4e dimanche de Carême B

Février 2015

 

L’évangile de ce 4e dimanche de Carême est tiré du dialogue entre Jésus et Nicodème, ou plus exactement c’est le discours de Jésus qui suit le dialogue, puisque Nicodème n’y apparaît plus ; la liturgie a même préféré ne pas mentionner ce personnage.

Mais commençons par le premier verset et l’évènement de l’Ancien Testament auquel il fait référence : « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé ». Vous connaissez cet épisode du livre des Nombres (21,4-9) lors de l’Exode des Hébreux. Le texte nous dit : « Le peuple perdit courage en chemin. » Nous aussi nous pouvons perdre courage dans bien des domaines : d’abord face à la situation de nos communautés chrétiennes, et je crois inutile ici de vous faire un dessin... Nous pourrions aussi perdre courage dans notre quotidien : le chômage ou, au contraire, une charge de travail envahissante, pour les uns ; les problèmes de santé, de couples, de solitude pour les autres ; un monde où sans cesse résonnent le bruit des armes, des crises ou des fanatismes, et où on est en droit et en devoir de se demander si on nous dit la vérité. Où allons-nous ? Sur quel chemin ? Où ce monde, avec tous ses problèmes, est-il en train de m’embarquer, moi et ceux que j’aime ?

 

Mais si nous envisagions toute perte de courage comme, à l’instar du peuple d’Israël qui « se mit à critiquer Dieu et Moïse », une rébellion contre Dieu, un manque de foi, de confiance en celui qui marche avec nous ? Car, après tout, pourquoi perdons-nous courage ? Au-delà des éléments objectifs cités plus haut, il y a plus profondément ce sentiment de ne pas être à la hauteur ; de croire que nous sommes sur une fausse route ; de se croire impuissant, perdu, fini ; de se sentir seul, voire même seul contre tous ; et aussi peut-être de ne pas vouloir se tourner vers l’autre, c’est-à-dire de ne pas vouloir reconnaitre que nous avons besoin de l’autre. Ainsi, comme le dit le jésuite Dominique Salin, « l’antidote contre le découragement, ce n’est pas le courage. C’est la confiance, autre nom de la foi. » Alors voici une première piste pour ce Carême : développer, encourager la confiance en soi, en l’autre, en Dieu.

 

Dans ce passage du livre des Nombres, Dieu invite justement Israël à se tourner vers l’autre : l’autre homme, Moïse, et bien sûr l’Autre, Dieu. Et en effet Dieu intervient en faveur de son peuple en faisant ériger, par son prophète Moïse, un serpent de bronze. Elevant son regard vers ce signe, c’est-à-dire tournant son regard et sa confiance vers Dieu, confiance dont dépend sa vie, le peuple échappe à la mort. Alors voilà pourquoi Jésus dit : « il faut que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. » Jésus nous invite à garder courage en mettant notre confiance en lui, lui qui sera crucifié et qui prendra ainsi le serpent de la mort à son propre piège. Mettre sa confiance en celui qui traversera l’épreuve de l’angoisse, de la mort, au-devant de nous. Le message de Jésus est donc aussi fort qu’il est simple : si tu me donnes ta confiance, si tu regardes ta vie à travers mes yeux, si tu la traverse avec les yeux de la foi, alors la vie est possible, la vie est éternelle.

 

Mais pourquoi donnerions-nous à Dieu une telle confiance ? La suite du texte nous le dit : « Car Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique ».

Mais bien souvent nous doutons de la réalité de cet amour de Dieu pour le monde. Quand Israël se rebelle contre  Dieu et son envoyé, il dit : « Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte ? Pour que nous mourrions dans le désert ! » Il y a derrière ces paroles une remise en cause de Dieu, de son dessein, de son amour pour nous. Ces hommes d’Israël, à l’épreuve du désert et de la faim, expriment ce qui se tapit au fond d’eux-mêmes : peut-on avoir confiance en Dieu, et finalement en tout autre ? Ne serait-il  pas - le « il » représentant ici Dieu, mais il est également vrai pour tout autre homme - un rival, un obstacle à la vie, la vraie vie, en tous les cas à ma vie ?

 Je pense qu’il vous arrive comme à moi de vous demander qui vous seriez, que serait votre vie, si vous n’étiez pas croyants ? Etant moine, il est clair que ma vie serait « matériellement » différente, mais je crois aussi que je serais différent. Parfois je me dis que sans la foi ma vie n’aurait tournée à rien et qu’elle aurait peut-être même fini de tourner. Et d’autres fois, je suis pris d’un doute : es-tu sûr que tu ne serais pas plus vivant, plus charitable, plus vrai, et alors lâchons le mot magique qui résonne comme un couperet, plus heureux, si tu ne croyais pas en lui ? Et le doute est permis…

Néanmoins, si tel était le cas – ce que je ne crois pas – la faute n’en reviendrait pas à Dieu, mais à moi-même ou à l’Eglise, en raison de la façon avec laquelle nous aurions accueilli, interprété et incarné ce que le Seigneur veut nous donner. Je vous propose donc une autre piste pour ce Carême : se remettre en cause, s’interroger, chercher en soi la faille, plutôt que de vouloir accuser les autres, et en l’occurrence Dieu,  de ce qui va ou irait moins bien chez nous.

 

L’attitude d’Israël dans le désert, ainsi que l’image du serpent, renvoient inévitablement au 3e chapitre de la Genèse : « Le serpent dit à la femme : ‘’Vraiment ! Dieu vous a dit : ‘Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin’…Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. » Nous l’avons dit plus haut, le serpent instille en nous le doute, le trouble, sur la volonté de Dieu à notre égard. Or saint Jean nous dit : « Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique ». Croyons-nous en cet amour de Dieu pour chacun de nous et pour le monde dans sa totalité, avec ce qu’il a de beau, mais aussi avec ses refus, ses haines, ses horreurs ? Et sommes-nous capables de reconnaître, de discerner, cet amour de Dieu dans notre quotidien ? Bref, est-ce que je me sens, je me sais aimé ?

Le serpent a mis en Eve le doute ; il a brisé la confiance qu’il y avait entre elle et Dieu ; il a cassé cette relation que Dieu veut reconstruire et c’est là la mission du Fils. Le serpent a ainsi fait naître en Adam et Eve un désir qui n’était pas le leur, un désir qui ne répond pas à la profondeur de leur être, c’est-à-dire un désir qui ne les construit pas mais au contraire les enchaîne. Le temps du Carême, à l’image de l’Avent, est aussi un temps où nous sommes invités à reconnaître notre désir, à le faire émerger, le choisir ou le rejeter, et ainsi le purifier.

 

« Dieu a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle. » Notons au passage que ce don du Fils unique renvoie au sacrifice d’Isaac par Abraham en Genèse 22. 

« Afin que quiconque » c’est-à-dire n’importe qui, ou encore qui que ce soit. Je vous invite donc à penser à qui vous voulez, et si possible à quelqu’un avec qui vous ne souhaiteriez pas partir en vacances, ou encore à laisser défiler tous les visages aperçus hier, et à vous dire que chacun de ces visages, chacune de ces personnes est aimé de Dieu ; vous dire que Dieu a donné son Fils pour chacune d’elles ; que finalement Dieu lui accorde autant d’importance, autant d’amour qu’à son Fils ; et qu’enfin, où qu’en soit cette personne dans ce qu’elle traverse actuellement, qu’elle soit riche, jeune et belle, ou vieille, sale, seule, cette personne est appelée à la vie, à vivre pleinement. Voilà donc une autre  piste possible pour ce Carême : regarder les hommes et les femmes qui nous attirent le moins avec le regard de Dieu, avec le projet de Dieu pour elles et pour nous.

Et cela ne nous est possible, réellement possible, que si nous le demandons au Seigneur.

Un jour j’exprimais à un jésuite ma difficulté – difficulté que je crois tout à fait normale - de reconnaître le visage de Dieu dans les autres. Il m’a simplement répondu que si je devais aller chercher quelqu’un que je ne connais pas à la gare, je lui demanderais au préalable un élément qui me permettrait de le reconnaître : un nom, une description, un détail vestimentaire, un numéro de téléphone, un point de rendez-vous,… « Eh bien, me dit-il, faites pareil avec Dieu : demandez-lui un signe qui vous permette de le reconnaître ! » J’avoue que Dieu doit régulièrement m’attendre désespérément sur le quai de la gare, parce que j’oublie fréquemment d’aller le chercher, mais je crois aussi que ce jésuite avait raison : comment voulez-vous reconnaître Dieu si vous ne lui demandez pas qui il est ? Où il est ? Et pourquoi voulez-vous que Dieu ne vous donne pas d’indications alors que c’est lui qui devra attendre si vous ne le trouvez pas ?!

 

« Afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle. » L’ancienne traduction liturgique, mais aussi celle de nos bibles,  traduisent « tout homme qui croit en lui ne périra pas ».  Dieu ne veut pas que nous périssions et il nous invite à la vie, c’est-à-dire qu’il a un avenir pour nous, où que nous en soyons. Même si cette expression est peut-être plus vraie en France qu’en Belgique, nous ne devons pas, ou plus, croire que nous avons mangé notre pain blanc. Ce n’est pas parce la crise, avec son lot de chômage ou de baisse de pouvoir d’achat (comme on dit…), semble devenue une fatalité ; ce n’est pas parce que nous avons vieilli, que nous avons perdu en agilité, que nos enfants sont désormais grands et parfois loin, que nous devons penser que notre avenir est derrière nous. Non, la vie est toujours là, toujours devant, à accueillir. Et vous savez que vos épreuves, les croix que vous devez porter, peuvent aussi devenir des lieux de croissance. Comme dit le jésuite Michel Kobik, « notre naissance n’est pas derrière-nous, mais devant ! » Il s’agit alors pour nous, à la lumière du Christ, de choisir la vie, de refuser d’introduire dans notre vie et dans celle des autres, ce qui va vers la mort, ce qui contamine, blesse, ce qui ne construit pas.

Car finalement le Christ nous donne un avertissement : nous pouvons nous perdre, nous pouvons périr. Et en même temps, il nous donne une folle espérance : nous pouvons ne pas nous perdre, ne pas périr, jamais. Et cela parce que « Dieu a envoyé son Fils dans le monde…pour que, par lui, le monde soit sauvé. » De quoi avons-nous à être sauvés ? Cette question je vous la pose régulièrement, mais je crois qu’il est bon d’y revenir, d’essayer d’y répondre, parce qu’il n’y a jamais de réponse définitive puisque nous sommes des êtres sans cesse en devenir. Chercher donc, trouver une réponse pour aujourd’hui et la présenter au Seigneur pour que l’œuvre du salut s’opère en nous.  Car là encore, nous ne devons pas essayer de nous sauver par nous-mêmes comme si nous devions répondre à une énigme ou réussir une compétition. Ce Salut, comme nous l’avons dit plus haut, même s’il requiert toute notre liberté et responsabilité, est à demander et à accueillir. Seuls les yeux de la foi peuvent nous permettre de le reconnaître. Mais cela signifie donc que le Salut est déjà à l’œuvre dans le cœur des croyants, dans celui de tous les hommes et, par conséquent, dans le monde.

 

Les paroles de Jésus sur la foi en Marc (11,22-23) peuvent nous éclairer : « Ayez foi en Dieu. Amen, je vous le dis : quiconque dira à cette montagne : ‘Enlève-toi de là, et va te jeter dans la mer’, s’il ne doute pas dans son cœur, mais s’il croit que ce qu’il dit arrivera, cela lui sera accordé ! » Au risque de dire des bêtises et de ne pas être très clair, je pense qu’avoir la foi grosse comme une graine de moutarde, ce n’est pas croire que l’on fera bouger cette montagne, ni non plus que Dieu la transportera. C’est avant tout savoir qu’on ne peut pas le faire et donc reconnaître la réalité comme elle est, surtout dirai-je, si elle est grosse comme une montagne. Alors, plein de cette réalité inévitable, se tourner vers Dieu en lui donnant notre confiance, même si on est bien petit devant la montagne. Avoir foi en Dieu, c’est paradoxalement s’exposer à la réalité, ne pas l’imaginer, ne pas la fuir, et au cœur de cette réalité, croire que le Seigneur peut agir. S’exposer à la réalité comme le serpent d’airain, comme Jésus sur la croix. S’exposer à la réalité, à ce qui vient, à celui qui vient, comme Jésus l’a fait en accueillant Nicodème, comme il l’a fait durant sa vie, sa Passion, acceptant toujours ce qui arrivait parce qu’inébranlable, telle une montagne, dans son amour du Père.

Jésus, dans son discours, fait référence à Moïse. La mention de ce nom attire de suite l’attention des auditeurs juifs puisque Moïse a un rôle fondamental dans la foi juive, étant celui qui a transmis la Loi. Avec Jésus on passe de la Loi à la foi. Foi en Jésus qui se compare à Moïse, c’est-à-dire à celui qui a parlé face à face avec Dieu, et qui revendique ainsi une intimité particulière avec lui. Cette deuxième partie du discours entre Jésus et Nicodème est en réalité un dialogue entre la Communauté chrétienne et les juifs.

Passer de la Loi à la foi, c’est finalement entrer dans l’amour. Nous ne devons pas devenir des serviteurs, de Dieu et des hommes, par obligation – il n’y a pas d’obligation ! – mais par amour. Comme le dit Madeleine Delbrel : « Dieu n’a pas besoin pour sa gloire de gens parfaits, mais de gens qui l’aiment. ». Ça peut donc paraitre inutile, mais une nouvelle fois, il faut redire que nous sommes appelés à aimer. Pendant ce Carême, regardons où nous en sommes et demandons à Dieu de nous apprendre à aimer.

Le Fils unique est envoyé pour sauver le monde et non pas pour le juger. Il est venu apporter un don, un pardon. Nous avons si vite fait de nous croire juger et bien sûr de juger à notre tour, et nos relations humaines sont toujours teintées par ces notions de jugement, d’évaluation, voire de condamnation. Là aussi peut-être, une autre piste pour ce Carême : sortir de cette spirale négative du jugement ; jugement des autres, bien sûr, mais aussi jugement que les autres portent sur nous. N’ayons pas peur d’être nous-mêmes, rien que nous-mêmes. Je vous demandais de quoi nous devions être sauvés, et bien dans cette idée de notre relation à l’autre, nous pouvons nous laisser interroger par ces mots de Michael Amaladoss, un jésuite indien : « Le salut de Dieu ne consiste pas à sauver les individus, mais à les rassembler ».

Pourtant il y a, dès maintenant, un jugement, selon que nous accueillons ou refusons la lumière, selon que nous préférons nos ténèbres à la lumière. Et en effet, opter pour la lumière de tout son être, de toute sa volonté, est une véritable conversion. Et la conversion est un chemin, parfois un chemin de croix.

 

Nous préférons souvent, quoiqu’on en dise, nos ténèbres à la lumière, parce que ces ténèbres sont celles qui caressent notre égoïsme. Elles sont faites de satisfactions immédiates et faciles, de petites habitudes, et surtout elles nous donnent l’illusion du confort et de la sécurité puisque nous les connaissons déjà ; elles ne nous risquent pas dans une nouveauté incertaine ; avec elles, nous pensons ne pas prendre de risque. Nelson Mandela disait que « c’est notre propre lumière, et non pas notre obscurité, qui nous effraie le plus ». Oui, nous avons souvent peur du potentiel qu’il y a en chacun de nous, dans l’humanité, dans la vie, dans la puissance de la vie, dans ce qui est à advenir, à mettre au jour, à engendrer.

Alors bien sûr il y aurait aussi de quoi avoir peur de ce que nous connaissons des ténèbres qui se tapissent dans l’homme, avec toutes les horreurs dont il est capable et, comme dirait Divo Barsotti, « nous ne devons avoir qu’une peur, c’est de commettre le mal ». Mais ici, l’obscurité que nous rencontrons couramment, avec laquelle nous vivons, avec laquelle il faut bien cohabiter, c’est la médiocrité, notre médiocrité. Vous connaissez les romans de François Mauriac où il aime à peindre ce qui habite les âmes d’une certaine bourgeoisie bordelaise. A une lectrice qui lui demandait « Où allez-vous chercher toutes ces horreurs ? », il répondit : « En moi, Madame. »

 

Cette crainte de la vie, du risque de la vie, me fait penser à ces enfants qui jouaient à cache-cache. Deux étaient partis ensemble pour se cacher, mais à peine était-ce fait que le premier voulait déjà bouger, il voulait pouvoir observer celui qui cherchait, et trouver une autre cachette…Ce garçon aimait prendre des risques et surtout il voulait jouer : c’était là son plaisir et finalement c’était là l’esprit du jeu. Le second enfant, lui, était plus attaché à la règle du jeu. Il voulait bien jouer, mais à condition de gagner. La cachette une fois trouvée, il ne fallait plus bouger et attendre, parfois longuement, qu’un autre se fasse prendre. Bref, cet enfant, refusant de prendre des risques, manquait la joie réelle et la vie qu’il y avait dans ce jeu.

Nous pouvons encore faire un parallèle avec cette anecdote, en disant que préférer les ténèbres, c’est craindre de se dévoiler. On cache, on garde pour soi, parce qu’on ne veut pas que l’autre nous voit, qu’il voit notre faiblesse, alors qu’il s’en est probablement rendu compte bien avant nous.

Dans la Genèse, après avoir goûté le fruit et découvert qu’ils étaient nus, Adam et Eve se cachent l’un à l’autre en se faisant des pagnes, et se cachent devant Dieu. Une nouvelle fois, nous préférons nous replier sur nous-mêmes plutôt que de nous tourner vers l’autre pour rechercher son aide. Je pense par exemple au monde de l’enseignement, avec tous les efforts qui sont faits pour que les professeurs collaborent ensemble, partagent leurs expériences, leurs difficultés, leur pédagogie, alors que la tendance de certains reste de vouloir gérer seul et parfois de faire croire que tout va bien alors qu’ils auraient besoin d’aide ou de soutien. Je me souviens de ce professeur qui, lors des chaleurs du mois de juin, aurait préféré faire mourir de chaud ces élèves plutôt que de prendre le risque qu’on entende ce qui se passait dans son cours en ouvrant les fenêtres ! Et pourtant c’était un cours tout à fait normal.

 

Venir à la lumière, c’est accepter que notre faiblesse ou notre péché soit dévoilé pour être pardonné, guéri, sauvé. C’est faire l’expérience de la Miséricorde de Dieu, qui seul peut changer nos faiblesses en atouts. Alors à notre tour, sortons de cette spirale du jugement qui nous enferme, et essayons la miséricorde. Comme dit le pape François : « Le Seigneur ne se fatigue jamais de pardonner : jamais ! C’est nous qui nous fatiguons de lui demander pardon. » Nous devons croire que la présence bienveillante de l’autre est possible,  à l’exemple du Fils envoyé par le Père qui nous a tant aimés, envoyé non pour juger mais pour sauver. Jésus nous invite à « faire la vérité ».

Notons que saint Jean utilise le mot « faire », comme il préfère parler de « croire » plutôt que de foi. En choisissant des verbes, il met en avant notre action, notre part de responsabilité, notre participation au salut.

Faire la vérité, c’est-à-dire choisir la lumière, orienter vers elle notre volonté, et donc nous unifier, conformer notre volonté, notre vie à cet appel à la vie. Aimer Dieu n’est pas autre chose que de faire sa volonté, et à cet égard, le pape François est un bon exemple à écouter et à suivre. Mais faire la vérité, faire la volonté de Dieu, ne signifie pas d’abord obéir à des commandements, à une morale, mais faire sienne la volonté de Dieu, c’est-à-dire se laisser façonner par lui, tout simplement, comme le dit Jésus, en croyant en lui, en lui accordant notre confiance. Mieux encore, comme le dit le théologien Paul Tillich, « vivre de la réalité qu’il est lui qui est la vérité, faire de son être notre être et l’être de notre monde ». C’est-à-dire nous attacher à lui, remettre notre vie entre ses mains, au lieu de chercher bien souvent dans des futilités une satisfaction éphémère, une compensation qui ne peut devenir une véritable sécurité, ou encore s’attacher à des vérités figées que l’on croit posséder, que l’on érigerait en Loi, et qui ne serait finalement que des principes qui nous empêcheraient d’écouter et d’accueillir ce qui vient, ce qui vient nous nourrir et nous faire grandir. Faire la vérité devient alors pour nous la possibilité de témoigner en pleine lumière que Dieu nous aime et qu’il aime le monde. C’est proclamer que la vérité nous libère, qu’elle n’est pas à craindre, même s’il faut traverser le passage difficile de la mort à la vie.

 

Frères et sœurs, pour ce Carême, nous sommes invités à croire, croire que le monde et nous-mêmes avons un partenaire qui nous aime : Dieu. Finalement, croire ici ne consisterait pas à croire que Dieu existe, mais, comme le dit le théologien Bernard Sesboüé, « croire que l’homme existe pour Dieu ». Avoir conscience que personnellement et tous ensemble nous sommes aimés, que nous ne sommes pas seuls. Comme le dit l’écrivain britannique Clive Staples Lewis, « c’est un des privilèges divins d’être toujours moins l’aimé que l’amant. »

 

Mais c’est vrai, il faut aussi savoir que cette rencontre, cette foi, si nous y consentons, si nous l’écoutons  - car finalement dans cette rencontre entre Jésus et Nicodème, il n’y a plus que Jésus qui parle – cette rencontre donc transforme notre vie. Mais là encore, nous devons croire qu’elle le fait pour un mieux, pour un surplus, un surcroît de vie. N’oublions jamais que, à l’instar d’un bébé qui finit par sourire parce que ses parents n’ont cessé de lui sourire, ce sont les autres qui nous ont appris à aimer, et donc que nous ne devons pas avoir peur d’apprendre de Dieu, de nous laisser élever, exalter, engendrer par lui.

 

Nous l’avons dit au début de ce texte, Nicodème, qui est à l’initiative de cette rencontre, de ce discours, n’apparaît plus dans le passage d’aujourd’hui. Il s’efface, laissant toute la place à celui vers qui nos regards doivent se tourner. Nicodème semble pris au piège entre la fidélité à ce qu’il croit, ce qu’il connaît, ce qui lui a été transmis, ce qu’il a compris et appliqué, d’une part ; et d’autre part, la nouveauté qui se présente à lui, cet inconnu qui le dépouille de ce dont il s’était revêtu pour se protéger, qui le plonge dans l’obscurité en lui révélant les ténèbres dans lesquelles il vit et en l’amenant à tâtons vers ce qu’il ne perçoit pas encore.

Lequel d’entre nous n’a pas déjà éprouvé ce sentiment quand il s’aperçoit que le Dieu dans lequel il croit n’est peut-être pas là où il pensait, ou plus exactement n’est plus là où il pensait. Un Dieu qui sans cesse nous déplace, à l’image de ses disciples qu’il emmène par toute la Galilée, la Judée et ailleurs, qu’il emmène de l’intimité du Cénacle au pied de la croix.

Au pied de la croix, justement, Nicodème y sera, mais comment ? En croyant ? Ce qui est peu sûr. Ou en homme de bonne volonté, qui cherche, mais qui reste de l’autre côté du fleuve, n’osant pas courir le risque de la foi ?

Si, à l’image de Nicodème, et pour des tas de raison, nous avons peur d’entrer dans la foi, d’y entrer davantage, je dirai que c’est normal. Nous avons le droit d’avoir peur et, franchement, nous n’aurions pas tort ! Mais là où nous nous égarerions, c’est si nous décidions de nous arrêter sans dire au Seigneur : j’ai peur. Parce que finalement la foi c’est ça : c’est lui abandonner notre confiance, lui faire confiance pour reprendre le verbe de saint Jean ; c’est faire la vérité. Oui, face au Christ, face à la foi, si parfois ou souvent nous n’avons pas envie ou pas le temps, ou encore si nous n’avons pas compris ce qu’il veut exactement de          nous, nous avons aussi tout simplement peur, peur de là où tout cela peut nous conduire. (C’est ce que j’ai abordé plusieurs fois dans ce texte).

 

Je crois que si nous avons peur, c’est aussi parce que nous avons une certaine image de l’homme, de ce qu’il doit être, ou plus exactement une image de nous-mêmes, de ce que nous pensons que nous devons être, et que nous n’aimons pas qu’on vienne bouleverser cette image.

Alors pour finir, pour vous réveiller et parce que vous l’avez bien mérité, je vous propose une petite histoire, plus exactement  deux portraits de marins. Le premier, lors d’un tour du monde à la voile, le Vendée Globe, s’est coupé la langue. Puisque cette course se fait en solitaire, sans escale et sans assistance, après avoir consulté un médecin par télex, il a décidé de se recoudre lui-même. Voici donc un premier type d’homme, un homme bien courageux. Le second, lors de la Route du Rhum - là encore une course en solitaire mais qui rejoint la Bretagne à la Guadeloupe – dès la première nuit de course, après avoir vu un bateau chavirer, puis percuté par un autre, et après les avoir évités de justesse, raconte qu’ « en cinq minutes toutes les images de chavirage que les marins refoulent me sont montées à la tête, j’ai choisi de faire demi-tour ». Cet homme, vous vous en doutez bien, a été licencié par son sponsor et a été victime de l’incompréhension  de ses collègues et d’une grande partie de la presse. Tout simplement, comme il l’exprime, parce que «J’ai osé dire que j’avais eu peur ». Voilà donc un autre type d’homme.

Lequel choisissez-vous ? Lequel correspond le mieux à l’image que nous avons de l’homme, de ce qu’il doit être, de ce que nous devons être ? Lequel correspond le mieux à ce que nous voudrions être, à ce que nous voulons paraître ? Je vous laisse choisir…

Le premier - je ne sais pas si vous avez déjà entendu son nom - s’appelle Bertrand de Broc. Le second - je sais que vous avez déjà entendu son nom - s’appelle Bertrand de Broc…

 

Alors, Seigneur, à notre tour, donne-nous de te laisser choisir celui que nous devons devenir, celui que nous devons être ; donne-nous de te faire confiance, non pas d’abord en choisissant celui que nous voulons être, mais en te choisissant, Toi, chaque matin.