CHAPITRE   II

 

LE   MONACHISME   TIBÉTAIN

 

 

            La vie des moines au Tibet... A première vue il peut sembler que traiter de nos jours un pareil sujet, c’est verser dans l’irréalisme. On sait qu’en 1950 les Chinois envahirent le pays et, profitant d’une supériorité militaire écrasante, chassèrent les moines de leurs monastères, réduisant la plupart de ces derniers à l’état de ruines, ainsi que le montrait une exposition de documents photographiques à Dharamsala en février 1980. Quant à ces milliers de cénobites, réduits en servitude, il leur était devenu pratiquement impossible de garder les observances transmises durant tant de siècles. Le coup de grâce fut porté le 10 mars 1959, quand le soulèvement populaire de la nation tibétaine fut sauvagement réprimé par les communistes chinois. Mais ce fut aussi grâce à l’exode de plus de 80 000 Tibétains en Inde, voire en Occident, le début d’une ère nouvelle où, en terre étrangère, les grands Ordres monastiques traditionnels reprennent racine, tandis qu’un bon nombre d’Occidentaux voient dans le Dharma bouddhique une réponse à leurs aspirations, une alternative aux schèmes étouffants de notre société.

 

Les monastères

 

            Cependant  notre exposé n’a pas pour but de retracer l’évolution récente. Si nous le maintenons dans le cadre classique de la vie des moines au Tibet, c’est que ce cadre reste la référence obligée des moines en exil comme des Tibétains qui demeurent attachés à leur religion ancestrale. Ce sont les monastères anciens qui restent leur prototype. C’est leur manière de vie qui, bien qu’adaptée à des circonstances nouvelles, se maintient à leurs yeux comme l’idéal à poursuivre dans les fondations qu’on replante. Il ne s’agit nullement d’archéologie.

            Dans ce qui suit je m’inspire d’un chapitre bien fait sur Le mysticisme tibétain par T.-Y. Dokan[1].  L’existence du Tibétain se déroulait tout entière au milieu des rappels destinés à lui indiquer la voie à suivre. Vivant sous la protection constante des Libérés, réincarnés afin d’aider les hommes, et particulièrement du grand Bodhisattva protecteur Tchenrézig, le Tibet présentait l’image d’un peuple tout entier en marche vers l’apothéose glorieuse, dans une acceptation pénétrée de joie qui est, pour les Occidentaux, un des traits les plus surprenants du bouddhisme. Dans un tel cadre et aussi dans un environnement naturel grandiose et farouche, où l’être humain éprouve sa petitesse, sa fragilité, son impermanence, où il ne peut se  sentir que de passage, les monastères si nombreux constituaient des havres de paix où se consacrer à l’essentiel, en quelque sorte des pôles d’attraction magnétique. Aussi, dans l’ancien Tibet, un individu sur six entrait-il en religion et, parmi les laïcs, nombreux étaient les protecteurs des moines qui assuraient la vie matérielle ou prenaient en charge la personne d’un religieux isolé, d’un naldjor-pa, c’est-à-dire d’un ascète adepte du « Sentier direct », vivant dans la réclusion.

            Des monastères, il en existait au Tibet de toutes sortes, depuis les métropoles qu’étaient par exemple Drepung près de Lhasa, avec quelque dix mille moines, Sera, Ganden ou Kumbum qui en rassemblaient plusieurs milliers, jusqu’aux minuscules couvents,  ne comprenant qu’un petit temple, une salle d’assemblée et quelques bâtiments, campés sur des sommets battus par les vents ou abrités au creux de quelque vallée retirée. Mais dans l’un comme dans l’autre cas, il n’existait entre les gonpas tibétains et les monastères chrétiens presque aucune similitude. Drepung ou Kumbum ressemblaient plutôt à des villes aux innombrables édifices hétéroclites formant des unités plus ou mois indépendantes les unes des autres, séparés par des rues à certaines heures grouillantes d’une foule le plus souvent malodorante, dépenaillée et bruyante. A l’intérieur même du gonpa, la vie monastique différait plus encore de celle que mènent les moines catholiques, par exemple. Pas d’église ni même de chapelle, seulement quelque temple obscur, le lhakhang, maison des dieux : le culte qu’on leur rend se borne à y allumer une lampe à beurre, à y brûler de l’encens et à saluer trois fois la statue du maître du lieu. C’est dans la salle d’assemblée, assez vaste pour contenir le peuple entier des moines, décorée de fresques peuplées de personnages bénins ou terrifiants, hérissée de bannières qui pendent du plafond et portent des images des Bouddhas et des divinités, et au fond de laquelle luisent les statues dorées des grands lamas défunts et les reliquaires contenant leurs restes, que se réunissent, immobiles, jambes croisées, les trapa (élèves monastiques) dominés par les dignitaires siégeant sur leurs trônes dont la hauteur indique le rang. C’est là que, pendant  des heures, se déploient, sur un rythme lent, ponctué par les clochettes, les trompes et les tambourins, les volutes des sūtras psalmodiés d’une voix extrêmement basse qui vient du creux du ventre. C’est pratiquement à cette assemblée matinale, avec quelques cérémonies rituelles, que se réduit la vie communautaire[2], tandis que parallèlement se déroule le long cycle des études, car chaque grand monastère est une université – et les novices des couvents ne possédant pas d’école viennent y étudier – comprenant plusieurs sections : la philosophie et la métaphysique ; les Écritures sacrées et la règle monastique ; l’école tantrique où s’enseignent le rituel, la magie et l’astrologie ; l’école de médecine[3].

 

Le statut des religieux

 

            Le statut des religieux n’est pas uniforme[4]. Il faut distinguer essentiellement entre les moines ordonnés et les religieux mariés. Les moines ordonnés sont les continuateurs du sangha indien : ils suivent les règles disciplinaires (vinaya) et font donc vœu de célibat. Néanmoins, toutes les obligations et interdits du vinaya ne sont pas scrupuleusement respectés : l’interdiction de manger de la viande, par exemple. Comme dans le bouddhisme indien, plusieurs étapes jalonnent la vie du moine : renoncement au monde, noviciat, ordination complète. Les vœux monastiques sont en principe perpétuels. En réalité, divers motifs sont acceptés pour que le moine rende ses vœux et soit réduit  à l’état laïc. Les moines vivaient dans des monastères. Le futur moine y entrait très jeune, vers huit ans, sur décision de ses parents, très rarement de son propre chef. Il était confié à un maître, membre de la famille ou connaissance, chez qui il habitait et qui prenait en charge sa première instruction : lecture, écriture, rudiments de grammaire, mémorisation de textes. En retour, le disciple assurait le service de son maître et participait aux corvées collectives du monastère : ramassage du bois, etc. Ensuite, selon ses désirs et ses capacités, il pouvait s’orienter dans diverses voies : études, exécution des rituels, entretien des temples, service des lamas, administration de leurs biens ou de ceux du monastère. Certains, réfractaires à la vie monastique, adhéraient à un groupe très particulier : souvent appelés moines-guerriers, ils servaient plutôt de gardes du corps et passaient le reste de leur temps en compétitions sportives et en bagarres.

            En principe, les parents faisaient entrer leur enfant dans le monastère local proche de leur domicile. Il pouvait y rester toute sa vie ; il pouvait aussi en changer à son gré. Pour poursuivre des études approfondies, il devait finalement rejoindre l’un des monastères – universités de son école. Ces grands monastères comptaient plusieurs milliers de moines parfois, répartis en collèges (tra - ts’ang) . Chez les Gelugpa, pour qui la maîtrise de l’intellect est un préalable indispensable à la pratique des tantra, les études de philosophie, de métaphysique etc., duraient dix-sept ans, sanctionnées chaque année par un examen sous forme de disputations au déroulement  quasi rituel. Ce sont des discussions publiques entre étudiants, hautement pittoresques, pleines de vivacité et de bonne humeur. Le coloris en moins, ceci nous rappelle la formation scolastique de nos Écoles médiévales et ces fameuses disputationes que connurent encore les religieux de ma génération. Chez les Nyingmapa et les Kagyupa, le jeune moine avait le choix entre la poursuite d’études intellectuelles ou la pratique immédiate des tantra. Il entrait alors dans le collège de réalisation tantrique. Il adhérait à la personne d’un lama qui lui conférait les initiations et les enseignements successifs de l’expérience mystique. Chaque monastère avait un programme annuel fixe, pour les études comme pour les rituels, variable d’un monastère à un autre, consigné dans une charte octroyée ou approuvée par le gouvernement.

            Les religieux mariés («tantristes ») pouvaient aussi se regrouper dans des monastères ; leur famille, dans ce cas, habitait à l’extérieur. Le plus souvent, ils vivaient dans le village, menant une vie semblable à celle des laïcs en dehors de  leurs services religieux. D’autres menaient une vie errante. Leur recrutement était généralement familial : ils se transmettaient les enseignements de père en fils, ou d’oncle à neveu, et formaient, eux aussi, une classe endogame. Ils appartenaient surtout aux Ordres anciens, Nyingmapa et Bönpo. Ils étaient reconnaissables à leurs longs cheveux tressés de laine et roulés en chignon. Comme leur nom l’indique, ils s’adonnaient aux rites tantriques et à la méditation. Ils ne prononçaient pas les vœux  monastiques, mais seulement le vœu d’atteindre l’Éveil par la voie des bodhisattva et les vœux des tantra.

 

La vie érémitique

 

            C’est au désert qu’il faut chercher, selon Dokan[5], les véritables adeptes de la « voie directe » du Vajrayāna. Ceux-ci vivent dans des ermitages, ts’am khang, souvent établis dans des lieux déserts vers les hautes cimes neigeuses. Cette retraite était d’ailleurs plus ou moins stricte, plus ou moins prolongée. Ts’am, en effet, veut dire simplement s’isoler. On peut faire ts’am en s’enfermant dans sa chambre et en n’en sortant que  pour accomplir quelque acte de dévotion. Ainsi s’isolaient fréquemment dans leurs propres demeures certains laïcs pieux. On peut faire ts’am dans les monastères qui possèdent des maisonnettes isolées destinées à cet usage et munies d’une petite cour fermée, où l’on peut se tenir à l’air libre sans être vu. Certains moines s’y enferment pendant plusieurs années – souvent trois ans, trois mois et trois jours[6] – ou même y vivent jusqu’à leur mort. On  peut aussi pratiquer le plus strict isolement dans l’obscurité et certains reclus se muraient pour la vie dans des sortes de tombeaux[7]. Mais, plus souvent, la réclusion se pratiquait dans les riteu, ermitages écartés au flanc des montagnes et parfois groupés. Les riteupa étaient généralement des naldjorpa, des adeptes de la « voie directe » qui y vivaient dans la plus complète solitude.

 

Le premier contact, plutôt déconcertant

 

            Un des meilleurs tibétologues de nos jours fut sans aucun doute le professeur Giuseppe Tucci (+ 1984). Dans son livre intitulé Tibet paese delle nevi[8], il nous a fait part de ses sentiments mêlés, à l’approche d’une civilisation étrange et qu’il  faut reconnaître comme tant soit peu ambiguë. Il nous avertit cependant qu’il faut éviter deux écueils : celui de n’y voir que magie, ou  de n’y voir que pure sagesse antique, bien préservée. Voici comment il résume ses impressions :

« Naturellement le premier contact avec le monde tibétain n’était pas édifiant, comme ne l’était pas non plus celui de l’Inde... Puis, au Tibet, le nombre excessif des frères par rapport à la population, le culte réduit à un ritualisme compliqué, le recours quotidien aux exorcistes pour éloigner une calamité ou guérir une maladie, l’affairisme des communautés conventuelles et leurs richesses ne pouvaient manquer de susciter une impression peu flatteuse de la religion tibétaine. Laquelle impression pouvait être confirmée et renforcée par la visite aux temples, avec leurs innombrables images et statues aux aspects bizarres et monstrueux, souvent représentées dans un aspect  si différent de notre manière de concevoir un être divin. »

 

Un accent qui ne trompe pas

 

« Toutefois la vie monastique était un dur apprentissage et imposait des années de sacrifice : les meilleures années de la vie domestiquées par une discipline de fer, réglées par un rythme également divisé entre les cérémonies liturgiques et l’étude ; l’obligation de consigner à la mémoire des milliers de pages de livres ; et, pour les meilleurs, la méditation ou l’étude approfondie de la dogmatique.

Tout cela s’obtenait au moyen d’une école sous la surveillance de maîtres, par un dosage psychologique avisé, des épreuves et des examens qui se déroulaient avec tant de sagesse et une si experte magnificence de rites que le néophyte s’approchait quasi avec angoisse du  moment décisif qui, par l’imposition d’un grade dans la hiérarchie ecclésiastique, ratifiait une transfiguration de l’esprit et de l’âme.

Il est souvent arrivé, en parlant avec certaines de ces personnes, de constater combien vifs étaient restés en eux le souvenir et l’émotion de l’attente de ce moment décisif de leur vie, et comme ils se troublaient en reparcourant les étapes de leur chemin spirituel. Cette émotion était la marque d’une sincérité en face de laquelle tout homme doit s’incliner ; parce qu’il apparaissait clairement que ces personnes avaient réussi à obtenir les choses les plus difficiles à réaliser : extirper l’Homme de l’homme, d’une manière complète, sans retour ni repentance. »

 

            Après avoir tenté d’esquisser, comme nous l’avons fait, la structure des monastères tibétains, les différentes catégories de moines et les étapes de leur formation, nous resterions sur notre faim. Car tout cela n’est encore que le cadre, j’allais dire le décor, d’une vie monastique. Rien n’est dit si l’on ne parle pas de la vie intérieure, des moyens employés pour progresser vers la libération. Ce qui importe, c’est ce que j’ai groupé ailleurs sous le titre : « Voies et moyens de salut dans le bouddhisme tibétain[9] .»

 

Des moines en prière ?

 

            Selon toute apparence, les moines tibétains prient beaucoup. Leur ordre du jour ne diffère pas tellement de celui de nos monastères. Il n’est pas jusqu’à la disposition matérielle de leur lhakhang qui ne fasse songer aux deux chœurs de nos moines. Et nous gardons personnellement un souvenir ému de leurs « heures canoniales » dans leurs gonpas de divers pays. Prenante aussi dans sa simplicité et sa pauvreté « franciscaine » est la liturgie quotidienne au temple qui longe la route au bas de la colline de Sonada (région de Darjeeling). Mais on ne peut se contenter de sentiment et dès qu’on examine d’un peu près les textes employés, il est fréquent de n’y trouver que des éloges du Dharma, des exhortations à une éthique plus pure, parfois l’évocation d’une « déité » terrible ou bienfaisante ; en somme peu de prière au sens strict, et malgré la floraison des symboles et la beauté des thankas, nous sommes assez loin de la prière des psaumes.

            Cette impression m’a été confirmée à la lecture attentive d’une brochure à la présentation luxueuse intitulée  Tushita[10]. Elle contient des exposés assez denses émanant de maîtres reconnus, porte-parole de diverses traditions tibétaines dans le cadre du bouddhisme Mahāyāna. L’intérêt de cette publication est manifeste. Mais on y est frappé par l’insistance sur le non-moi et la vacuité, l’appel constant à l’effort personnel sans recours à la prière, l’absence de Dieu. L’homme est seul dans sa quête difficile. Même ce qui semble être une prière est plutôt une exhortation qu’on se donne : qu’on relise à ce propos l’invocation initiale  à Manjushri et la réponse à ce sujet du Dalaï-Lama.

 

 

 

 

Prière et relation personnelle

 

            En décembre 1986, Lama Denys Teundroup, directeur spirituel de l’Institut Karma-Ling en Savoie, donna un enseignement intitulé Aperçu sur la prière et les mantras dans le Mahāyāna-Vajrayāna.  Son exposé parut ensuite dans Les cahiers du bouddhisme  (nº 31). Il y énumère toute une série de types de prières en contexte tibétain, ce qui est fort instructif et parfois ressemble aux formes avec lesquelles la tradition judéo-chrétienne nous a familiarisés. Mais ce qui est fondamentalement différent, si je ne me trompe, c’est la base idéologique, l’arrière-fond doctrinal. Ceci n’est dit contre personne, mais vise à la sincérité. Voici ce qu’écrit Lama Denys[11] :

« Bien que le Vajrayāna mette l’accent sur cette relation de personne à personne et insiste sur l’importance de la prière, celle-ci n’est jamais une relation en laquelle l’esprit du pratiquant se focalise sur l’autre en le réifiant en un sens anthropomorphe, car une telle focalisation a fondamentalement pour effet de solidifier la dualité du moi et de l’autre et d’accentuer sa polarisation en termes de « tu » et de « je ». Même l’humilité corrélative de la dévotion doit être bien comprise ; elle ne consiste pas à se faire tout petit en posant Dieu indéfiniment loin de nous, car se poser ainsi, minuscule face à l’immensité divine, maintient aussi subtilement dans la dualité. L’attitude juste est dans l’oubli et l’abandon de soi, abandon qui permet d’accéder à un état de transparence ; c’est dire qu’en s’oubliant le moi devient transparent, et qu’en cette transparence qui est un début de dissolution de la dualité, l’autre devient aussi plus diaphane. C’est alors qu’il s’instaure une participation réciproque du moi à l’Autre, une unification essentielle de ces deux termes qui constituent la dualité, c’est ainsi que la Divinité est de plus en plus en nous et nous sommes de plus en plus en Elle.

Dans cette perspective il est clair que la prière profonde n’est pas un discours avec l’Autre, mais qu’elle est fondée dans l’abandon de soi et une participation immédiate à la nature de la Divinité... Il est clair aussi que même lorsqu’on parle de la prière comme d’une communication avec la Divinité, il ne s’agit pas d’une conversation avec Dieu. Une telle conversation s’inscrit toujours dans le jeu de notre pensée discursive et serait en fait au sein de son dialogue intérieur un entretien avec nous-même, un entretien avec notre alter ego. Dans le bouddhisme, le yoga de la Divinité permet ultimement de réaliser... l’union non-duelle de la Mahāmudrā en laquelle il n’y a plus ni Dieu ni pratiquant. »

 

            Cette citation de Lama Denys montre au moins ce qui sépare une spiritualité bouddhique même profonde de cette union intime de l’âme avec son Dieu dans la mystique chrétienne. Cependant j’avoue que cette page, pour faire court, est un peu raide. Qui voudrait mieux saisir la valeur et les nuances de la visée finale dans le Vajrayāna serait invité à lire un numéro plus récent de la revue Dharma, précisément sur ce thème : Mahāmudrā, l’ultime pratique de l’esprit[12].  On peut y lire d’excellents exposés de maîtres représentatifs de cette tradition : Kalou Rinpoché, Bokar Rinpoché et Lama Denys Teundroup.

 

Un  chemin gradué : Lam Rim

 

            Mais peut-être parlons-nous trop de mystique. Ce n’était pas la tradition de nos noviciats. Ce n’est pas davantage celle des lamas tibétains. Car il est entendu que leur religion englobe les trois Véhicules et qu’il faut commencer par le premier. On suppose un long entraînement éthique. Le chrétien qui s’efforce de pratiquer toutes les vertus et connaît des manuels d’ascèse se rend bien compte des luttes qu’il faut mener. Il est en somme réconfortant de retrouver, sous l’habillement d’un autre vocabulaire, un ensemble de catégories morales semblables à celles de sa propre religion. Et bien qu’on soit dans un contexte nettement tibétain, avec toute la philosophie bouddhique, je pense qu’un lecteur chrétien lira avec profit et comprendra sans peine le beau petit livre de Géshé Rabten, qui dirigea des centres tibétains en Suisse : Enseignement oral du bouddhisme tibétain[13]. De même les volumes successifs de La grande voie graduée vers l’éveil, de l’incomparable Tsong-kha-pa (fondateur de la tradition Gelugpa), qu’on a publiée avec le commentaire de Mr Yonten Gyatso, et dont les titres mêmes marquent la progression : L’individu de motivation inférieure..., intermédiaire..., supérieure[14].

 

 

Au niveau du Mahāyāna

 

            Les deux piliers sont la vacuité et la compassion. Vacuité traduit tant bien que mal śūnyatā. Le professeur Guenther, l’opposant à la forme d’un objet, tel le vase du potier, y voit une attention au champ, une ouverture (et non le vide)[15]. « Pour prendre une image, cette nature de l’esprit  pourrait  être comparée au ciel, ouvert et lumineux ; mais comme si le ciel était assombri par des nuages et de la brume, elle nous est voilée, les voiles de notre esprit nous cachent sa nature réelle », dit Kalou Rinpoché. Quels sont ces voiles ? Principalement l’illusion qui attribue une existence réelle aux apparences phénoménales, alors qu’elles sont des projections de l’esprit ;  ou l’illusion attribuant une existence propre à l’esprit, alors qu’il est vide d’essence[16]. On reconnaît ici la philosophie de Nāgārjuna et de l’école Madhyamaka.

            Quant à la compassion (karunā), il faut lire et méditer Les trente-sept pratiques des Bodhisattvas composées par Tho-mé Zang-po (1245-1369), que nous avons pu traduire du tibétain à Plaige  (Kagyu-Ling) et dont l’actuel Dalaï-Lama aime à faire un exposé oral[17]. Un des grands maîtres Kagyupa du siècle dernier, Djamgœun Kongtrul, est l’auteur d’un admirable petit traité dont on publia la traduction sous le titre L’alchimie de la souffrance[18]. Il relate la méthode tibétaine de l’apprentissage spirituel, toute centrée sur la compassion. Les rapprochements avec des textes chrétiens me venaient spontanément à l’esprit. Je fis donc une conférence à Plaige sur ce thème[19]. D’une manière plus globale on sera vite d’accord pour dire que c’est le terrain où les deux religions sont le plus proches. Mais la comparaison exigeant une étude sérieuse, nous en reparlerons[20].

 

La pratique du Guruyoga

 

            L’importance du choix d’un gourou est soulignée et sa manière de procéder avec son disciple est décrite, par exemple, dans l’Encyclopédie des mystiques orientales, au chapitre intitulé Le mysticisme tibétain[21]. Blofeld aussi a traité du sujet[22]. Mais si l’on veut en avoir une vue plus approfondie, il faut lire attentivement le premier chapitre de L’Aube du Tantra[23]. Le professeur Guenther y présente à la fois une synthèse de cette relation d’ « amitié spirituelle » et les caractéristiques qui marquent les quatre étapes d’une évolution d’ailleurs continue :

1.      Kriyatantra: l’action vue symboliquement et traitée en tant que rituel, ablutions ; relation de l’enfant avec ses parents, transposée dans un contexte religieux, soumission à une entité transcendante.

2.      Charyātantra : recherche du sens de ces règles de comportement ; d’une relation de serviteur à maître à une relation d’amitié, de statut égal.

3.      Yogatantra: tout atteler en nous afin de gagner plus de pénétration en cette amitié.

4.      Mahā-yogatantra : nous ne faisons plus de distinction ; la question de savoir si l’autre est ou non mon ami ne se pose plus, nous sommes simplement un[24].

 

Plus loin le professeur Guenther fait remarquer : « Cette profonde expérience est l’action du gourou et il exerce, à travers des expériences si intenses, une profonde influence sur le mode  de notre croissance spirituelle. Car au sens ultime, le gourou n’est nul autre que le Bouddha – non le Bouddha historique, mais la bouddhéité même. Toutes les transmissions de pouvoir sont ainsi des progrès du guruyoga. Dans le guruyoga, nous essayons de nous rapprocher de notre vraie nature fondamentale en nous rapprochant du gourou. Nous sommes aussi en connexion avec sa lignée : ceux qui l’ont précédé dans la transmission directe de l’enseignement et qui demeurent en connexion avec lui[25]

            Tout ceci ne manque pas d’évoquer les degrés de l’union mystique, tels que les décrit sainte Thérèse d’Avila. Ou tels que les étudient les théoriciens de la mystique chrétienne, comme le père Auguste Poulain dans son livre classique Des grâces d’oraison[26]. Mais pour mener à bien une comparaison entre ceux-ci et les étapes de la réalisation dans le Vajrayāna, qui aurait la compétence ou ne fût-ce qu’un début d’expérience ? Mieux vaut encore tâcher de saisir quelque chose du dehors avec un silence respectueux. On a déjà vu combien le Père Le Saux eut de la peine à concilier sa foi chrétienne avec son expérience de l’advaita hindoue.

            Il semble bien nécessaire que la manière de concevoir (ou même de réaliser) l’union ultime dépende de toute la structure mentale et psychologique du croyant. Foncièrement différentes doivent donc apparaître une union d’amour avec Dieu dans une perspective personnelle et théiste et, d’autre part, une réalisation de libération totale dans le contexte impersonnel de l’anattā bouddhique. Cette divergence étant centrale ne peut être éliminée à la légère. Aussi en réservons-nous l’examen, dans la mesure de nos capacités limitées, à l’avant-dernier chapitre de ce livre.

 

Vue d’ensemble des moyens

 

Une brochure intitulée Ladakh[27], bien illustrée et documentée sur cette enclave tibétaine en Inde, nous fournit un excellent chapitre sur Le bouddhisme tibétain ou bouddhisme tantrique. Nous lui empruntons ce passage : « Le Vajrayāna propose une multiplicité de symboles, rites, formules et exercices psychiques qui sont pour le disciple des auxiliaires permettant d’atteindre l’Illumination et de transcender le dualisme qui handicape l’esprit non éveillé. Dans ce même but, le Vajrayāna présente un nombre considérable de déités aux aspects terribles ou paisibles qui servent d’auxiliaires ou de véhicules à la connaissance, chacune d’entre elles étant liée à des rites et fonctions particuliers. Le Vajrayāna a ainsi édifié un vaste panthéon fondé sur un système complexe de références et de connotations : chaque déité, conférée au disciple qui lui est initié comme divinité tutélaire ou yidam, le renvoie ainsi à une couleur, un point cardinal, une saison, un diagramme (mandala), une incantation (mantra), une lettre (bija), une posture (mudrā) et à une visualisation ou image mentale (yantra). »

            On commence à posséder des exposés sur chacun de ces moyens. Nous pourrions, pour une première approche, renvoyer à notre article des Studia Missionalia : Voies et moyens de salut dans le bouddhisme tibétain[28]. Mais il est temps de terminer sur un point important.

 

Le symbolisme de l’union sexuelle

 

            Le tantrisme est le plus souvent connu comme accordant une ample liberté aux tendances du sexe. L’iconographie en offre, semble-t-il, des témoignages multiples. Qu’il s’agisse de statues ou de thankas, les représentations féminines abondent et les scènes d’accouplement. Tout ceci semble indéniable.  Et l’on se réfère surtout à l’imagerie courante du yab-yum (père – mère) de déités enlacées en étreinte extatique. Nous ne prétendrons pas que tout cela soit sans rapport avec la voie spirituelle qui nous occupe. Le sujet demanderait une étude plus nuancée. Mais on nous permettra de faire ici trois remarques.

 

1.      Il ne faut pas confondre shaktisme hindou et tantrisme bouddhique. John Blofeld[29] et H. V. Guenther[30] soulignent que le terme et le concept de la shakti sont absents des textes bouddhiques. Ce qui élimine déjà toute une manière bien déplaisante de concevoir l’union de l’homme et de la femme.

 

2.      Même si, du moins dans le passé, telle méthode put faire appel à une union physique, ce que Daniel Snellgrove croit devoir admettre[31], il faut tenir le plus grand compte de la présentation globale du sujet par le Professeur Guenther.  Il montre, en effet, dans The Tantric View of Life[32], combien la perspective du sexe et de l’amour diffère chez eux aussi bien d’un laxisme moral que d’une obsession ascétique. Il en établit une gradation fondée sur les textes. Peut-être n’aimerait-il pas que l’on parle à ce propos d’une sublimation de l’instinct sexuel ni d’une échappée dans un autre monde. Mais il est certain que sexe et amour y sont situés comme donnant accès à la perception la plus réelle, pour ne pas dire métaphysique, de l’existence. Ici les mots risquent de nous trahir, car l’auteur s’insurge contre les manières occidentales de représenter cette union.

 

3.      Ce qui est sûr, c’est qu’elle a foncièrement une valeur symbolique. Comme la clochette qu’on agite de la main gauche au cours des rituels, la déité féminine symbolise la Sagesse, tandis que  le sceptre-vajra (diamant-foudre) qu’on tient dans la main droite et le dieu mâle représentent les moyens  habiles (upāya) parmi lesquels joue un rôle de premier plan la Compassion. Tous les auteurs sérieux[33] seront d’accord pour dire qu’on atteint ici un sommet, l’union des déités montrant qu’avec cette conjonction intime de Compassion et de Sagesse, toutes les oppositions duelles ont été surmontées et qu’on est parvenu à la bouddhéité.

 

Sans l’avoir voulu, ce domaine de l’iconographie et son profond symbole ont attiré notre attention sur le pôle féminin de l’aventure spirituelle. N’est-ce pas sous l’égide de ces déités que nous pénétrerons dans l’étude des moniales tibétaines ? Car en dépit d’une ignorance assez générale à leur sujet, elles ont existé dès l’origine du Vajrayāna sur le toit du monde.


 

NOTES



[1] Dans l’Encyclopédie des mystiques orientales, sous la direction de M.-M. DAVY, Robert Laffont, 1975. Nos citations, p. 158-160.

[2] Nous citons Dokan. Mais quiconque a séjourné dans des centres tibétains tels que Kagyu-Ling, Tharpa Chœling ou le Manjushri Institute aura assisté quotidiennement à d’autres offices liturgiques ayant lieu dans la soirée et qui peuvent parfois durer des heures. Il serait surprenant que ces usages aient été créés en exil.

[3] Cette description convient surtout aux monastères Gelugpa, où l’accent est mis sur une longue formation intellectuelle. On sait que les Kagyupa, par exemple, initient plus rapidement leurs disciples à une vie contemplative.

[4] Nous suivons ici l’exposé de l’Encyclopaedia Universalis, t. 4, 1989, art. Bouddhisme tibétain par A.-M. BLONDEAU, p. 412-413.

[5] Ci-dessus, note 1.

[6] On sait que, par un coup d’audace, certains Ordres tibétains, voyant la soif spirituelle et les dispositions généreuses d’adeptes occidentaux, ont permis à de simples laïcs de tenter cette expérience qui était réservée traditionnellement à des moines chevronnés. Ainsi plusieurs centres Kagyupa et Nyingmapa en Inde, en France, en Écosse,  au Canada.

[7] La chose est absolument attestée. Elle fut en honneur dans la vieille religion autochtone des Bönpo, qui transmirent cet usage très austère aux ermites Nyingmapa. Voir G. TUCCI et W. HEISSIG, Les religions du Tibet et de la Mongolie, Payot, 1973, p. 202-204.

[8] Novara, Istituto Geografico De Agostini, 1967, 216 p. Nous traduisons de l’italien (p. 64).

[9] Dans la revue de l’Université Grégorienne Studia Missionalia, vol. 30, 1981, p. 207-232.

[10] Cette brochure a paru aux Éditions Dharma, Les Jacourets, F – 06530 Peymeinade (aujourd’hui épuisée).

[11] Aux pages 28-29 de l’article cité.

[12] Revue Dharma. Institut Karma-Ling, Hameau de Saint-Hugon, F – 73110 Arvillard. Voir le nº 7 de cette revue, hiver 1989-1990.

[13] Recueilli par M. T. PAULAUSKI. Paris, Maisonneuve, 1976, 160 pages.

[14] Centre d’Études Tibétaines, 6, Boulevard d’Indochine, F – 75019 Paris (3 vol. dactylographiés).

[15] CHÖGYAM TRUNGPA – H.V. GUENTHER, L’Aube du Tantra, traduit de l’américain par Sylvie CARTERON. Coll. Mystiques et Religions, Paris, Dervy-Livres, 1980, 126 pages. Voir p. 39-40.

[16] Revue Dharma (ci-dessus note 12) nº 7, p. 5 et 29-30. Et le nº 21 de la même revue : Illusion et réalité.

[17] Publié sous le titre L’enseignement du Dalaï-Lama. Coll. Spiritualités Vivantes, Albin Michel, 1976, 190 p.

[18] L’alchimie de la souffrance. La voie droite vers l’éveil. Traduction du tibétain, notes et glossaire de Ken Mc Leod. Éd. Yiga Tcheu Dzinn, Château de Plaige, 1982, F – 71320 Toulon-sur-Arroux, 108 p.

[19] L’alchimie de la souffrance et les textes chrétiens primitifs (en mai 1986).

[20] Au chapitre second de notre Troisième partie: Compassion mahayaniste et charité chrétienne.

[21] Voir ci-dessus, la note 1 du chapitre II. Sur le gourou, voir p. 162-163.

[22] Le bouddhisme tantrique du Tibet, Éd. du Seuil, Points. Sagesses, 1976, p. 79 et 157-165.

[23] Ci-dessus, note 15, p. 12-15.

[24] Il va de soi que tout le livre L’Aube du Tantra décrit plus complètement les divers états de celui qui progresse sur cette voie, notamment les degrés supérieurs. Voir aussi, dans la revue Dharma, nº 2, p. 43, et nº 9, p.  59-60, quelques notions importantes de vocabulaire à ce sujet. Un exposé très détaillé se trouve dans l’article Vajrayāna par Lama DENYS TEUNDROUP dans le Dictionnaire des religions publié sous la direction de Paul Poupard par les Presses Universitaires de France, 3e édition, 1993, p.2080-2096.

[25] L’Aube du Tantra, p. 77.

[26] A. POULAIN S.J., Des grâces d’oraison. Traité de théologie mystique. Paris, Beauchesne, 11e édition, 1931, précédée d’une Introduction par J.-V. BAINVEL S.J.

[27] Par G. DOUX-LACOMBE. Coll. Les grands voyages. Éd. Centre Delta, Librairie Armand Colin, 1978, 176 p. Le texte cité, p. 84.

[28] Ci-dessus, note 9, pages 226-230. Sur le mandala, voir, dans cet article de Studia Missionalia, la page 228 et ses notes. Dans le Dictionnaire des religions de Poupard, tome II, l’article de M. DELAHOUTRE, p.1221.

[29] Ci-dessus, note 22; voir sa page 89, note 1.

[30] L’Aube du Tantra, p. 11-12 et 86.

[31] À la rencontre du bouddhisme. Publié par le Secrétariat pour les non-chrétiens. Roma, Ancora, 1er vol., 1970, p. 146-149.

[32] Shambala Publications, Boulder (Colorado) and London, 1976, 168 p. Voir surtout le chapitre The Way and the Apparent Erotism of Tantrism, p. 57-77.

[33] Nous en citons sept, références à l’appui, en conclusion de notre article Voies et moyens de salut (ci-dessus note 9), p. 231, nº 86. Ce point, au demeurant, n’est guère contestable.