CHAPITRE   VI

 

RENCONTRES   EN   EUROPE

 

 

LA    RENCONTRE    INTERRELIGIEUSE    DE    PRAGLIA

 

 

            « Les moines chrétiens face aux religions d’Asie », tel était le titre du Congrès de Bangalore en 1973. En réalité, bien que des représentants de l’hindouisme et du bouddhisme fussent présents et qu’on pût y engager avec eux un début de dialogue, les orateurs étaient chrétiens et c’est eux qui faisaient l’exposé des valeurs spirituelles des autres religions. À Petersham, il en fut de même, avec cette note nouvelle qu’on y tint compte de l’attrait qu’exerce aujourd’hui l’Orient non chrétien sur la jeunesse et des adultes de nos pays. L’accent y était mis sur une culture « globale » où toutes les grandes religions communiqueraient pour le mieux-être du monde. À Béthanie on insista, de même qu’à Petersham, sur les conditions requises pour que nos communautés soient préparées à bien accueillir nos frères, les moines d’Orient, ou les Occidentaux en quête d’information  saine sur les méthodes de méditation, qu’elles soient asiatiques ou traditionnelles.

            La rencontre à l’abbaye bénédictine de Praglia, non loin de Padoue, du 2 au 8 octobre 1977, n’avait plus seulement un but lointain dont on supputait les chances  de réussite. On s’engageait résolument sur la voie. Il s’agissait de vivre ensemble toute une semaine, moines chrétiens et moines des religions d’Asie étant résolus à partager concrètement et mutuellement leur vie monastique. Pour ceux qui eurent la chance d’assister au colloque de Béthanie puis à l’expérience de Praglia, c’est une sorte de sentiment de stupéfaction de constater par quelle grâce de Dieu on put, à quelques semaines de distance, voir une réalisation si belle d’un idéal qu’on avait cru difficilement abordable. Sans doute la Providence veut-elle nous montrer qu’on a découvert, après tant de siècles, la voie où veut nous mener l’Esprit qui est à l’œuvre dans toutes les religions.

            Évidemment approuvée par l’A.I.M., l’initiative de cette rencontre est due aux deux frères, le Père Cesare Bonivento et Mgr Agostino Bonivento. Le premier appartient aux Missions Étrangères de Milan (P.I.M.E.) dont les membres (P. Muratori, P. Manca et les autres) montrèrent durant la session leurs qualités d’organisateurs  et leur dévouement. Sous la conduite de leur Père abbé, dom Giorgio Giurisato, les moines bénédictins déployèrent leurs dons d’accueil et la grandeur de leur liturgie. Leur bonne humeur, leur charité, leur souci d’être à l’écoute des moines d’Orient firent sur ces derniers une grande impression.

 

Les participants

 

Du côté chrétien : bon nombre de bénédictins, presque tous italiens, Mgr Luigi Sartori, du séminaire de Padoue, plusieurs abbés d’Italie et de Sardaigne, le Père abbé Tholens d’Amsterdam, un des fondateurs de l’A.I.M., cinq prêtres des Missions Étrangères de Milan, trois jeunes moines de Camaldoli et un trappiste de Scourmont. Mgr Rossano, du Secrétariat pour les non-chrétiens, participa à la semaine.

            Du côté hindou : Swāmi Bhavyānanda, de la Ramakrishna Mission, Mr Trivadi Ramachandra, disciple de Gandhi, Swāmi Sadānanda de Rishikesh (Himālaya).

            Le bouddhisme : le Vénérable Saddhatissa, originaire de Sri Lanka, à la tête de la Mahābodhi Society de Londres. Du Tibet, Géshé Rabten et son jeune disciple, Gonsar Tulku. De Birmanie, le Vénérable Rewata Dhamma, maître érudit de l’école de méditation.

 

L’ordre du jour

 

            Puisqu’il était entendu que l’on vivrait ensemble une expérience de vie monastique, les hindous et les bouddhistes participaient du matin au soir à la vie de la communauté, assistant à la célébration eucharistique, qu’on leur expliquait le mieux du monde, et à une partie de l’opus Dei.

            De notre côté, nous pûmes participer à leur liturgie. Chaque matinée, en effet, leur était réservée dans ce but. À la salle de réunion où tout était préparé et où les Orientaux siégeaient en lotus ainsi que plusieurs de nos Pères, on assista tour à tour à une cérémonie tibétaine, bouddhiste dans la ligne Theravāda et hindoue, animée par le Swāmi de la Ramakrishna Mission. Avant chaque cérémonie et au cours de son déroulement, on nous en expliquait le sens, ce qui nous permit d’apprécier la valeur des symboles et la signification des prières et des chants. On fit de même pour les techniques de méditation. L’après-midi était consacrée à des échanges plus doctrinaux. Un représentant de chaque religion parlait du point de vue de celle-ci par rapport au thème du jour. Le lendemain, par petits groupes, on en discutait.

 

Les thèmes proposés

 

Ce furent les suivants :

-         la vie monastique au niveau personnel,

-         la vie monastique du point de vue communautaire,

-         vie monastique et société.

 

Le texte des exposés fut ensuite publié en italien[1]. De tout cela les invités retiraient un désir de mieux connaître le monachisme chrétien sous ses diverses formes. Les moines chrétiens étaient frappés par certains points de convergence. On pourrait dire que ces moines orientaux sont loin de nous par leurs doctrines et proches par leur quête de l’Absolu. Leur vie nous  apparaît plus soucieuse de détachement et d’austérités. On les pense volontiers plus adonnés à la méditation, plus proprement contemplatifs, bien que semble étrangère à leur mentalité la recherche d’une union d’amour avec Dieu (quoique ce dernier point exige des nuances). Ils furent en tout cas enchantés de cette expérience de vie en commun[2]. Aussi fut-il décidé qu’on la renouvellerait[3].

            C’est en écoutant les exposés de ces moines orientaux que je pris intérieurement la résolution de consacrer ce que j’aurais de temps libre à l’étude du bouddhisme tibétain et au contact avec ses monastères. La rencontre de Géshé Rabten ne fut pas étrangère à cette décision qui s’avéra, me semble-t-il, judicieuse, sinon providentielle.

 

Deuxième rencontre de Praglia

 

            Elle se déroula, avec les mêmes fruits, du 23 au 29 septembre 1979. La plupart des participants étaient ceux de la première rencontre. On eut l’avantage d’y voir en outre dom Bède Griffiths et Swāmi Shraddhānanda, membre d’un ashram shankarien de Hardwar. Cette fois le thème général était La règle monastique. Tandis qu’en 1977 on avait regretté un certain morcelage, le temps alloué à chacun des orateurs étant fort limité, on veilla cette fois  à leur accorder tout le loisir nécessaire pour faire de véritables conférences. Chaque journée avait plus d’unité, regroupant l’intérêt autour d’une  des grandes traditions[4].

 

La commission du dialogue

 

            De son côté, l’A.I.M. ne restait pas inactive, mais tenait au contraire à structurer son travail. Ce qu’elle fit d’abord  en constituant une commission dite D.I.M. (Dialogue Interreligieux Monastique) où différents Ordres sont représentés et les principaux pays d’Europe occidentale. Un effort semblable se concrétisait en Amérique du Nord par la constitution d’une commission parallèle, le N.A.B.E.W.D. (North American Board for East-West Dialogue) pour les États-Unis et le Canada[5].

 

 

DEUX   MONASTÈRES   TIBÉTAINS   EN   SUISSE

 

 

Rikon

 

            On sait la situation tragique du Tibet, son invasion par les communistes chinois en 1950, la révolte de mars 1959, bientôt suivie de l’exil volontaire du Dalaï-Lama  et de plus de 80 000 réfugiés. Beaucoup d’entre eux trouvèrent asile en Inde et au Népal. En Occident, la Suisse fut de loin le pays le plus accueillant, puisqu’on y compte à ce jour environ 1300 Tibétains. Pour ceux-ci on a prévu, outre le logement et l’emploi, les moyens de sauver leur culture et leur religion. Les bienfaiteurs furent assez éclairés pour établir à Rikon, à une dizaine de kilomètres de Winterthur, un petit monastère où sept moines mènent  leur vie de communauté et veillent au bien-être spirituel de la colonie voisine, où 200 Tibétains, logés dans de blanches habitations, sont ouvriers  à la fabrique toute proche.

            À 800 mètres d’altitude, parmi les arbres auxquels sont suspendus des drapelets aux couleurs voyantes, se dresse à flanc de colline, dans une atmosphère de beauté et de calme, le petit monastère qui est, en même temps, un centre d’études. On y constate, en effet, un bel équilibre entre la vie proprement religieuse (large chapelle ornée de thankas où trônent les bodhisattvas aux teintes  variées, avec les bols de métal clair, les lampes rituelles) et, d’autre part, une bibliothèque bien fournie pour tout ce qui concerne le Tibet, sa géographie, son art, les récits d’explorateurs et, bien entendu, sa religion. Je pense ne pas me tromper en disant que, pour le domaine qui concerne les ouvrages en langues occidentales sur le Tibet et le bouddhisme tibétain, il faudrait aller au  Musée Guimet à Paris ou à la Congress Library de Washington pour trouver l’équivalent. D’ailleurs ce centre commence à être connu et l’on y voit séjourner des chercheurs ou des sympathisants au bouddhisme des lamas. Dans ce but, une dizaine de cellules permettent de les héberger. Bien que le tibétain soit la langue de ces moines, la plupart d’entre eux savent mener une conversation en anglais ou en allemand. On n’a donc pas envoyé ici n’importe qui ; plusieurs même s’occupent activement de la traduction d’œuvres tibétaines en nos langues. Leur manière souriante et simple de traiter avec les visiteurs, tout empreinte de la bienveillance bouddhique, rend bien agréable leur contact. Assister à leur liturgie matinale ne peut qu’édifier les hôtes, quelle que soit leur religion. Il y a là beaucoup de respect, d’intériorité, et les voix graves des moines sont, de-ci de-là, accompagnées du son clair de leurs clochettes ou de la percussion de tambours et de cymbales.

À l’étage supérieur se trouvent les bureaux de l’Office tibétain, qui a la charge assez lourde de veiller au bien-être matériel de tous leurs réfugiés à travers les pays d’Occident. Malgré ses dimensions modestes, Rikon est donc à la fois un foyer de vie monastique, de culture et d’entraide sociale. En quoi il peut se comparer à certains de nos monastères. Mais on y trouve surtout, au cœur de l’entreprise, une vie intérieure intense. Depuis quelques années, en effet, l’abbé Géshé Rabten y dispense son enseignement. Et ce sont des heures extrêmement profitables que celles que l’on peut passer dans sa petite chambre, un véritable oratoire. Il y répond avec une grande sagesse, non dépourvue d’humour, à toutes les questions concernant la doctrine et la vie monastique  que les moines d’Occident[6] sont avides de lui poser. Un jeune lama, intelligent et sympathique, se fait son interprète : Gonsar Tulku, dont tous avaient apprécié le savoir-faire à Praglia.

 

Au Mont-Pèlerin : Tharpa Chœling

 

            Sur leurs instances, nous partîmes visiter, à l’autre bout de la Suisse, leur fondation de Mont-Pèlerin, à Vevey, sur le lac Léman. Des fenêtres de ce monastère, on a une vue splendide sur le lac et les montagnes couvertes de neige de l’autre côté. C’est aussi à la fois une maison de moines aux robes bordeaux et un centre d’études. Avec cette note nouvelle qu’il s’agit ici de mettre sur pied une communauté bouddhiste pour moines occidentaux. C’est à peine depuis un an qu’ils ont pu s’y établir, et déjà les vocations affluent. Une douzaine de moines, venant de divers pays, y ont déjà trouvé leur formule de vie. Comme à Rikon, le visiteur est édifié par le sérieux de leur engagement monastique, la dignité recueillie de leur office liturgique, leur zèle aux études (tous doivent apprendre le tibétain, et plusieurs le parlent déjà), l’affabilité de leur accueil. Même si l’on entre dans cette maison avec des préjugés tels que des objections contre le passage de jeunes gens nés chrétiens au bouddhisme, il faut avouer qu’en peu de temps on ne voit plus en eux que des âmes entièrement données qui, au terme d’aventures souvent tragiques (la contestation, la drogue pour certains), ont abouti en Inde à trouver dans cette forme de vie, à la fois régulière et éloignée du monde, la voie qui mène à la paix intérieure et à une profonde ambition des montées de l’Esprit. Leur sincérité est émouvante et, ajoutons-le puisque eux-mêmes ne le cachent point, leur intérêt pour les grands Ordres monastiques du christianisme suscite en eux une curiosité insatiable et une vive sympathie.

            Qu’il s’agisse de Rikon, bel oiseau blanc perché sur la colline solitaire, ou du Mont-Pèlerin, plantation jeune et vivace qui regarde le lac et l’autre rive, nous avons de part et d’autre éprouvé la joie d’une rencontre, ou pour mieux dire, d’une reconnaissance. De tels contacts doivent se renouveler, s’approfondir. On y expérimente que le monachisme est en fait un pont entre deux religions par ailleurs si diverses. Il faut mieux se connaître, se comprendre et s’apporter, s’il plaît à Dieu, un soutien mutuel.

 

Vevey et Rikon revisités

 

            Ces premières entrevues eurent lieu du 28 mars au 1er  avril 1978. J’eus par la suite l’occasion de revoir ces deux centres de la vie tibétaine en Suisse, du 30 mai au 3 juin 1985. Mes impressions du début furent plutôt renforcées. À Vevey, ces jeunes moines me firent des confidences comme à leur Père spirituel. On me permit d’avoir une longue conversation de religion comparée avec Madame Ansermet, la veuve du célèbre chef d’orchestre. Très engagée dans le Dharma, ouverte aux autres traditions. Géshé Rabten, déjà miné par le mal qui devait bientôt l’emporter, ne parlait guère mais écoutait avec bienveillance.

            À Rikon, je remarquai davantage combien l’allemand était la langue véhiculaire, même des moines tibétains. Je tombais sur des journées exceptionnelles du point de vue liturgique. Récemment venait de mourir l’ancien représentant du Dalaï-Lama en Suisse. À cette occasion, un bon nombre de Tibétains affluèrent à Rikon, non seulement de ces cantons mais d’Autriche, pour s’acquitter de longs rituels funéraires. C’était la première fois qu’en Occident j’avais l’impression d’être plongé dans la culture et la dévotion du Tibet.

 

 

 

 

 

 

 

 

UN   MONASTÈRE   BOUDDHISTE   EN   BOURGOGNE

 

 

Kagyu-Ling

 

            À une trentaine de kilomètres au sud d’Autun, la petite  ville la plus proche étant Toulon-sur-Arroux, on découvre, au tournant d’une allée étroite, entouré de bosquets, le château de Plaige aux tourelles élancées pointant vers le ciel. Cette demeure délabrée fut acquise en 1974 par une association dont le but  est d’aider à l’implantation de moines d’une grande tradition tibétaine, tout en gardant des contacts pleins de sympathie avec le christianisme. Le fondateur du monastère est le Vénérable Kalou Rinpoché.  Ling signifie centre ; Kagyu, la tradition orale. Il ne s’agit pas de l’Ordre le plus officiel du lamaïsme, les Gelugpa, auquel appartient le Dalaï-Lama et qu’on appelle parfois « l’Église jaune ». Les Kagyupa remontent à Marpa et Milarepa ; leur branche principale a pour « Abbé général » le Karmapa XVI. Tandis que les Gelugpa ont plutôt une tendance intellectuelle et scolastique, avec la formation de « maîtres en théologie », les Géshé, l’idéal des moines du Kagyu est plus nettement spirituel et mystique. À Rikon et à Vevey, les Gelugpa nous ont édifiés par leur niveau d’études et la simplicité de leur accueil.

            Il est bon de connaître par des rencontres personnelles l’autre courant, où dominent, nous semble-t-il, la grandeur de la liturgie et le souci d’austérité. Nous y avons participé à une étude intensive de la langue tibétaine durant quinze jours. D’excellents manuels sont mis à notre disposition. Les cours sont étagés en trois niveaux, chacun ayant un professeur différent : deux Françaises et un Français, ce qui a l’avantage d’être mieux adapté aux difficultés des débutants. Car cette langue n’a, pour ainsi dire, rien de commun avec les nôtres ; le seul point de contact avec les langues indo-européennes étant un alphabet qui  fut utilisé  par les Indiens qui apportèrent le bouddhisme au Tibet ; il offre des ressemblances avec les alphabets de l’Inde du Nord.

            La journée à Kagyu-Ling est partagée entre l’office liturgique, qui occupe deux grands services durant chacun d’une heure et demie à deux heures, des périodes d’étude et de méditation solitaire. La nourriture est frugale et saine, l’atmosphère propice au recueillement, les contacts fraternels entre les moines résidents et les hôtes de passage. Nous sommes en présence d’une fondation jeune et qui a connu les difficultés inhérentes à tout commencement : aménager un vieux château, mener de front la formation des recrues monastiques et l’accueil le plus large des visiteurs ; il leur reste, je crois, des problèmes financiers. Ils aimeraient bâtir, dans ce parc, un édifice réservé aux moines, avec le temple et leur cellules, tandis que le château actuel deviendrait l’hôtellerie. Tels étaient, du moins, leurs souhaits lors de mon premier séjour à Plaige, en août 1978.

            La liturgie, très orientale, est attirante par l’emploi large qu’on y fait de tout un symbolisme, et l’utilisation de ce qui peut frapper les sens. A ce point de vue, elle diffère assez fort de ce qu’est devenue notre liturgie d’Occident, dépouillée et intellectuelle. Les Tibétains recourent volontiers aux longues trompes mugissantes qui, de leurs tons graves, semblent provoquer l’écho de profondes vallées ; ils agitent des tambourins, mélangent aux coups frappés sur d’énormes tambours le son cristallin des cymbales, les mélodies des conques et le rythme des clochettes[7]. Fleurs, fruits, lumière des petites lampes couvrent l’autel où trônent, dans la variété des couleurs vives, les Bodhisattvas solennels. Tout l’office est en tibétain. Pour l’aide des nombreux laïcs qui y participent, déjà bouddhistes ou près de l’être, on a distribué aux assistants des textes oblongs, appuyés sur une planchette, où les prières en tibétain sont suivies, ligne par ligne, d’une traduction française.

            Mais l’élément tout à fait essentiel au monastère est l’existence de deux pavillons réservés aux retraitants. Ce mot a perdu dans nos langues sa signification première et il faudrait se référer aux Pères du désert pour en récupérer le sens violent d’entière séparation du monde. C’est ici, en effet, que la visée finale de la tradition Kagyu peut jouer à plein. Cette retraite totale n’est permise au Tibet qu’à des moines déjà mûrs, ayant dépassé de loin les stages préliminaires et dont l’avancement spirituel, après des années de méditation, autorise l’accès. Pendant trois ans, trois mois et trois jours, les retraitants vivent  enfermés dans une enceinte d’où ils ne sortent jamais et où ne pénètre qu’un intendant qui leur apporte la nourriture pour leur cuisine ; cet intendant est un moine sûr. Eux partagent leur temps entre l’étude des textes, la réception d’enseignements, la méditation prolongée, la pratique d’un yoga. Leur austérité est certaine. Ils ne dorment guère plus de quatre heures, et encore sans lit ni possibilité de s’étendre par terre ; ils restent en effet dans la position méditative du lotus et dorment assis dans une sorte de caisse donnant appui à leur bras. Longtemps il n’y eut aucun chauffage, même l’hiver.

            À Kagyu-Ling deux pavillons furent construits par les retraitants eux-mêmes, blancs « carmels » sans aucune fenêtre, tout entiers tournés vers l’intérieur. Sept garçons de 20 à 30 ans sont ainsi enfermés dans l’un d’eux ; à l’autre extrémité du bois de robiniers, sept jeunes filles. Ils sont tous venus des divers pays d’Occident, plusieurs de Californie, l’anglais étant la langue de la plupart. Presque tous, du côté des hommes, resteront moines (du moins l’espère-t-on). On compte sur eux pour être dans l’avenir le levain dans la pâte ; ils seront les animateurs qualifiés dont les fondations récentes ont besoin. Quant aux filles, la vocation de moniales est plus stricte et moins favorisée, par tradition, dans le bouddhisme[8]. Il y a toutefois, dès maintenant à Kagyu-Ling, en dehors des retraitantes, deux nonnes ferventes qui aident à l’accueil des hôtes de leur sexe.

            La présence cachée des deux pavillons sous les arbres est comme un constant rappel de l’idéal poursuivi. Fort occupés par les travaux ménagers, l’information aux visiteurs et l’étude de la langue, les huit résidents français, sous la direction de trois lamas du Tibet ou du Bhoutan, sont évidemment moins contemplatifs. Mais ils aspirent à le devenir. Pour cela, ils comptent sur notre aide. N’ayant aucun sentiment d’opposition au christianisme vrai et à l’Évangile, ils voudraient mieux connaître nos traditions monastiques pour lesquelles ils témoignent d’une estime admirative.

            Quant aux hôtes et sympathisants , ils ont la possibilité de vivre et de méditer en de légères cabanes de bois, petites et silencieuses, qui, dans le bosquet au fond du parc, leur donnent un avant-goût de vie érémitique. Il faut croire que la chose me convenait ; car j’y suis revenu chaque été, durant dix ans, à peu près dans les mêmes conditions.

 

Au fil des années

 

            Il est inévitable que la vie entraîne une croissance et des changements. Les cabanons se sont multipliés ; j’ai migré de l’un à l’autre. Mes condisciples furent différents : certains et certaines entrent en retraite ou bien s’envolent pour aller soutenir des centres dans le Midi ou en pays étrangers. Chemin faisant, l’étude de la langue nous faisait aborder comme une anthologie de textes fondamentaux du Mahāyāna et de la tradition tibétaine. Les locaux s’améliorent et se modernisent. Un tcheuten de l’illumination s’élève au bord de la prairie. Bientôt ce sont les bâtiments de style bhoutanais du grand temple des Mille Bouddhas, première réalisation de ce genre en Occident, très spacieux, couvert de fresques, propre aux fastueuses célébrations. Puis se construisent les étages fonctionnels de l’Institut Marpa et s’animent les personnages de fables qui décorent la fontaine de Dzambala. J’ai participé à la joie de ces développements.

            Il va sans dire que l’architecture du nouveau temple, avec ses dragons d’or, ses statues géantes et ses fresques vives, tel un petit palais d’Orient parachuté en Saône-et-Loire, attire pas mal de curieux aux week-ends et aux jours de la belle saison. Au cours des ans on a vu s’accroître à Plaige le nombre des résidents et l’éventail des nations représentées. Mais les jeunes gens qui, au sortir de leur retraite, auraient pu rester comme moines sont moins nombreux que prévu, au risque d’affaiblir l’espoir d’une communauté vraiment stable. Même le personnel des lamas directeurs a dû subir des mutations, sans quitter un air de famille : on parle bhoutanais au premier étage du vieux château.

            Bien qu’étranger à l’institution, je suis mieux au courant que beaucoup sur l’histoire des origines. Où sont, en 1995, ceux et celles qui connurent les déblaiements de l’ancienne demeure ? L’essentiel est que l’esprit ou, comme ils disent, la motivation des débuts ne soit pas dégradée.

 

Et le dialogue interreligieux ?

 

            De temps à autre, mais moins souvent qu’à la chartreuse de Saint-Hugon, l’occasion s’offrit d’avoir à Kagyu-Ling des colloques de religion comparée. On peut cependant épingler quelques dates :

 

1.      Une première rencontre entre chrétiens et bouddhistes eut lieu du 11 au 13 novembre 1984 avec le Vénérable Kalou Rinpoché. Y participèrent notamment, outre deux prêtres diocésains, quelques moines de La Pierre-qui-Vire. La rencontre était informelle, avec la spontanéité des questions et des réponses. Le tout fut enregistré et peut se lire – c’est à la fois simple et fort – dans une agréable brochure[9].

 

2.      Une seconde rencontre, du 8 au 11 mai 1986, avec participation de François Chenique, fut pour moi l’occasion de présenter tour à tour :

. Trois voies de méditation chrétienne

. L’Imitation de Jésus-Christ

. Compassion mahayaniste et charité chrétienne[10]

. L’alchimie de la souffrance et les textes chrétiens primitifs

 

3.      L’ inauguration du temple, du 22 au 24 août 1987, fut entourée de festivités multiples. Comme on put y entendre, en public et en conversation privée, des personnalités venues de bien des horizons spirituels différents, la comparaison ne chômait pas, le plus souvent bienveillante et instructive.

 

4.      Un colloque interreligieux dédié à la paix se déroula sous la présidence de Bokar Rinpoché du 10 au 14 novembre 1988. On eut l’avantage d’y entendre Arnaud Desjardins, un Soufi libanais et un érudit juif sur « Bible et Kabbale ». J’y fis un exposé sur l’histoire du Dialogue interreligieux monastique[11].

 

5.      Enfin, après un enseignement de Tai Sitou Rinpoché, le 27 novembre 1994, une conférence sur La doctrine catholique sur la Paix. Le soir même avait lieu l’inauguration de l’Institut Marpa et la consécration de la fontaine de Dzambala, toute lumineuse dans la  nuit.

 

On comprendra que tant de rencontres, sur les bancs de l’école, au cœur d’un rituel ou à la table des orateurs, furent à l’origine de bien des amitiés.

 

 

 

UNE   RETRAITE   BOUDDHISTE   À   LA   SAINTE-BAUME

 

 

            Voulant mieux connaître les méthodes spirituelles du bouddhisme et entrer en contact avec les lamas tibétains, je fus heureux de participer à une session de méditation bouddhiste qui eut lieu dans le site enchanteur de la Sainte-Baume en Provence. Durant dix jours, du 23 septembre au 3 octobre 1978, environ 200 personnes, venues de tous les horizons religieux, furent ainsi initiées à la Voie graduée vers l’Éveil. La plupart des retraitants étaient français, mais certains étaient venus d’Italie, d’Allemagne, de Suisse ou d’Amérique. L’atmosphère était à la fois recueillie et détendue. Tous les âges étaient représentés, bien que la jeunesse dominât. La journée se partageait en heures de méditation dirigée et en audition d’enseignements donnés par des lamas tibétains venus de l’Inde et du Népal. Des groupes de discussion permettaient des échanges plus dialectiques. Dans l’ensemble, beaucoup de ces retraitants des deux sexes étaient d’origine chrétienne et ne prétendaient pas renier le christianisme ; mais la plupart avaient eu une formation théologique déficiente et leur ignorance en ce domaine les autorisait à admettre plusieurs doctrines du bouddhisme (par exemple la transmigration, généralement reçue par eux), qui apparaissent incompatibles avec notre foi chrétienne. Les échanges étaient empreints de cordialité et de franchise. Les lamas, tout en étant l’objet d’une grande vénération, ne s’imposaient pas. Et le public, surtout après certains exposés trop durs ou trop pénétrés d’une mythologie moyenâgeuse, ne se privait pas de réagir d’une manière assez critique. Car il y a, dans la voie bouddhique, des insistances qui passent mal (par exemple, le raffinement des supplices de l’enfer). Lama Thubten Yéshé, avec sa bonhomie et son ironie dans la satire de notre société occidentale, avait plus d’influence sur l’auditoire que l’enseignement peut-être plus classique, mais plus froid et distant, de Lama Song Rinpoché, qui faisait un peu figure d’un mandarin[12].

            Au total, on apprit pas mal de choses et l’atmosphère  spirituelle était bonne. Pour un prêtre, ce fut l’occasion de recevoir bien de confidences. Tant d’âmes sont troublées et en recherche, souvent désemparées devant la situation actuelle de l’Église, et elles éprouvent le manque d’une direction spirituelle. Dans cette assemblée, plusieurs s’étaient agrégés au bouddhisme et en avaient tant soit peu pratiqué les méthodes. Beaucoup « prirent le refuge » ici même.

            On peut reprocher à cette semaine d’avoir trop développé le côté intellectuel et doctrinal. On aurait pu réserver plus de temps à la méditation, même non dirigée. Quant à la liturgie, si l’on excepte la pūjā finale, on a déploré son absence, tandis qu’un séjour à Kagyu-Ling impressionne sur ces deux points.

 

Une retraite mahayaniste au séminaire de Viviers (Ardèche)

 

            Faisant suite à la semaine de méditation de l’année précédente à la Sainte-Baume, la retraite du 21 au 31 juillet 1979 à Viviers, le long du Rhône, en fut comme la prolongation et le complément. Les participants, moins nombreux, étaient une centaine. Parmi ceux-ci, une vingtaine d’Espagnols, la plupart venus du centre d’Ibiza (Baléares). Il y avait donc traduction simultanée en leur langue et en français. Deux cours de méditation se déroulèrent parallèlement, l’un exposant la Voie graduée vers l’Éveil ; l’autre pour disciples plus avancés. Certains enseignements étaient communs, ce qui permettait aux deux groupes d’y assister. Nous eûmes le bénéfice des leçons doctrinales de Lama Thubten Yéshé, dont le rayonnement spirituel est incontestable, tandis que Lama Zopa nous expliquait avec simplicité et conviction les points principaux de la philosophie mahayaniste. On eut soin de réserver les quatre derniers jours à une retraite proprement dite, le côté doctrinal cédant le pas à une pratique recueillie et profonde des enseignements reçus.

            Le prêtre qui eut le privilège de participer librement aux deux volets (intellectuel et contemplatif) de la session, et qui put recevoir pas mal de confidences, en retire une impression d’ensemble très positive. Ceci ne veut nullement dire que les deux religions soient pareilles, leurs doctrines de base restant difficilement conciliables. Mais avec de la bonne volonté et tant soit peu d’intuition, on arrive à découvrir entre elles des parallélismes, des convergences. En toute hypothèse, il faut respecter l’aveu de plusieurs, soulignant que leur passage sur la voie mahayaniste leur a fait redécouvrir avec amour la personne de Jésus et la valeur de son message.

            J’eus une longue conversation, un soir, avec deux jeunes Scandinaves, une Suédoise et une Finlandaise, luthériennes d’origine, mais montrant une vive curiosité pour ce qui touche à ma vocation monastique.

            Un autre jour, voulant causer avec une famille venant d’au-delà des Pyrénées, je demande à un petit Espagnol : « Comment t’appelles-tu ? » Et j’ai la surprise de l’entendre me répondre avec fierté : « Siddhārtha ! »

 

Un grand cœur : Lama Thubten Yéshé

 

Ubi caritas et amor, Deus ibi est.

Où il y a charité et amour, Dieu est là.

 

            Il nous a donc quittés, cet être merveilleux qui était tout sourire et respirait la bonté…[13] . Je crois traduire le sentiment de ceux et celles qui l’ont connu en avouant qu’il faut retenir ses larmes quand on pense qu’on ne verra plus cette figure épanouie, à la fois heureuse de vivre et très consciente des maux qui tourmentent les hommes en leur for intérieur. D’autres diront quels ancêtres il réincarnait, ses premiers pas dans la vie monastique, ses études au Tibet et les charges qu’il put assumer depuis l’exil. On permettra seulement à un moine chrétien de rappeler quelques souvenirs de celui qui fut, pour beaucoup, un maître et un ami.

            Nous l’avons rencontré pour la première fois à la Sainte-Baume, durant la retraite dont nous venons de parler. Il accompagnait Song Rinpoché, plus solennel et plus distant, et faisait un vif contraste avec lui. Au bout de quelques minutes, on peut dire que Lama Yéshé avait son auditoire en poche. Il triomphait par sa bonhomie dans la satire de notre société occidentale. Il était un metteur en scène inimitable, j’allais dire un clown aux mimiques souvent cocasses. Et pourtant, tout en réussissant à mettre à nu les travers et les ridicules, l’illusion du grand nombre et la servitude des passions, jamais il n’a blessé, tant on le sentait mû par une incroyable compassion et comme assuré de la victoire du bien. Et quand lui-même s’abandonnait à rire aux éclats, tous l’imitaient, comme sûrs qu’avec lui on marcherait vers une libération. Je l’ai revu l’année suivante, cette fois en compagnie de Lama Zopa Rinpoché, lors de la deuxième retraite, à Viviers sur le Rhône.

            Depuis, ce fut toujours une joie et un grand bénéfice de le rencontrer. Soit sur la poétique colline de Kopan, au-delà de Bodnath, au Népal[14]. Soit dans son refuge aimé, Tushita, dans les bois qui dominent McLeod Ganj, non loin de Sa Sainteté le Dalaï-Lama, mais plus haut que le brouhaha animé du marché tibétain. Il fut ainsi toujours : assez proche de la foule pour lui faire du bien, mais amoureux de la solitude où des disciples de choix pouvaient le suivre en des initiations plus secrètes et plus rudes. Lui qui était si bon savait aussi maintenir les exigences d’une voie spirituelle nécessairement ardue. Il n’admettait pas sans conditions à telle retraite plus poussée.

            Qu’il  eût une telle influence sur les personnes rencontrées presque au hasard aurait pu sembler suffire. Mais, derrière ses allures de bon papa ou d’enfant déluré, il y avait un organisateur de premier ordre. On en jugera si l’on cite le grand nombre de centres (plus de trente) qu’il fonda, dans la plupart des pays d’Occident, For the Preservation of the Mahāyāna Tradition, de la France aux États-Unis, des Pays-Bas ou de l’Angleterre en Espagne, de l’Italie en Australie. Partout, il sut fonder, organiser, maintenir. C’est dans ces pays si divers qu’on pleurera son départ.

            On sait au prix de quels efforts Lama Yéshé put, durant les dernières années, persévérer dans son infatigable apostolat à travers le monde. Devant l’état de son cœur , les médecins l’auraient condamné au repos et ne lui donnaient guère d’espoir. À quoi vint s’ajouter un ulcère à l’estomac dont il souffrait beaucoup. Mais, tel un ardent bodhisattva, il continuait à se dépenser pour le salut de tous les êtres. Eût-il été chrétien, il aurait mérité la canonisation.

            Est-il permis à un moine catholique d’évoquer en outre un trait essentiel de sa personne ? Il fut un véritable œcuméniste, sachant dépasser les frontières qui, trop souvent, séparent les grandes religions. Faut-il rappeler ce qu’il faisait à Kopan pour ses retraitants venus de si loin s’initier aux méthodes bouddhistes de méditation ? Une semaine avant la Noël, il leur faisait des conférences, plus profondes qu’on imagine, sur la venue de Jésus en ce monde, son véritable sens et la manière de s’y préparer[15]. Et lors de la retraite à la Sainte-Baume, non seulement il fit partie du groupe de lamas qui gravit la colline pour offrir leur pūjā dans la grotte de Marie-Madeleine. Mais un beau matin, il s’éclipsa pour aller visiter avec nous l’église de Saint-Maximin, où il témoigna d’une vive dévotion pour Marie, Mère de Jésus. Tous savent cependant combien il restait le fidèle propagateur du Dharma et comme il tenait à sa tradition. Il rappelait volontiers les jours de Lawudo, sur les flancs du Mont Everest, où il formait si bien ses petits moines.

            Quand il put, en 1982, refaire un pèlerinage au Tibet, il retourna à son monastère primitif, l’université monastique de Sera, où il avait reçu sa formation au collège de Sera-jé. Dans l’état actuel de délabrement, la cellule qu’il occupait jadis n’avait plus de toit. Néanmoins, Lama Thubten Yéshé s’y installa en lotus et y resta de longues heures en méditation, à ciel ouvert.

 

 

VISITE   DE   MONASTÈRES   NON   CHRÉTIENS   EN   GRANDE-BRETAGNE

 

 

Ayant séjourné près de trois mois dans la petite île de Caldey, au large de Tenby[16], où la communauté avait besoin d’aide, j’ai pu profiter de mon retour[17] pour rendre visite à quatre monastères bouddhistes et un centre Vedānta d’Angleterre et du Pays de Galles. Ce fut une expérience qui, sans être vraiment neuve, fut, je crois, profitable aux deux parties. Je retrouvais des amis déjà rencontrés, je faisais connaissance avec leur milieu de vie.

 

Au Pays de Galles : Penrhos

 

            Si l’on monte vers le nord à partir de Newport, au Pays de Galles, on arrive à Raglan, puis au paisible village de Penrhos. Il y a là, depuis juillet 1978, un petit centre du bouddhisme tibétain nommé Lam Rim (le chemin gradué). La maison et la propriété furent acquises par des laïcs occidentaux qui avaient vendu leurs biens et renoncé à une position souvent très avantageuse pour y établir un centre du Dharma. Ils eurent la chance d’y attirer et d’y avoir désormais à demeure un excellent « maître en théologie » de la tradition Gelugpa, le Vénérable Géshé Damcho Yonten, qui fut abbé  d’un monastère au Ladakh et depuis 1966 avait des disciples occidentaux en Inde. Les contacts avec lui portèrent sur la rencontre des monachismes, tandis que je m’informais auprès des résidents sur leurs moyens d’existence. Pour gagner leur vie, beaucoup vont travailler au dehors : cours de yoga, soin d’un dispensaire pour handicapés mentaux, autres emplois plus modestes. L’entretien de la maison et du potager dépend entièrement d’eux. Le petit monastère est donc un lieu de travail autant que de méditation sous la conduite d’un bon maître spirituel. Le calme règne dans les environs ; c’est la campagne avec ses vastes champs. Des cours pour retraitants y sont régulièrement organisés.

            Je devais revenir plusieurs jours en ce centre paisible en octobre 1981. Ce fut pour moi un séjour plus profitable. J’eus de plus longues conversations avec le Géshé, qui m’éclairèrent sur des points essentiels de leur doctrine, bien qu’il connût trop peu celles du christianisme. Par ailleurs, en privé, chacun et chacune me montra une confiance totale, m’expliquant des situations parfois bouleversantes. Leur générosité individuelle est manifeste. Mais l’avenir du centre serait mieux assuré si l’on y trouvait davantage le sens de la vie commune. J’y suis encore revenu en octobre 1982. J’y assistai à un cours de tibétain. Des résidents sont partis, des nouveaux arrivent ; les dames sont restées, dévouées et fidèles.

 

Manjushri Institute, Ulverston

 

            Autrement connu est le Manjushri Institute d’Ulverston[18]. Il faut un assez long trajet pour y parvenir. C’est au sud de la région appelée Cumbria, non loin du District des lacs, sur la baie de Morecambe. Les bâtiments actuels, œuvre d’un riche châtelain des années 1820, ont quelque chose de fastueux, voire de prétentieux. Mais ces constructions aux poutres vermoulues, laissées dans un pauvre état jusqu’en 1976, exigeaient une restauration complète à laquelle font face les nouveaux occupants. Le lieu a quelque chose de sacré. Car ce qu’on appelle encore le Conishead Priory fut un monastère d’augustins durant plus de trois siècles, jusqu’à sa suppression par Henri VIII. Les bouddhistes actuels et leurs sympathisants aiment à renouer avec une vieille tradition monastique. Il y a, dans ces endroits sanctifiés par des siècles de prière, un privilège pour une vie contemplative ; ils le soulignent volontiers.

            On est sans contredit dans le centre du Dharma le plus florissant de Grande-Bretagne. Non seulement par l’importance de la propriété, avec son parc aux magnifiques frondaisons d’automne, à proximité de la mer, mais surtout par le dynamisme des nouveaux résidents. À l’origine, quatre jeunes ingénieurs anglais en quête spirituelle. Ils connurent en Inde la voie tibétaine, renoncèrent à tous leurs biens, acquirent ce vieux manoir et en firent une base importante pour le grand organisme de Lama Thubten Yéshé, cette Fondation pour la Préservation de la Tradition Mahayaniste, qui a déjà pas mal de centres à travers le monde. Le cœur de l’entreprise est au Népal, à Kopan, près de Kathmandu, où nous avons vécu au début de cette année[19]. Nous avions eu auparavant l’avantage de suivre dans le Midi deux retraites animées par ce grand spirituel et d’avoir avec lui des échanges profonds. Depuis peu l’Institut s’est organisé d’une manière qu’on pourrait appeler académique. Chose nouvelle : on a même l’ambition de fournir à des Occidentaux le moyen d’avoir accès, par tout un cycle d’années d’études, au grade ambitieux de Géshé. Les maîtres les plus qualifiés dans ce domaine proviennent du célèbre collège tibétain de Sera : Géshé Kelsang Gyatso et Géshé Jampa Tegchok. Nous avons eu avec ce dernier un long entretien, plein de cordialité, touchant d’abord au dialogue entre moines, puis à une étude comparée de nos deux religions et de leurs doctrines fondamentales.

            Il ne faudrait pas s’imaginer cependant que tout se réduit à une discipline intellectuelle. Le spirituel domine en ce centre : pūjā matinale et récitation de prières, technique de la méditation, travail dans un esprit monastique. Sans compter les hôtes de passage, les retraitants nombreux à certaines occasions, la communauté stable compte (en 1980) 80 membres : moines ordonnés, moniales, laïcs et leurs enfants. Le fait de se trouver pour quelques jours en un tel milieu permet non seulement d’apprécier la serviabilité attentive des responsables mais aussi d’engager avec les résidents des conversations confidentielles où se mêlent une soif exigeante de vie intérieure et une confrontation entre la foi chrétienne et les méthodes du Dharma. La grâce de Dieu travaille les âmes de bonne volonté par des voies inattendues. Il va sans dire que l’Institut, connu à l’étranger, attire des adhérents d’un grand nombre de pays.

            Je cherchais dans le parc un chemin vers la baie. Une dame me l’indiqua. Ce fut l’occasion d’un échange sur les deux religions. Cette journaliste de Londres, Vicki Mackenzie, à la fois fidèle au christianisme et pleine d’admiration pour la personne et la doctrine de Lama Yéshé, devait plus tard écrire un agréable petit livre : L’enfant lama, où je vois qu’elle n’a pas oublié notre conversation. Il s’agit d’un petit Espagnol en qui les tenants de la réincarnation voient renaître Lama Yéshé[20]. Je devais retrouver en Inde, lors d’un passage en son monastère de Sera, cet enfant sympathique qu’ils ont dénommé Ösel, c’est-à-dire la Claire Lumière. Il jouit d’ailleurs d’une publicité que d’aucuns jugeront excessive[21].

 

Un Centre Vedānta : Bourne End

 

            Le Centre Vedānta de la Ramakrishna Mission est situé non loin d’une boucle de la Tamise à Bourne End, dans la région de Buckingham. Toutes les avenues sont parées de merveilleuses frondaisons d’automne et tout autour du petit monastère, c’est la variété des essences. Nous arrivons juste au moment des « vêpres » : chants en l’honneur de Ramakrishna, dont un portrait impressionnant occupe la place centrale en cette chapelle si recueillie où brillent les aiguières et les vases de cuivre, où reines-marguerites, chrysanthèmes et glaïeuls font leur offrande. Mais plus que la musique, il y a le silence et la longue méditation immobile. Puis c’est  l’accueil de la communauté. J’ai connu le Swāmi à l’abbaye de Praglia, où il apprécia l’atmosphère bénédictine[22]. Swāmi Bhavyānanda est à la fois un organisateur, un prédicateur religieux, un homme d’oraison. Il eut l’initiative d’inviter chez lui la plupart des moines qui avaient fait, en 1979, leur « tour de l’Inde monastique »[23], hôtes d’un grand nombre d’ashrams. Du 16 au 22 juin 1980, ils se retrouvèrent ici, partageant la vie de prière de la communauté (deux swāmis et quatre novices, brahmacaris), ayant avec eux des échanges qui furent appréciés de part et d’autre. Ce soir même, on m’invite à rappeler mes expériences de contacts en ce domaine : Praglia, l’Inde, les monastères tibétains. Malgré une certaine exiguïté des locaux, on remarque ici combien la vie est organisée avec l’observance régulière, la clôture, le soin des offices. Sans en porter le nom, c’est un noviciat. Avec une ouverture aux hôtes, aux visiteurs ; on voit parmi eux des Indiens. Certains services (de comptabilité, de publication) sont assurés par des adhérents laïcs qui viennent au centre tous leurs week-ends.

            Homme de dialogue, le Swāmi m’invite à aller visiter le monastère bénédictin anglican de Nashdom [24] qui est proche, à environ dix minutes en voiture. J’y arrive avant la grand-messe du dimanche, qui est en tout point conforme à notre liturgie romaine rénovée. On s’y trouve pleinement chez soi et l’hospitalité est aussi vraiment bénédictine.

            Swāmi Bhavyānanda a une sympathie réelle pour le christianisme. Sans prétendre à aucune confusion, c’est par conviction personnelle  qu’il apprécie la religion chrétienne. La salle où l’on prend ses repas est dominée par un admirable tableau de la Madone du grand-duc de Raphaël, tandis que la bibliothèque réserve une place d’honneur à une attachante reproduction du Christ[25].

 

 

DEUX   CENTRES   DU   BOUDDHISME   THERAVADA

 

 

La Mahābodhi Society de Londres

 

            On me ramena ensuite à Londres, où j’avais un rendez-vous dans la soirée avec le Vénérable Saddhatissa, également connu à Praglia et rempli d’un même zèle pour le dialogue interreligieux. Dès ma descente de voiture je remarquai une grande animation devant le siège de la Mahābodhi Society [26], des enfants cinghalais jouant sur le trottoir. Le corridor d’entrée, fort étroit, et la cage d’escalier sont encombrés de monde. La salle du rez-de-chaussée, bondée d’auditeurs assis par terre, écoutant une exhortation du Vénérable. C’est la fête qui termine la saison des pluies et où les pieux laïcs offrent aux moines du Sangha une robe safran toute neuve qu’ils sont censés avoir taillée, cousue et teinte le jour même. On n’en est plus à ces détails, mais la fête est réelle, ayant attiré à Londres des bouddhistes cinghalais venus de tous les coins de l’Angleterre. Car les citoyens de Sri Lanka sont nombreux en ce pays. En attendant la fin de la cérémonie, je suis reçu par un aimable secrétaire britannique et quand le Vénérable Saddhatissa est enfin libre, c’est un accueil chaleureux, plein de bienveillance. Malgré son âge, ce moine zélé rentre d’Allemagne où il a opéré la restauration de la Mahābodhi Society qu’on y avait laissé tomber. Et il repart demain pour Ceylan afin d’obtenir des subsides pour une extension du Vihāra de Londres. Son amabilité est presque excessive. Il me présente comme son « teacher », disant que je lui ai enseigné le christianisme !

            Je suis revenu le visiter, en compagnie du Père Vincent Cooper de l’abbaye d’Ealing, le 30 octobre 1981. Il y a ici 7 moines cinghalais à demeure et les locaux sont trop étroits ; ils n’ont pas encore obtenu l’autorisation de bâtir leur extension. Le Vénérable Saddhatissa devait décéder en 1990.

 

Le Vihāra de Wimbledon

 

Tandis qu’en milieu cinghalais toutes les figures s’illuminent quand je leur dis avoir passé six années heureuses à Ampitiya, je ne puis présenter de pareils titres à la sympathie des Thaïlandais. C’est pourtant avec politesse que je suis reçu le lendemain à leur Vihāra de Wimbledon. La Calonne Road serpente doucement pour atteindre le parc, ses cottages se dissimulant dans la magie des arbres aux feuillages dorés. Le centre thaï que je visite semble réservé aux ressortissants de leur pays ; tout le personnel y est thaïlandais. Le monastère est petit et ne peut abriter que quelques moines. On y a cependant aménagé une chapelle pour la liturgie, où trône un admirable Bouddha, belle statue noire du XIIIe siècle, don du roi de Thaïlande. À côté, une salle de méditation pour les hôtes. Dans le jardin s’élève une construction nouvelle, en style de leur pays, un vaste Wat qui pourra contenir tous les services d’un monastère. Les Occidentaux sont accueillis plus volontiers à un autre centre qui leur est ouvert à une certaine distance de Londres, dans le Sussex[27]. L’animateur en est le Vénérable Sumedho, estimé de tous.

            Le moine qui me recevait est le secrétaire de l’abbé. Connaissant plusieurs langues orientales, il s’exprime couramment en anglais et est souvent demandé pour des conférences. J’ai pourtant l’impression qu’il a du christianisme une connaissance plus réduite que ne l’ont en général les maîtres tibétains ou indiens. Et le dialogue interreligieux monastique semblait nouveau pour lui.

 

 

UN  MONASTÈRE  TIBÉTAIN  EN  ÉCOSSE : SAMYE  LING

 

 

            Il y a longtemps que je souhaitais faire un bref séjour à Samye Ling, dans le Sud de l’Écosse. C’est en effet un centre devenu célèbre et la première fondation du bouddhisme tibétain, non seulement en Europe mais dans le monde occidental. Le nom même de l’Écosse suggère à la fois des paysages empreints de poésie et une indéniable rigueur du climat. Dans la région de Dumfries, l’automne est long; tout pénétré des vents humides qui soufflent de la mer d’Irlande. Et chacun sait combien l’hiver peut y être froid, avec la neige et le gel. C’est pourtant lors d’une semaine pluvieuse, mais clémente, à l’époque où les feuillages sont dorés et les frondaisons merveilleuses, juste avant de se perdre, que j’ai pu réaliser ce contact avec un centre de spiritualité qui mérite sa réputation.

            C’était, il y a trente ans, un pavillon de chasse, qui  reste encore l’habitation principale, avec ses séries de toits en forte pente pour la pluie. On y a cependant ajouté un bloc, petit mais fonctionnel, où les chambres sont bien tenues. On peut emprunter un réchaud électrique pour le froid  et bon nombre de couvertures. Au début, l’orientation spirituelle se dessinait, mais tous seront d’accord pour dire qu’en 1964 et les années suivantes, la communauté de Johnstone House manquait de consistance et de stabilité. C’est alors qu’eut lieu la rencontre providentielle entre un endroit situé à l’écart des villes, dans une solitude boisée, au bord d’une rivière, et deux lamas tibétains, jeunes mais de haut rang, qui cherchaient où établir un centre de leur antique  tradition. L’un d’eux était le Vénérable Chögyam Trungpa Rinpoché, avec qui nous avions passé une année académique à Oxford en 1963-1964 et qui venait de se faire connaître au public par un petit livre passionnant : Born in Tibet [28], où il racontait sa formation de jeune trulkou, ses responsabilités abbatiales et les étapes de sa fuite du Tibet lors de l’exil en 1959.

            Son compagnon, à la fois moine et médecin, formé comme lui aux plus solides traditions, Akong Rinpoché, vint avec lui en Écosse et continue à présider aux destinées du centre. On l’appela Samye Ling, lui donnant ainsi le nom du tout premier monastère bouddhique que connût le Tibet, à l’époque héroïque de Padmasambhava, au VIIIe  siècle de notre ère[29]. Et encore aujourd’hui, c’est ce même Guru Rinpoché qui, siégeant sur son lotus au milieu d’un lac, est représenté comme toile de fond sur le mur de leur sanctuaire. Il semble qu’au bout d’un certain temps des divergences de vues se manifestèrent entre les deux moines fondateurs. Ce ne fut certes pas sur le corps de la doctrine mais, si je ne me trompe, sur la manière de l’aborder et le degré d’adaptation à une culture bien différente de celle du Tibet. Trungpa eut, me semble-t-il, une attitude plus libre par rapport aux formes ancestrales, plus dégagée des rites, sans doute plus radicale en vue de la décision intérieure. Il partit pour les États-Unis en 1970, y fit connaître la spiritualité tibétaine par ses nombreux ouvrages, la plupart traduits en français[30], et le rayonnement de son centre actuel à Boulder, Colorado, a pris les dimensions d’une étape dans l’évolution culturelle de ce pays.

            Par ailleurs, Akong Rinpoché, plus fidèle aux méthodes traditionnelles, aux symboles liturgiques, à la récitation des mantras, aux diverses ramifications de l’art religieux du Tibet, a contribué par sa forte personnalité à donner à Samye Ling cette atmosphère à la fois recueillie et pleine d’activités multiples qu’on lui connaît depuis vingt-cinq ans. C’est grâce à lui qu’on dépassa le stade d’un endroit trop en vogue et fréquenté sans discernement, pour acquérir un caractère de sérieux, d’engagement, qui correspond davantage à ce qu’on attend d’un centre de méditation ou d’un monastère.

            Les deux visites de Sa Sainteté le XVIe Karmapa furent pour beaucoup dans la consolidation de l’orientation nouvelle. On sait que ce dernier, qui était comme l’Abbé primat de l’Ordre Karmapa, à tendance plus contemplative, quitta ce monde au début de décembre 1981, ce qui fut ressenti comme un grand vide. Entre-temps, Samye Ling se développait et pousse aujourd’hui des rejetons, qui sans doute vont prendre de la vigueur, à Bruxelles, Barcelone, Madrid, Berlin et Dublin.

            Sur place, on progresse dans la construction du futur monastère. Les plans détaillés existent et sont vraiment beaux : on gardera le style des monastères tibétains. Déjà une partie va vers son achèvement : celle qui comportera le temple proprement dit, une grande salle de méditation. Il aura trois étages. Les autres ailes du quadrilatère abriteront des séries de chambres, les services communs, cuisine,  réfectoire, etc. Actuellement, tout cela se fait dans des locaux provisoires, mal adaptés et manifestement peu faits pour abriter tant de résidents. À l’époque où je l’ai visité, le centre comptait entre trente et quarante personnes qui vivent là en permanence, tous volontaires; chacun travaille selon son métier, ses aptitudes, les besoins de la communauté. Mais  à la belle saison, s’y ajoutent de nombreux visiteurs, des retraitants occasionnels et surtout les auditeurs de sessions quand viennent donner leurs enseignements des lamas ou des rinpochés de grande classe, qu’on fait parfois venir de l’Inde ou qui font un tour des pays d’Occident.

            De la terrasse du bâtiment en construction, le regard embrasse l’ensemble de la propriété, les arbres du parc, les lignes de la rivière, les collines et le vallon. Mais il faut surtout, pour mieux se rendre compte de leur vie, aller visiter, au-delà des flaques et des sentiers boueux, les divers baraquements provisoires où fleurissent de multiples arts et métiers. Car outre les maçons, les électriciens, les plombiers, qui font grandir le nouveau temple, vous voyez les réalisations de leur imprimerie, qui publie livres classiques du Tibet et prières oblongues; l’atelier de peinture, où des disciples d’un artiste fidèle à la tradition Kagyu, Mr Shérab, se forment à la composition d’admirables thankas; un remarquable atelier de sculpture sur bois; l’atelier de poterie et de céramique; la laiterie où se font les fromages; la ferme avec ses vaches; le petit potager. Tout ceci n’est guère différent de ce qu’on trouverait chez des moines chrétiens, qu’ils soient bénédictins ou trappistes. Et tout est basé sur un volontariat, la gratuité, le sens du communautaire, la primauté du spirituel.

            Une nonne bouddhiste vit seule, retirée en prière presque constante. La liturgie, avec les rituels de Guru Rinpoché, de Tchenrézig, de Tara, de Mahākāla, se passe suivant les meilleures traditions, avec l’ampleur des représentations picturales, la richesse des instruments de musique, les offrandes de fleurs, de fruits, de figurines appelées torma[31] Les alentours sont peuplés de faisans  et de faisanes, tandis que les abords immédiats de l’habitation voient évoluer un bon nombre de paons. Il va de soi que le sanctuaire est le centre de tout et donne son inspiration à tout le reste. Une bibliothèque assez diversifiée (on y trouve des mystiques chrétiens) aide à l’aliment doctrinal, tandis que le cours de langue tibétaine est donné avec beaucoup de compétence et de pédagogie par un jeune Canadien.

            Lors de mon passage, Akong Rinpoché étant à l’étranger, je demandai une entrevue avec Lama Ganga, sans doute le principal après lui dans la communauté des moines. J’eus le plaisir de parler une heure avec un religieux modeste et détendu. Il commença par dire qu’il ne connaissait rien du christianisme, mais sa curiosité sympathique vaut mieux qu’un grand savoir. Il ajouta qu’il n’était rien dans sa propre religion, qu’il était là comme par hasard, sinon par erreur… Et l’on sait qu’il fit déjà au Tibet trois fois la terrible retraite de trois ans et trois mois[32], ce qui lui fit passer une dizaine d’années en vie de solitude. C’est lui qui fut le visiteur de la plupart des centres de Californie. Ici même, c’est à lui que l’on a confié la formation d’une douzaine d’Occidentaux, originaires de divers pays (un groupe vient d’Espagne). Il les prépare à la même retraite de trois ans et en sera le directeur. Et lui, prétend qu’il ne sait rien, qu’il n’est nulle part…[33]

            L’inauguration du temple fut l’occasion de grandes festivités, du 15 juillet au 18 août 1988; elles revêtirent un caractère interreligieux, car on y avait invité des dignitaires de traditions non bouddhiques. Même esprit d’ouverture dans un projet audacieux. Au large de l’île d’Arran (Firth of Clyde) sur la côte occidentale de l’Écosse, se trouve une petite île qu’ils ont achetée. Déjà sanctifiée par la présence d’un saint ermite au VIe siècle, elle est dénommée Holy Island. Samye Ling rêve d’en faire un lieu où des religions diverses pourraient, côte à côte, se consacrer à la prière et à la contemplation.

 

 

UNE   RENCONTRE   ENTRE   MOINES   CHRÉTIENS   ET   MOINES   BOUDDHISTES

EN  HOLLANDE : MAITREYA  INSTITUUT, EMST (25-27 AOÛT 1988)

 

 

            Sous l’inspiration du moine gelugpa Lama Thubten Yéshé avait été organisée – nous en avons dit quelques mots[34] – la Fondation pour la Préservation de la Tradition Mahayaniste. Elle a notamment un monastère sur la colline de Kopan, non loin de Kathmandu, plusieurs centres en Inde et en bon nombre de pays d’Occident (Australie, États-Unis, Angleterre, Italie, France).

            En Hollande, leur centre, appelé Maitreya Instituut, avait obtenu reconnaissance officielle comme « stichting » le 21 décembre 1979. Fixé d’abord à Groenhoven, Bruchem, le 1er août 1981, il n’y resta pas longtemps. Il émigra bientôt à Maasbommel, sur une boucle de la Meuse, où il devait rester quatre ans, de 1983 à 1987. Le 1er septembre 1987, l’Institut déménageait, se fixant à Emst, son domicile actuel[35]. Emst est à mi-chemin entre Apeldoorn et Zwolle, où vécut Thomas a Kempis et où son corps repose.

            Ils n’ont pas eu à construire ni aménager ici: c’est une ancienne auberge de jeunesse. Calme résidence à la campagne, ombragée sans être vraiment dans un bois. La Gueldre est assez jolie.

            L’Institut publie en néerlandais une revue trimestrielle de qualité, tant pour le contenu que pour la présentation : Maitreya Magazine.

            C’est ici qu’à l’initiative de dom Cornelius Tholens O.S.B., un des fondateurs de l’A.I.M. et chaud partisan du dialogue, furent organisées des journées de rencontre (25-27 août 1988) entre moines catholiques et moines bouddhistes.

            Du côté catholique, les participants étaient : Dom Tholens, ancien abbé de Slangenburg, qui anime un centre à Amsterdam; le Père Bernard de Give, trappiste de Scourmont; le Père Jaap Hendrix O.S.B., qui dirige un centre bénédictin à Nimègue; le Père Chris Smoorenburg O.P. qui, à l’Albertinum de Nimègue, fait partie d’un Institut rattaché à l’Université, où il enseigne sur les méthodes de méditation dans les religions orientales. Ces deux derniers n’ont pas seulement une connaissance livresque du bouddhisme; ils nous parlent de leur séjour dans les monastères Zen du Japon, aussi de leurs tournées de mendicité.

            Du côté tibétain, Géshé Konchok Lhundup, qui est à la tête de la communauté, posait des questions sur le christianisme. La traduction, intelligente et fidèle, était assurée par un moine néerlandais, Gelong Thubten Tsépèl. Nombre de questions pertinentes venaient d’un jeune moine tibétain ouvert aux doctrines chrétiennes, Tenzin Lama. Participaient aussi à la réunion trois novices hollandais de la communauté. Les moines catholiques posaient leurs questions au Géshé.

            On devine que de telles questions, étalées sur plusieurs heures d’échange, furent d’un intérêt passionnant. On apprit beaucoup de choses de part et d’autre. La tendance n’était nullement polémique. Au contraire, on essayait, dans un dialogue fraternel, de découvrir les points de contact et de comprendre l’autre religion en profondeur.

            Même atmosphère le lendemain, durant l’après-midi, avec une différence importante. On avait invité des personnes du dehors qui connaissent le centre. De plus, le personnel de la maison s’était libéré de ses travaux pendant deux heures pour écouter, mais aussi pour entrer dans la discussion. Nous étions bien une trentaine de personnes, ce qui, à première vue, aurait pu alourdir cette réunion autour des longues tables, d’autant plus qu’on ne craignait pas d’aborder les problèmes théologiques les plus mystérieux.

 

Quelques-uns des points soulevés

 

1.      Une première série de questions touchait à leur vie monastique. Formation du jeune moine tibétain : il se choisit un tutor. Au monastère, hiérarchie des relations personnelles. On parle surtout des monastères-universités, où l’étude a la grande part. Pas de temps obligatoirement réservé à la méditation : celle-ci peut se faire individuellement, mais quand règne le silence, surtout la nuit. Quant à la discipline, dont nous parlons ensuite, celle des collèges tantriques est beaucoup plus sévère, plus stricte. Le sens de la vie commune y est beaucoup plus développé : dortoir commun; toute leur vie est consacrée aux rituels, culte et méditation. Existence particulièrement austère des naldjorpas, yogis du bouddhisme tantrique. Symbolisme des couleurs, par exemple dans les visualisations, les habits (leur violet vient du Kashmir : robe des Mūlasarvāstivādin). Sons très graves du chant des moines au Collège tantrique. Rapport entre la vie contemplative et la vie courante.

2.      Une seconde série de questions tendait à pénétrer plus avant dans la compréhension des doctrines spirituelles du bouddhisme. Prise de refuge dans la Communauté : sorte de « communion des saints ». La nature du Bouddha en chacun des êtres vivants, même les animaux. Esprit universel et esprits individuels, eux-mêmes se subdivisant en sphères de conscience. Au plus profond, la conscience mentale subtile. C’est à elle que sont attachés les résidus karmiques. Question sur la différence entre les divers termes qui visent à designer les étapes ultimes de réalisation: Nibbāna, Dzogchen, Mahāmudrā, Śūnyatā. La Claire Lumière (Eu-sel).

3.      Certaines questions abordaient directement une comparaison entre bouddhisme et christianisme sur des terrains où ils semblent proches. Que signifie le mot blessings en contexte bouddhique ? En contexte catholique ? Qu’est-ce que la grâce, l’initiation ?

4.      À son tour le Lama pose des questions sur Jésus (homme-Dieu), sa prière, sa morale, ses méthodes de méditation. Signification du nom “Christ”. Et l’on s’engage vers une meilleure compréhension de la vie chrétienne. Division tripartite de l’être humain, selon la doctrine de saint Paul aux Thessaloniciens: corps, âme, esprit. Rapport entre notre esprit et l’Esprit Saint. Dieu en moi, et moi en Dieu. Dieu créateur  et “création” par l’esprit dans le bouddhisme. Religions d’expérience et religions de révélation. Liberté de l’homme et nature de Dieu en moi…

 

*

 

On voit à quels problèmes on osait s’affronter. Le plus beau est sans doute que personne ne se sentit blessé. Et au lieu d’être fatigués par des discussions de si haut niveau, tous se retirèrent en se déclarant enchantés, exprimant le souhait de voir se renouveler une semblable expérience.

 

 

PRÉSENCE   DES   GELUGPA   DANS   LE   TARN :

UN   CENTRE   ET   UN   MONASTÈRE   À   LAVAUR

 

 

            Devant me rendre en Espagne pour participer à un congrès à León, je profitai du déplacement pour consacrer auparavant une bonne semaine (fin novembre – début décembre 1988) à la visite de centres tibétains dans le Tarn et en Espagne.

 

Vajra Yogīnī

 

            Vient me prendre à la gare de Lavaur Denis Huet, directeur du centre depuis six ou sept ans, et qui a la charge des bâtiments de Vajra Yogīnī (Château d’En Clausade, Marzens). Il m’a connu à une retraite de Lama Thubten Yéshé, leur fondateur[36], et a surtout été ému, comme ses compagnons, par ma nécrologie de Lama Yéshé[37], puis de Song Rinpoché[38]. Comme à Plaige[39], en Saône-et-Loire, ils ont racheté un vieux château qu’ils restaurent lentement, par parties (toiture, chauffage…). Ici, pas de tourelles aux angles, mais une large façade. À l’intérieur, grand escalier de marbre blanc, sans rampe. Les murs extérieurs sont en assez piteux état; une partie du bâtiment eut à subir un incendie. Les comtes avaient de grandes écuries, qu’on réutilise de son mieux. Les dames que je rencontre à l’accueil, au secrétariat, ont connu Lama Yéshé, firent des séjours à Kopan, non loin de Kathmandu. Le château est bien situé, avec une large vue sur la campagne environnante, au cœur d’un parc boisé de huit hectares, ce qui leur permet d’avoir, à la saison d’été, des assemblées ou sessions de plusieurs centaines de participants, qui profitent des prairies et des sentiers du bois. J’ai une entrevue avec Géshé Tengyé, l’animateur spirituel du centre, grâce à son interprète tibétain Tenzin, connaissant bien la doctrine. Nous parlons du Saint-Esprit.

            J’y suis revenu l’année suivante, en juin 1989, et j’ai pu constater des progrès. On voit maintenant, de part et d’autre de l’escalier de marbre, une magnifique rampe d’escalier en bois des îles des tropiques. Ils ont eu la visite d’un grand lama guérisseur usant de formules tantriques; il guérit certains cas de sida, de cancer. Une bonne conversation avec Géshé Tengyé roule sur la pénible situation du Tibet sous le régime chinois.

            Après moult travaux d’aménagement et de préparatifs efficaces, Vajra Yogīnī fut en mesure d’abriter les nombreux participants à la grande session doctrinale de novembre 1993. Sa Sainteté le Dalaï-Lama y fit, durant une semaine, le commentaire d’un chapitre difficile de La marche vers l’Éveil de Shāntideva. Un groupe de moines chrétiens fut parmi les auditeurs. On admire qu’un sujet si ardu ait pu motiver le rassemblement de 2 500 personnes[40].

 

Nālandā Monastery

 

            Il faut retraverser Lavaur pour arriver à Labastide Saint-Georges, où se trouve, non plus un centre, mais un vrai monastère, le Nālandā Monastery, de même obédience[41]. C’est aussi une fondation de Lama Yéshé, donc de tradition gelugpa, avec une ouverture sympathique au monde occidental dans ce qu’il a de valable et en particulier au christianisme. Mais il ne s’agit nullement d’un syncrétisme; c’est bien un monastère bouddhique. Le bâtiment, plutôt petit et bas, s’étale un peu en écart de la route. Le jardin, où abondent les fleurs et qui comporte un potager, est acculé à une rivière et entouré d’un bosquet. Il y a actuellement sur place une vingtaine de moines, des jeunes et des adultes, venus de pays divers. Depuis les débuts, en 1983, l’anglais est la langue véhiculaire. Sans compter ceux qui, pour gagner leur vie, travaillent au dehors, j’entre ici en contact avec des moines en robe bordeaux d’une dizaine de pays: Allemagne, Angleterre, Australie, Belgique, Espagne, France, Italie, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Réunion et Suisse.

            L’Australien Adrian Feldmann, qui fut longtemps le directeur du monastère et veilla à sa croissance, est retourné en Australie pour y donner des enseignements. Le directeur actuel est un Américain du nom de Pende. Le traducteur est un Sherpa, Thubten Shérab. Le bâtiment fut acheté en 1979. La vie de communauté y commença en 1983 quand Géshé Jampa Tekchok, venant du Manjushri Institute d’Ulverston (Cumbria)[42], où il avait enseigné trois ans, accepta l’invitation de Lama Yéshé de devenir l’abbé de Nālandā. C’est donc lui qui a la charge des instructions quotidiennes et des études supérieures en vue de l’obtention du grade de géshé. Il est connu pour sa grande bienveillance et se réjouit des bons rapports entre moines chrétiens et bouddhistes. Comme Lama Yéshé, il est originaire du monastère de Sera-jé, où je l’avais revu en 1983.

            L’atmosphère de Nālandā est excellente. Un moine de formation cistercienne y reconnaîtrait bien des aspects de sa vie de communauté. Car, outre les rituels et les temps de méditation privée, on y voit l’importance accordée au travail manuel, tous participant aux travaux de la cuisine et de l’entretien du monastère.

            Une nouvelle visite, en juin 1989, me permit de revoir des connaissances et de parler avec l’Américain Pende, qui est le manager de Nālandā. Ils refont des chambrettes dans le bâtiment de l’ancienne bergerie; nouveau toit, crépi des murs. Ils se montrent très aimables pour moi.

            Même cordialité et même franchise lors de mon troisième passage, en octobre 1991. Plusieurs Français se sont joints à leur communauté, ce qui, jusqu’ici, était plutôt rare. J’admire, dans un salon à l’étage, une belle statue de Lama  Yéshé, tâchant de rendre l’expression de son accueil.

 

 

 

 

SOUS    LE    CIEL    D’ESPAGNE

 

 

Barcelone - Madrid

 

1.      Je quitte, le 25 novembre 1988, ce petit monastère et la campagne environnante. En contraste avec ces paysages lamartiniens, les métropoles affairées de la Péninsule ibérique. Barcelone, vaste et régulière. À quelques pas d’un grand carrefour que domine un important collège des jésuites, se trouve Samyê Dzong [43], le centre fondé par Akong Rinpoché, dont la « maison mère » est à Samye Ling en Écosse[44]. C’est l’Ordre du Karmapa. Le directeur du centre était en conversation avec le chef suprême des Nyingmapa, en vue d’une série d’enseignements. J’eus un entretien cordial avec un des résidents, bouddhiste portugais connaissant plusieurs langues. Ils ont ici des cours de tibétain, que leur donne un Canadien, bon pédagogue. Et au tableau noir, en face de nous, s’étale un texte liturgique en cette langue; je crois le comprendre encore.

 

Je revins à ce centre par un beau soir d’été, l’année suivante. J’y fus accueilli le mieux du monde par le directeur, un médecin de Barcelone. Il me fit les honneurs de sa maison. Une salle assez vaste à l’étage leur tient lieu de temple. Comme ils vont recevoir Akong Rinpoché pour une semaine, un jeune moine a été acheter de magnifiques bouquets, ornant leur autel. Au sommet une statue, assez petite, en bronze : c’est un bouddha du Népal, entouré de soie claire. Je participe à leurs « vêpres », le rituel de Tchenrézig, tandis qu’on va chercher le Rinpoché à l’aéroport.

 

2.      Décidément, Barcelone est fort étendue, comme Ninive qu’il fallait des jours pour traverser à pied. J’arrive enfin à la Calle Rosellón, 298, où je m’attendais à faire une conférence. En réalité, ce fut autre chose, et peut-être mieux : une bonne conversation avec le lama tibétain, Géshé Lobsang Tsultrim, de Sera-jé. Nous sommes ici au Centre Nāgārjuna [45], fondation de Lama Yéshé. Nous avons donc beaucoup de souvenirs communs. Il y a en outre ici deux lamas espagnols[46]. On a aussitôt commencé le rituel de Tara (en tibétain Dreulma). Cette divinité fait penser aux chrétiens à la Vierge Marie. Tara signifie qu’elle peut faire traverser tous les obstacles, d’où la ferveur des Tibétains à son égard. C’est en somme Notre-Dame Auxiliatrice. Et par ailleurs, aux yeux des intellectuels, étant la Mère de tous les bouddhas, elle est la source de la Sagesse. Sans compter qu’on l’invoque sous 21 titres différents, ce qui fait songer aux litanies de Lorette. À ce rituel assistaient, en lotus sur de petits coussins, une quinzaine de fidèles, hommes et femmes. La cérémonie, qui a lieu plusieurs fois par semaine à des jours réguliers, dure une heure et demie avec une interruption de dix minutes silencieuses pour le thé et des biscuits.

 

3.      À Madrid, je séjournais au Kagyu Dechen Ling [47], où j’ai des amis depuis des années. J’ai assisté aux débuts de leur centre, Calle Limón, en 1982 ; à son déplacement rue Sáinz de Baranda ; et maintenant aux avatars d’une fondation où l’inculturation apparaît difficile. Que les monastères qui n’ont pas de difficulté leur jettent la première pierre !… Il faut en tout cas admirer la façon à la fois pratique et artistique dont ils ont su aménager leur appartement. Tout a été repeint en couleurs vives, à la manière tibétaine. Le temple est assez large et la meilleure chambre réservée au lama, un Bhoutanais qui s’adapte difficilement à son public. Il y a deux rituels par semaine. J’ai surtout été frappé, et profondément ému, par une chose rare : bien que je sois un étranger (et doublement : pays et religion), ils ont eu la liberté de me faire des confidences sur leurs problèmes comme si j’étais un membre de leur groupe. Il faut dire que mon affection pour eux est visible, et cela depuis six ans.

 

Quand je suis revenu à Madrid l’année suivante, ne sachant trop où aller loger, ils montrèrent leurs facultés d’accueil. Bien des échanges personnels m’ont appris les obstacles que plusieurs ont rencontrés dans leur cheminement. J’ai logé chez eux. Ils m’ont fait une confiance, à vrai dire, excessive. Chacun et chacune devant s’absenter le lendemain pour se rendre à leur travail, ces aimables personnes me laissèrent absolument seul en la demeure, avec la clé de leur appartement. J’aurais pu tout cambrioler. Je me suis contenté de vider le frigo à l’heure des repas. Quitte à me conduire dans un autre centre de Madrid où l’on m’attendait pour une conférence dans la soirée.

 

4.      Quant à cet autre centre de Madrid, le Nāgārjuna Institute, tradition de Lama Yéshé, il est beaucoup plus récent, du moins sous sa forme actuelle[48]. Situé au cœur  de Madrid, il est animé par un jeune directeur vraiment sympathique. Antonio Pascual a vécu douze ans au Népal, spécialement sur la colline de Kopan, où il se rappelle m’avoir vu en 1983. Mais il a aussi fréquenté les autres écoles du bouddhisme tibétain (Kagyu, Nyingma). Il insiste pour dire qu’il reste chrétien. Tous ceux qui étaient présents m’attendaient, une dizaine de personnes, hommes et femmes. On m’installa dans un fauteuil au milieu de leur « temple ». Dès l’arrivée et jusqu’à 10 heures du soir, ils me posèrent les questions les plus profondes sur les rapports entre bouddhisme et christianisme et sur les points de doctrine qui seraient soit comparables, soit incompatibles. Ce fut une soirée merveilleuse de recherche intelligente et de compréhension.

 

J’y retournai l’année suivante, le 1er juillet 1989. L’auditoire était trois fois plus nombreux. J’y fis une conférence sur « l’Idéal de compassion dans le Mahāyāna comparé avec la charité chrétienne »[49]. Dû sans doute à l’absence du directeur, cette réunion eut lieu dans une atmosphère moins détendue, certains intervenants prenant un ton polémique auquel je ne suis pas habitué ; plusieurs s’excusèrent à la sortie.

 

Kalou Rinpoché et le mouvement Rimé

 

            Le nom de Kalou Rinpoché (1904 – 1989) reviendra à plusieurs reprises dans ces pages. Un visage émacié, un regard extraordinaire, l’indubitable rayonnement d’un mystique. Quiconque a pu l’approcher confirmera ce témoignage. Il avait d’abord longtemps vécu dans la solitude, avant de fixer son monastère à Sonada, un peu plus bas que Darjeeling, au nord de l’Inde[50]. Puis il envoya ses disciples au Canada et en Europe, à la requête des Occidentaux. Kagyu-Ling en Bourgogne, Karma-Ling en Savoie furent parmi ses premières fondations. À son tour l’Espagne voulut profiter de ce mouvement. Détenteur à la fois d’initiations aux principales lignées du Vajrayāna et vénéré en chacune d’elles comme un maître, Kalou Rinpoché fut, en notre siècle, le représentant le plus actif de la tendance Rimé.

            Rimé (ris-med) en tibétain, signifie « sans parti », impartial, c’est-à-dire refusant tout sectarisme entre les traditions. Le grand promoteur de ce mouvement, comparable à l’œcuménisme entre les Églises chrétiennes, fut Djamgoeun Kongtrul (1813-1899). Éduqué dans la tradition Bön, ce jeune moine reçut l’apprentissage bouddhiste dans celle des Nyingmapa, avant de devenir maître au monastère Kagyu de Palpung. Ayant reçu des initiations de diverses lignées, il fut surtout affligé du sectarisme qui régnait alors dans le Kham (Tibet Oriental). Il lança donc le mouvement Rimé ou « impartial », dont les précurseurs remontent au quatorzième siècle. Ses adhérents n’abandonnaient pas leur propre appartenance ni leur centre d’intérêt, mais considéraient les lamas et les enseignements de toutes les écoles comme également dignes de respect et poursuivaient librement un programme d’étude et de pratique varié. Le mouvement Rimé attira beaucoup d’éminents érudits, dont les œuvres regroupent des textes renommés qu’utilisent bon nombre de maîtres tibétains modernes, principalement de tradition Nyingma et Kagyu[51].

            C’est dans cette ligne que se situe le centre tibétain de Panillo, dans la province de Huesca, dont nous allons parler.

 

Panillo (Huesca)

 

            Je tenais à visiter, ne fût-ce qu’en un passage trop bref, un jour et une nuit, le centre Dag Shang Kagyu [52], fondé par Kalou Rinpoché en 1984. J’y arrivai le 26 juin 1989, donc dans la période des débuts. Il s’agit d’un endroit solitaire en la province d’Huesca (Aragon). Partez du bourg de Graus. Au bout de 7 kilomètres de montée dans ces collines poétiques, vous arrivez au village presque abandonné de Panillo. Paysage de montagnes assez arides. Il fait chaud et sec. Les bois sont protégés : interdiction de chasser. Le village semble pauvre et délabré; beaucoup d’oliviers. On voit le temple d’assez loin. L’aménagement intérieur n’est pas fait; il y a quelques chambres à l’étage. En face, en construction, petit bâtiment pour l’accueil et boutique. À une certaine distance, environ un kilomètre, on a la cuisine, le réfectoire et à l’étage un dortoir dans une vieille habitation qui, de loin, a presque l’air d’être en ruines. Elle porte des dates d’époques différentes; les plus anciennes parties pourraient être du XIe ou XIIe siècle. Murs puissants, voûtes arrondies. Décor idéal pour une pièce de Claudel… Dans une cave, plusieurs gros tonneaux, certains de grande capacité. Si l’on fait le tour, au dehors, on a une belle petite chapelle, très ancienne. Malgré la grande précarité d’autres locaux, Lama Shérab refusa qu’on y fît la cuisine. Les terrains acquis couvrent une centaine d’hectares, non cultivables, des taillis. La députation leur est favorable, mais ne permet pas que l’on construise au hasard; il faut préserver l’harmonie du site.

            Dans un cadre pareil il est aisé d’avoir de bons échanges avec le petit groupe de résidents, très motivés à l’époque héroïque : colloques de religion comparée et confidences personnelles.

            Je n’eus pas l’occasion de retourner en ces lieux solitaires, mais les responsables du centre eurent la délicatesse de m’en envoyer des nouvelles. Aussi est-ce avec surprise que l’on voit, à la page de couverture de leurs derniers programmes annuels, quels progrès y furent réalisés. En 1994, c’est un admirable tcheuten : à la base de la coupole, il est illuminé dans toutes les directions. Ne l’appelle-t-on pas  “le stūpa aux multiples portes auspicieuses”? Et en 1995, avec la signature des trois lamas bhoutanais, la photo en couleurs du petit temple parfaitement achevé, coquet, pimpant, dont la blancheur rayonne sur un fond de collines bleutées. Quant à la vie régulière, elle est maintenant en route, avec les séries d’enseignements, sans compter la visite de grands lamas de passage. Après des débuts plutôt lents, voici donc un avenir qui promet, surtout pour les âmes avides de solitude et de silence.

 

 

DEUX   CENTRES   TIBÉTAINS   EN   BELGIQUE

 

 

Yeunten Ling, Tihange

 

            Dans la vallée de la Meuse, aux approches de Huy, on voit s’élever vers le ciel les nuages laiteux d’une centrale nucléaire. Une fois traversé le fleuve sur un large pont, c’est bientôt le romantisme de la campagne. Et l’on monte vers les vertes frondaisons de la colline de Tihange. Une avenante allée de marronniers vous mène à un bois de haute futaie, paisible, propice à la méditation. On longe un étang. Et voici les bâtiments d’un château classique, en briques rouges, aux embrasures de pierre, calme dans ses proportions équilibrées[53]. C’est Yeunten Ling, un centre tibétain qui ne regrette pas d’avoir autour de lui les souvenirs d’un ermite du Haut Moyen Âge, saint Jean l’Agneau (début du VIIe siècle). J’y suis venu à plusieurs reprises, soit dans les rigueurs de l’hiver, pour y entendre Tai Sitou Rinpoché (13-15 novembre 1985); soit à la belle saison, quand tous prennent leur déjeuner à de petites tables au grand air, dans la cour intérieure. La Commission belge du dialogue ainsi que les animateurs de Voies de l’Orient s’y étaient retrouvés le 26 avril 1990 quand le Dalaï-Lama vint y consacrer le tcheuten (ou stoupa). Sa Sainteté eut la délicatesse, au milieu d’un jour très chargé, de recevoir notre groupe pendant près d’une heure, rappelant sa rencontre avec Thomas Merton et faisant l’éloge du monachisme chrétien[54].

            J’écris ces lignes au retour d’une nouvelle visite à Yeunten Ling. La plupart d’entre nous avaient eu, en mai 1988, une conversation avec Lama Ogyen, aujourd’hui décédé, qui nous avait accordé une bienveillante attention.

            Ce dimanche 28 mai 1995, c’est Lama Karta qui nous accueille largement. Nous tombons bien : il donne la dernière conférence d’une session sur la préparation à la mort[55]. Et l’après-midi nous assistons, dans la clarté du nouveau temple, à un long rituel d’Amitabha. Ce fut surtout l’occasion de colloques informels où l’on touche aux caractères fonciers de nos deux religions, veillant à y découvrir les points de convergence. Les moniales qui venaient ici pour la première fois furent donc plongées dans l’atmosphère de bienveillance et de recueillement d’un centre du Dharma. La nature aussi nous accueillait : beauté des grands arbres, et le vent qui faisait flotter ces multiples drapelets de prières suspendus à leur cime ; et le long du chemin qui conduit au tcheuten, les hauts mâts soutenant leurs banderoles aux couleurs voyantes.

            Fondé en 1973 sous l’égide de Kalou Rinpoché par le centre tibétain d’Anvers (aujourd’hui à Schoten), Yeunten Ling est, depuis l’origine, parfaitement bilingue. À l’heure actuelle il compte, outre les trois lamas tibétains, une quinzaine de résidents, parmi lesquels quelques moines de nos pays. Au premier étage du château, la pièce principale est ornée de fresques dues au talent de Gega Lama. C’est du même artiste qu’on admire, au cœur  du tcheuten, une statue aux replis dorés : le Bouddha Çakyamouni, debout, majestueux, faisant de la main droite le geste de l’enseignement.

 

Bruxelles, rue  Capouillet

 

            Ne vous attendez pas à des charmes agrestes ni aux vastes horizons en plein Bruxelles, à quelques minutes de la Place Louise. Elle reste pourtant assez calme, cette petite rue où ceux qui sont épris de sagesse aiment à venir méditer, entendre des leçons ou suivre un rituel. Je m’en voudrais de ne pas signaler les bons rapports que j’entretiens depuis longtemps avec les animateurs de ce centre, qui m’accueillirent toujours avec une réelle cordialité. Ces liens remontent à l’époque où je fis la connaissance d’un lama tibétain qui est en même temps un médecin traditionnel: Akong Rinpoché, fondateur de Samye Ling en Écosse. Il était alors étudiant à Oxford. Je me trouvais rue Capouillet quand vinrent à Bruxelles Tai Sitou Rinpoché (en 1981 et 1982) et le Dalaï-Lama (en 1990), sans compter d’autres hébergements…

 

 

LES   COLLOQUES   CHRÉTIENS-BOUDDHISTES   DE   KARMA-LING  (SAVOIE)

 

 

            Aux confins de la Savoie et du Dauphiné, l’ancienne chartreuse de Saint-Hugon, située dans la montagne au-dessus d’Arvillard, près de La Rochette[56], se trouvait délabrée et en somme abandonnée quand un centre tibétain décida d’y faire revivre une vie spirituelle. Depuis quelques années on voit s’animer de nouveau les anciens bâtiments des chartreux et une existence presque monastique y prend corps dans la ligne contemplative des Kagyupa, sous la direction éclairée de Lama Denys Teundroup. Fidèles à leurs traditions, ils y ont même construit deux pavillons distincts où jeunes gens et jeunes filles ont commencé cette austère retraite de trois ans et trois mois, en clôture très stricte, qu’on réservait au Tibet à des moines déjà avancés dans les pratiques contemplatives.

            C’est dans ce cadre des Alpes, en une solitude qui porte à la méditation, qu’eut lieu d’abord un Colloque René Guénon en 1981, puis les rencontres entre chrétiens et bouddhistes sur des thèmes qui leur sont communs. Le colloque de 1985 fut fixé, comme les précédents, à la Pentecôte. Ceci n’était nullement l’effet du hasard. Bien qu’appartenant à des traditions différentes, les organisateurs eurent toujours conscience du fait que l’Esprit Saint joue un rôle de tout premier plan dans les courants spirituels, quelle que soit la religion dont on se réclame. Et son caractère universel, voire cosmique, ne peut être mis en veilleuse, comme on l’a bien senti lors de la messe de la Pentecôte, célébrée avec ferveur par les chants grégoriens.

            Chaque année on se trouve ici pour trois journées encadrées de prière et toute une série de conférences sur un thème principal. En 1983: Méditation chrétienne et méditation bouddhiste. En 1984: Parole et Silence [57]. En 1985:  Amour et Connaissance. L’auditoire était attentif et pouvait réagir par des questions, notamment au cours d’une table ronde en fin de session. Venant d’horizons religieux ou philosophiques différents, les auditeurs autant que les conférenciers ne craignaient pas d’aborder les sujets les plus profonds. De nombreuses similitudes apparaissaient entre les deux voies, sans vouloir estomper ce qu’il y a de propre à chacune. La courtoisie était de mise.

            Les orateurs se voyaient beaucoup entre les séances, prenant ensemble leurs repas; une véritable amitié se forma bien vite entre eux. Il y avait pourtant des cultures bien diverses à chacune de ces rencontres. Le Vénérable Thich Thien Chau représentait le Vietnam et connaissait les pratiques du Zen. Des lamas tibétains de différents centres de France, Lama Denys, supérieur de Karma-Ling, et des laïcs compétents (Docteur Jean-Pierre Schnetzler, François Chenique) nous aidaient à approfondir la tradition tibétaine et à la comparer à notre spiritualité chrétienne. Le Père Placide Deseille nous faisait entendre la voix de l’orthodoxie. Tandis que le Vénérable Jean Éracle se faisait l’écho de la Terre Pure et savait à l’occasion rappeler les principes fondamentaux du bouddhisme, on peut dire que plusieurs des grands courants de la spiritualité occidentale furent chaque fois bien représentés. Il serait fastidieux de nommer tous les conférenciers, mais tour à tour bénédictins, trappistes, carmes et jésuites rappelèrent des aspects de leurs pratiques respectives, sans oublier un chanoine régulier de Saint-Maurice (Valais).

            Quand les organisateurs bouddhistes envoyèrent les Actes du second colloque au Secrétariat pour les non-chrétiens, ils en reçurent une lettre pleine de félicitations cordiales. Les participants de ces rencontres y auraient sûrement retrouvé l’expression de leurs propres sentiments.

            Lors des discussions il apparut à plusieurs reprises que les divergences entre christianisme et bouddhisme se trouvaient à un niveau plus profond : le problème de la personne. Que faut-il entendre exactement par ce terme? Suffit-il d’opposer individu et personne? N’est-on pas acculé à recourir à un examen proprement théologique et au mystère des Personnes divines dans la Sainte Trinité?

            La question ainsi soulevée fin mai 1985 ne fit pas aussitôt l’objet d’une réflexion en commun. Mais plus d’un d’entre nous continuaient à y penser. Cela revint au grand jour quand Karma-Ling organisa un colloque inter-bouddhistes sur le thème de l’anattā (24-26 avril 1992). J’y étais seulement comme observateur. Ce fut toutefois l’occasion de creuser un peu le sujet. On trouvera le fruit de ces réflexions au chapitre XI ci-dessous. Et au chapitre XII, une entreprise plus audacieuse : l’examen, en groupe plus restreint, des relations possibles entre la doctrine mahayaniste des Trois corps du Bouddha ou Trikāya et le dogme de la Sainte Trinité. Mais ne devançons pas notre partie doctrinale. Donnons plutôt une vue rapide des Colloques IV et V entre chrétiens et bouddhistes.

 

La spiritualité dans la vie quotidienne

Quatrième colloque (6-8 juin 1987)

 

            C’est dans le cadre prestigieux de l’ancienne chartreuse de Saint-Hugon, en Savoie, qu’eut lieu le quatrième colloque entre représentants du monachisme chrétien et du monachisme bouddhique. Au milieu des forêts de sapins qui encadrent ce vallon encaissé jusqu’aux sommets neigeux, tandis que roule en bas le torrent de montagne, nous avons échangé sur le thème commun: Méditation et contemplation dans l’action. Car s’il est relativement facile de construire une spiritualité détachée du monde, il faut un certain art pour en incarner les principes dans la matérialité des œuvres  banales et distrayantes de la vie quotidienne. Devant cette difficulté, chrétiens et bouddhistes ont à faire preuve de réalisme et d’un emploi de certains moyens habiles pour que leurs belles théories ne restent pas éthérées, inefficaces. Comme les années précédentes nous pûmes constater à la fois bien des concordances et un écart non négligeable dans les doctrines de base.

            Une des conférences les plus appréciées fut la première, entrant d’emblée dans le vif du sujet. Madame Marie-Rose Degive, mère de famille catholique, engagée dans l’accueil des émigrés et dirigeant à Bruxelles le centre “Voies de l’Orient”, nous fit, avec une simplicité émouvante, saisir comment les occupations multiples d’un ménage peuvent offrir des rappels de la spiritualité la plus authentique. Du côté chrétien, on eut les exposés doctrinaux du Père Guy Boué O.P., des Facultés Catholiques de Lyon; un chapitre d’histoire de la spiritualité médiévale par le Père Bernard de Give sur Les Frères de la vie commune et la dévotion moderne; un remarquable témoignage du Père Pierre de Béthune, bénédictin belge de Clerlande: En relisant la Règle de saint Benoît dans un monastère Zen, où pas à pas l’on compare non seulement des textes monastiques, mais des manières de vivre.

            Le docteur Schnetzler, psychanalyste, passa en revue plusieurs aspects connus de la vie moderne : métro, boulot, dodo… en faisant voir combien leur aspect contraignant, avilissant provenait en réalité d’une perte de leur caractère traditionnel et sacré. Faite par un bouddhiste, cette conférence était évidemment valable pour tous. Le Dharma fut spécialement étudié dans deux exposés de la mouvance tibétaine, celui du directeur et animateur spirituel de Karma-Ling, Lama Denys Teundroup, et celui de Lama Tcheuky, responsable des centres de Marseille, tandis que la voix du Japon se faisait entendre dans les exhortations du Révérend Yukai, moine du Vajrayāna japonais, le Shingon.

            Comme les années précédentes, ce colloque avait lieu à la Pentecôte. Il se déroula donc sous l’égide du Saint-Esprit, dont nous n’avons point le monopole : « Spiritus Domini replevit orbem terrarum, et hoc  quod continet omnia scientiam habet vocis [58] . »

 

Dieu et Vacuité

Cinquième colloque (2-4 septembre 1988)

 

            Depuis sa fondation, l’Institut Karma-Ling a consacré une bonne part de son activité à l’étude des relations entre le christianisme et le bouddhisme. Sa situation dans un ancien monastère chartreux et l’appartenance de Kalou Rinpoché, maître spirituel de Karma-Ling, au mouvement œcuménique tibétain Rimé [59] l’y conduisaient naturellement.

            Les premières rencontres, que nous venons de rappeler brièvement, ont eu surtout pour but de dégager des bases de dialogue, des convergences pratiques, et d’étudier les cheminements de la vie spirituelle comparables  dans les deux religions. Maintenant assurés d’une solide base fraternelle et de pratiques spirituelles offrant des similitudes, il a semblé bon aux organisateurs d’élaborer un projet plus théorique mais d’importance capitale, tâchant de confronter la conception de Dieu dans le christianisme et celle de la Vacuité, qui apparaît centrale dans le bouddhisme. Près de trois journées furent consacrées à ces échanges, auxquels participèrent environ 80 personnes, sans compter les résidents de Karma-Ling. Voici les titres des sujets abordés:

Père Bernard de Give  O.C.S.O.- La quête de Dieu en Chartreuse. Madame Mitchiko Ishigami, chercheur au C.N.R.S., docteur des Universités de Tokyo et de Paris – Dieu et Vacuité selon saint Paul et Dogen, maître Zen. – Madame Odette Baumer-Despeigne – Sens et expérience de la vacuité chez Hadewijch d’Anvers, mystique flamande du XIIIe siècle. Docteur Jean-Pierre Schnetzler, psychiatre, psychanalyste, bouddhiste – La peur du vide. Révérend Jean Éracle, du bouddhisme japonais de la Terre Pure, conservateur du Musée ethnographique de Genève – Le vrai sens de la vacuité dans les textes bouddhiques. Père Placide Deseille, du monastère orthodoxe de Saint Antoine le Grand – Théologie affirmative et théologie négative dans la tradition orthodoxe. François Chenique, docteur ès sciences religieuses,  professeur à l’École française de yoga – La vacuité de Dieu.

            La dernière matinée, conférence-dialogue entre le Père Pierre de Béthune, moine bénédictin de Clerlande (Belgique) et Lama Denys Teundroup, directeur spirituel de l’Institut Karma-Ling – Méthodes spirituelles pour réaliser Dieu et la Vacuité selon les approches théiste et non-théiste. Une table ronde finale clôtura la rencontre.

            Par rapport aux colloques précédents, tous devront reconnaître que la confrontation fut plus difficile. Ce n’était pas dû à l’auditoire, qui se montra même plus attentif et intervint plus activement. Ce n’était pas dû davantage à quelque a priori systématique manquant d’ouverture à l’égard de la religion d’en face. Mais on  avouera qu’on osait affronter un sujet plus profond, où chacun se sentait personnellement engagé, et d’un abord plus mystérieux. Car il ne suffit pas de faire un exposé sur notre théologie apophatique et l’expérience des mystiques chrétiens pour satisfaire aux exigences d’un  bouddhisme qui se veut conséquent. La non-dualité radicale ne peut facilement s’accommoder d’une philosophie de la personne ou des dogmes théistes. Il y eut même, de temps à autre, des accrochages. Ceci n’implique nullement qu’il faille se dérober à de pareilles confrontations, car elles nous ouvrent les yeux sur la position réelle d’une autre religion. Pourvu que des liens fraternels s’établissent, on est en droit d’espérer des progrès dans la compréhension mutuelle, comme ce fut le cas dans le mouvement œcuménique . Même si, depuis lors, on n’a plus vu de grand colloque chrétiens-bouddhistes à Saint-Hugon, cela ne veut pas dire qu’on y ait définitivement renoncé. Temporairement on donne la préférence à des discussions en groupes plus restreints, comme nous le verrons par la suite[60].

 

Une recherche linguistique en commun

 

            Le siège de cette activité est également à l’Institut Karma-Ling, en Savoie. Depuis 1988 un groupe intitulé Collège des traducteurs francophones ou Comité Lotsawa organise des rencontres de traducteurs du tibétain. Le but est d’uniformiser la manière de traduire en français les termes techniques du bouddhisme, mais aussi tous les vocables touchant à la psychologie, au domaine spirituel. On s’est proposé comme tâche concrète de composer un Glossaire tibétain – sanskrit – français  qui comprendra 500 entrées. La dixième rencontre s’est achevée les 17 et 18 avril 1993. Une douzaine d’érudits collaborèrent à ces travaux, ce qui ne veut pas dire que toutes ces personnes fussent présentes à chacune des réunions. Mes connaissances en tibétain étant plutôt sommaires, je venais surtout pour m’instruire à l’écoute de ces bons philologues et linguistes. À vrai dire, j’avais pris le train déjà en marche et n’ai participé qu’aux cinq dernières rencontres, depuis le 23 novembre 1990. Aucun d’entre nous ne chômait durant ces journées de compulsion de dictionnaires (dont un gros chinois) et de discussions critiques. Nous en gardons des souvenirs d’anciens combattants. Le collège, s’il conserve son existence, sera intégré dans la Fédération du Bouddhisme Tibétain, qui regroupe déjà 25 centres du Dharma français. C’est à elle qu’il appartiendra de patronner la dernière mise au point du Glossaire et d’en assurer la diffusion. Il est avant tout destiné à l’usage des centres bouddhistes, mais on en devine l’intérêt pour le dialogue interreligieux : savoir le sens exact des mots que l’on emploie dans les échanges de religion comparée. Même si ce lexique ne doit jamais voir le jour, je garderai de ces rencontres, peut-être plus qu’un enrichissement de mon vocabulaire, un sentiment qui ne pourra s’effacer de ma mémoire : quelle finesse  de psychologie possède le bouddhisme, et quel jeu de nuances dans sa manière d’exprimer tout ce qui touche à la connaissance ou à l’intuition !

 

Visite du Dalaï-Lama à Karma-Ling. Samedi 30 octobre 1993

 

            L’événement était préparé de longue date. Une vaste esplanade avait été aménagée depuis des mois, assises d’un grand chapiteau aux tentes bleues capable d’abriter 1 500 visiteurs. Tout était décoré, des oriflammes de couleurs vives s’alignant le long des sentiers menant au tcheuten, frais comme aux premiers jours. Dans les couloirs de la chartreuse, une admirable exposition de portraits d’oiseaux animait l’accueil. Un service de sécurité vigilant s’échelonnait depuis Pontcharra, tandis qu’un hélicoptère se posait près d’un pavillon pour cas de secourisme. En fait, tout se passa le mieux du monde. Malgré le froid de l’aurore et du soir, le temps était splendide, la pleine lune étant auspicieuse aux Tibétains. Arrivée au début de l’après-midi, Sa Sainteté fut accueillie par les autorités civiles et religieuses de la région. Quelques moines et moniales étaient présents, se mêlant aux robes des moines et nonnes du Dharma. Outre la bénédiction du tcheuten et une allocution à ceux qui vont entrer en retraite, l’essentiel de la journée fut une allocution du Dalaï-Lama aux personnalités ; puis, surtout, une conférence pas trop  longue où il souligna les rapports fraternels qui existent  entre christianisme et bouddhisme. Il eut aussi des phrases très fortes, aux mots pesés, disant en somme ceci : « Dans un Occident pénétré de culture marquée par le christianisme, toute personne songeant à adhérer au Dharma bouddhique se doit de bien réfléchir à ce qu’elle fait et veiller à n’abandonner des usages de sa religion de naissance qu’après mûre réflexion[61]. »

            Nous garderons tous un excellent souvenir de cette journée, de la bienveillance souriante de Sa Sainteté, sans compter les nombreuses retrouvailles de personnes sympathiques rencontrées au fil des ans dans divers centres du Dharma. La veille, le Dalaï-Lama avait visité la Grande Chartreuse, dont il admira la simplicité. Il est indéniable que la vie de nos moines l’impressionne. Certains reprochent à cet accueil d’avoir trop donné aux journalistes. Tandis qu’on leur faisait une conférence de presse, le public s’en alla, ne pouvant attendre davantage, et les voitures redescendirent dans la vallée.

 

 

LES   ÉCHANGES   SPIRITUELS   EST-OUEST

AVEC   LES   MOINES   ZEN   DU   JAPON

 

 

            Depuis 1979 une entreprise nouvelle prend corps, dont les fruits sont déjà évidents, et qui est pleine de promesses. Il s’agit d’un échange de moines. La chose s’est réalisée avec deux traditions orientales spécialement intérieures et spécialement ouvertes : les lamas tibétains et les moines Zen du Japon. Des groupes de moines Zen viennent dans les abbayes d’Europe, tandis que des moines et moniales d’Europe vont s’astreindre à la discipline du Zen durant un mois au Japon. Ces échanges spirituels se passent alternativement en Europe et au Japon tous les quatre ans, depuis 1979. Les séjours dans les monastères permettent une connaissance mutuelle concrète et en profondeur. On lira l’allocution du pape Jean-Paul II en conclusion du premier échange dans le Bulletin du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux [62]. Après le second parut le livre très vivant de Benoît Billot O.S.B.: Voyage dans les monastères Zen [63]. On trouvera dans le même Bulletin le compte rendu des échanges II et III[64]. Sur le quatrième, voir l’article du Père Michel Fitzgerald P.B., dans le Bulletin de l’A.I.M. [65]. Sur l’ensemble, nous disposons actuellement du dossier constitué par Madame Mitchiko Ishigami-Iagolnitzer, chercheur au C.N.R.S.: Dialogue interreligieux monastique au Japon et en Europe, qui  regroupe un grand nombre de rapports et interviews réalisés à l’occasion de ces Échanges Spirituels de 1979 à 1987  [66].

            Il faut également souligner que nous ne sommes pas seulement en présence de groupes fugitifs, laissant imaginer que rien ne se passe dans les intervalles. Tel moine Zen du Japon a la constance de suivre durant des années les cours de théologie à l’abbaye de Sankt Ottilien en Bavière. Hozumi Roshi commence à être une figure connue et admirée dans les communautés d’Europe pour ses conférences et les sessions qu’il anime. Tandis que la personnalité rayonnante de l’abbesse Aoyama Sensei [67] fait aimer, à travers elle, les moniales de sa tradition Soto.

 

 

ÉCHANGES   AVEC   LES   MOINES   TIBÉTAINS

INTERMONASTIC   HOSPITALITY   PROGRAM

 

 

            En 1982, un jeune moine de trente ans, élève de l’École de Dialectique de Dharamsala, fut durant quatre mois aux États-Unis, séjournant tour à tour dans six abbayes de bénédictins, participant à leur vie, échangeant des informations. On en fut très satisfait de part et d’autre. Aussi l’expérience fut-elle renouvelée l’année suivante, en plus grand : trois moines tibétains passèrent dans une douzaine d’abbayes de bénédictins et de trappistes des États-Unis et du Canada. Dans l’autre sens, un groupe de moines et de moniales catholiques s’en est allé en Inde, durant l’automne de 1986, pour y séjourner dans un assez grand nombre de monastères tibétains.

            L’ensemble de ces rencontres se range sous le titre Intermonastic Hospitality Program[68] Ces échanges, qui débutèrent en 1982, en sont, en 1995, à leur septième phase. Déjà en 1993 une centaine de monastères d’Europe ou d’Amérique avaient accueilli des moines et des moniales hindous ou bouddhistes et plus de 70 moines et moniales chrétiens avaient résidé dans divers monastères d’Orient[69]. Pour les phases VI et VII du Programme, dans les deux sens, avec moines et moniales en 1994 et 1995, voir le Bulletin du N.A.B.E.W.D., qui s’intitule depuis 1993 Bulletin of  Monastic Interreligious Dialogue.

            Indépendamment de ces échanges, deux bénédictins anglais, dom Aldhelm Cameron- Brown, abbé de Prinknash, et le Père Francis Baird, firent en 1988, sous l’égide du D.I.M., le tour de quarante-huit monastères tibétains à travers l’Inde[70].

            Avant de raconter nos propres aventures, il semble bon de signaler la croissance de la Commission qui encourageait ces rencontres.

 

 

LES   DÉVELOPPEMENTS   DE   LA   COMMISSION

DU   DIALOGUE   INTERRELIGIEUX   MONASTIQUE

 

 

            La commission du Dialogue Interreligieux Monastique, dont le sigle est D.I.M., veille à établir ou à renforcer des relations fraternelles, dans la plupart des pays d’Europe occidentale, avec les moines des religions d’Orient. Nous avons dit quelques mots de ses origines[71]. L’Angleterre est spécialement active. De même dom Cornelius Tholens à Amsterdam. Mais aussi nos membres d’Allemagne, de Belgique, de France, d’Italie. Parmi eux de grands abbés de l’Ordre bénédictin. Le N.A.B.E.W.D., en Amérique du Nord, publie un Bulletin, diffuse des cassettes, organise des rencontres, collabore avec le Naropa Institute de Boulder, Colorado, fondé par le maître tibétain Chögyam Trungpa Rinpoché (1939 – 1987).

            Animée du même esprit, l’abbaye bénédictine de La Pierre-qui-Vire a, depuis de longues années, les meilleurs rapports avec le centre de Kagyu-Ling, en Saône-et- Loire, tandis que la Trappe de Tamié, en Savoie, entretient des relations de bon voisinage avec Karma-Ling, l’ancienne chartreuse de Saint-Hugon.

            La branche d’Amérique du Nord s’appelait N.A.B.E.W.D. (North American Board for East-West Dialogue). Récemment, pour mieux marquer son caractère monastique, on l’a nommée M.I.D. (Monastic Interfaith Dialogue). C’est aussi l’appellation que la Grande-Bretagne préfère au mot D.I.M., qui sonne mal en anglais. Ce n’est pas le lieu de détailler les activités de ces groupes qui se subdivisent en commissions régionales : France, Belgique, Allemagne, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Suisse romande, Péninsule ibérique, Italie. Et même, à la suite d’une rencontre dont nous parlerons plus loin[72], une commission indienne. Il est permis d’envisager que cet arbre s’accroisse, dans les années qui viennent, de branches nouvelles: Pologne, Australie, Asie orientale …

            Une modification récente des structures (1993) vise à donner une plus large autonomie au D.I.M. (ou M.I.D.) qui ne sera plus une sous-commission de l’A.I.M., mais dont le secrétaire général dépendra directement du Père Abbé primat de l’Ordre de saint Benoît et de l’Abbé général des trappistes.

            Pour quiconque s’intéresse à notre mouvement, on ne peut que recommander le livre de dom Jean Leclercq O.S.B.: Nouvelle page d’histoire monastique. Histoire de l’A.I.M., 1960-1985.  Publié par le Secrétariat de Vanves en 1986, il s’appuie sur une abondante documentation et fut rédigé avec ferveur. On peut y voir comment la naissance et le développement du D.I.M. sont liés aux initiatives de l’A.I.M. Le secrétariat général de celle-ci fut confié au Père Abbé Robert de Floris, qui eut bientôt l’aide de Sœur Pia Valeri, du monastère de Béthanie, Loppem. Quand le Père de Floris se retira, il eut pour successeur, en juillet 1982, le Père Marie-Bernard de Soos, ancien supérieur de Dzogbégan, au Togo. La nouvelle secrétaire est, depuis 1984, Sœur Teresa Rodrigues de Stanbrook, en Angleterre[73]. À la tête de la commission du Dialogue se trouve le Père Pierre de Béthune, prieur de Clerlande, en Belgique.

            Chacune des commissions régionales réfléchit aux aspects doctrinaux du dialogue interreligieux. Une des meilleures sessions sur ce thème eut lieu à La Pierre-qui-Vire du 19 au 24 avril 1982[74]. Mais il y en eut d’autres par la suite en Belgique et en France. Dans de pareilles confrontations, heureux sommes-nous de pouvoir compter sur la collaboration de deux religieux qui joignent à une réelle modestie une grande érudition, la clarté de l’exposé et un jugement très sûr: le Père Pierre Massein, de l’abbaye de Saint-Wandrille, qui fut longtemps chargé de l’enseignement du bouddhisme à l’Institut Catholique, et le Père Jacques Scheuer S.J., animateur des Voies de l’Orient à Bruxelles et professeur des religions orientales à l’I.E.T. (Institut d’Études Théologiques) de cette ville.

            Chaque commission régionale veille à établir des contacts et assure des publications. Ainsi pour la France, la Belgique francophone et la Suisse romande, le Bulletin du D.I.M francophone [75]. Les bénédictins anglais eurent une heureuse initiative, qui pourrait servir de modèle à d’autres pays. Sous le titre: Monastic Inter-Faith Directory, ils ont publié en 1986 un petit Directoire très maniable, avec carte de Grande-Bretagne et d’Irlande, où sont mentionnés non seulement les monastères catholiques et anglicans, mais aussi les communautés monastiques des diverses branches du bouddhisme qu’on trouve chez eux et même, avec une bonne introduction, le Centre Vedānta dont nous avons parlé[76].

            Si l’on veut avoir une idée des diverses activités de chaque commission régionale, on ne peut mieux faire que d’en lire un rapport. Par exemple dans le Bulletin du Conseil Pontifical, qui s’appelle, depuis 1994, Pro Dialogo. Vous y trouverez au numéro 88, en 1995, le compte rendu de la 23e réunion de la Commission Centrale du D.I.M. européen à Saint-Maurice (Valais, Suisse) du 17 au 19 juin 1994[77]. Chaque nation rapporte brièvement ce qu’elle fait. On remarquera une assez grande diversité dans les approches. L’esprit qui nous anime étant évidemment le même, les organisateurs adoptent, selon les pays, les méthodes qui conviennent le mieux au contexte national et tiennent compte de la situation des moines orientaux qu’on y peut rencontrer. La Bavière n’est pas l’Angleterre, ni la Suisse romande la Péninsule ibérique. La Belgique francophone n’ayant pas les dimensions de la France, il est plus facile d’y réunir les « personnes-contact ». Quant à la jeune région néerlandophone, Dieu lui a donné pour animateur un Anversois devenu trappiste en Hollande, ce qui lui fait sauter aisément les frontières.

 

 

UN   DIALOGUE   DANS   LES   DEUX   SENS

 

 

            Le dialogue – le mot l’indique – va dans les deux sens. Il serait une utopie si nous n’avions, venant de l’autre bord, des interlocuteurs valables et désireux d’avoir des échanges. Les moines chrétiens de nos jours ont donc la bonne fortune d’avoir en face d’eux des moines japonais ou tibétains pour qui la rencontre est précieuse. Nous songeons à tels grands Roshi du Japon et, du côté du Tibet, à celui qui, à lui seul, symbolise tout le monachisme du Vajrayāna. Sa Sainteté le Dalaï-Lama eut l’obligeance d’adresser un message explicite aux moines chrétiens quand la revue Monastic Studies publia, en 1991, un numéro spécial : Buddhist and Christian Monasticism. La traduction française de ce message a paru ensuite dans le Bulletin de l’A.I.M. [78]. Le Dalaï-Lama accorda une entrevue aux moines et moniales catholiques venus entendre ses enseignements à Vajra Yogīnī, Lavaur, en novembre 1993[79]. Ces mêmes jours, les lamas tibétains de Tihange[80], près de Huy, en Belgique, étaient fraternellement accueillis à l’abbaye d’Orval.

            Sur le terrain de la réflexion, cette même année 1993 fut marquée par un document important. À la suggestion du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux, la Commission D.I.M. procéda à une enquête afin de clarifier et d’approfondir la nature du dialogue de l’expérience religieuse, en particulier en ce qui concerne la prière et la contemplation. Il fut publié sous le titre: Contemplation et Dialogue Interreligieux. Repères et perspectives puisées dans l’expérience des moines [81].

            Nous partageons la conviction du Père Le Saux (Abhishiktānanda): « Si tous vivent au fond d’eux-mêmes, aussi intimement qu’ils le peuvent de l’Esprit qui est en eux – quel que soit le nom ou la forme sous lesquels il se fait connaître – une merveilleuse communication s’établit entre eux, au-delà des mots, au niveau de l’Esprit. C’est une pareille communion de vie et découverte de l’Esprit l’un en l’autre qui donne son élan au mouvement œcuménique , et à ses pionniers l’audace d’aller de l’avant en prenant des initiatives prophétiques[82]. »


NOTES

 



[1] Monachesimo Cristiano, Buddhista, Indù. Incontro interreligioso sulla vita monastica. Praglia 3 – 8 ottobre 1977. Editrice Missionaria Italiana, via Meloncello 3/3, 40135 Bologna, 1978, 192 p.

[2] On trouvera un compte rendu plus détaillé de cette session: La rencontre interreligieuse de Praglia, 3 – 8 octobre 1977, dans Collectanea Cisterciensia, 1978 – 1, p. 72 – 78.

[3] On remarquera un léger accroc à l’ordre chronologique. Le tour de l’Inde monastique dont nous avons parlé au chapitre précédent eut lieu en réalité après la première rencontre de Praglia. L’inversion est voulue, afin de grouper ensuite les diverses rencontres en Europe. Celle de Praglia eut d’ailleurs les mêmes animateurs et, en partie, les mêmes participants du côté chrétien.

[4] Deuxième rencontre interreligieuse à l’abbaye de Praglia, 23 – 29 septembre 1979, dans Collectanea Cisterciensia, 1979 – 4, p. 356 – 359, ou dans le Bulletin de l’A.I.M., 1980, nº 28, p. 51 – 54.

[5] Deux commissions pour le dialogue Est-Ouest, dans le Bulletin de l’A.I.M., nº 24, p. 56 – 63.

[6] Nous étions trois, de trois Ordres et de trois pays différents: un bénédictin hollandais, un camaldule italien et un trappiste belge.

[7] On trouvera une description détaillée des divers instruments de musique utilisés liturgiquement aux pages 160 et 161 du livre de G. TUCCI et W. HEISSIG – Les religions du Tibet et de la Mongolie. Paris, Payot, 1973.

[8] Voir notre chapitre III.

[9] Rencontre chrétiens-bouddhistes. Foi et Amour, à Kagyu-Ling avec le Vénérable Kalou Rinpoché. Novembre 1984. Kagyu Yiga Tcheu Dzinn Éditions. Château de Plaige, F – 71320 Toulon-sur-Arroux.

[10] Voir ci-dessus le chapitre X.

[11] Mis à jour sous le titre Une entreprise féconde: le dialogue interreligieux monastique dans la revue de l’Université Grégorienne Studia Missionalia, vol. 43, 1994, p. 95 – 113.

[12] Ce dernier, moins habitué à un auditoire d’Occidentaux, était peut-être intimidé. L’impression de froideur qu’il faisait à la Sainte-Baume dut être corrigée quand je le revis, en janvier 1983, lors d’un bref séjour dans son monastère de Ganden, au Karnataka. En privé, il se montre simple et bienveillant, tout disposé à répondre aux questions.

[13] Décédé le 3 mars 1984 à Los Angeles, Californie. Il était né au Tibet en 1935. Moine Gelugpa.

[14] Voir ci-dessous, p. 153 – 154  et  165.

[15] On trouvera le texte de ces conférences dans son livre: Silent mind, holy mind. Edited by Jonathan Landaw. Wisdom Culture, Ulverston, Cumbria, England, 1978, 70 pages. Traduit en néerlandais: Stille geest, heilige geest. Maitreya Instituut, Heemhoeveweg, 2, NL – 8166 HA Emst, Nederland. Le même Institut publie en néerlandais une belle revue, le Maitreya Magazine qui a publié, surtout en 1984, des numéros sur Lama Yéshé et son successeur, Lama Zopa Rinpoché.

[16] On sait que les bénédictins anglicans de Caldey furent reçus dans l’Église catholique en 1913. Les trappistes de Scourmont prirent la relève dans l’île à la fin de 1928.

[17] Du 18 au 28 octobre 1980.

[18] Manjushri Institute, Conishead Priory, Ulverston, Cumbria LA 12  9QQ.

[19] Voir ci-dessous notre chapitre VII. J’y fus une dizaine de jours en janvier 1980.

[20] Vicki MACKENZIE, L’enfant lama. Histoire d’une réincarnation, traduit de l’anglais par C. VLÉRICK, Collection “Les énigmes de l’univers”, Paris, Robert Laffont, 1991, 255p. Les revues Mandala (Soquel, Californie) et Maitreya Magazine (Emst, Pays-Bas) donnent régulièrement de ses nouvelles.

[21] Quelques années plus tard, le Manjushri Institute devait se détacher de la Fondation pour la Préservation de la Tradition Mahayaniste. Dès lors il ne figure plus dans la liste de leurs centres, que publie régulièrement la revue Mandala (citée à la note 20). Vigoureuse en Italie (Pomaia), la Fondation a notamment de nombreux centres en Australie et aux États-Unis.

[22] Voir ci-dessus pages 94 – 97.

[23] Voir pages 90 – 93.

[24] Nashdom Abbey, Burnham, Slough SLI  8 NL. Fondée par des bénédictins anglicans venus de Caldey.

[25] Je suis revenu à ce Vedānta Centre à la fin d’octobre 1981. Les conversations furent plus nombreuses avec les novices. J’ai pu assister aux cours du Swāmi, modèles de pédagogie et de conviction religieuse. Tout ceci, évidemment, dans le cadre de l’hindouisme, mais parfaitement acceptable pour un chrétien; avec, en plus, une vigueur que nous avons peut-être perdue.

[26] British Mahabodhi Society, London Buddhist Vihāra, 5, Heathfield Gardens, London W4  4JU.

[27] Venerable Bhikkhu Sumedho, Chithurst Forest Sanctuary, Chithurst House, Peterfield, Sussex.

[28] Born in Tibet, as told to René Cramer Roberts. D’abord publié en Angleterre, 1966, chez Allen et Unwin; 3e éd., The Clear Light Series, Shambala Publications, Boulder, Colorado, 1977, 280 pages. Traduit en français: Né au Tibet, chez Buchet-Chastel, 1968.

[29] Voir l’article Sam-yé dans le Dictionnaire des religions, sous la direction de Paul Poupard, Presses Universitaires de France, 3e éd. revue et augmentée, 1993, p. 1816 – 1817. Lors de notre pèlerinage au Tibet en juillet 1994, notre groupe se rendit à ce vénérable monastère. Voir ci-dessous au chapitre VIII, p 252.

[30] Voir B. de GIVE, Bibliographie d’initiation aux religions orientales. Édité par l’A.I.M., 7, rue d’Issy, F – 92170 Vanves. Les œuvres  de Trungpa, pages 29 – 30.

[31] Voir J. BLOFELD, Le bouddhisme tantrique du Tibet. Éd. du Seuil, Points. Sagesses, 1976, p. 216. Explications plus détaillées dans TUCCI et HEISSIG, Les religions du Tibet et de la Mongolie, Payot, 1973, aux références du mot gtorma à l’index p. 511.

[32] Voir ci-dessus pages 102 – 103.

[33] Samye Ling se trouve sur une petite route secondaire entre Lockerbie (ligne d’Edimbourg) et Langholm, au nord de Carlisle: Kagyu Samye Ling. Tibetan Centre, Eskdalemuir, Nr. Langholm, Dumfriesshire, DG 13 OQL, Scotland.

[34] Ci-dessus, page 109 et la note 21. La Fondation compte actuellement (en 1995) 74 centres en 18 pays.

[35] Maitreya Instituut, Heemhoeveweg, 2. NL – 8166 HA, Emst, Nederland.

[36] Ci-dessus, p. 106 – 108.

[37] Ci-dessus, p. 108 – 110. Et Les cahiers du bouddhisme, nº 22, octobre 1984, p. 40 – 43.

[38] Les cahiers du bouddhisme, nº 24, avril 1985, p. 42 – 43.

[39] Ci-dessus, p. 101 et suivantes.

[40] Voir compte rendu dans la revue Dharma, nº 19, janvier – mai 1994, p. 50 –55.

[41] Monastère Nālandā, Château de Rouzegas, Labastide Saint-Georges, 81500 Lavaur.

[42] Ci-dessus, p. 111 – 113.

[43] Centro Samyê Dzong. Karma Lodrö Gyamtso Ling. Calle Pau Claris, 74, 2º. Barcelona 08010.

[44] Ci-dessus, p. 116 – 119.

[45] Nāgārjuna C.E.T. Barcelona, Rosellón 298, Pral 2 a, 08037 Barcelona.

[46] Je ne les reverrai plus lors d’un second passage en 1989.

[47] Kagyu Dechen Ling, Calle Sáinz de Baranda, nº 57, 8º D, Madrid 28009.

[48] Nāgārjuna Institute, Calle  Costanilla de los Angeles, nº 2, 3 dcha, 20013 Madrid. Depuis lors, ils ont changé d’adresse.

[49] Voir ci-dessous au chapitre X.

[50] Sur Sonada et mes rencontres avec Kalou Rinpoché voir, au chapitre VII, les pages 150 – 152 et la note 4.

[51] Voir DJAMGOEUN KONTRUL, Le flambeau de la certitude. Traduit du tibétain par J. HANSON. Editions Yiga Tcheu Dzinn. Château de Plaige, 71320 Toulon-sur- Arroux, 1980, p. 19 – 20.

[52] Dag Shang Kagyu. Centro de Estudios y de Meditación Budista. Aptdo. Nº 17, E – 22430 Graus (Huesca).

[53] Le château du VIIe siècle fut reconstruit au XVIe , en 1576.

[54] Par la suite, sur l’initiative du DIM belge, les trois lamas et les responsables du centre furent accueillis à l’abbaye d’Orval le 11 novembre 1993. Rencontre fraternelle dont on garde, de part et d’autre, un excellent souvenir.

[55] Ce matin, sur le bardo, période intermédiaire après la mort, cruciale pour le choix d’une vie future.

[56] Institut Karma-Ling. Hameau de Saint-Hugon, 73110 Arvillard (Savoie), France.

[57] Les Actes de ces deux colloques furent ensuite publiés, ronéotypés, aux Éditions Prajna, du centre Karma-Ling. Le premier a 193 pages; le second, 247 pages.

[58] Introït de la Pentecôte (Sagesse 1, 27). Cette date de la Pentecôte ne put être retenue pour le colloque suivant, la plupart des prêtres et des moines chrétiens étant requis, en ce jour de fête, par les obligations de leur ministère.

[59] Ci-dessus, p. 127 – 128.

[60] Au chapitre XII, sur le thème Trinité et Trikāya.

[61] Voir la revue Dharma, nº 19, p. 46.

[62] En 1980, nº 43, p. 15.

[63] Paris, Desclée de Brouwer, 1987.

[64] En 1984, nº 55, p. 93 – 96. En 1988, nº 67, p. 30 – 36.

[65] Vanves, 1991, nº 50, p. 120 – 124.

[66] Sciences et Lettres, 38, rue de l’Abbé Carton, 75014 Paris.

[67] Ci-dessus, p. 45 – 46.

[68] Pour plus de détails sur ces rencontres, on consultera les comptes rendus qu’en publie régulièrement le Bulletin du N.A.B.E.W.D. (North American Board for East-West Dialogue), auparavant à Osage Monastery, 18701 W. Monastery Road, Sand Springs, OK. 74063, U.S.A. Depuis janvier 1991, Abbey of Gethsemani, 3642 Monks Road, Trappist KY. 40051 – 6102. Voir aussi le Bulletin du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux, 1981 – 1, nº 67, p. 36 – 41, sous le titre Intermonastic Hospitality Program (surtout la phase III). Ce texte parut en français sous le titre Moines et moniales chrétiens en Inde dans le Bulletin de l’A.I.M., 1987, nº 42, p. 122 – 125. Sur la phase V, voir le Bulletin du N.A.B.E.W.D., nº 46, January 1993, p. 1 – 3.

[69] Extrait de Contemplation et Dialogue dans le Bulletin du Conseil Pontifical pour le Dialogue, 1993 – 3, nº 84, p. 264. Ce chiffre évidemment combine les deux programmes dont nous venons de parler et pas uniquement l’Hospitality Program avec les Tibétains.

[70] Voir leur rapport sous le titre: Tournée des monastères tibétains de l’Inde dans le Bulletin de l’A.I.M., 1989, nº 46, p. 83 – 92. Ce grand nombre de lieux visités étonne. Ces braves religieux voulaient-ils battre un record ? On peut s’interroger sur l’utilité d’une pareille course. Ne vaudrait-il pas mieux visiter moins de monastères et y séjourner davantage ?

[71] Plus haut, pages 88 et 97.

[72] Au chapitre VIII, sur Asirvanam.

[73] Elle regagna son couvent à la fin de 1994. Voir aussi Bulletin de l’A.I.M., 1995, nº 58, p. 1 – 3.

[74] Sous le titre: Influence des religions orientales en Europe. Information et discernement. On en trouvera un bref compte rendu dans Collectanea Cisterciensia, 1983, p. 77 – 79.

[75] Père Benoît Billot, 8, Avenue Léon Gourdault, F – 94600 Choisy-le-Roi.

[76] Sous le titre: A Working Guide to the Monasteries of the Christian, Buddhist and Hindu Traditions in Britain and Ireland. Prepared by the Monastic Inter-Faith Dialogue, Douai Abbey, Upper Woolhampton, Reading RG7 5TH, 1986. Sur le Centre Vedānta, voir ci-dessus p. 113 – 114.

[77] Pro Dialogo, nº 88, 1995/1, pages 92 – 97.

[78] Monastic Studies. The Benedictine Priory of Montreal, nº 19, 1991. Bulletin de l’A.I.M., 1993, nº 54, p. 105 – 106.

[79] Ci-dessus, pages  122 – 123.

[80] Ci-dessus, pages  129 – 131.

[81] Dans le Bulletin du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux, 1993 – 3, nº 84, p. 250 – 270. Ce document a été publié en plusieurs langues. Il est reproduit (sauf la Bibliographie fondamentale qui le termine) dans la Documentation Catholique, nº 2090, du 20 mars 1994, p. 291 – 297.

[82] Cité par J. DUPUIS S.J., Jésus-Christ à la rencontre des religions. Paris, Desclée, 1989, p. 307 – 308.