Introduction à la
liturgie du 4ème dimanche de l’Avent
4e
dimanche de l’avent A
(décembre
2007)
Avec les autres intervenants, nous
avons voulu prendre un thème commun pour ce week-end et nous avons choisi un
mot : « apprendre ». Pas facile d’être fidèle à cette
directive ! (je ne le serai donc pas, mais peut-être pas moins que mes
frères)
« Apprendre » semble indissociable de « écouter ». Apprendre la Parole c’est l’écouter, la laisser résonner telle qu’elle est, telle qu’elle existe indépendamment de moi. Mais c’est aussi la laisser résonner dans mon monde, avec mon monde intérieur, mon monde extérieur, le monde des hommes et des femmes. Dernièrement, des acteurs nous parlaient de leur « apprentissage » d’un rôle. Il ne commence pas par une étude psychologique ou sociologique de telle ou telle situation humaine qu’ils devront interpréter ; ils commencent par lire, relire, répéter, écouter le texte. C’est la parole, avec sa seule force, qui s’impose à eux et qui leur dicte l’intonation, le geste et le mouvement. Le sens ou plutôt l’expression du sens se dégage, se manifeste d’elle-même. J’ai retrouvé la même idée dans la musique à l’aide d’un témoignage de Louis Jouvet : « En 1918, Quand Debussy est mort, on a voulu faire une soirée pour Debussy. Cortot est allé voir madame Debussy, qui était avec sa petite fille, qui avait 8 ans. Cortot a demandé à madame Debussy d’écouter l’interprétation qu’il allait donner des Préludes. Et il a joué sur le piano de Debussy. Madame Debussy était dans un état épouvantable, elle pleurait ; son émotion était effrayante. Cortot se tourne vers la petite fille qui était assez calme et lui demande : « Est-ce ainsi que ton père jouait ? » « Non, non, ce n’est pas comme çà. » « Ah ! Pourquoi ? » « Parce que lui, il écoutait plus. » »
Ainsi, pour méditer ce texte, je l’ai
d’abord lu, relu, répété à haute voix et finalement je l’ai appris par cœur
pour qu’il puisse m’accompagner dans mes différentes activités, pour que je
puisse m’en imprégner et l’intérioriser. Je vous conseille fortement cette
méthode, tout en vous proposant de l’appliquer plutôt à de courtes phrases.
Mais pour apprendre, il faut accepter de
ne pas savoir et parfois de désapprendre. Quand j’étais professeur, on m’a
appris que toutes les explications du monde étaient inutiles tant que l’élève
n’avait pas fait l’expérience par lui-même que ce qu’il croyait être vrai ne
l’était pas. Pour mettre du neuf il fallait enlever l’ancien, faire de la place
pour accueillir. On est proche du « mécanisme » de la conversion où
un monde ancien s’effondre pour laisser place au nouveau.
Dans cette idée de désapprendre, de
faire de la place, je dois vous avouer qu’il m’a fallu plusieurs jours avant
d’entrevoir ce que j’allais vous dire aujourd’hui : expérience de
sécheresse, de pauvreté qui, je l’espère, je le crois, a laissé place à l’Esprit.
Le temps de l’Avent est certainement
propice à cette écoute, à cette pauvreté acceptée qui laisse la place à Celui
qui doit venir. Temps où l’on regarde le quotidien, notre réalité, comme le
lieu où Dieu se manifeste, se donne à voir, s’incarne.
Écoutons la Parole de Dieu (Mt 1,18-24).
A partir de cet évangile, j’aimerais
m’attarder avec vous sur la personne de Joseph.
Lorsqu’on m’a demandé de vous parler de
ce 4e dimanche de l’avent, de cette annonce faite à Joseph, je ne
peux pas dire que j’avais une dévotion particulière pour lui. Certes Joseph a
toujours était pour moi un saint sympathique mais assez anecdotique. S’attarder
trop longtemps sur lui aurait été, pour moi, suspect de piétisme
archaïque ! Pourtant, avec cet évangile, il m’était difficile de
contourner ce personnage. Les premiers jours de méditation ont donc étaient
assez arides et m’ont finalement obligé à demander l’intercession de saint
Joseph : ce saint avait fini par me convaincre ! J’espère donc,
durant le temps de cet entretien, réussir à vous partager ce que j’ai découvert
« par lui, avec lui et en lui », et vous aider à découvrir ou
redécouvrir ce beau compagnon de route.
Le
contexte :
Les 2 premiers chapitres de Matthieu
sont ce qu’on pourrait appeler son prologue. Il y a d’abord une généalogie de
Jésus, l’annonce à Joseph, les mages, la fuite en Egypte, le massacre des
Innocents, et enfin le retour d’Egypte et l’installation à Nazareth. Si le
début de l’évangile de Luc est marqué par la joie, celui de Matthieu est
beaucoup plus sombre. Il est le fruit d’une communauté chrétienne, issue du
judaïsme, en butte à l’opposition de plus en plus forte de ce même judaïsme. Un
contexte de communauté en minorité qui s’interroge sur son présent et son
avenir ; contexte de crise qui peut nous rejoindre, nous parler, dans
notre situation ecclésiale actuelle en Europe Occidentale.
« Voici
quelle fut l’origine de Jésus Christ » :
Littéralement la « genèse » de Jésus, terme déjà employé au premier
verset de l’évangile, qui suggère que Jésus est le nouvel Adam, que quelque
chose de neuf advient. Le temps de l’Avent peut aussi être pour nous cet
accueil, ce désir, cette découverte du nouveau au cœur de notre quotidien.
« Chantez au Seigneur un chant nouveau » comme dit le psaume
149, phrase que les moines de Scourmont et d’ailleurs, jeunes et vieux,
chantent en choral tous les 2 jours. Comment est-ce possible dans une vie qui
est perçue, de l’extérieur, comme extrêmement monotone ?!
Les premiers versets nous exposent la
situation, nous font entrer dans le ‘drame’ : Marie, fiancée à Joseph, ce
qui équivaut à un engagement définitif, est enceinte sans avoir eu de relations
avec Joseph. Ce dernier envisage « de la répudier en secret »,
de la délier de son engagement. Pour la plupart des commentateurs, la question
de la conception virginale de Jésus n’est pas le centre de ce texte ; il
s’agit donc encore moins d’une histoire d’adultère. Il semble en effet que la
question de la virginité de Marie, qui peut faire difficulté à nos
contemporains ou à nous-mêmes, était largement acceptée par les premières
communautés chrétiennes. Notre évangile le montre en insistant non sur cette
virginité mais sur la question de l’ascendance, de l’origine, de la genèse de
Jésus. Pour un judéo-chrétien, la vraie question est : puisque Jésus a été
conçu par l’Esprit Saint, puisqu’il est né de la Vierge Marie, comment peut-il
être issu de la race de David ? Le Messie doit en effet être issu de la
maison davidique conformément à la promesse faite à David. C’est ici le premier
rôle de Joseph, sa première mission : faire entrer Jésus dans la lignée
royale.
« Il
avait formé ce projet... » : Avant l’apparition de l’ange, Joseph
semble avoir pris la décision de se séparer de Marie. Le mot grec utilisé
laisse néanmoins entendre que la décision n’était pas prise : Joseph
réfléchit, médite, rumine des pensées. On peut s’imaginer, sans
« trop » forcer le texte, l’angoisse de Joseph face à l’incertitude
du choix : c’est la nuit, comme peut le laisser entendre le « songe ».
Le sommeil, non de celui qui se repose satisfait du travail accompli, mais de
celui qui s’est battu jusqu’au bout et qui finit par rendre les armes.
Les songes sont nombreux dans l’Ancien Testament, et comme le
suppose « le vocabulaire de théologie biblique » de Xavier
Léon-Dufour, « peut-être parce que l’homme endormi n’est plus
maître de lui et n’offre pas de résistance, le temps du sommeil est regardé
comme propice à la venue de Dieu » Joseph a dû affronter la nuit,
traverser l’épreuve pour laisser enfin la place à Dieu. Comme on le disait par
rapport à la pédagogie, Joseph a du découvrir par lui-même, au terme d’une
longue et fatigante recherche, qu’il ne savait pas, qu’il ne sait pas. C’est en
mettant à jour, c’est en mettant au jour sa propre pauvreté, en la
reconnaissant et en l’acceptant, qu’il laisse place à Dieu, son créateur.
Joseph ne doute pas de l’innocence de
Marie : il comprend ou il sait que cette conception est action de Dieu.
Dans sa foi, sa crainte de Dieu comme dit l’Ancien Testament, et dans la
conscience de sa pauvreté et de son indignité, il pense que son rôle est de
s’effacer pour ne pas s’approprier ce qui vient de Dieu. Saint Bernard, à la
suite d’Origène, met en parallèle l’attitude de Joseph avec celle de Pierre :
« Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pêcheur »
(Lc 5,8).
J’ai
eu la joie d’être parrain de confirmation d’une personne adulte. Certes, c’est
moi qui l’avais interpellée pour franchir le pas, ce qu’elle a fait après
plusieurs années, mais j’avais suivi son cheminement d’assez loin tout en
constatant qu’il était réel et profond. Le jour venu, quand le confirmant
recevait ce sacrement des mains de l’évêque, le parrain devait se tenir
légèrement derrière et lui poser une main sur l’épaule. Mais face à ce que je
percevais de l’œuvre de Dieu en elle, je me suis senti tellement privilégié
d’être là et surtout tellement indigne d’un tel cadeau, que je me suis reculé
aussi loin que mon bras me le permettait. Le fameux « pourquoi
moi ? », entendu dans toutes les familles, prenait ici un autre sens.
Joseph
ne doute pas de l’œuvre de Dieu en Marie mais il ne croit pas qu’il peut, lui
aussi, avoir la faveur d’une telle gratuité. Et nous ? Ne nous arrive-il
pas de croire que nous ne sommes pas dignes ou pas capables de telle ou telle
mission qui nous est proposée, mission ecclésiale mais aussi familiale,
associative ou professionnelle ? Ne nous arrive-t-il pas de croire que cet
amour fou de Dieu pour l’homme ne nous atteint personnellement que dans une part
microscopique ? Or « Dieu... aime de tout lui-même »
comme dit saint Bernard, il nous aime tout entier, et, s’il ne nous aime pas
sans les autres, il aime chacun d’entre nous comme s’il était seul au monde. La
grâce donnée aux plus grands saints veut se donner aussi à nous ;
particulièrement en ce temps de l’Avent, elle nous attend.
Le texte nous dit que Joseph
« était un homme juste » Par ce mot, Matthieu met peut-être en avant
les vertus de Joseph ou son respect de la loi et des coutumes. Pourtant dans ce
même évangile, à une seule exception (Mt 25,31-45), « les justes ne
sont jamais des personnages de proximité dans lesquels il est éventuellement
possible de se reconnaître (...) Jamais le projet d’être juste n’est une
exigence adressée au lecteur » (Elian Cuvillier). Cette justice qui
pourrait être acquise à la force du poignet, celle de pharisiens, est dépassée
par celle qui laisse place à l’action de Dieu.
On
pourrait alors dire que Joseph est juste parce que, tout en prenant le fait en
compte, il choisit la miséricorde : il porte le souci de Marie, il « ne
voulait pas la dénoncer publiquement », la bafouer.
Mais
la véritable justice est un ajustement à Dieu. Joseph s’ajuste à Dieu en étant
miséricordieux ; il s’ajuste en reconnaissant son indignité et sa
pauvreté. Mais surtout il s’ajuste à Dieu en acceptant sa mission. Comme dit La
Bible Chrétienne, être juste « c’est correspondre à ce que Dieu a
mis en nous de possibilités pour réaliser la destinée à laquelle il nous
appelle. » Je dirais qu’être juste c’est être à sa place, vivre chacun
sa vocation et assumer ce que ça réclame de nous au quotidien. Le temps de
l’Avent, temps pour découvrir ou redécouvrir à quoi nous sommes appelés, temps
pour s’ajuster à quoi, à qui nous sommes appelés. Temps de l’Avent, étape de
l’année liturgique ; temps de l’Avent, temps pour reconnaître et consentir
à l’étape de notre vie où nous sommes arrivés : ce peut-être celle de
l’engagement, comme Joseph ; ce peut-être celle du retrait progressif, de
la vieillesse. Frère Luc, le plus âgé des moines de Tibhirine, a écrit :
« A notre âge, l’Avent devient réel » (c’est donc moi qui
aurais dû me mettre à l’écoute de certains d’entre vous !) En une autre
occasion, il a dit : « La vieillesse (...) n’est plus (...)
l’attente passive d’un évènement destructeur, mais (...) la promesse de
parvenir à la pleine maturité. »
Bossuet a dit que « quand Jésus
entre quelque part, il y entre avec sa croix », croix qu’il ne faut
jamais détacher de la Résurrection. Entrer dans le projet de Dieu, projet pour
nous et pour le monde, ne va pas sans difficultés ou plus exactement sans
purification. Cette longue réflexion de Joseph, ce combat avec Dieu, s’achève
par ce qu’on pourrait appeler sa « défaite », défaite qui laisse
place à la lumière et paradoxalement à la victoire, à la vie.
Combat de Joseph, purification pour
l’amener à choisir le ‘oui’ mais un ‘oui’ d’un instant qu’il faudra vivre à
chaque instant. « Ce n’est pas l’épreuve qui est redoutable, c’est de
se décider ou non à accueillir, à accepter, à aimer jusqu’au bout, la vie que
Dieu propose.(...) Il ne s’agit plus d’être fort, mais d’être assez humble pour
que l’amour triomphe dans notre vie. » (Bernard Bro)
L’ange révèle à Joseph le projet de Dieu
et sa mission : donner son nom à l’enfant et ainsi le faire entrer dans
lignée davidique. Il s’agit aussi pour lui d’être le protecteur de la mère et
de l’enfant. Dès son réveil, Joseph « fit ce que l’Ange du Seigneur lui
avait prescrit et prit chez lui son épouse. » Joseph modèle
d’obéissance. Pourtant tout n’était pas si simple !
En
effet, comme l’a montré la généalogie qui précède notre passage, Joseph est
descendant de David. Sa mission, pour lui comme pour Israël, est dans cette
perpétuation de la lignée de laquelle pourra naître le Messie. En acceptant de
prendre Marie pour épouse et de reconnaître l’enfant, il renonce à la paternité
désirée d’un point de vue tant humain que messianique. Joseph est le nouvel
Abraham qui accepte de sacrifier le fils de la Promesse. André Paul :
« l’époux de Marie est invité à méconnaître la sécurité si fortement
assurée par la généalogie et à opter pour l’insécurité, en se faisant le
complice d’une flagrante irrégularité. Désigné comme l’ultime chaînon entre
David et le Messie, il lui est demandé de renoncer à la paternité qui seule
pouvait lui permettre d’assumer cette fonction (...) C’est parce qu’il a
accepté ce renoncement qu’il devint légalement le père de celui qui n’était pas
charnellement son fils. Joseph est le digne fils d’Abraham (...qui) doit
accepter de sacrifier ce fils, qui est pourtant le premier et l’unique fils de
la Promesse. C’est parce qu’il a accepté cette épreuve que les fruits de la
Promesse lui ont été définitivement acquis (...) La véritable part de l’homme à
la Nouvelle Création, c’est celle de Joseph ; ou mieux, elle n’est autre
que celle du Christ : celle du renoncement à sa propre part. Joseph a
couru le risque de l’accepter (...) Il s’est mis totalement du côté de Dieu,
c’était là sa part : recevoir le Salut de Dieu en personne et rejeter la
tentation de vouloir lui-même le donner. » Voilà une longue citation
dont on peut retenir le renoncement vivifiant de Joseph et son abandon confiant
à Dieu, son ajustement à Dieu.
Joseph est passé par la nuit avant de
s’ouvrir à la lumière ; la nuit purificatrice. « Il faut passer
par un vrai désespoir pour arriver à la relation avec Dieu. Il faut désespérer
de tout, de notre qualité morale, de nos vertus, de notre organisation
ecclésiale, de notre doctrine, il faut passer vraiment par la mort et, dans
cette situation de mort, de désespoir absolu, il ne nous y reste qu’une
personne : le Christ, si l’on se tourne vers lui, c’est alors lui
ouvrir ! Et à partir de ce moment là commence un autre mode
d’existence : on peut marcher sur
les vagues. » (Fr. Luc)
Joseph consent à entrer dans une
dépendance totale vis-à-vis de Dieu car il accepte un projet qu’il se sait
incapable de porter seul. « C’est notre nature de dépendre de Dieu,
même si nous avons alors l’impression de ne pas être maître de notre vie. Le
dépassement de nous-même requiert d’aller au-delà des limites de notre zone de
confort personnelle. Guerric (d’Igny, un cistercien du XIIe s.) renvoie
à cette insécurité en usant du thème de la suspension : nous sommes
laissés en suspens, confiants en Dieu, notre seul soutien. » (Michael Casey). Cette
idée de suspension, d’être suspendu comme on peut-être suspendu à des lèvres,
renvoie évidemment à la croix. Casey continue : « La suspension
nous fait parfois passer d’une attitude lourde d’angoisse à une heureuse
expérience de dépendance totale », expérience qui nous révèle le
regard miséricordieux que Dieu porte sur chacun de nous.
Joseph renonce à ses projets, il renonce
à ce qu’une vision purement humaine lui dicterait. Il renonce à
« réussir » sa vie au sens d’une réalisation sociale, d’une
réalisation aux yeux des hommes, pour choisir de l’accomplir dans le projet de
Dieu. Il s’est fait obéissant. C’est peut-être cette obéissance au dessein de
Dieu pour nous et pour les hommes, cette obéissance à notre réalité profonde,
c’est peut-être cela que nous présenterons au Seigneur quand nous devrons
quitter ce monde, c’est peut-être cela notre talent ou notre mine de la
parabole. Le temps de l’Avent, le temps où l’on regarde notre vie avec les yeux
de Dieu, où l’on se voit avec le regard de Dieu.
Joseph passe donc d’une incertitude
angoissante (que doit-il faire avec Marie et l’enfant ?) à la décision, au
oui, mais qui ne repose que sur la foi : c’est-à-dire sur tout et sur
rien ! Il passe d’une nuit à une autre mais le Seigneur sera sa lampe.
Saint Jean de la Croix : « Si un homme veut être sûr de la route
qu’il suit, qu’il ferme les yeux et avance dans le noir. »
Marie-Noëlle : « La racine n’est qu’espérance,
Montée
patiente dans le noir
Vers
le jour qu’elle ne sait pas et ne verra
jamais...
Vers
la fleur qu’elle ne sait pas et que sa nuit allaite. »
Nous aussi entrons dans cette confiance, dans cette foi de Joseph qui s’est laissé déranger, bousculer par Dieu. Cette foi ne nous est pas impossible. Vous avez vu que Joseph faisait des projets qui ne correspondaient pas au dessein de Dieu. Joseph n’est pas un héros ou un surhomme ! Thérèse de Lisieux non plus ! Et pourtant quels chemins de foi et de vie parcourus ! Le psalmiste dit que Dieu n’aime pas les forts. Acceptons nos pauvretés pour que Dieu puisse agir. N’attendons pas d’être des saints pour le devenir !
« La petite flaque d’eau,
Ce rien éphémère,
Ne peut prétendre haut,
Être le fleuve ou la mer,
Encore moins l’océan,
Pauvre flaque ! et pourtant,
En se penchant sur elle,
On découvre le ciel. »
(cité par Bernard Bonvin)
Il y a quelques semaines, le P.Robert Scholtus nous a donné des conférences sur Charles Péguy. Il a fait mention de l’enfance de Péguy marquée par la défaite de la France en 1870, et de cette présence des vaincus dans son oeuvre avec notamment Jeanne d’Arc ou saint Louis. Pour Péguy, toutes ses défaites rejoignent celle de Jésus en croix mais toutes sont transfigurées en victoire dans la Résurrection. Bernanos fait la même allusion à la défaite (mais sans la rapporter explicitement au Christ) en mentionnant la place de la chanson de Roland, un vaincu, dans le collectif français.
J’aime
beaucoup cette idée. Nous sommes tous des vaincus ! Vaincus par les
deuils, les blessures, les coups reçus ou donnés, par les rêves et les projets
perdus, et finalement vaincus par notre propre mort. Et c’est là que ce « Jésus
(c’est-à-dire le Seigneur sauve) car c’est lui qui sauvera son peuple de ses
péchés » nous apporte le salut en transfigurant nos défaites, nos
faiblesses, nos pauvretés, nos déserts.
Une
publicité pour une marque de vêtements de sport avait pour slogan :
« Seule la victoire est belle » Je laisse leur slogan à ces
messieux-dames de Nike, je leur laisse leur compétitivité, leur excellence,
leur salut qu’ils semblent être capables de trouver par eux-mêmes, et je
recherche la beauté dans la défaite. Attention ! Je ne recherche pas la
défaite et je n’encourage personne à se complaire dans ses échecs. Mais je
crois qu’en nous révélant nos limites, ils nous ouvrent un espace infini :
cet espace c’est l’humilité, la miséricorde, la fraternité et finalement la
foi, l’espérance et la charité.
Bernard Martelet dit que
Dieu « s’est invité chez saint Joseph comme il s’invitera plus
tard chez Zachée et chez Marthe et Marie. Il sait qu’il n’essuiera aucun refus.
En s’invitant, il répond à une attente et apporte plus qu’il ne reçoit. »
Le temps de l’Avent est celui de l’attente ; le temps de l’Avent est celui
du désir.
Jean-Paul II commence son exhortation apostolique sur Joseph par ces mots : « Appelé à veiller sur le Rédempteur... » Peut-être avons-nous, nous aussi, un peu de cet appel à vivre : il nous faut veiller, veiller sur notre monde, sur nos proches, sur notre foi. Le temps de l’Avent est le temps de la veille et donc de la prière. Lorsque nous donnons du temps à notre prière, acceptons l’aridité, ce sentiment de ne pas savoir prier et croyons que Dieu agit. « Dieu fait le don de la prière à celui qui prie » nous assure Évagre le Pontique.
« La
prière est l’activité principale du croyant, lorsque celui-ci s’est élevé
jusqu’à une connaissance assez stable de son impuissance radicale à atteindre
et à réaliser l’essentiel en lui et dans les autres, et lorsque, grâce à sa
foi, il n’en a pas été écrasé. (...) La prière est le cri de l’âme croyante
devant l’impossible nécessaire. » ( Marcel
Légaut)
Joseph, fils d’Abraham, nous l’avons dit, est donc le nouvel Abraham. Comme lui il doit quitter son pays. Au chapitre suivant de Matthieu, Joseph sera par trois fois appelé en songe par l’Ange à se lever, à prendre l’enfant et sa mère, à fuir, à se mettre en route. Nous aussi nous pouvons et nous voulons être pleinement des fils d’Abraham car, comme le dit Jean-Baptiste, autre belle figure de l’Avent, « des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham » (Mt 3,9)
Comme Abraham, joseph « eut foi en
Dieu et cela lui fut compté comme justice » (Gn15, 6 ; Rm 4,3). Et la
foi « ce n’est pas seulement accueillir une vérité, mais tout autant
accueillir un amour ; et ce premier mouvement de l’amour, ce n’est pas
encore et nécessairement le don de soi, la charité ; c’est d’abord
l’ouverture à une promesse d’amour qui dépasse en l’accomplissant tout
l’imaginable humain » (Jean Mouroux) Ce ne sont ni les vertus, ni la
bonne volonté de Joseph qui l’ont amené à la sainteté mais c’est sa foi en la
puissance créatrice et recréatrice de l’amour divin. Joseph a cru que, malgré
sa pauvreté, Dieu pouvait faire des merveilles en lui, avec lui et autour de
lui ! Le temps de l’Avent, le temps de la foi, le temps où tout devient
possible (même le père Noël !!)
On
l’a dit, et c’est ce que je cherche à vous partager, Joseph n’est pas un
surhomme. Nous sommes donc, nous aussi, appelés à la sainteté, appelés à accueillir
et à refléter la perfection de Dieu en nous et autour de nous. Mais puisque la
sainteté ne nous tombe pas dessus d’un seul coup, puisqu’elle est le fruit d’un
patient cheminement avec Dieu, avec les hommes et avec soi-même, certains
d’entre vous penseront peut-être qu’il est trop tard. J’ai envie de dire :
« pas si sûr ! » Si nous relisons notre vie, nous y découvrirons
toujours plus l’action de Dieu. Nous aussi nous y trouverons des prophéties qui
se réalisent, des passages de la Mer Rouge aussi grandioses que celui de
l’Exode ; nous y trouverons des Annonciations, et même des anges : je
ne sais pas ce qu’est un ange et j’avoue ne pas savoir s’ils existent et
pourtant je suis sûr que, comme moi, vous en avez déjà rencontrés !
« Si
on ne voit rien au-delà de ce qu’on voit,
le visible n’est que l’image du néant. » (F. Luc).
Portons
donc un regard de foi sur notre vie, sur notre histoire sainte. Ne pas le faire
nous tue : « Le désespoir et le dégoût qui empoisonnent notre vie
ne proviennent finalement ni de l’excès de vanité, ni de la perplexité
croissante de nos existences : elles procèdent simplement d’une carence
excessive de mystère qui affecte nos vies. » (Jean-Baptiste Metz).
Entrons dans le mystère de Dieu, comme Joseph. Vivons dans la foi ; vivons
de la foi.
Joseph, en accueillant chez lui la mère
et l’enfant, a accueilli l’amour de Dieu pour lui et pour tous les hommes.
Accueillir le projet que Dieu a pour nous c’est participer à faire grandir le
monde. Le temps de l’Avent, le temps de l’accueil, le temps pour dire oui.
Réfléchissons aussi à ces fois où nous avons dis non : que s’est-il passé
en nous ? Notre non était-il fondé ? « Pierre était sincère
quand il disait à Jésus ‘éloigne-toi de moi’ et pourtant, quelle aurait été sa
peine si Jésus l’avait pris au mot. » (Bernard Martelet)
« Si l’homme accueille, s’il obéit à l’instinct intérieur de Dieu qui l’invite, s’il s’ouvre au Dieu Sauveur, il rencontre Dieu dans un dialogue bouleversant, il inaugure une existence nouvelle... » (Jean Mouroux)
Autres mots de Jean-Paul II le jour même
de son élection : « N’ayez pas peur ! » Ici :
« Joseph, fils de David, ne crains pas... » On retrouve ces
mots lorsque Jésus marche sur les eaux, à la Transfiguration, à la Résurrection
et tout au long de la Bible. Si Jean-Paul II a cité cette parole c’est
peut-être parce que c’est la Parole de Dieu, la parole de l’Ange, qui l’a aidé
à dire Oui. Idem pour Joseph. Alberto Mello : ‘Ne crains pas’
« Invitation à surmonter son angoisse, son trouble. Ou mieux, cela signale le moment où son anxiété
trouve une issue. » Scrutons, nous aussi, les Écritures pour y trouver
les paroles qui nous donneront la force, la vie.
N’ayons
pas peur de nous engager dans l’aventure que Dieu nous propose. N’ayons pas
peur de vivre le quotidien avec les yeux de la foi. N’ayons pas peur de mettre
Dieu au cœur de nos vies, de lui donner notre foi et de notre temps. N’ayons
pas peur de donner toute sa place à l’« Emmanuel, qui se traduit
‘Dieu-avec-nous’ ».
Nous ne risquerons rien de l’essentiel ! Dieu avec nous, pas contre nous ! Dieu, en s’incarnant ne veut pas manifester sa toute-puissance mais sa solidarité avec nous.
Le texte nous donne 2 noms pour
l’enfant : « Jésus (c’est-à-dire le Seigneur sauve) » et
l’Emmanuel. Le premier est bien celui que lui donnera Joseph ; le second
est celui de la prophétie, celui de la signification de sa personne en nous,
c’est celui que nous lui donnons en l’accueillant dans notre quotidien.
C’est
encore la promesse qu’il fait aux disciples et à nous-mêmes lors de son
Ascension : « Et moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la
fin des temps » ; ce sont les derniers mots de l’évangile de Matthieu
(Mt 28,20)
Joseph a pour mission d’être le père de Jésus. On connaît l’importance du père dans la croissance et la structure d’un enfant et donc d’un homme. Jésus va découvrir ce qu’est un père à travers Joseph ; il va découvrir qui est le Père, « Abba », à partir de Joseph. La miséricorde de Joseph face à Marie, sa protection incessante, son amour sont chemin pour découvrir la miséricorde du Père, sa bienveillance, son amour. De la même manière, la pauvreté de Joseph nous parle de la pauvreté de Dieu, de cette dynamique trinitaire où chaque personne se donne, se vide et se reçoit. La beauté de l’œuvre, de l’homme, de la nature dit quelque chose de la beauté du Créateur, dit Quelqu’un.
Joseph est sacrement du Père, réalité
visible d’une réalité invisible. Monsieur Olier a écrit que « Joseph
fut donné à la terre pour exprimer sensiblement les perfections adorables de
Dieu le Père. » André Doze dit qu’il « a été le passage
vers le Père »
Joseph nous aide à mieux comprendre la
paternité de Dieu ; écoutons André Paul : « si Dieu est
‘Père’, ce n’est pas parce qu’il engendre, mais parce qu’il aime ;
autrement dit, parce qu’il crée. » Chaque jour Dieu nous crée et nous
recrée, nous invite à la vie, nous aime : écoutons-le.
Joseph
homme de silence. Nous n’avons aucune parole de
lui. Il écoute ce que Dieu lui dit et il agit en ce sens. Il est l’homme
silencieux comme on aime à se représenter l’artisan dans son atelier qui
travaille la matière qu’il aime, et qui se laisse travailler par cette même
matière. L’artisan qui est en Alliance avec cette matière (le bois), avec la
création, avec son Créateur. L’artisan qui obéit à des règles, non par rigidité
mais par expérience, par juste façon de procéder. Maurice Zundel nous
dit : « Son silence le dit tout entier dans l’effacement infini où
il s’enfonce dans l’amour qui le conduit. »
Silence
de Joseph, silence du Père (jusqu’à la croix ?). En ce temps de l’Avent,
marqué dans notre société par une frénésie commerciale, il serait peut-être bon
de veiller à notre silence, à notre paix intérieure, pour préparer vraiment
Noël. Surtout que l’hiver est finalement une saison propice à l’intériorité :
la durée de la nuit, le calme de la nature, particulièrement quand il y a de la
neige, des sens moins sollicités par les parfums de cette même nature ou par
l’absence de la chaleur du soleil,...
Joseph
figure du moine ? Ora et labora, silence, écoute, obéissance, pauvreté,
persévérance et stabilité dans sa mission et donc dans le dessein de Dieu,...
Conclusion :
J’ai souvent évoqué l’Avent, avec ce que l’on pourrait y vivre. Il va de soi que cela n’est pas réservé à cette période de l’année. Dans les entretiens précédents, je pense qu’on vous a cité saint Bernard et les 3 avènements du Christ : celui d’il y a 2000 ans, celui du retour en gloire, et celui d’aujourd’hui, celui du quotidien.
J’ai essayé d’inviter votre regard à se porter sur Joseph. Je crois en effet qu’il est un bon compagnon, un bon guide, un passeur vers le Christ, et je vous remercie de m’avoir aidé à le découvrir. Sainte Thérèse d’Avila, maîtresse d’oraison, nous dit : « que celui qui n’a pas de maître dans l’oraison prenne ce glorieux saint pour guide, il ne risquera pas de s’égarer. » Il nous tourne vers le Christ tout en nous disant quelque chose du Père et en nous montrant l’action de l’Esprit en lui. Le Christ lui-même ne cessera de tourner son regard et le notre vers le Père : « Celui qui m’a vu a vu le Père. » (Jn 14,9)
On a évoqué plusieurs fois les renoncements de Joseph, sa responsabilité de veilleur, de protecteur de Marie et Jésus, sa pauvreté.... Et pourtant, au terme de cette méditation, c’est sa sérénité qui me frappe. Toutes ses épreuves traversées dans la foi, la confiance, l’abandon à Dieu laisse « apparaître », manifeste un visage serein ; Joseph, un visage de Dieu.
« Il
ne faut pas trop parler de Dieu. Il est préférable de prêter à Dieu notre
visage, notre bonté, notre sourire. » (Fr. Luc).
Voici
une photo d’une sculpture de Dekoninck : j’aime y contempler la sérénité
du visage de Joseph.
J’aimerais
finir avec la prière de Jésus de Charles de Foucauld. Elle exprime bien, je
crois, l’abandon confiant de Joseph, même si elle ne trouve son accomplissement
total que dans le Christ. Mais c’est justement lui qui l’accomplit, qui la rend
vraie en nous :
« Mon Père, je m’abandonne à
toi ;
fais de moi ce qu’il te plaira.
Quoi que tu fasses de moi, je te remercie.
Je suis prêt à tout, j’accepte tout.
Pourvu que ta volonté se fasse en moi,
en toutes tes créatures,
Je ne désire rien d’autre, mon Dieu.
Je remets mon âme entre tes mains ;
je te la donne, mon Dieu,
avec tout l’amour de mon cœur,
parce que je t’aime,
et que ce m’est un besoin d’amour de me
donner,
de me remettre entre tes mains sans
mesure,
avec une infinie confiance,
car tu es mon Père. »