5e
dimanche de Carême C
Février 2016
« En ce temps-là, Jésus s’en alla au mont des Oliviers. Dès
l’aurore, il retourna au Temple. » Ces quelques mots soulignent d’ores et
déjà trois points importants pour la compréhension de notre évangile.
Le mont des Oliviers résonne de
suite à nos oreilles comme le lieu de Gethsémani, le lieu de l’agonie de Jésus,
là où il éprouve solitude et angoisse, là où ses ennemis viennent se saisir de
lui. Vous savez que cette description de la nuit de l’arrestation est celle des
évangiles synoptiques, et non celle de saint Jean où Jésus n’y vit pas d’angoisse
et où il se livre, se donne même, à ses bourreaux. Alors si cet épisode de la
femme adultère est à lire comme la préfiguration de l’arrestation et du procès
de Jésus, il est aussi peut-être un de ces moments où il nous est donné
d’assister au combat intérieur de Jésus pour consentir à un tel chemin.
« Dès l’aurore ».
Certes, il s’agit évidemment de l’aurore de ce jour-là, un jour apparemment
comme les autres, et rappelons qu’avec Dieu aucune journée n’est anodine, mais
il s’agit aussi d’une nouvelle aurore, ou plutôt de l’aurore de quelque chose de nouveau. L’évangéliste
nous situe donc dans ce matin où la lumière l’emporte sur les ténèbres, dans la
puissance de la Résurrection, dans la force et la victoire de la vie.
Et enfin le Temple, lieu de la présence
et de la rencontre de Dieu ; lieu où sont déposées les Tables de la Loi
c’est-à-dire de l’Alliance ; cœur et centre de la religion juive.
Ces trois éléments - c’est-à-dire Passion,
Résurrection et Pentecôte – me font dire que nous sommes ici au cœur de la foi
chrétienne, et que ce centre se joue dans la question que soulève cet épisode,
celle du péché et du pardon, et en cette année jubilaire nous pourrions dire celle
de la miséricorde.
Alors, « comme tout le peuple
venait à Jésus, il s’assit et se mit à enseigner. » A notre tour, nous
sommes assis et, en venant à cette récollection de Carême, nous sommes
prêts, disposés, à écouter son enseignement. Cet enseignement dont nous parle
l’évangéliste peut consister en des paroles qu’il ne nous a pas rapportées
ici. Mais nous pouvons considérer, et
c’est ce à quoi je vous invite, que cet enseignement consiste dans les faits
qui vont suivre, c’est-à-dire l’arrivée des « scribes et (des) pharisiens (qui)
lui amènent une femme qu’on avait surprise en situation d’adultère. » Voilà, en quelque sorte, un condensé de
l’enseignement de Jésus auquel nous assistons en direct. Et cet enseignement, nous le
voyons, ne consiste pas en des paroles et encore moins en un raisonnement
argumenté, mais en des faits réels. Il s’agit d’une histoire vraie, avec des gens vraies, en chair et en os, avec de
véritables sentiments de peur, d’angoisse ou de haine ; des gens auxquelles
nous pouvons nous identifier et c’est d’ailleurs ce que je vous invite à faire.
Bref, ce n’est pas une histoire, mais la vie, notre vie, celle que nous possédons
en un seul exemplaire, celle où nous n’avons apparemment pas le droit à
l’erreur puisqu’il faudra ensuite en assumer toutes les conséquences. C’est
donc au cœur de nos vies (comme nous le chantions dans les années 70) que le
Christ vient nous enseigner et, comme le montre ce cas précis, c’est même au
cœur de l’épreuve, d’un moment capital dans une vie où tout semble basculer, où
tout semble même pouvoir s’arrêter, que le Christ vient enseigner, mais aussi
et surtout ouvrir un avenir. Ceci
signifie peut-être que nous ne pouvons entendre le Christ que si nous
l’écoutons, que si nous l’attendons, dans notre vraie vie, dans sa glaise quotidienne
et non pas dans nos rêves ou illusions.
Les accusateurs veulent, selon la
Loi, lapider cette femme. Mais, vous le savez, elle n’est qu’un instrument
entre leurs mains, un objet, un prétexte, puisque celui qu’ils veulent
atteindre et finalement tuer, c’est Jésus. Et Jésus le sait…Il pourrait alors
se défendre comme si seule sa vie importait puisque c’est lui le centre du
débat. Mais il le fera tout en respectant et les scribes et les pharisiens, et
la femme ; ni elle, ni eux ne seront des objets au service de sa défense.
Et c’est justement ce respect de tous qui sera l’arme de sa victoire.
Après avoir rappelé la Loi, ils
demandent à Jésus : « Et toi, que dis-tu ? » En lui posant une telle
question ils prennent un risque puisque finalement ils lui reconnaissent une
certaine autorité. En effet, leur comportement est clair : ils ne
s’interrogent pas face à un tel cas puisqu’ils suivent tout simplement la Loi
sans la remettre en question, et il est vrai que c’est souvent plus facile
ainsi puisque la responsabilité, et pourquoi pas l’erreur ou la faute, ne
reposent pas sur nous mais sur la Loi voire même sur Dieu. (Un exemple). Jésus,
lui, au-delà de vouloir éviter le piège qui lui est tendu, assume sa propre
responsabilité. Il ne fait pas référence à une Loi qui lui serait totalement
extérieure, imposée comme malgré lui, mais il interroge sa conscience, sa vie,
sa condition humaine qui se veut solidaire, et il interroge aussi sa foi, sa
perception de Dieu : en quel Dieu je crois ? Que ferait-il ? De
quel Dieu je rends témoignage, quel visage je révèle de lui, quand je pose tel
acte ou porte tel jugement ?
Alors, à notre tour, face à cette
situation ou face à une situation similaire, je nous repose la question : « Et
toi, que dis-tu ? » Qu’est-ce qui monte en moi devant cette femme
adultère ? Qu’est-ce qui monte en moi devant ceux qui n’agissent pas selon
la Loi, ou plus exactement selon ma loi, c’est-à-dire selon ce que moi je crois
juste et même sacré ? Et, à la suite de cette question, je nous en pose
une autre : me suis-je déjà interrogé sur les fondements de ce en quoi je
crois, ce qui a tant d’importance pour moi ? Sur quoi reposent mes
convictions, mes principes, ma morale, ma loi ? Si c’est sur l’éducation et
la culture que j’ai reçues, c’est bien, mais ce n’est certainement pas
suffisant. Nous pouvons en effet comprendre aisément que ni moi, ni mon groupe,
ne détient la vérité. Nous pouvons aussi reconnaître que, si nous avions été
contemporains de Jésus, nous aurions tous été plus ou moins décontenancés par
son attitude et ses prises de position. D’ailleurs, c’est peut-être pour cela
qu’il est mort seul, abandonné des siens.
La loi, notre loi, ne peut pas
être un carcan mais un guide, un pédagogue pour trouver l’attitude juste. C’est
ce que nous dit Maurice Béjart à propos de la danse quand il montre combien la
discipline, l’ascèse, et finalement la loi, sont au service d’une vie de
liberté, non d’automate : « Quand on me dit : ’Qu’est-ce que la danse ?’, je
réponds : à l’échelon des gens qui ne savent pas, c’est se mettre debout
et faire n’importe quoi ; à l’échelon des très bons danseurs, c’est avoir
une discipline de dix ou de quinze ans et faire des choses très
codifiées ; à l’échelon du véritable danseur, c’est se mettre debout et
faire n’importe quoi, mais après avoir passé vingt ans d’ascèse…C’est retrouver
l’innocence et la liberté, mais avec un travail préliminaire. » La morale est finalement là pour nous aider
à être créateur de nous-mêmes, pour bâtir la vie en laquelle nous croyons et
adhérons.
Alors, à la lumière de ce que
nous avons dit – comme le Temple est le lieu de la présence, de la rencontre, le
lieu de la Loi, de l’Alliance, le cœur et le centre de la religion juive, et comme
la femme adultère est littéralement au milieu, au centre - moi, qu’est-ce que je mets au centre quand je
juge quelqu’un ? Quelle présence je perçois de l’autre et quelle présence
je lui offre ? Quelle rencontre est-ce que je rends possible ? Quel
lien je veux tisser ? Quelle alliance je veux poursuivre ? Et
parallèlement, quand Jésus agit comme il le fait dans cet épisode, qu’est-ce
qu’il met au centre ? Quelle présence il perçoit de l’autre, en l’autre,
et quelle présence il offre ? Quelle rencontre rend-il possible ?
Quel lien veut-il tisser ? Et quelle alliance veut-il poursuivre ?
N’oublions pas, frères et sœurs, que Jésus est en train d’enseigner, de nous
enseigner. Il nous faut donc prendre du temps pour le regarder agir, pour
l’écouter parler, pour voir comment il entre en relation.
D’autre part, comme nous l’avons
dit, cette femme n’est qu’un prétexte pour les scribes et les pharisiens,
puisque le véritable accusé, celui qui est ici encerclé, c’est Jésus. Et en
cela, nous pourrions dire que ses accusateurs dévoilent une vérité théologique.
En effet à l’instar de Matthieu 25,40 (« Chaque fois que vous l’avez fait
à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez
fait. ») ou de la conversion de Saul (« Je suis Jésus, celui que tu
persécutes » Ac 9, 5), Jésus s’identifie, se rend totalement solidaire,
est incarné dans le plus petit, le plus méprisable. Jésus consent à descendre
dans notre histoire humaine, mais aussi dans chacune de nos histoires. Ce qui
veut dire que le véritable lieu de la présence, de la rencontre, de la loi, de
l’Alliance, c’est l’homme, la femme, donc l’autre, quel qu’il soit, où qu’il en
soit et même aussi bas soit-il. Et alors évidemment, si c’est dans cet autre
que je rencontre Dieu, cela m’engage à avancer vers lui avec beaucoup plus de
prudence, de respect que je n’ai parfois tendance à le faire. Le propre de ces
juges, c’est qu’ils s’avancent vers cette femme comme s’ils étaient chez eux,
et en quelque sorte les vrais adultères, ceux qui violent l’intimité de
l’autre, qui trahissent l’Alliance, ce sont eux ! Ils piétinent le sacré
qu’il y a en cette femme en la réduisant à l’état d’objet, comme si seulement eux
et ce qu’ils croient étaient sacrés. Je le répète, il nous est facile de juger
les autres à l’aune de notre morale et de ce que nous voyons, et même souvent
de ce que nous imaginons, mais que connaissons-nous de ses combats ? Derrière
ses échecs, ses faiblesses, ses pauvretés, quelles luttes dans l’amour, la foi
et l’espérance n’a-t-il pas déjà menées ? Et dans cette lutte, est-ce que
je viens lui tendre la main ou l’enfoncer davantage ?
A la fin de notre texte, alors
que les hommes sont partis, la femme est encore décrite « comme étant au
milieu », comme si les ravages de l’agression étaient toujours là, comme
si elle n’était pas morte, mais détruite.
Ce qui montre bien l’impact que peut avoir notre attitude, notre
jugement. Et c’est pourquoi nous pouvons reconnaître toute la vérité d’un adage
patristique : « Celui qui connait ses propres péchés et ne juge
pas son frère est plus grand que celui qui ressuscite les morts ! »
Et justement, Jésus va non
seulement respecter le sacré qu’il y a en cette femme, le sacré qu’est cette
femme, mais aussi le sacré qu’il y a, que sont, chacun de ses accusateurs.
C’est en effet ce qu’il fait en se baissant, comme pour prendre une distance
nécessaire, un temps de recueillement avec lui-même pour laisser monter ce qui
est juste.
Cet abaissement de Jésus peut
aussi signifier cette volonté de descendre avec chacun là où il en est,
descendre jusqu’à cette terre qui nous compose. Et il est vrai que face aux
erreurs ou aux péchés de l’autre, la meilleure aide que nous puissions lui
offrir, c’est d’accepter de descendre avec lui dans sa faiblesse, c’est-à-dire,
à notre tour, d’assumer et ne pas fuir notre propre misère. Reconnaître combien
nous aussi nous sommes fragiles et livrer notre part de combat contre ce qui
nous rabaisse pour aider l’autre à se relever. C’est en descendant dans notre
propre profondeur que nous serons à même de mieux comprendre celle de l’autre
et de lui offrir ainsi une véritable fraternité. Si nous refusons de descendre
en nous-mêmes, d’avoir un regard lucide sur nous et nos illusions, l’autre sera
sans cesse pour nous un miroir et nous refuserons de nous approcher
véritablement de lui tout simplement parce qu’il nous rappellera ce que nous
fuyons en nous.
Jésus, lui, est capable de
rejoindre et la femme et ces hommes parce qu’il a avec eux, de par sa nature
humaine, un sentiment commun : la peur. En suivant Lytta Basset (Théologienne
protestante), j’ai dit que cet épisode en saint Jean rejoignait celui de Gethsémani
dans les synoptiques. Jésus est ici au centre de l’accusation, et il a toutes
les raisons d’avoir peur puisque c’est son propre destin qu’il voit se
profiler. Les scribes et les pharisiens ont peur de ce Jésus qui enseigne le
peuple dans le Temple et c’est pourquoi ils veulent l’éliminer. Et faut-il
qu’ils se sentent menacés dans leur identité pour vouloir le tuer ? Alors
ils viennent en meute, avec une proie, la femme, dont la faiblesse – tapie en
chacun - leur inspire aussi une certaine
peur, et ils se réfugient derrière la loi. Enfin, naturellement, la femme aussi
a peur.
Quand un animal a peur et se sait
encerclé, il attaque ; cela aurait dû être l’attitude de Jésus. Mais au
lieu de juger et de condamner – attitude de celui qui finalement instrumentalise
les autres pour se défendre – Jésus se fait solidaire de la peur de chacun, il
accepte de se confronter à sa propre peur et ainsi de la traverser, de la
dépasser, pour ouvrir une autre voie. Comme le dit Françoise Dolto :
« Dans la mesure où je me pose des questions sur moi, je permets à l’autre
de faire le même chemin. Sinon je l’attaque et il se défend. » Vous savez
que dans les conflits interpersonnels, nous entendons plus souvent des
« tu » vindicatifs, « tu fais ceci…tu ne fais pas cela… »,
alors qu’il nous faudrait parler davantage en « je », et ne pas avoir
peur de dire à l’autre ce que je ressens, ce dont j’ai besoin, parce que c’est
là un terrain où nous pouvons nous comprendre sans nous heurter.
Jésus respecte aussi chacun de ces
hommes en s’abaissant, position qui ne se veut pas dominante et qui évite de
croiser les regards afin de laisser chacun face à lui-même. Le seul regard que
nous ne pouvons pas fuir, que nous devons toujours pouvoir affronter, c’est le
nôtre. Je cite de mémoire un militaire qui vivait difficilement son retour d’Afghanistan.
Là où on tentait de le rassurer en lui disant qu’il n’avait fait que son
devoir, il répondait que le plus dur ce n’est pas ce qu’il a fait en obéissant
aux ordres, mais ce qu’il a fait, et ici mal fait, là où il n’avait pas reçu
d’ordre. (Second exemple).
Il y a aussi ce livre de Vercors, dont je crois vous avoir déjà parlé,
où un homme revient totalement détruit intérieurement d’un camp de
concentration. Il avait pour « travail » de transporter des corps
dans une brouette pour les jeter dans un feu. Mais ce n’est pas cette horrible
tâche qui le ronge encore, alors qu’il est survivant et désormais en sécurité
chez lui. Non, c’est ce moment où il s’est aperçu que l’un de ces hommes
n’était pas mort. Sa conscience lui a alors interdit de le jeter dans le feu.
Mais un soldat l’a menacé et il a finalement accompli sa triste besogne. Il est
vrai que c’est un ordre qui lui est venu de l’extérieur, mais sa conscience le
harcèle et l’enferme dans un corps, certes de survivant, mais habité par une
âme morte. Le silence de la femme adultère traduit peut-être aussi ce sentiment
d’être fautive et condamnable qui lui mériterait cette peine au point de ne
plus avoir le droit de vivre.
Dans les cas cités, la personne se trouve
ou se met face à une impossibilité de vivre, parce qu’elle n’a pas respectée la
profondeur de sa vie tout simplement en ne respectant pas la vie des autres. Là
encore nous percevons toute la solidarité qui nous lie et l’importance de
l’autre dans chacune de nos vies. Le salut viendra d’un Autre, de l’extérieur,
de Jésus parce qu’il consent à se déplacer jusqu’à nos blessures intérieures,
parce qu’il consent, et ce dès la Création, à se faire intérieur.
Alors justement, Jésus respecte
ces hommes en prononçant des paroles qui ne jugent pas ou plutôt qui laissent le
jugement à celui qui les accueille. Contrairement à une parole de condamnation
qui met comme un point final, qui fige une situation dans un passé sur lequel, de
toutes façons, nous ne pouvons plus revenir, Jésus ouvre un nouveau chemin, un avenir,
et pour ces hommes, et pour la femme. C’est la Bonne Nouvelle de la vie,
l’annonce de la Résurrection, d’une vie toujours plus forte qu’une mort qui
voudrait l’étouffer. Et c’est pourquoi Jésus « se redresse », verbe
de la Résurrection. Une telle parole, qui n’enferme pas mais au contraire met
en route, une telle parole où on se sent respecté et vivant, est toujours une
parole de Dieu. C’est une parole « dé-routante » dans le sens où, à
l’image des scribes et pharisiens qui sortent et de l’appel lancé à la femme
par Jésus – « va » - cette parole nous détourne du chemin tout tracé dans
lequel nous avions décidé de nous laisser enfermer. Comme saint Augustin le
dit : « J’avais peur d’être délivré de tout ce qui
m’enchaînait ! Mais c’est de se laisser enchaîner que l’on doit avoir
peur. »
« Eux, après avoir entendu
cela, s’en allaient un par un, en commençant par les plus âgés. » A notre
tour, « après avoir entendu cela », quelle est notre réaction ? Nous
pouvons constater que ce groupe compact qui condamnait cette femme sans lui
porter une quelconque valeur, ce groupe qui à son tour condamnera Jésus en
criant à Pilate « crucifie-le », ce groupe où chaque individu était
dilué, en quelque sorte inexistant par lui-même, ce groupe se disloque peu à
peu pour laisser place à des personnes distinctes, elles aussi en chair et en
os, avec une conscience propre.
Paradoxalement, en rendant toute sa
dignité à cette femme, Jésus rend aussi sa valeur à chacun de ces hommes. En se
solidarisant de cette femme, et même de son côté obscur, il réussit à les
désolidariser les uns des autres, et à commencer par cet autre côté obscur qui
est encore plus ravageur : non pas celui d’être un pécheur, mais celui de
croire détenir la vérité, de croire être la référence, le centre et pourquoi
pas le cœur ! Les intégrismes religieux actuels sont de beaux révélateurs
de l’aspect mortifère d’une telle conception. Comme nous l’avons entendu dans le
livre du Cardinal Danneels que nous lisons aux complies : « Le grand mal
n’est pas la faiblesse morale, mais le fait de s’approprier d’autorité le jugement
de ce qui est bien ou mal. »
Ces hommes voulaient changer
cette femme et, comme l’avons dit, Jésus. Nous croyons souvent que si les
autres changent, la vie sera plus facile. Mais non ! Et nous en faisant
l’expérience dans la vie de couple ou en communauté. Ce n’est pas l’autre qu’il
faut changer, mais nous et, bien souvent, il faut commencer par notre regard sur
lui. C’est ce que confirme un grand Monsieur qui connait la vie avec des
personnes dites ‘différentes’, Jean Vanier : « Nous disons souvent
: "si tu changes, je t'aimerai". Ne serait-il pas plus juste de dire
: "si je t'aime, tu changeras et moi aussi". » Et c’est ce que
fait Jésus avec la femme, avec ces hommes, et avec chacun d’entre nous. Lors
d’une retraite, un prédicateur disait : « Quand mes amis sont
borgnes, je les regarde de profil. »
D’autre part, on a souvent dit que si
c’était les plus vieux qui partaient les premiers, c’est parce qu’ils avaient
eu plus de temps pour commettre des péchés ! Ce n’est certainement pas
faux…Mais ce qu’il est intéressant de souligner, c’est que dans la conception
de cette époque - un peu moins vraie aujourd’hui – le vieux, c’est le sage.
Nous pourrions donc traduire : ils s’en allaient un par un, en commençant
par les plus sages.
Nous avons évoqué la place de la
Résurrection dans ce texte. Et nous pouvons dire qu’il y a, dans ce face-à-face
d’abord silencieux puis dialogué, entre Jésus et la femme, quelque chose de la rencontre au tombeau entre Jésus ressuscité et Marie-Madeleine (Jn
20): la même intensité dans la rencontre intime. Toujours en lien avec Jean 20,
cet épisode peut aussi nous faire entrer davantage dans la compréhension de la
Résurrection. Qui est ressuscité dans ce texte ? Le Jésus qui se relève ou
cette femme pardonnée ? Evidemment les deux. Ce qui signifie aussi que dans la
rencontre entre Jésus et Marie-Madeleine, c’est elle aussi qui est ressuscitée,
et donc nous avec elle.
La femme adultère exprime sa foi
en disant « Seigneur » là où les scribes et pharisiens disaient
« Maître ». Même si ce n’était qu’un prétexte, ils étaient venus dénoncer un
péché, celui de la femme. Finalement, suite aux paroles de Jésus, ils sortent
avec leur propre péché. Que vont-ils en faire ? Là aussi, tout dépendra de
leur foi. S’ils refusent la main de Dieu, ils resteront enfermés, bloqués par
ce péché ; s’ils consentent à se laisser saisir, dérouter par Dieu, ils
font l’expérience du salut. Comme le dit le jésuite Bernard Sesboüé, « ce n’est
pas le péché qui nous révèle le salut, c’est le salut qui nous révèle le péché dont
il nous sauve. » C’est-à-dire que découvrir, reconnaître son péché, c’est
être déjà sur la voie du salut, parce que notre Dieu veut notre vie et non
notre mort.
Alors qu’est-ce qui a pu faire
basculer dans la foi cette femme pécheresse ? Jésus a certes éloigné ceux
qui en voulaient à sa vie, mais elle ne sait pas encore s’il va prononcer une
sentence contre elle ; cette pierre, il pourrait la lui jeter. Pourtant,
elle l’appelle Seigneur, non pas dans une soumission servile ou fourbe, mais
dans un véritable élan de foi.
Cette femme entre dans la foi non
pas d’abord parce que Jésus aurait fait quelque chose pour elle, mais parce qu’elle
l’a vu faire quelque chose pour les
autres. Et ce non pas en répondant à leur attente, mais en démontrant sa
puissance de vie, c’est-à-dire sa capacité à faire naître la vie. C’est parce
qu’elle a vu la vie – et finalement qu’importe que ce soit en elle ou en dehors
d’elle – qu’elle croit en Jésus comme Seigneur de la vie. Elle aussi, à son
tour, est solidaire de ces hommes, puisque la vie qui est venue se manifester
pour eux, l’a elle aussi touchée ; c’est comme cela que Jésus nous
rassemble ! Et finalement, ce quelque
chose, cette vie, c’est l’amour miséricordieux de Dieu pour eux :
Jésus ne les juge pas, les respecte, et leur ouvre un nouveau chemin en les
délivrant de ce qui les enfermait, de ce qui les rendait durs et aigris. Alors
bien sûr, cette miséricorde se répand aussi pour elle, en la délivrant de ceux
qui la pourchassaient, mais encore en la libérant de sa faute par un nouveau
chemin possible.
Pour moi, la miséricorde de Dieu,
c’est sa fidélité malgré nos infidélités. Et c’est cela qui peut nous
retourner, nous convertir : cet amour inconditionnel, cette gratuité
totale, là où il aurait eu toutes les raisons de nous donner une bonne claque
et de partir ! Et c’est à ce comportement, à ce don, que nous sommes à
notre tour appelés. Passer au-dessus de notre droit, de notre loi, pour faire
place à une autre attitude, à une autre démarche, à un autre rapport à l’autre
en lui redonnant, en lui redisant toute son importance. Et c’est en
reconnaissant et en accueillant ce don de Dieu dans notre vie, que nous
pourrons en offrir quelque chose à
ceux qui nous entourent. Oui, nous sommes invités à accueillir la miséricorde
de Dieu pour devenir, à notre tour, miséricordieux, mais cette miséricorde ne
sera possible que si nous sommes capables de l’accueillir et de la vivre
d’abord pour nous. Seule cette douceur à notre égard peut nous permettre d’être
doux envers les autres. Et vous le savez bien, en commençant par vous les plus
âgés et donc les plus sages, la vie comporte beaucoup de pièges qui veulent
nous coincer dans une dureté envers nous-mêmes et finalement envers les autres,
et il nous faut être vigilants pour ne pas nous enfermer dans ces tombeaux fait
des pierres que nous aurions jetées aux autres et à nous-mêmes.
Le christ est venu pour nous
sauver et il nous appelle à emprunter ce chemin du salut en nous aimant, en
nous servant les uns les autres. « Servir,
comme l’écrit le jésuite Remi de
Maindreville, fait abandonner le registre de la Loi et du devoir pour rejoindre
celui de l’amour et du discernement. Il ne s’agit plus d’accomplir une
obligation ou de se rendre disponible en raison d’une fonction, mais d’être à
l’écoute de Dieu et du monde pour se laisser, comme Jésus, appeler et
envoyer. »
Et c’est là la vocation de l’Eglise et de
chacun d’entre nous. Alors, vous le savez, la femme adultère est une image
fréquemment reprise dans l’Ancien Testament pour parler d’Israël et de son
infidélité, et, dans le même temps, de la miséricorde de Dieu. En pardonnant à
cette femme – mais un pardon donné pour qu’elle se mette en route – et en
interpellant au plus profond d’eux-mêmes ceux qui l’entouraient, Jésus donne
naissance à son Eglise et une Eglise de pécheurs repentis, de pécheurs qui
tomberont encore, mais qui ne doivent avoir de cesse de se tourner vers le Sauveur. Sainte Thérèse de Lisieux le dit
elle-même : « Vous espérez sans cesse être arrivée ; vous êtes
étonnée de tomber. Il faut toujours s’attendre à tomber. »
Voilà donc ce que ce texte nous propose
pour le Carême : un regard lucide sur nous-mêmes, sans complaisance ni
condamnation, afin de nous rapprocher les uns des autres pour vivre et faire
vivre la miséricorde de Dieu.
Alors, pour nous mettre davantage en garde,
je cite Henri Nouwen, prêtre néerlandais, qui relate sa rencontre avec un
sénateur à qui il demandait « ce qu’il pensait de la compassion. (Le
sénateur) a pris un crayon : ‘Vous voyez ce crayon ? Il est fait de
bois et d’une mine de plomb. Au bout, il y a une gomme. Cette petite gomme à
l’extrémité du crayon, c’est la compassion. La vie est avant tout compétition.
On finit toujours par faire mal à quelqu’un. Alors on retourne le crayon et on
emploi la gomme. Voilà ce que vous appelez la compassion. C’est rude à dire,
mais c’est la vérité. C’est l’esprit de compétition qui nous motive et non la
compassion. Nous nous efforçons tous de sortir du rang, d’être un peu
différents, d’obtenir une petite décoration, un petit trophée que nous pourrons
exposer dans notre bibliothèque. S’il nous arrive de faire mal à quelqu’un,
nous retournons le crayon de notre esprit de compétition et nous nous mettons à
être gentils. Mais ce n’est pas une motivation essentielle dans la vie. » Voilà une rude description de la
vie, et je dirai d’une vie sans Dieu, sans salut. Mais peut-être aussi voilà ce
dont nous devons avoir conscience, dont nous ne devons pas être dupes. Nous
reconnaître pécheur, adultère même dans le sens où nous ne cessons de trahir l’alliance
avec les autres et avec Dieu, dans le sens où nous nous cachons pour faire nos
basses besognes. Faire la lumière en soi, prendre le temps de descendre jusqu’à
la terre, y tracer des traits s’il le faut, descendre en soi pour y reconnaître
cette part d’ombre qui nous sépare de Dieu, des autres et de nous-mêmes, mais
aussi enfin pouvoir s’ouvrir à la grâce du pardon, à la grâce d’un nouveau
chemin de salut qui commence toujours aujourd’hui. La terre promise vers
laquelle nous marchons, celle où ruissellent le lait et le miel, c’est
nous !
Alors, pour finir, voici ces quelques
mots de la Règle de saint Benoît, mots qui viennent clôturer le chapitre des ‘instruments
des bonnes œuvres’, comme pour en dire l’essentiel : « Ne jamais
désespérer de la Miséricorde de Dieu » (4,74).
Et puis, à la lumière de tout ce qui a été
dit, et parce que nous l’entendons peut-être trop peu souvent, je vous propose
de réentendre la formule d’absolution : « Que Dieu votre Père vous
montre sa miséricorde. Par la mort et la Résurrection de son Fils, il a
réconcilié le monde avec lui et il a envoyé l’Esprit Saint pour la rémission
des péchés. Par le ministère de l’Eglise, qu’il vous donne le pardon et la
paix. Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, je vous pardonne
tous vos péchés…Allez dans la paix du Christ ! »