5e dimanche de Carême A

février 2017

 

En vue de notre rencontre d’aujourd’hui, j’ai commencé à méditer cet évangile dans la salle d’attente du centre médical de Chimay. « Il y avait quelqu’un de malade » (1), nous dit saint Jean, et au centre médical également ! Une personne, elle aussi faible et alitée, entourée de l’amour et de l’inquiétude de ses proches. Notre évangile, que j’avais sous les yeux, s’enracinait bien dans du concret ! A mon retour, j’ai trouvé dans mon casier le planning des conférences de ce week-end avec comme prévu, près de mon nom, « 5e dimanche : La résurrection de Lazare ». Même si je le connaissais, j’avoue avoir été surpris par ce titre, moi qui n’avais eu le temps que de lire et méditer les premiers versets, ceux que j’aurais pu appeler : « La mort de Lazare ». Un texte d’évangile est certes écrit pour être lu et relu, mais nous avons trop souvent l’habitude de l’entendre à la lumière de la fin, que nous connaissons déjà, et donc de ne plus nous laisser emmener, surprendre par le chemin qu’il nous propose, un peu comme les disciples quand ils disent à Jésus : « Seigneur, si [Lazare] s’est endormi, il sera sauvé » (12), esquivant ainsi le drame, le concret de cet évènement. Il nous faut, au contraire, réentendre Jésus nous dire « ouvertement : Lazare est mort » (14). Ce qui naturellement devrait résonner en nous comme un point final, comme un monde qui s’effondre tout en se révélant. La mort a ceci de particuliers qu’elle dresse un mur entre l’être perdu et nous-mêmes, tout en levant un peu le voile sur tout ce qui a été vécu avec lui et sur la place qu’il avait dans notre vie. Il y a désormais un avant et un après, d’où les larmes des deux sœurs et celles de Jésus.

Si je pense à la mort, à ma mort, je me dis que cela ne doit pas arriver, que ce que je suis ne doit pas se perdre. Non pas que je serais exceptionnel, mais parce que, comme pour chacun, il y a trop de richesses en moi, et comprenez bien, trop de richesses reçues, pour que tout cela se perde, pour que tout cela ne soit pas redonné. C’est pourquoi se préparer à la mort, ce n’est pas d’abord se convaincre qu’elle finira par arriver ; ce n’est pas non plus se dépouiller de tout comme une armée en déroute ; mais c’est donner, donner comme on nous l’a donné. Ces rires et ces sourires, ces courses d’enfants, cette lumière, ces champs verts, ces parfums de la vie et ces visages aimés à en pleurer. Face à la mort, c’est aussi ‘croire que tout cela ne sera pas perdu’, cette phrase tant de fois entendue aux obsèques, mais cette phrase tellement vraie. Tout cela ne sera pas perdu si on ne l’a pas gâché, gâté, en le gardant pour soi, bêtement, comme une bête.

Cet évangile n’est pas un simple récit, une histoire que saint Jean nous raconterait pour nous donner un enseignement. Cette réalité est celle que nous connaissons malheureusement trop bien : celle de la mort. De nombreuses fois, il nous est donné de la réentendre dans toute son implacabilité, dans toute sa vérité, lorsque nous nous rendons à des funérailles, et a fortiori pour celles de l’un de nos proches. C’est la vie qui meurt, qui s’échappe autour de nous : parents, amis, aimés. Et je crois que l’on meurt toujours un peu de voir mourir les autres (un exemple).

Nous sommes donc là face à la question essentielle, face au drame de la mort : d’abord celle des autres, et derrière, la nôtre. Le poète anglais du XVIIe John Donne disait : « La mort de tout homme me diminue, parce que je suis solidaire du Genre Humain.  Ainsi donc, n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi. »

Alors franchement, n’avons-nous pas parfois le sentiment que la grande déesse de la vie, celle qui, selon son bon vouloir, tient dans sa main cette vie, celle qui finalement décide et tranche à son gré, c’est la mort ? Certes, ce serait ici un tyran, un despote, mais dans les faits, rien ne semble contrarier son autorité ultime. Nous avons beau nous émerveiller devant la force et la vigueur de la vie, que ce soit lors d’une naissance ou au printemps, nous savons aussi, comme le montre l’état de notre planète, que la mort est implacable et peut-être même imbattable, et qu’elle finira par tous nous engloutir. Oui,  voici le point de départ de cet évangile : l’autorité et la force de la mort qui, reconnaissons-le, font parfois vaciller notre foi (Un exemple).

Devant ce qui, selon nous, ne devrait pas arriver, la question est peut-être moins d’essayer de savoir ce qui se passe après, que de vouloir comprendre ce départ, sa raison, son sens. Nous nous interrogeons sur notre éventuelle part de responsabilité et nous nous demandons si ça n’aurait pas pu être évité, si ça n’aurait pas pu se passer autrement. Et finalement, il peut nous arriver de dire, avec ou sans colère, avec ou sans révolte : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort » (21). La mort, parce qu’elle est un seuil, un saut, un déchirement, nous met, notamment nous chrétiens, face à face avec notre foi, face à face avec notre Dieu, et cela dès ici-bas (deux exemples). 

Nous sommes finalement face au seuil de notre foi, face au déchirement de cette foi. Et c’est dans un de ces moments que nous sommes tentés de demander des comptes à Dieu. Oui, quand le drame arrive, quelle place accordons-nous encore dans nos vies à, comme l’appelle Marthe, « celui qui vient dans le monde » (27) ? Et donc, si le moment de la mort met en crise notre foi, ou tout au moins l’interpelle, il révèle aussi un peu quelle est notre foi dans le calme du quotidien. Ainsi, dans cet évangile, l’enjeu est non seulement celui du rapport, de la lutte entre Jésus et la mort, mais aussi celui de la foi. D’une part, Jésus est-il plus fort que la mort ? Mais d’autre part, et surtout, moi, est-ce que je crois, dans ma vie, que Jésus, Dieu, est plus fort que la mort ?

Avant même de vaincre la mort, nous voyons dans ce texte que Jésus ouvre un avenir, un autre chemin, une espérance. Il dit d’abord aux disciples que « cette maladie ne conduit pas à la mort » (4). Et il y a surtout l’espoir qu’il représente pour les deux sœurs. Marthe qui ose ces paroles : « mais maintenant encore, je le sais, tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera » (22). A quoi pense-t-elle ? Et que peut-il demander à Dieu ? Il est peu probable que ce soit une résurrection. Et pourtant, elle espère quelque chose ou, en tous les cas, la présence de Jésus à ses côtés, dans ce moment, est pour elle un souffle d’espoir, un souffle de vie, un tombeau, son tombeau, qui se décèle déjà.

Je mettrai en parallèle cette présence qui vivifie avec le café qui est offert après les funérailles. C’est rarement un moment triste, mais souvent un moment où nous sommes heureux de nous retrouver, d’être entouré ou d’entourer. Et que dire alors, pour nous croyants, de la célébration en elle-même, l’écoute de la Parole, qui, dans la foi, peut nous faire toucher à la résurrection (un exemple).

Nous retrouvons un même retour à la vie avec Marie. Lorsqu’elle se lève et court pour rejoindre Jésus, elle est comme ressuscitée et sa course évoque déjà celle du matin de Pâques.

Pourtant les deux femmes semblent encore loin de comprendre ce que Jésus va faire. Mais il est clair que cette folle espérance qui les habite est née du lien qui existe entre Jésus et chacun des membres de cette famille. Est-ce que pour ma part, mon attachement à Jésus est tel qu’il peut faire émerger en moi, dans les moments les plus sombres de ma vie, cette espérance encore obscure mais bien réelle ?

La foi de ces femmes, qui est encore à purifier, trouve néanmoins déjà une lumière pour la route, une lumière en elles, pour ne pas, « pendant la nuit, trébucher » (10). Rappelons que Dieu, au premier jour de la Genèse, en créant la lumière qu’il appelle « jour », met une limite à la puissance des ténèbres ; et c’est ce que nous retrouvons dans ce texte quand jésus parle du jour et de la nuit. Ajoutons encore que la création est née de la Parole de Dieu et que c’est aussi la Parole qui réveille, qui recrée Lazare.

Hier, par hasard, en lisant une revue, j’ai trouvé cette histoire juive sur la lumière :

« Un rabbin demande à ses étudiants :

- Comment sait-on que la nuit s’est achevée et que le jour se lève ?

- Au fait qu’on peut reconnaître un mouton d’un chien, dit un étudiant.

- Non, ce n’est pas la bonne réponse, dit le rabbin (…)

- Alors comment le sait-on ?

- Quand nous regardons un visage inconnu, un étranger, et que nous voyons qu’il est notre frère, à ce moment-là, le jour s’est levé. »

C’est d’actualité…

 

Avec Marthe et Marie, nous rêverions que la mort n’arrive pas, en tous les cas  ni la nôtre ni celle de nos proches, tant elle nous semble contraire à la vie. Il y a en nous un désir d’immortalité, de temps qui s’arrête. Et le fait qu’il s’agisse ici de deux sœurs et d’un frère nous renvoie directement à l’enfance avec toute la nostalgie dont nous pouvons la décorer, avec ce temps passé qui nous échappe et derrière lequel nous ne pouvons plus courir. Je crois avoir déjà cité ici-même Georges Bernanos qui disait que quand nous arriverons là-haut, c’est l’enfant que nous avons été qui entrera en tête, qui nous ouvrira le chemin. Dans un tout autre genre, au terme de sa vie, François Mitterrand disait : « Ça était comme un chemin que l’on a devant soi, cette route a 100 km de long, et on s’imagine, on se dit à 20 ans : ‘comme le parcours va être beau !’ Et puis, à la veille de mourir, on se rend compte qu’on a à peine fait 150 mètres. »

 

Marthe, dans son dialogue avec Jésus, fait écho de son espérance en  la résurrection des morts, mais cela semble être encore pour elle une idée toute théorique : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour » (24). Elle sait ou croit savoir. L’idée de résurrection est présente dans le judaïsme du premier siècle, et elle est défendue par les pharisiens contre les sadducéens. Jésus n’est donc pas venu nous apporter d’abord la bonne nouvelle de la résurrection des morts, ni même nous la confirmer. De tout temps a existé cette idée, ce rêve d’une vie qui ne peut s’arrêter là. Non, la bonne nouvelle que Jésus nous apporte, c’est que lui, Jésus, est « la résurrection et la vie. » (25) Et saint Jean insiste : « celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ». C’est du gros calibre !

Jésus nous appelle à nous attacher à lui, à croire en lui, à adhérer à lui, pour vivre, dès ici-bas, la résurrection et la vie, pour être, dès maintenant, ressuscités et vivants. Nous ne croyons pas en une idée, en une conviction, ou en une réalité – qui serait donc ici la résurrection – mais bien en quelqu’un, Jésus Christ. Alors ? Qu’est-ce qui est le plus important pour nous : la résurrection, c’est-à-dire notre résurrection, ou Dieu ? Pourrions-nous, même dans un recoin de nous-mêmes, croire en la résurrection, sous quelle que forme qu’elle soit, sans croire en Jésus ? Et inversement, pourrions-nous croire en Jésus sans croire en la résurrection ? Finalement, lorsque nous croyons en la résurrection, n’espérons-nous pas notre récompense, ne pensons-nous pas d’abord à l’avantage que nous pouvons en tirer ? Autre question, pourrions-nous envisager de vivre ressuscités, interminablement, sans vivre avec Jésus ? Bref, que voulons-nous ? Être immortel ou être éternel ? C’est-à-dire être immortel, poursuivre notre vie, ne pas mourir (avec son corollaire, ne pas souffrir), ou vivre toujours, pour toujours, avec Jésus ? Jésus nous dit qu’il est « la résurrection et la vie », non pas parce qu’il a le pouvoir de nous ressusciter, pas non plus parce qu’il a ce tour dans son sac, mais parce que vivre avec lui, s’attacher à lui, le suivre, le croire, l’aimer, c’est la résurrection et la vie, c’est ce qui donne à la vie d’être ressuscitée et vivante. Toute autre vie qui se prolongerait indéfiniment, mais qui ne serait pas cette vie avec le Christ, avec Dieu, ne serait pas la vie, mais la survie et finalement la mort. Le croyons-nous ? Est-ce là notre foi ? Est-ce cela que nous vivons au fond de notre cœur ?

Je nous pose alors une question à trois francs : la science nous parle parfois de l’immortalité, et certains pensent que l’on pourra y arriver, par je ne sais quelle méthode, en transplantant notre cerveau ou notre esprit dans un corps incorruptible. Si cela est vrai, si cela est un jour possible, que ferons-nous ? Croirons-nous encore que Jésus est « la résurrection et la vie ? » Serons-nous capables de dire avec Thomas, un peu comme dans Fort Alamo : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui ! » (16) ?

Notre réponse à la venue et à l’appel du Christ n’est d’abord rien d’autre que cet attachement à sa personne. Comme le disait Lacordaire : « Je vais où Dieu me mène, incertain de moi mais sûr de Lui. » C’est notre présence ou non au pied de la croix qui se joue ici. Si je suis le Christ pour ce qu’il donne plus que pour ce qu’il est, je m’enfuirai comme les disciples le Vendredi Saint car alors il n’aura apparemment plus rien à me donner. Or, le Christ, Dieu, ne donne que ce qu’il est, il ne communique que ce qu’il est. Et ce qu’il donne, c’est maintenant qu’il le donne, c’est maintenant qu’il faut l’accueillir, que nous soyons dans la joie ou dans l’épreuve. Marthe, en évoquant la résurrection des morts (11,24) pense à l’avenir, comme la samaritaine quand elle parle de la venue du Messie (4,25). Mais Jésus les ramène au présent : « je suis » (11,25), « je le suis » (4,26). C’est maintenant qu’il nous parle, c’est maintenant que nous nous entretenons avec Dieu. Et cette Parole se dit dans l’humanité de Jésus et donc dans notre propre humanité avec ses injustices, ses drames, ses déchirements. Et alors cette parole ne donne pas une explication à ce que l’on pourrait qualifier de non-sens, mais elle offre une présence ; cette parole est présence, incarnation.

 

Le terme employé pour parler de la maladie de Lazare met moins en avant l’idée de douleur que celle de manque de vigueur, de faiblesse. Ainsi, c’est dans cette faiblesse que pourra se faire la rencontre, l’œuvre de Dieu. Quelle est ma faiblesse à partir de laquelle Dieu veut se faire entendre et faire émerger quelque chose de nouveau ? Il est bon d’essayer de la ou de les découvrir, de les écouter, parce qu’elles sont le lieu d’une parole pour moi mais aussi pour les autres. En effet, Lazare n’est pas le seul à bénéficier de l’œuvre de Dieu ; il y a aussi ses sœurs, les disciples et « beaucoup de juifs, qui étaient venus auprès de Marie » (45). L’œuvre de Dieu en moi est grâce pour toute la communauté chrétienne et, nous l’espérons, pour toute la communauté humaine. La faiblesse -  la mienne ou celle de l’autre – peut être vue alors comme l’autre versant de la montagne au sommet de laquelle la rencontre est possible. Nous pourrions dire la faiblesse écoutée, assumée, nous murmure : « le Maître est là, il t’appelle » (28). Voilà l’annonce, la bonne nouvelle, que nous avons à découvrir et à faire découvrir. Ouvrir à notre tour un chemin d’espérance, probablement encore obscure, dans la vie de l’autre ; lui montrer l’autre versant de l’épreuve.

 

Lazare ne dit pas une parole dans ce texte. Inutile alors de chercher, comme pour ces expériences dites de « mort imminente », ce que nous pourrions apprendre de l’au-delà ; ce serait ici de la simple curiosité. Tout ce qui nous en est dit est plus que suffisant, et est même l’essentiel : Lazare, le mort, entend la « voix forte » crier : « ‘viens dehors !’ Et le mort sortit » (43-44). Notre réponse, notre vie, doit être d’aller vers celui qui nous appelle, vers celui qui vient vers nous, vers celui qui est au milieu de la communauté humaine et chrétienne. Cette voix forte crie « ici, dehors ! » comme elle le fait dans les combats avec les démons. C’est toute l’autorité de Jésus qui se joue ici, c’est toute son autorité qu’il met en jeu, comme il le fera de nouveau sur la croix où, d’une voix forte, il remettra sa vie entre les mains du Père (Lc 23,46). Finalement elle est un cri de guerre et de victoire comme dans le livre de l’Apocalypse (1,10 ; 19,1.17 ; 21,3). Jésus joue son autorité, ou plutôt la révèle, parce que, nous l’avons dit, il est face à la mort, à la puissance de la mort, et parce que lui, le Verbe fait chair, lance la Parole dans la bataille.

Il y a plusieurs façons d’affirmer son autorité, mais quand on hausse le ton, ça passe ou ça casse ! (un exemple). Et si Lazare n’était pas sorti ? Mais voilà, n’en déplaise aux incrédules, Lazare est sorti !

 

Cette « voix forte », qui appelle et met debout, c’est la Parole. Lazare, en sortant du tombeau, manifeste qu’il s’en remet à la Parole de Dieu, qu’il vit de la Parole de Dieu. Cette vie que nous avons à vivre en Christ est donc une vie d’écoute de la Parole. Je dois vous parler pendant 45 minutes et je vous parle pendant 45 minutes. Mais l’essentiel n’est pas dans ce que je dis, dans d’éventuelles pensées spirituelles, mais dans l’écoute de chacun de la Parole, dans la relation, dans l’Alliance que la Parole crée, révèle, manifeste, entre vous et Dieu. Nous l’avons dit tout à l’heure, c’est une question de présence, de présence à la Présence, et finalement une question de présent. Nous n’écoutons pas une histoire, un fait, une idée, mais quelqu’un ; nous sommes avec quelqu’un. Nous sortons du tombeau pour entrer dans la vie, dans la résurrection qui est relation, vie de relation. Cette voix forte, c’est aussi à nous qu’elle s’adresse, c’est nous qu’elle appelle. Ainsi cette autorité de Jésus sur la mort dont nous parlions, cette autorité qu’il exprime par sa parole, nous la retrouvons, ou plutôt nous sommes appelés à la retrouver, dans l’écoute de la Parole, dans ce que les moines appellent la lectio divina. L’évangile n’est pas la vérité ou un ensemble de vérités, mais présence et puissance. Nous devons donc nous accorder du temps régulièrement pour nous poser, nous recueillir et lire, écouter, méditer la Parole ; goûter à cette présence de Dieu, entretenir cette relation ; et lui répondre. Laisser entrer dans nos vies le Christ, sa puissance et son autorité, pour entrer, avec lui, dans la vie. Le lien de Dieu avec le monde, c’est sa Parole !

 

Le nom de Lazare signifie « Dieu a secouru ». Ce nom est finalement devenu son identité profonde. Nous aussi, si nous écoutons la Parole, nous sommes, nous serons secourus, ouverts à un autre présent. Nous découvrirons aussi quel est notre nom. Il est bon, là encore, de se demander quel est mon nom, quel est le nom que Dieu me donne ? Ce nom, je peux l’entrevoir en regardant ma vie, mes désirs, mes espérances, et surtout l’œuvre que Dieu y a faite, là où il est venu plus particulièrement me toucher, me sortir du tombeau.

Lazare reconnait désormais davantage son nom, lui pour qui dorénavant croire, comme le dit le Père Guy Lafon, « c’est accueillir une vie rendue ». Elle n’est plus là comme quelque chose que nous n’aurions pas demandée, dont nous pourrions disposer à notre guise, mais comme quelque chose que nous recevons.

(un exemple).

 

Croire en Jésus, voilà ce à quoi les personnages de cet évangile, et nous-mêmes, sommes appelés. Mais croire en Jésus, c’est croire au Père : « Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé » (41) ; c’est croire au mystère de la Trinité. La  bonne nouvelle, ce n’est pas, comme on l’a dit, que nous vivrons pour toujours, mais que nous vivrons, que nous vivons,  pour toujours en Dieu.

Dans sa prière au Père, dans son action de grâce, Jésus est tout simplement attentif, disponible, à ce que dit l’Esprit. Finalement c’est la Parole de Dieu qui continue, sans cesse, de s’engendrer en lui, à travers la vie, les évènements, les personnes qu’il rencontre. Comme le dit le jésuite Henri Laux : « le geste qui sauve vient en lui de plus loin que lui. Son action naît d’une écoute : écoute de Celui qui l’envoie, écoute de celui qu’il rencontre ». « Écoute de Celui qui l’envoie » : j’ai déjà mentionné, pour ce même évangile, le tableau du Caravage où, les mains jointes, un personnage – qui est un autoportrait du peintre dans les derniers temps de sa vie – fixe la lumière qui vient de derrière Jésus, comme symbole du Père, alors que tous les autres personnages regardent soit Lazare, soit Jésus. « Écoute de celui qu’il rencontre » : la réponse de Jésus à la question de Marie est un simple regard, mais qui le prend d’émotion : « Quand il vit qu’elle pleurait, et que les juifs venus avec elle pleuraient aussi, Jésus, en son esprit, fut saisi d’émotion, il fut bouleversé » (33). Et vous savez qu’au verset 35 nous entendrons ces mots étonnants qui pourraient faire échos à la lecture de la Passion et à ce moment de la mort du Seigneur où, dans la liturgie, nous nous mettons à genoux en silence : « Alors Jésus se mit à pleurer » (Littéralement : « Jésus pleura »). Regardons le Christ et, avec sa grâce, regardons nos frères comme il a regardé Marie et comme il a regardé le tombeau : « ‘Où l’avez-vous déposé ?’ Ils lui répondirent : ‘Seigneur, viens et vois » (34) ; littéralement : ‘continue de venir et vois’. Cela aussi, ça peut être notre prière, notre manière de poursuivre la venue du Seigneur : lui présenter simplement nos vies, nos frères, notre monde, mais cela suppose que nous soyons au préalable capables de les voir. Regarder Jésus, c’est une façon de l’écouter, lui qui est le visage de Dieu dans la condition d’homme.

 

Dans ce texte, Jésus ne fait pas d’abord un miracle, mais il nous donne un signe. Et ce signe, c’est celui que nous réclamions, c’est-à-dire celui de son autorité sur la vie et la mort. Il ne se révèle pas comme grand thaumaturge, mais comme Seigneur de la vie et de la mort. Et, comme pour tous les signes, nous sommes invités à prendre parti : soit comme « beaucoup de juifs [qui] crurent en lui » (45), soit comme « quelques-uns [qui] allèrent trouver les pharisiens » (46). Mais plus profondément, ces juifs sont comme la samaritaine ou l’aveugle né – évangiles des 2e et 4e dimanches qui ont été commentés par mes frères. Il s’agit pour eux d’entrer ou non dans la foi .Mais Marthe et Marie, Thomas et les disciples, et nous-mêmes, nous sommes déjà dans la foi, nous sommes déjà disciples. Il s’agit donc pour nous ici non pas d’un cheminement vers la foi, mais dans la foi. Il s’agit de creuser, de faire grandir cette foi, de la faire pénétrer dans tout notre être, dans toute notre existence, et paradoxalement, de consentir à ce qu’elle soit parfois mise en question quand l’épreuve touche les points les plus sensibles, ceux où ça grince encore. Ce texte, avec la question capitale de la mort, révèle notre difficulté d’avoir foi en Jésus comme accomplissement des promesses divines. Oui, avoir foi comme Abraham qui, par fidélité à Dieu, n’hésite pas à lui donner Isaac, ce fils tant attendu. Est-ce là notre foi ?

 

Au verset 15, Jésus disait à ses disciples : « Lazare est mort, et je me réjouis de n’avoir pas été là, à cause de vous,  pour que vous croyiez. » Parole étonnante, et qui pourrait même être choquante, mais il nous est parfois possible de mieux saisir ce que nous dit Jésus. Quelqu’un vous parle de son problème, de son combat ; nous y voyons tout le poids de la peine, de l’effort, voire de la souffrance, mais nous savons aussi, parce que nous avons déjà affronté ces ténèbres, qu’il s’agit d’un passage et que Dieu est là, derrière ou plutôt devant. Et, tout en mesurant la difficulté de l’autre, nous nous réjouissons de ce qui advient parce que nous savons, nous croyons, que c’est un accouchement, une naissance. Mais pour lui, ce n’est pas qu’un passage, mais c’est évidemment une mort, une mort réelle qu’il doit affronter. Comme le dit le Père Guy Lafon : « les croyants véritables – mais qui sont-ils ? –  se reconnaissent – mais qui les reconnait ? – à ce qu’ils entrent dans une mort qui n’est plus celle qui détruit. » Le Dieu créateur a vaincu éternellement la destruction symbolisée par ces mots de Marthe : « il sent déjà » (39) ; odeur à mettre en parallèle avec la Passion de notre Seigneur et le parfum répandu par Marie en vue de son ensevelissement (2).

 

L’évangile nous dit encore que Thomas est « appelé Didyme (c’est-à-dire jumeau) » (16). Par ailleurs, il existe un autre jumeau, un autre double, dans ce texte : c’est Lazare. Sa mort, son tombeau et sa résurrection nous renvoie – et renvoie Jésus -  à sa propre mort et résurrection. Nous savons également que c’est cet évènement qui provoquera la décision des grands prêtres et des pharisiens de tuer Jésus (11,53) et, quelques versets plus loin, de tuer aussi Lazare (12,10). D’ailleurs, quand Thomas dit : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui » (16), nous ne savons pas très bien s’il parle de Jésus ou de Lazare.

Et nous, de qui sommes-nous le jumeau ? De Lazare ? De Marthe ou de Marie ? Des disciples ? Des juifs qui croient ou de ceux qui ne croient pas ? Et en quoi suis-je leur jumeau ? En quoi ne lui suis-je pas ? Alors pour ce Carême – puisqu’il faut bien parler du Carême ! – je ne nous invite pas à nous priver de chocolat (j’aurais trop peur que la motivation essentielle soit de faire un régime…), mais à entendre l’appel à être le jumeau de Jésus. C’est-à-dire vivre cette intimité unique avec lui en nous laissant façonner par sa Parole pour devenir davantage son image, son regard, l’espérance qu’il fait naître, la vie qu’il donne et redonne. Montrons-lui nos tombeaux et ceux de notre monde,  et nous serons vivants !