Colloque chrétiens-bouddhistes
sur la NON-DUALITE.
Centre Théologique de Meylan (Grenoble).
3 - 5 juillet 1999.
Conférence du
Père Bernard de GIVE
La non-dualité vécue aujourd'hui
à travers l'expérience monastique
La non-dualité vécue aujourd'hui
à travers l'expérience monastique
Tout en redoutant les difficultés du sujet, je n'ai pas hésité à l'accepter
parce qu'il me semble important et qu'il répond sans doute à votre attente
et à des aspirations qui sont aussi les miennes.
Cependant, vous me permettrez trois préambules, afin d'éviter toute méprise
et pour que mon exposé n'entraîne aucune déception.
1. Tout d'abord, ne pas s'attendre à rejoindre totalement la non-dualité
hindoue. Car, nous sommes, comme chrétiens,
bien situés dans la filière abrahamique, où Dieu est fortement personnel.
2. Ensuite, ne pas imaginer une sorte de monopole des moines, car j'ai
connu plusieurs laïcs, des femmes très pieuses et fort douées intellectuellement,
qui vivent cette expérience.
3. Enfin, se rendre compte qu'on tente de parler d'une expérience inexprimable,
en plein mystère. Il va de soi qu'il me semble impossible de mener une enquête
sur ce sujet, même livresque. Aussi ai-je dû recourir plutôt à un rappel historique,
quitte à répéter parfois ce qu'ont dit mes prédécesseurs, mais confiant que
moines et moniales d'aujourd'hui n'auront pas de peine à se reconnaître dans
les maîtres du passé chrétien.
Je me propose de nous mettre d'abord en climat monastique en citant un
texte de PIE XII. C'était vers la
fin d'un discours prononcé lors d'un Congrès International d'études sur le
Monachisme oriental, en avril 1958. Il reste d'actualité. " Le monachisme oriental, bien qu'ayant conservé
de précieux caractères spécifiques, est à l'origine des autres formes du monachisme
chrétien, et son influence se retrouve plus ou moins dans tous les grands
ordres religieux. Ce qu'on a pu appeler la spiritualité du désert, cette forme
d'esprit contemplatif qui cherche Dieu dans le silence et le dénuement, est
un mouvement profond de l'Esprit, qui ne cessera jamais, tant qu'il y aura
des cœurs pour écouter sa voix. Ce n'est pas la peur, ni le repentir, ni la
seule prudence qui peuplent les solitudes des monastères. C'est l'amour de
Dieu. Qu'il y ait au milieu des grandes cités modernes, dans les pays les
plus riches, comme aussi dans les plaines du Gange ou les forêts d'Afrique,
des âmes capables de se contenter toute leur vie de l'adoration et de la louange,
qui se consacrent volontairement à l'action de grâces et à l'intercession,
qui se constituent librement les garants de l'humanité près du Créateur, les
protecteurs et les avocats de leurs frères près du Père des cieux, quelle
victoire du Tout-Puissant, quelle gloire pour le Sauveur ! Et le monachisme
n'est pas autre chose, dans son essence[1]."
Que l'on se trouve ici devant une exigence d'un dépouillement radical,
même intellectuel, voilà ce que soulignait saint
Colomban, ce grand moine irlandais (540-615), fondateur de nombreux monastères
et dont l'austérité fut parfois effrayante. Dans une page très forte qui fut
reprise par la nouvelle Liturgie des
heures[2],il
nous introduit dans une certaine vacuité.
"Qui pourra suivre le Très-Haut
jusqu'en son être inexprimable et incompréhensible ? Qui scrutera les profondeurs
de Dieu ? Qui risquera de traiter de l'origine éternelle de l'univers ? Qui
se glorifiera de connaître le Dieu infini qui emplit tout et enveloppe tout,
pénètre tout et dépasse tout, embrasse tout et se dérobe à tout, lui que personne
n'a jamais vu tel qu'il est ? Que nul n'ait donc la présomption de sonder
l'impénétrable profondeur de Dieu, le quoi, le comment, le pourquoi de son
être. Cela ne peut être ni exprimé, ni scruté, ni pénétré. Crois simplement,
mais avec force, que Dieu est et qu'il sera tel qu'il a été, car Dieu est
immuable."
Colomban croit évidemmment en la Trinité, mais il n'en fait pas une construction intellectuelle. "Le
savoir concernant la Trinité est en effet justement comparé à la profondeur
de la mer, dont la Sagesse a dit
: "Ce qui est profond, qui peut l'atteindre ?" Comme le fond des
mers est invisible au regard des hommes, ainsi la divine Trinité demeure insaisissable
à la compréhension humaine. C'est pourquoi, si quelqu'un veut comprendre ce
qu'il doit croire, qu'il ne s'imagine pas pouvoir le faire davantage par des
raisonnements que par la foi ; car la seule sagesse divine ainsi recherchée
se retirera plus loin encore."
Aux Etats-Unis le Professeur
Donald W. Mitchell est bien connu pour
ses travaux sur la Vacuité, Emptiness.
Lors du Colloque Bouddhiste-chrétien de Bangalore (8-12 juillet 1998) : Word
and Silence in Buddhist and Christian Traditions, il fit un
exposé sur la Kénose chrétienne à partir de l'Hymne aux Philippiens (2, 5-7).
On pourrait en détacher l'article 2 : La
kénose des personnes en spiritualité chrétienne. J'ai été surtout frappé,
parce qu'on n'en parle pas souvent, des deux pages où il montre comment saint
François, dans le radicalisme de sa pauvreté à tout point de vue,
rejoint idéalement la totale vacuité ; il s'est vidé de tout, à l'exemple
de son Maître. Ce qui suit est mieux connu, la doctrine si austère de saint
Jean de la Croix[3]. Mais toute cette conférence correspond
à merveille au thème que nous examinons ces jours-ci.
Puisque nous traitons de la non-dualité chez les moines
d'aujourd'hui, on pourrait se référer également à un bénédictin d'Amérique
du Nord, le Père Julian von Duerbeck
de St Procopius Abbey, Lisle, Il., qui, dans une réunion des personnes-contact
du Dialogue Interreligieux Monastique, fit une conférence sur le thème A Monastic View of Kenosis and Sunyata. Il a de bons appuis dans
la tradition du monachisme chrétien qu'il compare, avec un sens critique,
aux vues les plus exigeantes du Zen[4].
Dans le Dictionnaire de Spiritualité, qui vient d'arriver à son terme,
vous chercheriez en vain un article sur l'anattâ. On l'appellera plutôt d'un
vocable plus large : le vide. Cet article sur le vide est
plein de bonnes choses. J'allais dire qu'on y fait le plein sur le vide. Pour
nous en tenir au monachisme chrétien d'Occident, l'influence de saint
Augustin est manifeste. Opposant dans le fidèle l'amour de soi à l'amour
de Dieu, il emploie plusieurs fois une comparaison qui sera souvent reprise
au cours des siècles, celle du vase qu'il faut vider pour le remplir d'autre
chose. De même, il faut être débarrassé de l'amour de soi pour accueillir
l'amour de Dieu :" Verse ce que
tu as pour recueillir ce que tu n'as pas."
Chez Eckhart
la notion de vide fait image de deux manières. D'une part il reprend à Augustin
la comparaison de la coupe qui doit être vidée pour recevoir un autre contenu.
D'autre part il fait écho à l'idée antique que le vide est cause de mouvement,
et spécialement de mouvement vers le haut.
Jean Tauler fait écho à Eckhart
en reprenant la comparaison augustinienne de la coupe. Son langage pourrait
donner à penser qu'il est possible de se vider soi-même : "Si l'homme préparait ainsi la place,
le fond, Dieu sans aucun doute serait obligé de le remplir et certes complètement."
Mais pour éviter qu'on se méprenne
et croie possible de se vider soi-même, il précise dans un autre sermon que
vider comme remplir est l'œuvre de l'Esprit.
Dans les pays germaniques, sans doute sous l'influence
deTauler et des Institutions taulériennes, la comparaison de la coupe à vider
est souvent reprise. On la retrouve, entre autres, chez Angelus Silesius.
Chez Jean de la
Croix, les trois facultés, l'entendement, la volonté et la mémoire, doivent
être vides comme trois cavernes. C'est la foi qui par son obscurité vide de
toute intelligence l'entendement. L'espérance vide la mémoire de toute possession,
et la charité vide la volonté, la dénuant de toute affection pour ce qui n'est
pas Dieu et de toute jouissance hors de lui. Jean de la Croix, proche d'Eckhart
sur ce point, vise même une certaine abolition de l'appétit comme tel, que
le renoncement doit non seulement contredire, mais même faire disparaître.
Cependant le désir lui-même demeure. Jean de la Croix décrit ce vide comme
un état de quelque durée vécu douloureusement avant que Dieu le remplisse
: " Quand les puissances (c'est-à-dire
l'entendement, la volonté et la mémoire) sont vides et purifiées, la faim
et la soif qu'elles endurent et l'angoisse du sens spirituel sont intolérables.
Parce que, comme les replis de ces cavernes sont profonds, ils souffrent une
peine fort profonde, parce que l'aliment dont ils déplorent l'absence est
bien profond,puisque c'est Dieu même." A ce stade le vide et la nuit
sont des notions très voisines[5].
J'ai une fille spirituelle, une charmante personne qui,
sachant que j'allais vous parler aujpurd'hui d'un sujet plutôt austère, me
fit cette recommandation : à un moment, il faut vous interrompre et dire une
plaisanterie. Cela détendra l'auditoire et lui fera du bien. Elle avait raison.
Aussi vais-je vous dire quelque chose de la petite histoire. Il y a quelques
années, c'était en 1992, avait lieu, du 24 au 26 avril, dans l'ancienne chartreuse
de Saint-Hugon, à Karma Ling, aux confins de la Savoie et de l'Isère, un Colloque interbouddhistes sur le thème de l'anattâ.
Des érudits de diverses branches du bouddhisme et de divers pays vinrent expliquer
comment leurs traditions respectives se représentaient cette doctrine fondamentale.
Je m'y trouvais comme simple invité, un observateur qui n'ouvre point la bouche.
Mais il fallait parer à toute éventualité. Je ne pouvais être pris au dépourvu
si quelqu'un venait à se lever dans la salle et m'interpellait en disant :
" Et vous, Père, que pensez-vous de la non-dualité ?" J'avais
donc prévu le coup et rédigé, en quatre petits chapitres, un exposé, d'un
point de vue chrétien et œcuménique, sur ce thème. Sur place, cela ne servit
à rien. Mais avant de quitter la chartreuse, prenant le repas du soir avec
Lama Denys, je lui confiai que j'avais là, dans ma serviette, quelque chose
qui aurait pu compléter ce qu'avaient dit les conférenciers. Lama Denys, non
seulement approuva l'artifice, mais il eut la largeur de vues de lui donner
l'imprimatur. Que dis-je ?, de l'imprimer de ses propres deniers. Et, comble
de bienveillance ! sans y ajouter la mention perfide : "
La maison d'édition laisse à l'auteur toute la responsabilité de ce qu'il
raconte." N'ayez crainte,
je ne vous citerai que les pages finales de cet exposé[6].
On peut lire
ce beau témoignage sous la plume d'un
bouddhiste de grande classe, le maître thaïlandais Buddhadâsa : " Du point
de vue d'un bouddhiste, Jésus a triomphé à la fois dans sa mission et comme
individu (or Buddhadhâsa sait
parfaitement qu'à première vue la passion et la mort sur la croix furent un
échec). En tant que personne, il n'était
pas lié à ce monde ni aux choses mondaines. Dans sa mission, il réussit à
en convertir d'autres en mettant sa vie en jeu. En d'autres termes, il avait
survécu à toutes sortes d'enchevêtrements (entanglements), quels qu'ils soient,
au sens bouddhiste du mot. " Ô moines, disait le Seigneur Bouddha, je
suis maintenant libre de toute espèce d'entraves (shackles), qu'elles soient
divines ou humaines, et vous tous, vous êtes aussi libérés de toute espèce
d'entraves, qu'elles soient divines ou humaines." Il vise à l'ultime
victoire par-dessus tout le reste. Nous pourrions donc dire qu'un des traits
les plus importants dans un prophète, c'est qu'ils sont tous des vainqueurs.
Nous bouddhistes, regardons Jésus comme l'un des vainqueur[7].
Catherine de Sienne
(1347-1380) n'était certes pas dénuée de personnalité. Cette simple vierge
italienne eut assez d'ascendant sur le Pape Grégoire XI établi en Avignon
pour l'amener à rentrer à Rome, en 1376. Sa vie mystique était franchement
nuptiale, toute d'amour pour son Seigneur
("Pense à moi, je penserai à toi") . Ce qui ne l'empêcha point
d'écrire ces lignes : " L'homme
n'est rien par lui-même, il ne possède rien.
Il n'existe qu'en son Créateur dont il a reçu tout ce qu'il possède. Uni à
ce Créateur qui est l'Amour infini, l'éternelle Vérité, la Sagesse innée,
cet homme participe aux qualités de Dieu, dans les limites humaines naturellement
… L'amour de son moi, c'est-à-dire de quelque chose qui, en soi, n'a pas de
réalité, mène au néant, c'est la poursuite d'un objet toujours fuyant parce
que inexistant. Un amour si purement égoïste n'est rien, la vérité lui échappe,
sa sagesse se révèle folie, sa justice injustice, et pour finir les déceptions
et les erreurs le conduiront à l'enfer, au démon, qui est déception et stérilité[8]."
Jean Tauler (1300-1361),
dominicain de Strasbourg, est, dans la lignée de Maître Eckhart, un bon représentant
de la mystique rhénane. Voici ce qu'il écrivait sur le thème : Comment nous préparer à recevoir l'Esprit
: " La première et principale préparation pour recevoir le Saint-Esprit,
c'est le vide. Plus ce vide est complet, plus la capacité est grande … Laissez-vous
donc prendre par l'Esprit-Saint. Qu'il vous vide, qu'il vous prépare lui-même,
de telle sorte que vous ne vous attachiez à rien, que vous paraissiez ne rien
faire, ne rien sentir, mais seulement vous plonger dans votre pur néant. Si telle n'est pas votre
attitude, à coup sûr vous mettrez obstacle au Saint-Esprit, qui ne pourra
pas agir en vous dans la plénitude de sa force. Mais hélas ! personne ne veut
entrer dans cette voie[9]."
Nul ne soupçonnera l'orthodoxie de saint Bernard. Admirable commentateur
du Cantique
des cantiques, il est un des représentants achevés d'une mystique
personnelle. Or il sut exprimer des vues qui ne nous semblent pas très éloignées
de la shûnyatâ. Ainsi dans
cette page du Traité de l'amour de Dieu :
" " Seigneur, que votre volonté s'accomplisse
sur la terre comme au ciel." Ô amour chaste et saint ! Ô intention pure
et désintéressée de la volonté, et d'autant plus désintéressée et plus pure
qu'elle ne retient en soi aucun mélange d'esprit propre, d'autant plus suave
et plus douce qu'elle ne ressent plus rien que de divin. Être transformé de
la sorte, c'est être déifié. De même qu'une petite goutte d'eau versée dans
une grande quantité de vin semble perdre tout son être et prendre en même
temps la saveur et la couleur du vin, de même qu'un morceau de fer tout embrasé
et tout pénétré du feu, dépouillé de la forme première qui lui était propre,
ressemble parfaitement au feu lui-même, et de même encore que l'air de toutes
parts éclairé par la lumièe du soleil devient si semblable à cette même clarté
de la lumière que vous la prendriez plutôt pour la lumière même que pour un
air pénétré de lumière, ainsi toute l'affection humaine, chez les saints,
se fond elle-même comme nécessairement d'une manière inexprimable et se transforme
alors tout entière en la volonté de Dieu. Comme pourrait-on dire autrement
et en vérité que Dieu est tout en nous, s'il devait rester encore en l'homme
quelque chose de l'homme ? Sa substance, il est vrai, demeurera, mais sous
une autre forme, dans une autre gloire, et avec une autre puissance[10]."
On pourrait encore citer plusieurs passages où l'auteur de l'Imitation se montre extrêmement
proche de la Vacuité. Il est convaincu de son néant devant Dieu. Ainsi au
livre III :
-" Chap.
14, 3 : " O quam profunde submittere me debeo sub abyssalibus judiciis
tuis, Domine : ubi nihil aliud me esse invenio quam nihil et nihil ! … O pelagus
intransnatabile : ubi nihil de me reperio quam in toto nihil ! (O combien profondément
dois-je me soumettre à vos jugements insondables, Seigneur, devant lesquels
je découvre que je ne suis rien, qu'un néant ! … O mer infranchissable où
je ne trouve aucune autre chose de moi sinon qu'un néant dans ce qui est tout.)"
-" Chap.
31, 2 : " Et quidquid Deus non est, nihil est, et pro nihilo computari
debet. (Tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien et doit être compté pour rien.)"
-" Chap.
40, 1 : " Domine, nihil sum, nihil possum, nihil boni ex me habeo ; sed
in omnibus deficio, et ad nihil semper tendo. (Seigneur, je ne suis rien, je ne
puis rien, je n'ai de moi-même rien de bon, mais je suis déficient en tout
et je tends toujours au néant.)"
Au début de cette conférence j'estimais impossible de
mener une enquête auprès des moines d'aujourd'hui pour détecter comment ils
vivent la non-dualité. Fallait-il courir chercher la Fortune au bout du monde
? Dans une fable bien connue La Fontaine
disait :
" On s'en
va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison[11]."
En l'occurrence, j'aurais peut-être quêté en vain les
paroles des chartreux, les confidences de carmélites, l'aveu des solitaires
de nos jours, alors que je pouvais consulter un moine cistercien de ma propre
communauté, et dont la cellule est à quelque pas de la mienne. Il s'agit du
Père Charles Dumont qui, en dépit d'une
santé plus que fragile, a un tel rayonnement, une vertu douce et attirante.
A l'heure actuelle, un des meilleurs connaisseurs d'Aelred de Rievaulx et
de saint Bernard. Pour terminer mon exposé, je citerai quelques extraits d'une
conférence qu'il fit, il y a deux ans, à Louvain-la-Neuve, intitulée :" L'homme
à l'épreuve du silence de Dieu[12]."
N'est-ce pas dans l'épreuve que l'homme et Dieu
se rencontrent de façon pathétique et sans doute de la manière la plus authentique,
car il s'agit de la vie et de ce qui importe le plus dans la vie : la relation
? Mais qu'est-ce que l'épreuve ?
Si l'épreuve nous
met dans la vérité existentielle la plus forte, et si l'on parle alors de
silence de Dieu, n'est-ce pas parce que l'on attend une parole ou une action
de sa part ? Dieu ne répondant pas à notre attente semble se taire, être absent,mais
n'est-ce pas pour nous éviter l'erreur de nous attacher à une idole, à l'image
figée que nous nous faisons de lui ? Or Dieu a créé des êtres qu'il a voulus
libres en relation personnelle avec une Personne. Le silence de Dieu doit
donc être vu dans cette relation faite de parole et de silence - car notre
Dieu est un Dieu qui parle. Mais sa parole appelle toujours à un dépassement
qui peut paraître refus de réponse. L'apparent silence de Dieu, en ce cas,
est une chance de trouver la Parole ou le Silence d'un sujet aimant et libre
qui atteint, au-delà de nos demandes, le désir et l'aspiration la plus vraie
et la plus profonde de tout notre être. Cette relation est l'amour. Dieu est
amour, et sa parole et son silence ne peuvent qu'en être des expressions.
… Nous venons
d'approfondir le sens de l'épreuve que subit Dieu en entendant le cri des
hommes et comment, paradoxalement, il en triomphe, il se sauve comme Dieu
en mourant sur la Croix, après être entré librement dans sa Passion.
Il me reste à
essayer de dire comment l'homme vit sa vie comme épreuve en face du silence
de Dieu, dans la foi. Mais s'il est une épreuve qui a un au-delà, n'est-ce
pas notre foi ? Et n'est-ce pas pour un chrétien la grande épreuve de son
existence ? "J'ai gardé la foi ! " Le mot de saint Paul peut avoir
dans toute vie un sens qu'elle est seule à connaître, en raison surtout de
ce silence de Dieu. Une existence vouée à Dieu, dans laquelle on a tout misé
sur la foi en Quelqu'un qui paraît vous laisser seul dans l'épreuve, en gardant
un silence incompréhensible, n'est pas une aventure banale ni facile.
"Réfléchir
sur l'idée d'épreuve, dit Gabriel Marcel.
La grande difficulté consiste à saisir le rapport véritable entre l'épreuve
et celui qui me l'impose. Mise en présence d'une souffrance, la conscience
religieuse tend à y voir une épreuve … mais c'est uniquement en fonction du
toi qu'on peut lui donner un sens acceptable[13]." … Il est bien question de relation personnelle
entre Dieu et l'homme, et cette relation est celle de l'amour, ou si vous
préférez, car le mot est trop dévalué dans la langage courant, c'est une relation
d'amitié. Dire à quelqu'un : "c'est une épreuve" suppose une relation
de ce genre.
Le cri des hommes
face au silence de Dieu ! Des tragédies grecques aux hommes révoltés de Camus
la longue plainte et l'immense douleur n'ont cessé de se faire entendre sous
un ciel vide. Et le croyant n'est pas immunisé contre cette souffrance par
sa foi. Lui aussi crie vers Dieu dans son désarroi, comme ces grands croyants
: Job, Jacob et surtout Jésus. Mais leur ciel n'est pas vide et leur cri de
détresse quand il touche le Dieu silencieux devient prière. Ces deux moments
successifs de la nature et de la grâce peuvent se retrouver dans un grand
nombre d'expériences de ce genre …"
En voici une de Thomas
Merton qui se trouve rapportée par lui à la fin de son livre Le signe de Jonas. Après 10 ans de
vie trappiste, celui qui était déjà un écrivain connu aux Etats-Unis se questionnait
sur sa vocation religieuse. Il n'a cessé de le faire jusqu'à sa mort et c'est,
je crois, grâce à cela qu'il ne l'a jamais mise en question … Il écrit :
" Je vous
ai prié tout le jour et vous m'avez confronté et dispersé mes pensées et tout
mon raisonnement … Je vous ai dit mes désirs et ce soir avec beaucoup de douceur
et un silence des plus indulgents, vous les avez tous défaits. Je vous ai
expliqué cent fois mes motivations pour entrer au monastère et vous les avez
écoutées, et vous n'avez rien dit, et je m'en suis allé et j'ai pleuré de
honte … Mais tandis que je pose des questions auxquelles vous ne répondez pas, vous me posez, vous, une question qui est
si simple que je n'y puis répondre[14]."
Il en arrive à
ne plus attendre de réponse parce qu'il se rend compte que Dieu ne répond
jamais aux questions, mais " qu'il y a plus de réconfort dans la substance
du silence que dans la réponse à une question[15]."
Il faut se garder
dans le temps où nous vivons d'absolutiser idéalement la parole ou le silence.
" Il y a un temps pour parler et un temps pour se taire." (Si 3,
7). La parole et le silence sont corrélatifs et complémentaires, comme en
musique les sons et les silences. Une parole est significative quand elle
rompt le silence et le silence quand il interrompt heureusement le discours.
Dès que Dieu entre en rapport avec l'humanité, sa créature aimante et intelligente,
qui parle et se tait, il lui parle et garde le silence."
Vous me permettrez de vous lire en finale un poème qui,
sans être l'œuvre d'un moine,met vigoureusement en relief le thème de notre
colloque. Il me fut d'ailleurs signalé par le Père Charles Dumont. Il est
écrit par un poète belge, Henri Michaux[16], né à Namur en 1899, mort à Paris en 1984.
Ineffable Vide
I
(l'avenir de la perte de l'avoir)
Quelque chose partout, on ne
sait où, rétrocède. Une impression aérienne remplace l'impression du compact.
La matière a cessé d'être indiscutable.
Simultanément, il s'insinue
une insituable, immense, indicible, injustifiable importance … incroyablement naturelle.
Criblé le physique, le métaphysique
apparaît, est seul ressenti. Une onde métaphysique, une certitude métaphysique,
un univers métaphysique.
Le profane alors se retire.
Rien ne le retient plus. C'est le tour du sacré maintenant, de l'immatériel.
Au lieu que les pratiques religieuses
élèvent graduellement, grâce à des intermédiaires spiritualisants, ici le
Spirituel d'emblée déborde.
De Lui, à partir de lui, les croyances, sans distinction de
religion, reçoivent, avec un éclairage de vérité, l'animation, la vie, l'accomplissement.
La participation au divin aussitôt
est offerte à toute foi.
D'un coup, en cette minute,
est reçue la Révélation magique de l'insignifiance de la vie courante.
Densité inattendue, trouvée
grâce à une perte de densité.
Avec une évidence souveraine,
il apparaît que l'état habituel (qui dès lors ne semble plus que fortuit et
subsidiaire) est, en fait, la perte prolongée de l'Infini, de l'Immense, de
l'Absolu. C'en est, on le voit à présent, l'abandon, incessamment renouvelé
au cours de la vie.
On a l'impression d'un retour
merveilleux (qui pourtant va de soi, qui était plus ou moins fatal) retour
à ce qui EST, virtuellement là depuis toujours.
C'en est fini de la finitude.
On en est délivré. Le fini de l'habituelle vie était donc - dirait-on - quelque
chose comme un de ces caractères héréditaires récessifs qui s'effacent s'ils
se trouvent en présence d'un caractère dominant.
Ainsi le matériel, le personnel,
le divers, en présence de l'infini, cèdent, abandonnent.
On était quelques minutes encore
auparavant un possédant et, comme tout homme, un possédant constamment en
voie d'acquérir et de s'approprier davantage. On était occupé à ces fonctions
d'acquisition, de rétention et - ruminant mental - d'élaboration, d'intégration.
Serait-ce, comme il semble, l'Avoir qui maintient l'ego, hic
et nunc, qui permet à chacun de continuer à être personnel ?
C'est cet avoir, brusquement pompé, dans une soudaine
désadhérence, qui a tout changé. On n'en a plus, on n'en refait plus. On est
complètement inintéressé.
La personne qui se maintient
par renouvellement de l'avoir, qui par les multiples reprises se repersonnalisait
incessamment, ne se continue plus.
Maintenant que, par abandon
des prises, des retenues, des envies, maintenant qu'une maligne lyse a tout
liquidé, qu'y a-t-il ?
Le Vide ?
Un Vide tellement différent
de celui que l'on connaît, vide qui est aussi bien étalement que soustraction
et autant excès que perte.
Violent, actif, vivant. Nappe,
qui serait sphère aussi et indéfiniment prolongée pour faire un vide augmenté
incessamment, à dépasser, toujours nouvellement à subir, averse de Vide, qui
sans cesse revient, re-vide, ne dépend de rien, n'a pas de raison de s'arrêter,
qui dissipe tout ce qui est autre que vide et souverainement oblige à n'assister
qu'au Vide, à se rassasier de Vide.
Cependant ce vide immensifié,
si excessif, qui devrait être insupportable, est merveilleusement bon, toutefois
au-delà de l'adaptation possible. Pourquoi donc est-on dans une presque-béatitude
? Parce que l'intense champ de force
qui dilate et fait du vide presque à l'infini (vide qui n'est pas simple récusation
du plein), dilate aussi simultanément et magnifiquement et démesurément l'Aspiration
à.
Aspiration à plus, à mieux,
à au-delà, à l'au-delà du connu, du dicible, du représentable, du pensable,
de l'admirable, à l'au-delà de tout imaginable.
Aspiration qui - c'est là le
secret de ce moment unique - à la fois est constamment surexcitée et constamment satisfaite, sursatisfaite.
Aussi ce Vide, différent de
tout autre vide, mériterait-il un autre nom. Auguste, englobant autant qu'excluant,
saturant, solennel parfois, avant tout INTEMPOREL (ainsi il semble), absolument
non localisable (qu'on ne sait si
on le rencontre en soi ou aussi
au-dehors).
Impersonnellement on est. On
assiste et on n'assiste pas. Cependant plénièrement on vit dans l'extrême
surabondance.
Nullement dans l'irréel et
plus du tout dans le réel ; dans un autre, dans un plus grand Réel.
Le réel commun, lui, doit être
plutôt, ainsi qu'il apparaît par contraste, lorsque plus tard on y songe,
une réponse, une incessante multiple réponse : ce qui répond à des opérations.
Le réel commun, plutôt qu'objectif, ce serait des objectifs.
On est à présent, là où l'on
ne vise plus, dans un univers in-préhensible, pourtant sans contestation,
injustifié sans avoir à se justifier.
Vide béatifique.
Vide qui est délivrance.
Sans fin, convertissant à ce
qui est Sans Fin.
Bernard de GIVE.
Abbaye
N.-D. de Scourmont.
B. 6464 - FORGES (Belgique).
[1] Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1958. Réunis et présentés par Mgr Simon DELACROIX, Editions Saint Augustin, Saint-Maurice, Suisse.
[2] La Liturgie des heures. III. Temps ordinaire. Semaines VII-XXI, Cerf-Desclée de Brouwer-Mame,1998, p.72-73.
[3] Prof. Donald W. MITCHELL, The kenosis of persons in Christian Spirituality, dans Pro Dialogo (Bulletin du Conseil Pontifical pour le Dialogue), n° 100, 1999/1, p. 147-151.
[4] Fr. Julian von DUERBECK,O.S.B. (St Procopius Abbey, Lisle), A Monastic View of Kenosis and Sunyata, dans Bulletin of Monastic Interreligious Dialogue (Abbey of Gethsemani, K Y), n° 51, p. 11-16.
[9] Jean TAULER, Œuvres complètes, trad. par E.-Pierre
NOËL, O.P., t. III, Tralin, Paris, 1911, p. 33 (Deuxième sermon pour la Pentecôte).
[10] Traité de l'amour de Dieu, X, 27-28.Texte repris dans Saint BERNARD, Prière et union à Dieu. Textes choisis et présentés par Jean CHÂTILLON, Editions de l'Orante, Paris, 1953, p. 270-271.
[11] J. LA FONTAINE (DE), Fables et œuvres choisies.Nouvelle édition par Mario ROUSTAN, Didier
et Privat, Paris, 1941, p. 590. (fable:L'homme qui court après la Fortune et l'homme qui l'attend dans son lit).
[12] Extraits d'une conférence donnée
à Louvain-la-Neuve au Colloque "Dieu
à l'épreuve de notre cri", le 29 octobre 1997, p. 1-5.
[16] Henri MICHAUX, né à Namur en 1899 et mort à Paris en 1984. Ses œuvres poétiques, souvent composées en une prose lapidaire et riche en inventions lexicales, évoquent le monde intérieur et la difficulté de vivre. Il a recueilli le meilleur de l'héritage surréaliste ; il en a poursuivi les plus hauts desseins avec une remarquable vigueur.
Bibliographie
: P. ROBERT, Dictionnaire universel des noms propres, t. 4, p. 2098 ; Grand Larousse Encyclopédique en 10 volumes,
t. 7 ; R. BURNIAUX - R. FRICKX, La
littérature belge d'expression française, coll. Que sais-je ?, P.U.F.,
Paris, 1973, p. 64-65 ; Jean MAMBRINO, La
poésie mystique française (d'où notre citation est tirée), Seghers,
Paris, 1973, p. 244-247 ; Georges SION, 150
ans de Littérature, Paul Legrain éd., Bruxelles, p. 74-75.