5e dimanche de Carême C

                             

 

Le passage de « la femme adultère » (Jn 8,1-11) que nous allons lire, est certainement l’un des plus connus, et pourtant il n’a été rattaché à l’évangile de Jean que tardivement. Son vocabulaire et son sujet sont plutôt ceux de Luc. Néanmoins sa canonicité, son caractère inspiré, ne sont pas mis en doute. Il s’agirait d’un récit indépendant qui aurait eu son existence propre avant d’être rattaché à un corpus évangélique. Autre hypothèse, il s’agirait d’un récit qui aurait posé problème aux premières communautés chrétiennes, et qui aurait donc été mis de côté par certains copistes... Ceci dit quelque chose de sa force d’interpellation pour nous. Demandons donc à l’Esprit Saint de nous donner un cœur qui écoute, une vie qui écoute.

 

« Jésus s'était rendu au mont des Oliviers ; de bon matin, il retourna au Temple. Comme tout le peuple venait à lui, il s'assit et se mit à enseigner.
Les scribes et les pharisiens lui amènent une femme qu'on avait surprise en train de commettre l'adultère. Ils la font avancer,
et disent à Jésus : « Maître, cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère.
Or, dans la Loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu ? »
Ils parlaient ainsi pour le mettre à l'épreuve, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus s'était baissé et, du doigt, il traçait des traits sur le sol.
Comme on persistait à l'interroger, il se redressa et leur dit : « Celui d'entre vous qui est sans péché, qu'il soit le premier à lui jeter la pierre. »
Et il se baissa de nouveau pour tracer des traits sur le sol.
Quant à eux, sur cette réponse, ils s'en allaient l'un après l'autre, en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme en face de lui.
Il se redressa et lui demanda : « Femme, où sont-il donc ? Alors, personne ne t'a condamnée ? »
Elle répondit : « Personne, Seigneur. » Et Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. »
(Jn 8,1-11)

 

Jésus est monté à Jérusalem pour la fête des Tentes, celle qui commémore le long cheminement, la longue conversion d’Israël dans le désert. Nous aussi nous sommes appelés à vivre ce long chemin, dans la patience.

Le soir, Jésus se rend au mont des Oliviers. C’est le lieu où, selon le prophète Zacharie (14,4), le Seigneur posera ses pieds et, de là, il instaurera définitivement son règne. C’est le lieu où, dans les évangiles synoptiques, Jésus aperçoit Jérusalem et pleure sur cette ville qui tue les prophètes. C’est le lieu où il implorera le Père et où il sera arrêté. Le lieu de la prière, le lieu de la nuit. Bref, cette mention du mont des Oliviers nous indique déjà le lien entre ces deux destinées : celle de la femme adultère et celle du Sauveur sans péché.

 

« De bon matin, il retourn(e) au temple » et « comme tout le peuple venait à lui », il enseigne. Nous sommes ici au temple, comme nous étions au bord du lac de Galilée ou sur le mont des béatitudes. C’est le même mouvement de foule, du peuple, des disciples. Mouvement qui donne l’impression que le Seigneur enseigne partout. Impression renforcée par le temps du verbe « enseigner » qui signale une action qui se prolonge. Laissons-nous prendre par ce mouvement, imaginons-le : pensons aux vagues qui ne cesse de revenir, pensons au vent, au souffle de l’Esprit qui ne cesse de nous toucher, qui ne cesse de nous inviter. Dieu ne se lasse pas de nous parler. N’oublions donc pas d’être de ce peuple qui vient à lui, qui se laisse enseigner parce qu’il sait qu’il ne sait pas. Ne soyons pas comme ces scribes et ces pharisiens qui estiment ne pas avoir besoin de son enseignement, qui pensent déjà savoir. Nous sommes tous tentés, et moi qui vous parle le premier, de nous réfugier dans ce que nous savons déjà, de ne pas avoir envie d’en savoir plus ou autrement. Voici donc peut-être une disposition pour ce carême : parle, Seigneur, enseigne-moi, car je ne sais pas.

 

Jésus nous enseigne partout, et la suite du texte nous montre qu’il enseigne aussi dans le péché.

« Les scribes et les pharisiens lui amènent une femme qu’on avait surprise en train de commettre l’adultère et ils la placèrent au milieu du groupe ». L’adultère c’est la trahison de l’alliance : alliance avec le mari, mais aussi alliance avec Dieu. Les prophètes ne cesseront de dénoncer l’adultère d’Israël. Et si la loi prescrit la lapidation, c’est pour faire « disparaître le mal d’Israël (...), le mal du milieu de toi » (Dt 22,22-24). Ces hommes veulent donc purifier le peuple, purifier les autres et aussi, en quelque sorte, exorciser leurs propres faiblesses. Cette femme est comme un bouc-émissaire. Ces hommes ont peut-être peur de ce qui se tapit en eux, ils ont peur de leurs échecs. Ils ont aussi peur de ce Jésus qui séduit les foules et qui bouscule leur sécurité religieuse.

Alors ils rappellent à Jésus les dispositions de la Loi et ils lui posent la question : « ‘Et toi, qu’en dis-tu ?’ Ils parlaient ainsi pour le mettre à l’épreuve, afin de pouvoir l’accuser ». La femme n’est (ici !) qu’un objet, un prétexte. Ces hommes tentent d’obliger Jésus à opter entre deux mauvais choix : soit il condamne la femme, soit il s’oppose à la Loi. La femme est encerclée ; elle ne peut échapper. Jésus non plus. Cet encerclement donne à ce « Et toi, qu’en dis-tu ? » une véritable violence. Il est certainement prononcé sur un ton posé, et pourtant, comme le laisse supposer leur insistance, il résonne comme s’il était hurlé, vociféré. Car ces hommes donnent l’impression de vouloir faire porter par un autre ce qu’il y de plus féroce en eux, de plus dérangeant. Ce ne sont plus des scribes et des pharisiens mais une meute tournoyant autour d’une proie désarticulée, d’une proie déjà abandonnée car il y en a une autre à saisir.

 

Dans ce climat de haine, Jésus peut reconnaître ce qui l’attend. Comme cette femme, il sera arrêté, abandonné (où sont l’amant et le mari ?), exposé au regard de tous, objet de honte et de mépris, traîné devant les autorités.

A la fin de ce chapitre, c’est lui que l’on tentera de lapider : « Ils ramassèrent des pierres pour les lancer contre lui » (8,59). Idem en 10,31. Et déjà, au chapitre précédent, Jésus demande aux juifs « pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ? » (7, 19 ; voir aussi 8,37.40).

 

Comme cette femme, Jésus se réfugiera, lors de son procès, dans le silence. Et c’est ce qu’il fait maintenant : « Mais Jésus s’était baissé, et, du doigt, il dessinait sur le sol ». Alors que le cercle nous mettait dans un plan horizontal, Jésus nous fait entrer dans un plan vertical. Il refuse de se laisser enfermer dans ce cercle, il refuse de se laisser prendre par le mouvement de haine. A la dimension purement humaine, la dimension horizontale, il ouvre une dimension verticale, celle de l’homme dans son rapport à Dieu. Et ainsi se profile l’ombre de la croix. Là où il ne semblait plus y avoir d’issue (le cercle, le piège, le flagrant délit, la Loi ; la croix), Jésus nous invite à tourner notre regard vers Dieu, à entendre ce que Dieu a à nous dire.

Cette écoute se fait dans cet abaissement de Jésus. Il s’abaisse pour signifier combien cette situation est au plus bas de la condition humaine : l’adultère de la femme, peut-être, mais surtout la violence vindicative de ces hommes, et leur perversité à travers le piège qu’ils lui tendent. Oui, Jésus s’abaisse comme pour nous dire que tout cela n’est pas à la hauteur de notre dignité. Mais il s’abaisse aussi pour nous signifier qu’il sait que tout cela est bien présent au plus bas de notre condition. Il nous le dit, et il y descend, comme aux enfers, pour nous rejoindre et nous relever. Jésus écoute ce que lui dit le Père au plus bas de notre condition, au plus profond de lui-même. Jésus attend de lui la véritable Loi, c’est-à-dire la parole de vie, celle qui fait remonter des enfers, celle qui ressuscite.

 

Et c’est justement de cette fange que Dieu souffle la parole de vie : « Jésus se redressa et leur dit : ‘celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre’ ». Jésus se redresse comme s’il ressuscitait, comme si, ou parce que, la vie est toujours la plus forte. En paraphrasant saint Augustin, je dirais que de notre misère il fait jaillir la miséricorde ; de notre bassesse, il fait entrevoir ce qu’il y a de plus grand en nous, de plus digne, parce que c’est ce qui fait de nous des Fils de Dieu : la miséricorde, l’amour.

 

Et Jésus se rabaisse, comme pour descendre avec chacun au cœur de lui-même. Car tous ces hommes sont renvoyés à eux-mêmes. La meute derrière laquelle ils pouvaient se cacher est dispersée. La Loi aussi, qui leur assurait une sécurité, leur apparaît sous un autre angle.

Jésus invite ces hommes à regarder leurs limites et leurs faiblesses, plutôt qu’à les projeter, telles des pierres, sur les autres. Jésus ne rejette pas la Loi mais la violence de la Loi qui, tel le sabbat, doit être faite pour l’homme et non l’inverse. Charles l’Eplattenier dit que Jésus « fait voler en éclats la frontière rassurante qui sépare les honnêtes gens des ‘pêcheurs’ ». Et il vrai qu’il est rassurant de se croire du bon côté. Pourtant un maître spirituel disait que  « le pécheur et le saint ne sont pas loin l’un de l’autre ; une pelure d’oignon les sépare ». Je ne sais pas si c’est vrai, mais je trouve cela aussi interpellant qu’encourageant. ! Et Le prophète de Khalil Gibran dit, quand on l’interroge à propos du bien et du mal : « Vous êtes bons lorsque vous marchez fermement vers votre but et d’un pas intrépide. Pourtant vous n’êtes pas mauvais lorsque vous y allez en boitant. »

 

Jésus renvoie ces hommes à leur question initiale : « Et toi, qu’en dis-tu ? » Parole qui voit sa violence enfermante, mortifère, se transformer en force d’interpellation pour davantage de vie. Et cela les désarme : « ils s’en allaient l’un après l’autre ». On peut là aussi imaginer l’ambiance de cette scène : Jésus baissé qui ne dit rien, la femme qui ne dit rien, et ces hommes qui partent en silence dans un long « l’un après l’autre ». Cette scène serait presque oppressante si elle ne manifestait pas le désarmement de la violence, si elle ne manifestait pas la victoire lente et silencieuse, patiente et sereine, de la Parole de Dieu.

 

« Jésus resta seul avec la femme en face de lui ». Les autres sont partis, bien que Jésus ne leur ait pas demandé de partir. Le jésuite Michel Kobik a écrit : « Il ne suffit pas de se reconnaître pécheur et de s’enfuir sans condamner pour être sauvé. Ce genre d’attitude fait revenir dans la foule qui crie ‘A mort !’ au moment de la Passion, ou terminer sa vie comme Judas dans le désespoir qui ne croit plus au pardon. Il suffit de rester là, comme la femme adultère, dans la question dont dépend sa vie, et devant celui qui peut seul y répondre : ‘toi donc que dis-tu ?’ Ce n’est pas le plus facile ». Le départ de ces hommes est une condamnation, mais ce sont eux qu’ils l’ont portée à eux-mêmes. Ils se jugent à partir de la Loi mais ils n’ont pas compris, comme le dit saint Paul, que cette loi « manifeste le péché, mais qu’elle est impuissante par elle-même à libérer du péché » (M.Kobik). La femme, elle, est restée car elle attend une parole de Jésus, comme si elle pressentait que c’est lui, et lui seul, qui peut nous libérer du péché.

 

« Il se redressa et lui demanda : ‘Femme, où sont-ils donc ? Alors, personne ne t’a condamnée ?’ ». De nouveau Jésus se redresse car une nouvelle fois c’est la vie qu’il transmet, et ce premier signe de vie est dans le premier mot qu’il lui adresse : « Femme ». « Femme », comme il l’a dit à Marie à Cana et lui dira au calvaire ; « Femme », comme il l’a dit à la samaritaine et comme il le dira à Marie-Madeleine le jour de la résurrection. Par ce mot, Jésus la rétablit dans sa dignité de femme, d’épouse, de mère. Et par la question posée, il lui donne enfin la parole ; elle n’est plus l’objet mais le sujet. La justice pour nous dans ce carême, c’est peut-être d’être attentifs à ce que les autres soient des sujets.

Il n’est pas secondaire que ce soit une femme. L’étymologie hébraïque du mot miséricorde indique son aspect maternel, contrairement à la justice qui serait masculine. C’est pourquoi l’attribut de la miséricorde va se fixer sur la Vierge Marie. Et nous, moines cisterciens, depuis le XIIe siècle, nous chantons la « Mater misericordiae » dans le Salve Regina.

 

« Elle répondit : ‘Personne, Seigneur.’ Et Jésus lui dit : ‘Moi non plus, je ne te condamne pas.’ » Voilà la parole de vie qu’elle avait besoin d’entendre, la parole que nous avons tous besoin d’entendre. Si nous sommes là aujourd’hui, c’est, je crois, parce qu’un jour (et d’autres encore !) nous avons entendu cette parole. Là où nous n’étions plus capables de miséricorde envers nous-mêmes, là où nous étions enfermés dans un cercle de condamnation, là où nous ne pouvions même plus nous adresser un regard, Dieu, Jésus, a posé un regard de miséricorde sur nous, un regard de résurrection. Là où nous ne croyions plus en nous, nous avons entendu quelqu’un nous dire « je crois en toi ».

En forçant le trait, j’oserais reprendre l’affirmation d’André Gide, « le péché est ce que nous ne pouvons pas ne pas faire », pour dire que Dieu ne nous demande pas d’abord de ne pas pécher, mais de croire en sa miséricorde. C’est seulement à partir de là que l’on commencera à ne pas pécher (je dis bien commencer...). Si Jésus peut dire à cette femme « Va, et désormais ne pèche plus », c’est parce qu’il lui a d’abord manifesté sa miséricorde.

Saint benoît dit la même chose à ses  moines dans sa règle au chapitre 4 qui est une longue liste des instruments à mettre en oeuvre pour le bien : « ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu. » (4,73). Il demande aussi à l’abbé qu’ « il fasse toujours prévaloir la miséricorde sur la justice » (64,10). Voilà, je crois, de sages attitudes qui permettent à chacun, non pas de pécher à loisir, ni d’enfouir ses péchés dans des cachettes, mais de pouvoir les regarder sereinement afin de pouvoir se défaire de leur emprise.

Le moine cistercien Yves Girard décrit bien l’erreur et donc l’errement des scribes et des pharisiens, attitude qui peut être aussi la nôtre : « Nous sommes avides de conquérir la lumière et les vertus mais au moyen de ce que nous appelons, nous, la perfection de l’agir chrétien. Nous ne ménageons pas nos efforts pour atteindre à la victoire,  mais le défi consiste à offrir la comptabilité de nos défaites et de nos morts à la puissance de la résurrection (...) Quelle erreur nous commettons chaque jour, en donnant plus de valeur à l’héroïsme de notre fidélité qu’à la pauvreté de notre vie abandonnée dans les mains d’un amour qui nous accueille et nous guérit jusque dans nos racines ! (...) La perfection du Dieu de la révélation est dans son émerveillement face à l’enfant perdu que je suis. »

Nous sommes invités à la confiance, à l’abandon en Dieu, et c’est la voie (et la voix !) de la vie. Jean-Pierre Lemaire écrit : 

« Au fond de la mémoire il y a un trou

que la plupart s’efforce de ravauder

pour rester dignes, fidèles à eux-mêmes.

Ceux qui laissent un jour le trou s’élargir

trouvent sous les haillons de leur propre vie

la fidélité ancienne de Dieu. »

 

Un autre passage pour illustrer l’attitude des pharisiens : Michel Quoist : « J’aime les gosses parce qu’ils sont encore en train de grandir, (...) de s’élever. Ils sont en route, sur la route. Mais les grandes personnes, dit Dieu, il n’y a plus rien à en tirer. Elles ne grandiront plus, elles ne s’élèveront plus. Elles sont arrêtées...

J’aime les grands gosses, dit Dieu, parce qu’ils sont encore en train de lutter, parce qu’ils font encore des péchés. Non pas parce qu’ils en font (...), mais parce qu’ils savent qu’ils en font, et qu’ils le disent, et qu’ils tâchent de ne plus en faire. Mais les grandes personnes (...) n’ont jamais fait de mal à personne, elles n’ont rien à se reprocher. Je ne peux rien leur pardonner, elles n’ont rien à se faire pardonner.(...) C’est navrant, parce que ce n’est pas vrai ».

 

A l’écoute de ces textes, je crois que pour ce carême on peut envisager sereinement de vivre le sacrement de réconciliation. Il ne s’agit pas de venir s’humilier devant un prêtre, qui n’est certainement pas meilleur que nous, mais de répondre à l’appel de Dieu, d’accueillir sa miséricorde. J’oserais dire que ce n’est pas nous qui avons besoin de ce sacrement, mais Dieu qui en a d’abord besoin parce qu’il ne veut qu’une seule chose, nous transmettre sa vie.

 

Régulièrement des collégiens de 16-18 ans (des lycéens pour les Français !) passent quelques jours dans notre abbaye, et on me demande de les rencontrer. L’un d’eux me faisait part de son envie de croire mais aussi de son impression de ne pas croire. Plus je l’écoutais, plus j’étais touché de voir que ce jeune croyait, et c’était beau de découvrir quelque chose de sa relation avec Dieu. Mais lui ne semblait pas se rendre compte qu’il croyait. Puis je crois avoir compris ce qui le persuadait de son incroyance : il se pensait indigne de croire, il ne méritait pas de croire. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il y avait des choses peu glorieuses dans sa vie, comme dans toute vie, ce que nous pourrions appeler le péché. Pour s’ouvrir totalement à la foi, pour s’ouvrir à Dieu, il lui fallait faire une expérience de la miséricorde de Dieu, de l’amour inconditionnel et gratuit de Dieu pour lui. Je crois qu’il a finalement vécu quelque chose dans ce genre. Si je raconte ce fait, c’est pour rappeler la place de la miséricorde, et sa place dans notre témoignage. A quoi bon un dieu s’il ne nous est pas miséricordieux ? Comment témoigner si nous nous ne témoignons pas de sa miséricorde, si nous n’aidons pas les autres à la découvrir ? Voilà un véritable enjeu pour notre Église aujourd’hui.

 

Je me permets de citer une nouvelle fois une expérience racontée par Bernard Sesboüé parce qu’elle est vraiment saisissante : « Aumônier de la prison de Fresnes pendant un été, j’avais la charge de visiter les malades de l’infirmerie. Une sœur des prisons était chargée de la salle de soins et j’avais remarqué l’ascendant discret qu’elle exerçait de manière silencieuse sur les prisonniers qui respectaient à la lettre ce qu’elle leur demandait. Elle me dit un jour : ‘Untel demande à vous voir’. Je me rendis sans la cellule et y trouvais un vieil homme qui me tint le discours suivant : ‘J’ai 78 ans ; je dois faire encore trois ans de prison et je ne suis pas sûr de vivre jusqu’à ma libération. J’en ai fait de toutes les couleurs dans ma vie et j’ai toujours pensé que, si Dieu existait, il ne pouvait pas me pardonner. Et puis, j’ai appris l’autre jour que la sœur de la salle de soins est prisonnière volontaire pour nous depuis 15 ans. Cela n’est pas simplement humain. Cela veut dire que Dieu peut me pardonner. Je voudrais recevoir le baptême.’ » Exemple bouleversant de miséricorde divine, et de la réponse humaine à cette miséricorde.

 

Nous évoquons la prison et nous parlions tout à l’heure du bien et du mal, et de leur frontière en nous. Je connais quelqu’un qui est en prison. Nous entretenons une correspondance et, grâce à lui, je me trouve soudain du côté de ceux que les psaumes appellent les « méchants », du côté de la femme adultère. Je sais que ce prisonnier n’est pas pire que moi, et qu’ils sont beaucoup dans son cas. Je découvre combien cette expérience l’a rapproché de Dieu. Je lis aussi régulièrement dans ses lettres sa demande pour que je prie pour lui, parce qu’il sait qu’il a besoin de l’aide de Dieu, pour que je prie pour la ou les victimes, et pour que je prie pour sa mère. La mère est bien le reflet de cette indestructible miséricorde. Une mère est toujours mère de son fils, et pas la mère d’un prisonnier, d’un voleur ou d’un criminel. Entendons les paroles prononcées à sainte Monique lorsqu’elle priait pour la conversion du futur saint Augustin : « il ne peut se faire que le fils de ces  larmes périsse ! ». Il en résultera pour lui la conversion. Écoutons aussi saint Vincent de Paul, un saint de la miséricorde : « Ne vous occupez pas des prisonniers si vous ne consentez pas à être leurs sujets et leurs élèves. Ceux que nous appelons des misérables, ce sont eux qui nous doivent évangéliser et convertir. Après Dieu, c’est à eux que je dois le plus. »

Son procès aura lieu le 2 mars, et je vous invite aussi, comme « effort » de carême, comme appel de carême, à prier pour sa ou ses victimes, à prier pour sa mère, à prier pour lui, et à prier pour tous les autres. N’oublions jamais que le Christ a été l’un d’eux.

On pourrait citer aussi tout le début des Misérables de Victor Hugo, où la miséricorde de Mgr Bienvenu fait de Jean Valjean un honnête homme.

 

Cette histoire de miséricorde, cette histoire d’amour, c’est toute l’histoire d’Israël avec son Dieu, c’est toute l’histoire de chacun de nous avec notre Dieu. Les prophètes ne cessent de répéter ce message que Dieu ne veut pas la mort du pécheur et, peut-être un peu plus dérangeant pour nous, qu’il ne veut pas la mort du méchant, mais « qu’il change de conduite et qu’il vive » (Ez 33,11). Et le psaume 103(102),13-14 exprime bien cette miséricorde, cette sollicitude : « Il sait de quelle pâte nous sommes faits, il se souvient que nous sommes poussière ». Je vous invite ici à relire tout le chapitre 16 du prophète Ezéchiel où Dieu, en représailles de l’infidélité d’Israël, établira avec lui, une alliance perpétuelle !

 

Cette attitude de miséricorde, Dieu nous appelle à l’avoir envers nos frères et sœurs. Les condamner c’est se condamner, c’est s’enfermer dans le cercle. Jésus le dit au sermon sur la montagne : « c’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et c’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous » (Mt 7,2).

Je crois qu’ici on peut reprendre un refrain d’une chanson de Georges Brassens : « Ne jetez pas la pierre à la femme adultère, je suis derrière... ». Un rabbin disait : « Ne juge pas ton ami avant que tu te sois trouvé dans la même situation que lui ! » ( Ce n’est évidemment pas un appel à l’adultère généralisé !!)

Un adage patristique dit : « Celui qui connaît ses propres péchés et ne juge pas son frère est plus grand que celui qui ressuscite les morts ! »

Il faut bien reconnaître ici que cette miséricorde n’est pas facile à vivre au quotidien. J’avoue être beaucoup indulgent envers la femme adultère qu’envers l’un ou l’autre de mes frères lorsqu’il oublie ou néglige l’un des menus détails de notre vie monastique...

 

Opter pour la miséricorde, c’est choisir la vie. Écoutons le Jésus de Lytta Basset : « ‘Va !’ Je ne suis pas venu vous faire la leçon (...) Je suis venu pour qu’en marchant à ma suite vous trouviez votre sécurité affective, intellectuelle, spirituelle : c’est en bougeant vous-mêmes que vous y verrez clair (...) En effet, émettre des jugements définitifs en croyant avoir fait la lumière sur  les autres et sur soi-même équivaut à s’arrêter au bord du chemin... et ne plus vivre. En revanche abandonner ses jugements définitifs au fur et à mesure de sa  marche, c’est avoir (la vie), ou encore donner la préférence à la vie »

 

En complément de cela une autre réflexion de Mgr Lucien Daloz : « Lorsque nous voyons le péché des autres, il ne nous est pas demandé de le nier. Mais il nous faut savoir écouter l’interpellation qui nous révèle notre propre péché. Alors, comme celui que nous allions condamner, nous nous tournerons vers Jésus afin d’entendre nous aussi, avec tous les autres, la parole libératrice : ‘Je ne te condamne pas : va et désormais ne pèche plus.’ » Poser un regard de miséricorde sur autrui, c’est reconnaître et découvrir mon humanité en lui ; c’est consentir à mon humanité en construction.

 

On a dit plus haut que cette miséricorde divine, c’est Dieu qui dit croire en nous quand nous n’en sommes plus capables. Timothy Radcliffe, à travers ici un exemple de la vie dominicaine, nous invite à être cette miséricorde de Dieu pour les autres : « Il peut nous arriver de pécher et de sentir que nous avons anéanti notre vocation, que nous devons quitter l’Ordre honteusement. C’est alors que nos frères et sœurs devront croire pour nous en la miséricorde de Dieu »

 

 

En conclusion...

J’ai délaissé les deux lectures et le psaume du jour. Lisez-les ! ça vaut la peine...

Quelques mots quand même sur la seconde lecture, l’épître aux Philippiens (3,8-14). Paul a renoncé à tout ce qui faisait de lui un bon pharisien, à toutes ses pratiques, ses bonnes oeuvres, ses sécurités,  pour mettre sa confiance dans le Christ, pour croire que seul Dieu peut transformer l’homme en profondeur. Alphonse Maillot dit que « pour Paul, notre péché et notre perdition, ce n’est pas tant ce que nous avons fait de mal, que de regarder à ce que nous avons fait de bien et de nous y confier ».

Paul ne veut plus que « connaître le Christ, éprouver la puissance de sa résurrection et communier aux souffrances de  sa passion » : communier aux souffrances de sa passion, comme le Christ, on l’a dit, a communié aux souffrances de la femme adultère. Adrienne Von Speyr dit même que la souffrance est désormais un pont entre Dieu et nous.

Et Paul, saisi par le Christ, nous invite à poursuivre notre course, à  courir vers le but.

 

Le thème du week-end était celui de la justice sociale, du respect des petits et des pauvres, et de la conversion que cela appelle.

Avec l’idée de justice et de miséricorde, du respect de l’autre dans ce qu’il est, et dans ce qu’il est jusque dans ce qui nous dérange ou nous effraie, je crois que nous n’en sommes pas loin.

Pour ce qui est de la conversion que cela appelle en nous, nous reprendrons le terme de miséricorde. Comme Jésus, il nous faut parfois prendre du recul, ne pas agir tout de suite selon nos instincts, nos peurs, nos certitudes. Il faut aussi prendre le temps d’entendre ce à quoi Dieu nous appelle. Mais c’est dès maintenant qu’il faut demander à Dieu de nous aider à voir l’autre, le grand ou le petit, comme lui les voit. C’est maintenant qu’il faut demander un cœur miséricordieux. Voici un autre appel de Carême.

 

Quand on m’a demandé de vous parler de ce 5e dimanche, j’ai entre autre pensé que j’aurais la chance de passer dix jours avec la femme adultère. Il faut bien avouer que quand on vit dans un univers d’hommes, on n’est pas mécontent de ce genre de situation. Finalement, et j’aurai dû m’en douter, ce fut dix jours avec un homme : Jésus. Ou plus exactement ce fut dix jours avec la miséricorde. Elle a réveillé en moi de ces moments où Dieu m’avait saisi par sa miséricorde. Elle a dynamisé en moi cet appel du Dieu miséricordieux à le suivre, à lui accorder ma confiance, à lui accorder ma vie. Elle a renforcé en moi le goût de la louange car, finalement, nous sommes tous des miraculés. Elle m’a interrogé sur ma propre miséricorde envers les autres. Tout cela, c’est aussi ce que j’ai essayé de faire avec vous, et avec l’Esprit Saint, à travers ces quelques pages.

 

Pour finir entendons la prière d’ouverture de ce 5e dimanche : « Que ta grâce nous obtienne, Seigneur, d’imiter avec joie la charité du Christ qui a donné sa vie par amour pour le monde ». Demandons-le tout au long de ce carême pour que nous « soy(ons) miséricordieux comme (n)otre Père est miséricordieux » (Lc 6,36).