.

            En profondeur de vie spirituelle, on ne peut que recommander les ouvrages du Père Yves Raguin, bien au courant des perspectives orientales.

            Pour qui est engagé dans le dialogue, il est rafraîchissant d’écouter tels érudits, surtout des religieux, qui rappellent avec netteté quelles sont les arêtes des « dogmes » de part et d’autre. On pourrait citer des noms. Quand on se tourne vers les Orientaux capables de comparer, il est facile de remarquer les points incompatibles, les divergences. Un cas récent nous est fourni par les exposés du Dalaï-Lama au cours de son périple à travers la France en novembre 1993, qui furent publiés dans l’intéressant ouvrage Au-delà des dogmes l’année suivante[6]. J’ai lu ce livre avec attention, pointant les endroits où il compare nos deux religions. Il n’y a pas de fumée ; il dit nettement ce qui ne concorde pas. Il n’admet ni Dieu créateur, ni Sauveur, ni Jugement dernier et voit, avec raison, que la série des réincarnations n’est pas admissible dans le christianisme. Cependant, tout n’est pas fini avec ce constat. Lui-même cherche parfois des points de ressemblance. Il les trouve en particulier dans la miséricorde envers le prochain et la tradition des Ordres monastiques. Sa visite à la Grande-Chartreuse lui fit une profonde impression ; il en reparle à quatre reprises[7]. Voilà des convergences.

 

 

NOTRE  PROJET

 

 

            Quel est notre projet dans les pages qui suivent ? Il ne peut être d’établir des thèses comme ferait un professeur de théologie. Il me paraît qu’au moins deux domaines méritent un approfondissement. Le premier, en dépit d’un arrière-fond philosophique assez dur, se prête au rapprochement : celui de la compassion mahayaniste comparée à la charité chrétienne. Le second est plus enraciné au cœur de chacune de nos deux religions : il s’agit de la personne et de l’anattā. Les circonstances m’ont presque forcé à l’examiner de plus près, et il semble qu’un rapprochement sur ce point capital serait le bienvenu.

            Quant à un sujet bien plus délicat, parce qu’il n’engage pas seulement la raison raisonnante mais l’intime de la foi chrétienne, nous ne le proposons qu’avec maintes réserves. On peut l’épingler comme un type de difficulté en matière de convergences. Mais mieux vaut faire l’effort qui pourrait dans l’avenir ouvrir des perspectives : les rapports éventuels entre la Trinité chrétienne et la doctrine, fondamentale en bouddhisme, des trois Corps du Bouddha ou Trikāya.

 

 

 

 

 

 

TRINITÉ  ET  TRIKAYA

 

 

            Tout a commencé le jour où, entre deux conférences, je tâchais d’expliquer brièvement à mes voisins de table, deux bouddhistes éminents, la manière augustinienne de se représenter la procession des Personnes divines dans la Sainte Trinité. Le directeur du centre de Karma-Ling, Lama Denys, en face de nous, écoutait. Il me fit observer : « Mais nous avons une doctrine du même genre dans le Vajrayāna ! » La remarque ne fut pas totalement oubliée. On en reparla deux ans plus tard. Ce fut l’origine d’un groupe restreint de chrétiens et de bouddhistes qui se pencha sur le problème au cours de réunions studieuses à Karma-Ling. À ce jour, nous avons eu trois réunions de ce genre, pas toujours avec les mêmes participants[8]. Si la chose progresse, on pourrait un jour en publier les résultats, ou en faire le thème d’un Colloque public[9]. Pour l’instant, contentons-nous de résumer quelques remarques, fruit de ces échanges. On peut en voir un compte rendu assez bref mais dense dans la revue Dharma [10]. Il y aurait, à mon avis, plus de facilité à mettre en parallèle les trois Corps du Bouddha et ce qu’on pourrait nommer les trois états du Corps du Christ. Nous en dirons quelque chose à l’article 3 ci-dessous. Pour ne rien avancer de hasardeux, contentons-nous d’abord d’un rappel de la doctrine classique, soit du côté de notre Église pour la Trinité, soit du côté bouddhiste pour le Trikāya.

 

1.      La Trinité chrétienne

 

Citons d’abord le Dictionnaire des Religions [11], à l’article Trinité par le Père Joseph Doré :

« Le principal nom de la théologie trinitaire latine est celui de saint Augustin, dont l’œuvre magistrale De Trinitate a ensemencé, de fait, toute la réflexion occidentale. Exploitant un type d’explication qui remontait déjà à Tertullien, Augustin mit en forme ce qu’on appelle la « théorie psychologique de la Trinité ». Celle-ci propose de « comprendre » les deux processions de la vie intra-divine  d’après l’analogie des processus psychologiques dont l’esprit humain est lui-même le siège. La génération du Fils-Verbe est comparée à l’acte de connaissance de soi de l’esprit humain : le Verbe est la Pensée que le Père se donne de lui-même ; quant au Saint-Esprit, il est l’amour mutuel que se portent le Père et le Fils et qui les unit dans la plus stricte communion.

C’est dans un Verbe qui, étant sa parfaite expression, est égal à lui-même, que le Père se connaît lui-même. Que ce Verbe puisse être dit Fils et que sa procession puisse être appelée génération, cela trouve son fondement dans le fait que l’on a ici affaire à un vivant qui tire son origine d’un autre vivant, auquel il ressemble trait pour trait et auquel le lie une imprescriptible et totale communauté de « destin ». Père et Fils se disent un oui de reconnaissance mutuelle d’où s’induit une nouvelle procession. Procession d’amour cette fois (couramment appelée « spiration » pour la différencier de la première, qui est la génération), d’où surgit l’Esprit-Saint comme communion dans l’unité du Père avec le Fils et du Fils avec le Père.

Cela posé, un point capital doit être saisi : entendues à la fois comme actes de procéder et comme termes de ces actes, les processions sont au total des réalités purement relationnelles. Elles sont, comme telles, constitutives de personnes. D’une part en effet les personnes n’ont pas d’autre réalité que celle même de la nature ou substance divine, et d’autre part elles ne sont pas, cependant, sans aucune réalité.

Ce qu’il faut donc saisir c’est que leur manière d’être réelles n’est pas de posséder une substance propre, mais de posséder chacune à leur manière l’unique et commune substance ou nature. Elles apparaissent ainsi comme trois manières réellement différentes d’après lesquelles, par les processions à partir du Père, l’unique substance divine se rapporte à soi : d’abord en se communiquant elle-même à partir de la position de source ou origine (le Père) ; ensuite en se recevant et se redonnant elle-même à sa source originelle (le Verbe-Fils) ; enfin en étant le rapport d’union de la génération à l’être-engendré (le Saint-Esprit). De sorte que telle peut être la conception la plus approchante que l’on peut se faire des « personnes » divines : il s’agit de trois « relations subsistantes » qui sont trois « subsistances » de l’unique substance-nature divine. »

 

 

 

2.      Les trois Corps du Bouddha

 

Quand on demanda à Lama Denys Teundroup de faire un exposé sur ce thème essentiel, il rédigea la page suivante, qui parut ensuite dans le Dictionnaire des religions de Poupard[12]. Il va de soi qu’elle requiert un effort d’attention du lecteur à qui cette philosophie n’est pas familière.

            Le mahāyāna a développé la perspective de l’éveil dans les trois Corps du Bouddha, qui jouent un rôle très important dans le tantrayāna. Ils sont trois facettes, indissociables et concomitantes, de la réalisation de la vacuité (śūnyatā) dans sa perspective de plénitude. Ce sont :

-         Le dharmakāya, « Corps absolu » ou « Corps de vacuité » : c’est le Corps-esprit d’un bouddha qui, libéré de toute détermination conceptuelle, que ce soit de temps, d’espace, ou autre, est sans centre ni périphérie, sans passé, présent ni futur : omniprésent et éternel, ce qui signifie pour le Dharma : atemporel. Il est essentiel de remarquer que la vacuité des déterminations conceptuelles a pour corollaire la plénitude des qualités éveillées, cette simultanéité étant exprimée dans la notion de vacuité-plénitude. L’Absolu du dharmakāya n’est pas « l’Être Absolu », car il est au-delà de la distinction de l’être et du non-être.

-         Le nirmanakāya, « Corps d’émanation » qui, inséparable du dharmakāya et de son expérience éveillée, le sambhogakāya, est la présence d’amour et de compassion d’un bouddha telle qu’elle se manifeste perpétuellement dans le monde, sous une apparence perçue par les êtres comme étant localisée et temporelle.

-         Le sambhogakāya, « Corps d’expérience parfaite », est la rencontre continuelle de l’omniprésence éternelle du dharmakāya et de la présence historique du nirmanakāya. C’est la perfection de l’expérience et de l’expression non dualiste d’un bouddha.

 

3.      Les   trois   états   du   Corps   du   Christ   et   les   trois   Corps   du   Bouddha

 

On pourrait faire une comparaison entre ces trois états du Christ et les trois états de l’Éveil suivant ce schème :

-         Jésus de Nazareth correspondrait à Gautama Śākyamuni, nirman akāya,

-         le Christ pascal au sambhogakāya,

-         le Christ éternel et cosmique au dharmakāya.

 

Pour revenir brièvement à chacun de ces états, rappelons ce qui vient d’être dit :

-         Le nirmanakāya, le Corps d’émanation, est la présence d’amour et de compassion d’un bouddha telle qu’elle se manifeste perpétuellement dans le monde sous une apparence perçue par les êtres comme étant localisée et temporelle. Ne peut-on pas dire la même chose du Verbe fait chair ? Il a habité parmi nous (Jean 1,14), bien situé dans l’espace et le temps. Il a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux que le diable tenait asservis (Actes 10,38).

-         Le sambhogakāya, Corps d’expérience parfaite, est la rencontre continuelle de l’omniprésence éternelle du dharmakāya et de la présence historique du nirmanakāya. On l’appelle parfois Corps de jouissance (ou de gloire). On remarquera qu’il n’est pas perceptible par tous ; de même le Christ ressuscité, du jour de Pâques, ne fut pas reconnu aisément.

-         Quant au Christ glorifié, à la droite du Père, qu’exaltent les Pères grecs et chez nous Teilhard de Chardin, n’a-t-il pas ces propriétés du dharmakāya : omniprésent et éternel, libéré de toute détermination conceptuelle, ayant la plénitude des qualités éveillées, qu’on peut exprimer comme vacuité-plénitude ?

 

La perspective bouddhique essentielle du Trikāya est selon l’éternité ; pourtant certaines perspectives didactiques donnent de l’expérience des trois Corps une présentation diachronique qui suit les étapes du processus de la réalisation spirituelle.

Dans le christianisme, la présentation christologique est souvent faite selon une succession. Il y a cependant, surtout pour les auteurs les plus profonds et les mystiques, une présentation dans laquelle la simultanéité est fort importante.

 

 

 

4.      Les trois Personnes divines et les trois Corps du Bouddha

 

Sans écarter le parallèle entre le schéma christologique et le Trikāya, la comparaison qui semble la plus pertinente est celle du Trikāya avec la Trinité.

Nous suivons le schème latin de saint Augustin, qui a été rappelé plus haut. Pour lui, l’Esprit est l’amour du Père et du Fils, procédant de leur union. Si l’on fait une comparaison,

-         le Père correspond au dharmakāya,

-         le Fils au nirmanakāya,

-         et l’Esprit Saint, qui procède des deux, au sambhogakāya.

Rappelons, en effet, ce qui vient d’être dit : « Le sambhogakāya, Corps d’expérience parfaite, est la rencontre continuelle de l’omniprésence éternelle du dharmakāya et de la présence historique du nirman akāya. »

Dans le christianisme, l’essence divine n’est pas à confondre avec les trois Personnes de la Trinité. Et de leur côté les bouddhistes parlent aussi de svābhāvikakāya, le Corps essentiel, ce qui nous semble correspondre à l’essence divine du christianisme latin.

 

5.      Quelques points difficiles

 

La page qui termine le compte rendu de nos discussions[13] énumère avec franchise les difficultés soulevées par notre essai d’identification. On verra qu’elles sont réelles. Cependant, elles ne sont pas rédhibitoires. La plupart s’écartent du sujet et ne touchent que des conséquences secondaires. Pour aller à l’essentiel, je dirais qu’un point important est celui-ci. Dans la perspective bouddhiste, on se met continuellement dans un climat de psychologie, comme l’atteste le paragraphe suivant [14]: « La perspective essentielle des trois Corps est hors du temps ; néanmoins dans un exposé en rapport avec les étapes du cheminement spirituel, ils peuvent être présentés successivement : le nirmanakāya est perceptible lorsque le voile du karma a été dissipé, le sambhogakāya, lorsque le voile des passions l’a été (lors de l’accession à l’état d’arya bodhisattva) et le dharmakāya lorsque tous les voiles, y compris celui qui fait obstacle à la connaissance ultime, ont été définitivement dissipés. »

Un chrétien peut évidemment saisir à quoi correspondent ces étapes de « déification ». Telles quelles, il ne peut les identifier aux trois Personnes divines, égales en majesté. Le christianisme a davantage le sens du concret, du substantiel. Quelqu’un l’a bien dit à l’issue des débats : « Le Trikāya, est-ce une simple construction intellectuelle, ou le triple Corps correspond-il à une expérience spirituelle ? »[15]

Si nous nous tournons à présent vers le parallèle avec les états du Corps du Christ, il faut avouer que le nirmanakāya du Corps de Śākyamuni ne peut pas être tenu pour une personne réelle puisque la śūnyatā ou vacuité doit aussi jouer à ce niveau.

Je regretterais de terminer sur un constat négatif. Car, malgré tout, le rapprochement signalé garde au moins la valeur d’un projet qui mérite examen et pourrait contribuer à un rapprochement des deux voies spirituelles.


NOTES



[1] Bulletin du Secrétariat pour les non-chrétiens, 1984 – 2, nº 56, p. 146 – 161. Bulletin de l’A.I.M., 1984, nº 37, p. 101 – 113.

[2] Bulletin du Conseil pontifical pour le dialogue, 1991 – 2, nº 77, p. 260 – 302.  Bulletin de l’A.I.M., 1992, nº 52, p. 121. La revue Dharma, de Karma Ling, nº 18, automne 1993, p. 8. Documentation Catholique, 20 octobre 1991, p. 879.

[3] Theological Colloquium, Pune, India, August 1993 dans la revue Pro Dialogo, 1994 – 1, nº 85 – 86, p. 40 – 47.

[4] Inde, Israël, Islam. Religions mystiques et révélations prophétiques. Desclée de Brouwer, 1965. Avec une introduction de Jacques – Albert  CUTTAT.

[5] Éditions du Seuil, Paris, 1981.

[6] Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1994.

[7] Aux pages 90, 111, 159 et 197.

[8] Du 5 au 7 septembre 1992 ; 16 – 18 mars 1993 ; 14 – 15 février 1995.

[9] Ce chapitre était rédigé quand eut lieu, peu après, dans les locaux de Karma-Ling, le sixième Colloque chrétiens-bouddhistes sur le thème Trinité-Trikāya, du 15 au 17 novembre 1996. Les participants furent nombreux et l’on put y constater la hauteur des niveaux intellectuel et spirituel. Voir le nº 28 de la revue Dharma, février-mai 1997.

[10] Au nº 18, automne 1993, p. 65 – 70 ; et au nº 23, mai – septembre 1995, p. 62 – 63.

[11] Sous la direction de Paul Poupard, 3e éd., 1993, p. 2060 – 2061.

[12] À l’article Vajrayāna, p. 2089. Dans Dharma, nº 18, p. 66.

[13] Revue Dharma, nº 18, p. 70.

[14] Revue Dharma, nº 18, p. 66.

[15] Lettre de François Chenique à Lama Denys, le 8 juin 1995.