Présentation de la
liturgie du 3ème dimanche de Carême
(donnée à Scourmont lors de la retraite du
début du Carême 2007)
par Frère Damien Debaisieux, ocso
Viens Esprit Saint.
Donne-nous d’être à ton écoute, d’être en
attente, de nous tourner vers toi, vers le Fils, le Père, de nous convertir.
Que ce sois Toi, Dieu, que nous cherchions.
Notre péricope se situe dans la longue
section de l’évangile de Luc (9,51-19,28) qu’on appelle la montée de Jésus à
Jérusalem, lieu où s’accomplira le Salut.
Nous sommes dans un petit ensemble
(chapitres 12-13) qui traite de la conversion et de l’urgence de la conversion
Des gens massacrés, d’autres écrasés par
l’effondrement d’une tour. Les exemples d’hier et d’aujourd’hui, ou peut-être
plutôt les preuves, les accusations, seraient, sont nombreux(ses). Idem pour ce
qu’il en est de nos vies personnelles... Chaque blessure est personnelle,
inimaginable tant qu’elle n’a pas été vécue... et c’est pourquoi je m’excuse
d’aborder ce sujet avec toute ma maladresse et ma petite vie que je
qualifierais, pour l’instant, d’épargnée. En même temps faut-il se
taire face à ce qui est si présent ? Je n’essaierai donc pas de donner une
explication au mal mais, en m’abritant derrière des théologiens, et surtout
Adolphe Gesché (Le mal et la lumière, Série Pensées pour penser,
Cerf, Paris, 2003), je veux simplement essayer de donner quelques pistes qui
pourront, je l’espère, nous aider dans notre chemin de conversion.
« Q’est-ce que j’ai fait au bon Dieu
pour mériter ça ? » Pourquoi ? Pourquoi !
Quand on objecte la
question du mal à l’existence de Dieu, on peut toujours tempérer lorsqu’il
s’agit d’un mal commis par l’homme ( ce qui n’explique toujours pas la mort de
l’innocent). C’est beaucoup plus difficile quand on parle des catastrophes
naturelles, de la maladie, soit longue et pénible, soit brutale.
Tous ces discours deviennent d’autant plus
fragiles, voire indécents, quand on est soi-même touché dans sa chair, dans son
cœur ou dans ses proches.
En ce troisième dimanche, quelle est la
réponse de Dieu ? La première lecture nous dit : « j’ai vu, oui,
j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Egypte, et j’ai entendu ses cris
sous les coups des chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances »(Ex
3,7). Il vient pour nous délivrer : comment ? Comme dit le Père
Sébastien Falque « en suscitant des hommes », en faisant
retentir en eux cet appel, ce cri de l’homme et celui de Dieu. Dieu a besoin de
nous comme quand Jésus dit « priez le Maître de la moisson d’envoyer
des ouvriers à sa moisson. » (Lc10,2).
Moïse a d’abord répondu « Me voici »
(Ex 3,4) à l’appel de son nom, puis il se retire : « Excuse-moi, mon
Seigneur, envoie, je t’en prie qui tu voudras » (4,13). Moïse sait que
Dieu ne règlera pas tout d’un coup de baguette magique, que là où il aurait pu
espérer récompense et bienfait pour sa foi, lui qui avait le privilège d’une
telle apparition, en obtiendra peut-être beaucoup de désagréments.
Nous connaissons la suite de l’histoire et
ce long périple d’Israël dans le désert : 40 années difficiles, loin de
l’enthousiasme.
Quelle est la réponse de
Jésus à ces morts de L’évangile ?
Il ne donne pas d’explication au mal.
Dans la bible, le mal apparaît avec le
serpent (mais sans que nous puissions les assimiler), comme quelque chose que
nous n’avons pas inventé et, comme dit A.Guesché, qui nous prend par surprise,
qui nous tombe dessus comme la tour. Guesché nous invite à croire que Dieu
aussi est pris par surprise. Quand il dit
à Adam « où es-tu ? » (Gn 3,9), à Eve « qu’as-tu
fait là ? » (13), à Caïn « où es ton frère ?....
Qu’as -tu fait ! » (4,9-10), ce n’est pas le ton du dieu
omniscient qui sait tout et qui nous culpabilise, nous rejette, mais ce serait le
ton d’une mère affolée qui interroge son enfant qui revient d’on ne sait où
avec les mains pleines de sang.
Ces récits de la Genèse n’enlèvent en rien
la question du mal mais ils invitent à croire que Dieu puisse être de
notre côté.
Le mal
n’a pas de sens, ces morts de notre
évangile n’ont pas de sens et c’est aussi ce qui contribue au poids du
mal : il n’a pas de pourquoi, pas de réponse à notre cri. Dieu ne répondra
pas non plus à notre pourquoi (qui n’a pas ici-bas de réponse), mais il
répondra, parfois après un trop long silence, à notre cri.
Jésus ne donne pas d’explication mais il
réfute l’idée, si tenace encore aujourd’hui, d’une rétribution terrestre :
Dieu m’a puni, Dieu m’éprouve ou Dieu me récompense parce que je l’ai bien mérité.
Non ! Dieu ne dirige pas tous les mouvements sur la terre, il n’est pas ce
Dieu « infiniment tatillon ». Une personne me disait qu’elle
demandait à Dieu de l’aider à trouver une place pour se garer et que ça
marchait ! Que doit-elle penser le jour où ça ne marche pas ?
Est-elle alors comme ces enfants qui ne croient plus en Dieu parce qu’il n’a
pas réalisé telle ou telle chose. On attend, on estime avoir droit à une
récompense parce qu’on a daigné concéder à Dieu un peu de notre temps, de notre
pensée... Or L’amour est gratuit et ce sont les pécheurs que Dieu est venu sauver. Je ne condamne pas
l’attitude de cette personne mais je l’invite à réfléchir sur ce que ça dit de
Dieu : quand je crois ceci ou cela de Dieu, qu’est-ce que ça dit de lui, ?
Qu’est-ce que ça dit de moi ?
Dans notre évangile, Jésus prend en compte
cette aberration du mal et nous invite à agir en conséquence. Alors soyons de
ces gens dont parle le texte qui disent à Dieu ce qu’ils voient, entendent,
souffrent et ne comprennent pas.
On nous dit que c’est « un
jour ». Le terme grec, kaïros, n’a peut-être pas ici de sens théologique
particulier (le temps de Dieu, le moment favorable) et pourtant ce jour c’est
aussi aujourd’hui et c’est aujourd’hui que des personnes souffrent et attendent
ou n’attendent plus un sauveur. Nos journaux, notre entourage ou nos vies nous
montrent ces malheurs. Pendant ce carême nous sommes peut-être invités à
regarder, écouter, lire autrement toutes ces nouvelles du monde et de nos vies
( nouvelles bonnes ou mauvaises). Réjouissons-nous des bonnes, mais nous avons
le droit et le devoir de crier vers Dieu, comme Job, de lui demander des
comptes, de l’aide, de dire « ça suffit ». Ce qui justifie notre cri,
ce qui a justifié Job, c’est la vérité de notre cri. Je ne suis pas alors dans
le blasphème.
Et c’est à cette vérité que Jésus veut
ouvrir, convertir ces interlocuteurs. « Pensez-vous » leur
dit-il. En quel Dieu croyez-vous ? Mais surtout qui croyez-vous
être ? Ne pensent-ils pas qu’en
grattant un peu, on trouvera des fautes cachées chez ces personnes écrasées par
la tour de Siloé (Quant à ceux massacrés par Pilate, certainement des zélotes,
ils savaient bien les risques qu’ils prenaient). Par contre, eux qui sont
toujours là, vivants, ne sont-ils pas du coté des innocents, des purs.
Chercher une explication extérieure au mal
peut nous permettre d’éviter de nous tourner vers nous-mêmes. On l’a dit, le
mal vient de nulle part mais pas le péché, pas notre complaisance, même si on
est souvent loin de savoir jusqu’où elle nous mènera. Dieu nous invite à ce
regard sur nous-mêmes, non pour nous culpabiliser, mais pour lutter avec lui
contre l’inacceptable : notre cri n’en sera que d’autant plus vrai et
j’oserai dire salvateur : combien de cris avons-nous dû taire, étouffer
parce qu’ils auraient été notre propre condamnation. On reproche ceci-cela à
l’autre et on oublie ou on ne voit pas que soi-même on fait au moins la même
chose : c’est la poutre et la paille dans l’œil.
Jésus invite ces interlocuteurs à ne pas juger
les autres, à ne pas condamner. Le mystère des autres, leur chemin de
conversion nous échappent. St Bernard : « Sur terre on ne voit que
les actions, dans la patrie on ne connaîtra que les cœurs. » Un adage
patristique dit : « Celui qui connaît ses propres péchés et ne
juge pas son frère est plus grand que celui qui ressuscite les morts ! »
On retrouvera cette idée avec le figuier : il reste une chance, jusqu’au
bout. Mais c’est pourquoi il y a urgence. La vie est fragile, elle peut
s’effondrer comme cette tour. L’image mythologique des Parques et de cette vie
qui tient à un fil est vraie dans ce qu’elle dit de notre vulnérabilité. Alors
ne perdons pas de temps : il s’agit de notre salut (« si vous ne vous
convertissez pas... vous périrez de la même manière ») et de celui des
autres ( « vous périrez TOUS de la même manière »)
Malraux a écrit dans L’Espoir :
« Ce qu’il y a de tragique dans la mort c’est qu’elle transforme la vie
en destin ». Oui, à la mort tout est fait, plus rien ne peut être
changé même si tout peut être relu, relu comme ce regard que nous posons sur
les défunts, regard qui est souvent positif, regard qui dit peut-être quelque
chose de la miséricorde de Dieu. Mais tant que nous sommes en chemin tout reste
possible comme le disent les versets précédents notre passage : il faut
essayer de s’arranger avec son adversaire sur le chemin-même qui nous mène au
juge (12,58).
Jésus nous invite à ce regard sur nous-mêmes,
comme il le dit en Mt 15,18-19 à propos de la nourriture pure ou impure :
ce n’est pas ce qui entre en nous qui souille le cœur mais ce qui en
sort et « Du cœur procède (...) mauvais desseins, meurtres,
adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations. » Soyons
donc attentifs à nos propres pensées, à tout ce qui nous monte soudain à
l’esprit, et ne nous laissons pas mener là où nous ne voudrions pas aller. Le
sens même du péché nous échappe : « Père, pardonne-leur, ils ne
savent pas ce qu’ils font ». Nous ne savons pas ce que nous faisons,
nous ne connaissons pas la portée du péché : ceci comme une invitation à
ne pas se culpabiliser face à ce quelque chose qui, d’une certaine manière,
nous dépasse, mais aussi raison supplémentaire pour être vigilant, pour ne pas
nous laisser entraîner là où nous ne voudrions pas aller. La Règle de Saint
Benoît nous demande de mettre un frein à
sa langue.
Si le mal avait une explication
rationnelle, Dieu n’aurait pas eu besoin d’assumer la souffrance jusqu’au bout
en son Fils crucifié. Dieu a donc voulu combattre le mal, avec et pour
nous : « je connais ses souffrances. » (Ex 3,7).
Nous sommes, nous aussi, invités à
combattre ce mal, avec lui, avec et pour nous. Flannery O’Connor : « une
des choses qui m’a frappé chez Mauriac, c’est que, au lieu de nous montrer le
mal assaillant le bien et lui infligeant comme un coup de grâce, il procède à
l’envers et nous présente le bien assaillant le mal. »( in Guesché,
supra, p.35-36). C’est aussi notre mission, peut-être notre effort de carême et
celui de notre vie.
Mais nous ne pouvons pas accepter comme
consolation suffisante le simple fait que Dieu soit avec nous. Cette idée ne
peut tout résoudre. C’est pourquoi cette présence de Dieu à nos côtés ne peut
taire notre cri. Dieu, notre créateur, le Chemin, la Vérité, la Vie est le
seul vers qui nous pouvons nous tourner pour exprimer notre écrasement, notre
incompréhension, notre révolte. Bernanos : « la prière est en
somme la seule révolte qui tienne debout. »(in Guesché, supra, p.45)
Je peux peut-être d’autant plus crier vers
lui que lui aussi a crié : Guesché a écrit : « Je crois en
toi, Seigneur, parce que tu as dit : ‘mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné ?’ »( p.54)
Jacques Derrida va jusqu’à dire :
« Que serait la foi ou la dévotion envers un dieu qui ne pourrait pas
m’abandonner. »( in Guesché p.55).
C’est peut-être cette mort qui exprime au
mieux l’innocence de Dieu.
Si je ne crie pas vers Dieu, vers qui
crierai-je ? C’est le drame de
l’athéisme. Que la solitude est immense quand on ne sait à qui adresser ce cri.
On peut parfois, en relisant nos vies, voir que ce cri, ces larmes ont
finalement été entendues même si on ne le savait pas, et qu’ils ont pu être
expression de la présence de Dieu.
La présence du mal nous propose 3
alternatives : soit Dieu n’existe pas – soit il permet le mal, avec plus
ou moins de complicité ou de perversité – soit Dieu est autre que ce que nous
croyons habituellement, autre que ce que nous avons appris au
catéchisme... et il faut le chercher ou
plutôt se laisser enseigner par lui. Guesché (encore !) : « C’est parce que nous avons expulsé
de notre foi les récriminations contre Dieu, que celles-ci se sont réfugiées
ailleurs, faute de trouver place dans nos confessions de foi et nos prières.
Les récriminations ont alors fait le lit et le tissu de l’athéisme. C’est notre
Dieu douceâtre, notre théologie qui ne supporte d’aucune façon de crier notre
cri à Dieu, qui fait qu’on devient athée. »(p.58-59). La présence du
mal peut paradoxalement devenir chemin de quête de Dieu, de conversion.
Parler du mal, de la
souffrance, les attribuer à Dieu, les lui reprocher ou faire appel à lui pour
qu’il nous sorte de là, c’est ne pas fuir cette réalité omniprésente et c’est
faire entrer Dieu dans nos vies, et nous-mêmes au plus profond de nous-mêmes.
C’est aller jusqu’aux entrailles comme dit la Bible.
Toute la Bible parle de ce mal, et les
évangiles de cette mort scandaleuse racontée avec un certain nombre de détails
pour témoigner de ce « Dieu avec nous » jusque là, de ce Dieu qui
prend en compte le mal : « Le génie de l’apôtre Thomas fut de ne
vouloir reconnaître le ressuscité que s’il avait gardé les signes de sa
souffrance » (p.144).
Nos églises et nos musées sont pleins de
crucifixions : exemple du retable d’Issenheim avec ce Christ crucifié,
horrible, mais qui était secours pour tous ces malades. Ou encore un tableau au
Louvre (dont j’ai oublié l’auteur ! Merci de me le communiquer si vous le
connaissez...) représentant, au soir du vendredi saint, la peine de Marie et de
Pierre : peine qui vient rejoindre la notre et qui nous offre comme une
consolation, une force, un espoir, un décloisonnement où enfin on n’est plus
seul, une rencontre : celle du Christ ressuscité.
Ne croyons pas que Dieu nous sortira, comme de façon incorporelle,
désincarnée, du mal. Mais croyons que, comme le ressuscité, comme l’espérance
et la confiance des psaumes, comme leur action de grâce, il nous ouvrira un
chemin. « Si le christianisme a aujourd’hui quelque chose à dire,
peut-être serait-ce bien ceci : que si la souffrance comme telle ne sauve
pas, elle doit pourtant être sauvée. Peut-être est-ce cela le salut :
sauver la souffrance. Ne pas la laisser là, brutale et saccageuse, intenable,
tout à fait insensée (....) Le christianisme a ceci en propre : qu’il ne
propose pas un salut d’évasion qui nie la souffrance, mais qu’il descend sur le
terrain même de la souffrance et la prend en charge. » (Guesché
p.144.145.146)
Dans notre texte, Jésus met ses
interlocuteurs devant la réalité, devant notre propre réalité. Le père André
Gromolard a écrit : « La religion chrétienne (...) est faite non
pour protéger des risques de la vie, mais pour apprendre à les traverser et à
les surmonter. » (la seconde conversion, De
la dépression religieuse à la liberté spirituelle, Série les chemins du sens, Desclée De
Brouwer, Paris, 1998, p54)
Nous sommes invités à ne
pas chercher notre salut dans ce qui ne peut pas sauver. C’est peut-être là un
des sens de cette ascèse proposée pendant ce carême : éviter tout ce qui
nous éloigne de nous-mêmes, qui n’offre qu’une maigre et éphémère consolation,
qui ne nourrit pas. Regarder en face ce qui est, ce qui fait mal, ce qui ne va
pas, ce que l’on fuit.
Jésus nous invite à changer notre regard à
l’image de la conversion de St Paul : « il lui tomba des yeux
comme des écailles et il recouvra la vue » (Ac 9,18). Ces interlocuteurs refusent de changer leur
regard, refusent de se remettre en cause, eux et leurs idées sur Dieu, refusent
de reconnaître en Jésus le Messie attendu, refusent de voir en Jésus la réponse
de Dieu au cri de l’homme comme dit Karl Barth : « Dieu ne
répond pas aux questions de l’homme, car Dieu lui-même constitue la réponse de
l’homme. »
Le drame de la passion est là : nous
sommes sur le chemin de Jérusalem, Pilate est mentionné, le sang, le sacrifice
(sacrifice peut-être à Jérusalem et pour la pâque ?), Jésus bien-sûr, la
mort et les pécheurs.
La parabole que Jésus développera ensuite
ni changera rien, alors même que les paraboles ont souvent pour but
d’ « obliger à réorienter la conception qu’on a de Dieu et (de)
provoquer une conversion » (P. Royannais, Revue « Esprit
&Vie », n°161)
Le Christ n’a pas recherché la souffrance.
Il a pu croire que sa prédication suffirait pour sauver le monde. Mais il se
heurte au refus de certains, au départ des autres : à la fermeture des
cœurs. Il doit alors passer par la souffrance tout simplement parce qu’elle est
là, qu’il ne peut faire pas un détour pour l’éviter s’il veut réaliser ce pour
quoi il est venu : poursuivre-traverser ou reculer-renoncer-trahir (la
souffrance semble alors aussi être sur cet autre chemin comme le montrent
les larmes de Pierre et le suicide de Judas).
Pierre est sèchement remis à sa place lors
de la première annonce de la Passion en Mt 16,21-23. Dire à Jésus que ça ne lui
arrivera pas, c’est dire que ça ne nous arrivera pas, c’est vouloir échapper à
ce scandale du mal, bien naturellement, mais c’est une utopie, une fuite
puisqu’il est là.
« Jésus intègre ainsi la
souffrance. Et il va le faire, non pas en disant qu’elle a un sens en soi (elle
n’en a pas), mais que, étant là, on peut la situer, la déployer dans une
compréhension plus large qui, elle, a du sens. Il ne va donc pas trouver sens à
la souffrance, mais l’inscrire, puisqu’elle est là, dans un dessein qui, lui,
en a un et qui, par-là lui donnera orientation. » ( Guesché p. 174)
Entrer dans cette démarche suppose foi et
courage : « ce n’est pas par la morale mais par la foi que le
chrétien lutte contre le mal » (p.124)
Mais surtout Jésus nous met en garde
contre une mort plus terrible : celle qui sépare de Dieu. C’est en cela
qu’il appelle à la conversion pour que, le jour où la mort terrestre nous
surprendra, nous puissions être accueillis par la miséricorde du Père. Car il
semble bien qu’il y aura un jugement et notre foi en la miséricorde de Dieu ne
nous exonère pas d’agir. Graham Greene
dit d’un de ses personnages de La Puissance et la Gloire :
« Des larmes roulèrent sur son visage ; à ce moment-là, il n’avait
plus peur de la damnation, même la peur de la souffrance corporelle avait
reculé au second plan. Il ne ressentait qu’une immense déception de devoir se
présenter devant Dieu les mains vides, parce qu’il n’avait rien fait du tout. »
Cette mort c’est peut-être aussi cette
absence de raison de vivre, absence de sens qui rejoint l’absence de sens de la
mort et du mal. Le roman Le sang des autres de Simone de Beauvoir se situe dans l’immédiat avant-guerre ;
face à l’inertie des démocraties occidentales, elle écrit : « A
Vienne, les juifs lavaient les trottoirs avec des acides qui leur rongeaient
les doigts, sous les yeux amusés des passants ; nous n’allions pas nous
faire tuer pour ça, ni pour empêcher dans les nuits de Prague le sourd
éclatement des suicides ; ni pour prévenir ces incendies qui
s’allumeraient bientôt dans les villages de Pologne. Tout occupé à déclarer
pourquoi nous ne voulions pas mourir, nous inquiétions-nous de savoir pourquoi
nous vivions encore ? »
La
parabole du figuier.
L’homme qui vient chercher du fruit pourrait être le Père. Le figuier pourrait
être l’Homme, chacun de nous (ne croyons pas trop vite que nous portons du
fruit ! et il faut recommencer tous les ans !). Le fruit, au
singulier, c’est la conduite de l’homme dans sa totalité. Et il n’y a
rien : pas de fruit et en plus il épuise la terre et les autres ; on
est pas neutre, on est positif ou négatif ! La solution est simple :
« coupe-le ».
Jusqu’ici rien de nouveau, c’est tout le
message de Jean-Baptiste : «Engeance de vipère, qui vous a suggéré
d’échapper à la colère prochaine ? Produisez-donc des fruits dignes du
repentir, et n’allez pas dire en vous-même (comme les interlocuteurs de
Jésus) ‘nous avons pour père Abraham.’(...) La cognée se trouve à la
racine des arbres ; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va
être coupé et jeté au feu. »( Lc 3,7-9). C’est comme le figuier
en Mc et Mt 21,18-22, maudi par Jésus parce qu’il avait faim et n’y trouva pas
de fruit.
Le vigneron pourrait être
Jésus. Il obtient un délai. Jésus intervient en notre faveur parce qu’il nous
fait confiance, parce qu’il responsabilise notre liberté. Ce n’est pas un
optimisme naïf mais l’amour du paysan pour ce qu’il a planté et ce qui lui a
pris de la peine, l’amour de celui qui sait qu’il faut du temps pour faire un
arbre, pour faire un homme.
Le maître c’est l’image
de ce Dieu déçu, blessé dans son amour, tant de fois décrit comme Dieu de
colère dans l’Ancien Testament, et de ce Dieu qui se laisse fléchir (« j’ai
vu la misère de mon peuple(...) j’ai entendu ces cris »). C’est Dieu
qui revient comme le demande certains psaumes : « Dieu d’Israël
reviens » (Ps 79), « et toi S que fais-tu ? Reviens... »
(Ps 6) : le retour de Dieu c’est aussi le retour de Dieu dans nos vies.
Jésus nous invite à faire confiance à ce Dieu
qui nous fait confiance et c’est peut-être pour cela qu’il est souvent si long
à répondre, et c’est peut-être pour cela que, comme le dit Paul dans la 2°
lecture, beaucoup ont fini par se détourner de lui. Ici citons Etty
Hillesum qui, face à l’horreur nazie, a écrit : « Je vais
t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi. (...) Il m’apparaît de plus en
plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider,
mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui
t’abrite en nous. » (Une vie bouleversée, Journal
1941-1943, Seuil, Paris,
1985).
J’aime ce passage car au-delà de toutes
les limites de mon discours, Etty Hillesum, elle, dit ce qui, malgré tout, nous
attache, nous relie si fortement à Dieu, chacun personnellement dans cette
relation unique qui a permis au Fils, pour son Père et pour nous, d’aller
jusqu’à la contradiction de la mort.
Ns aussi nous s peut-être le vigneron,
appelé au même dévouement, à la même solidarité, responsabilité envers nos
frères (et envers Dieu ?).
Par l’intercession du vigneron, le
discours de Jésus change donc radicalement de celui de Jean-Baptiste. Michel
Gourgues dit : « si passant à Jéricho, Jean-Baptiste avait
aperçu Zachée (...) il n’aurait su que proclamer
l’exigence : ‘Zachée, je repasserai et si d’ici là tu te convertis,
j’irai demeurer chez toi.’ Jésus, lui, prend les devants et, d’emblée, parle de
don prévenant : ‘Zachée, descends vite, aujourd’hui-même je dois
demeurer chez toi.’ »( Luc de l’exégèse à la prédication). La
volonté de Zachée de voir Jésus, cette acrobatie pour monter dans l’arbre ont
suffi à Jésus pour qu’il touche Zachée.
La conversion en Luc semble nécessiter un
mouvement de l’homme vers Dieu.
L’évangéliste, contrairement à Marc et
Paul, insiste sur ces premiers pas de l’homme, sur sa responsabilité, sur notre
responsabilité. C’est là tout l’enjeu pour le figuier : même si le
vigneron bêche autour et met du fumier, c’est à lui, le figuier, de se décider,
de se positionner avec ou contre Dieu. Ainsi par la « Metanoia », la
conversion intérieure, Dieu offre la possibilité d’une histoire qui nous sort
de la fatalité : oui, ce figuier stérile depuis 3 ans pourra peut-être
produire des fruits. Dieu nous fait confiance comme il nous demande de nous
faire confiance, de croire en nous et dans les autres, malgré ce mal qui semble
parfois écraser le monde. Tout est encore possible, rien n’est définitif. Si
Dieu a un regard posé sur chacun de nos gestes, ce n’est pas pour nous aider à
faire notre créneau mais parce qu’il prend au sérieux chacun de nos actes, ce
qui les motive, ce que, avec lui et avec les autres, nous essayons de
construire.
Le P. Dupont a écrit, à propos de la
conversion en Luc, qu’« il serait faux d’insister sur le seul fait de
se tourner. Il s’agit certes, pour l’homme, de se tourner vers Dieu mais cette
rotation doit être suivie d’une marche vers lui » (in F.Bovon, Luc
le théologien). Dans le contexte de notre parabole et du carême, je ne peux
m’empêcher d’ajouter que cette marche se fait sur le chemin de Jérusalem, celui
qui ira jusqu’à l’affrontement avec la mort, non pas voulue, mais parce qu’elle
est là. Mais c’est aussi la marche vers et avec celui qu’on aime et c’est pour
ça qu’on l’empreinte.
Rien n’est dit sur ce qui arrivera au
figuier : le texte reste ouvert : il nous renvoie à notre propre
attitude, conversion .
Mais si ce figuier doit porter du fruit ce
n’est pas d’abord pour satisfaire le maître mais parce que c’est pour cela qu’il
a été planté, qu’on lui a donné la vie : c’est sa raison d’être, de
vivre ; c’est sa mission pour lui et pour les autres.
En
conclusion j’aimerai
terminer sur 2 points
D’abord croire, ou vouloir croire, que le
silence de Dieu, parfois si long et parfois apparemment si scandaleux, nous dit
peut-être quelque chose de la grandeur de l’homme et que la foi en Dieu est
indissociable de la foi en l’homme :
Maurice Zundel a écrit : « Il
est vrai de dire qu’il n’y aurait pas de mal, finalement pas de mal absolu en
tous cas, sans Dieu. C’est parce que Dieu est que le mal peut avoir ce visage
monstrueux, insoutenable et scandaleux comme le viol d’une Valeur infinie »
( Je est un autre). J’ajoute sans trahir l’auteur, que cette valeur
infinie demeure en nous, et que nous sommes aussi, par elle, par filiation, par
adoption, valeur infinie : chacun de nous. C’est parce que nous sommes
cette valeur infinie que le mal qui nous viole est si scandaleux. C’est
peut-être ce qui défigure le plus l’homme qui en révèle aussi la valeur, comme
ce Christ défiguré qui nous dit l’immensité de l’amour de Dieu.
Zundel poursuit: « Est-ce que
toute la bible, finalement, toute la révélation, ne se résume pas dans le cri
de l’innocence de Dieu. Et le cri de l’innocence de Dieu ne nous atteint-il pas
au cœur en nous rappelant qui nous sommes, quelle est notre dignité et notre
grandeur dans cette vocation de créateur qui remet le monde entre nos mains
pour que nous lui donnions son vrai visage. » Cette valeur infinie est
donc à la fois source de notre action, et dessein, but de notre action. Ainsi
nous savons pourquoi nous vivons et
pourquoi nous agissons.
Encore une longue citation : « En
‘blasphémant’ dans sa souffrance contre la perversité et la méchanceté divines,
Job a mieux parlé de Dieu que ses amis prenant sa défense. Cela signifie qu’en
se taisant et en s’abstenant d’intervenir dans le drame de Job, Dieu lui a
davantage révélé qui il était et quelle estime il lui portait qu’en venant au
secours de son ami au premier appel et en le sauvant miraculeusement. Le
silence de Dieu a laissé tout son temps et toute sa place à la parole Job, et
cette parole, prise avec courage et passion, lui a permis de faire un chemin
vers une vérité et une liberté qu’il n’aurait jamais connues si Dieu était
intervenu immédiatement dans sa vie. Car si le Dieu de la Bible est le Dieu qui
parle aux hommes, il est aussi celui qui les écoute. Il se révèle autant en les
écoutant qu’en leur parlant. Et si Dieu les écoute, c’est qu’il veut qu’ils
existent librement devant lui et prennent eux-mêmes leur vie en charge sans
attendre constamment d’un Dieu providence les secours dont ils ont besoin
(../..) Ainsi donc, la foi en Dieu ne préserve pas le croyant de
l’épreuve et de la souffrance, alors même qu’il cherche dans la religion une
aide dans la détresse et un salut dans le malheur ! Il demande à la
religion protection et délivrance et il découvre, un jour ou l’autre, que la
foi en Dieu est une épreuve à traverser. Dieu n’exige rien de nous, mais la foi
en lui est terriblement exigeante. Son silence est une épreuve épuisante qui
nous révèle qui il est et qui est l’homme devant lui. C’est autant en se
taisant qu’en parlant que Dieu se donne à connaître comme Dieu.» (A.
Gromolard, pp 51 et 52-53).
Croire en Dieu, se convertir à Dieu,
tourner son regard vers Dieu et marcher vers lui, c’est croire en l’homme, se
convertir à lui, tourner son regard vers lui et marcher vers lui ; c’est
croire en soi, se convertir à soi, à notre réalité, notre grandeur. C’est
croire que ce qui m’arrive ne peut pas
submerger la totalité de ce que je suis, mon sens (puisque contrairement au
mal, moi, j’ai un sens), ne peut pas submerger mon mystère derrière lequel on
sent déjà l’éternité. OUI, je traverserai la mer rouge, mais pharaon, le mal,
sera submergé.
Dans un second et dernier point, j’aimerai
nous inviter à puiser, toujours et encore, dans l’Ecriture.
Dans les moments difficiles, quand nous en
aurons la force, que Dieu nous donne de reprendre le cri des Psaumes, des prophètes,
de Job ou des évangiles. Que nous puissions y découvrir une parole (un mot,
quelques mots comme « ne crains pas... ta foi t’a sauvé... je suis
avec vous. n’ayez pas peur, c’est moi »), parole de vie, d’espérance,
de foi ; parole qui nous remet debout, qui nous ressuscite. Parole comme
dans les récits d’apparition qui sont toujours des récits de conversion :
parole qui atteint Marie-Madeleine qui pleurait près du tombeau, qui la
retourne et finalement la ressuscite ; Idem pour les disciples d’Emmaüs,
Jean et Pierre, etc...
Dans le récit de la pêche miraculeuse ( Lc
5,1-11), Jésus invite Pierre à jeter les filets. Pierre lui exprime sa peine,
sa fatigue, finalement la souffrance quotidienne de l’homme, le lot commun de
tous les chrétiens qui tentent de vivre leur foi : « Maître, nous
avons peiné toute la nuit sans rien prendre... » mais il ajoute ce qui
nous est peut-être demandé pour ce carême, carême liturgique ou période,
passage difficile de notre vie : « ...mais sur ta parole (et
il s’agit de ces paroles dont nous venons de parler, ces quelques mots qui nous
touchent dans notre sensibilité ou dans notre volonté, dans notre espérance,
notre désir ou notre foi, ces mots qui nous rejoignent au fond de nous et nous
remettent debout parce que nous les reconnaissons, parce qu’ils ont toujours
été en nous et qu’ils disent notre nom)... sur ta parole, je vais jeter les
filets. » Vous connaissez la suite...
Damien DEBAISIEUX