4e dimanche de Carême année A

(Jean 9)

                                                                                                            Mars 2014

 

« En sortant du Temple, Jésus vit sur son passage un homme qui était aveugle de naissance »

Ce n’est pas l’aveugle qui appelle, mais c’est Jésus qui voit quelqu’un qui ne le voit pas. Il est sensible à sa présence, attentif ; il n’est pas indifférent à la vie des autres et ne se dérobe pas devant son prochain. Voilà déjà tout un programme pour un carême !

 

Cet aveugle n’attend rien, si ce n’est peut-être, parce qu’il est mendiant comme l’indique la suite du texte, un geste d’aumône. Jésus va lui donner beaucoup plus.  On pourrait dire que cet homme croit savoir ce qu’il attend, mais il va se laisser transformer, ouvrir, par un don beaucoup plus grand. Comme nous le verrons, les pharisiens se fermeront à l’ampleur de ce don, croyant savoir ce qu’ils doivent attendre, quel Messie doit venir. Or Dieu dépasse toujours ce que nous croyons, et ses dons surpassent ce dont nous pensons avoir besoin. Dieu ouvre infiniment l’homme, ou plus exactement Dieu nous rend profondément homme. Alors, à l’image de cet aveugle, disposons-nous à accueillir davantage la vie ; là encore, un bel effort de carême…

 

C’est peut-être ce regard de Jésus qui permet aux disciples, à leur tour, de voir cet homme. Mais ils le voient encore à leur manière : « Rabbi, pourquoi cet homme est-il né aveugle ? Est-ce lui qui a péché, ou bien ses parents ? » L’interrogation des disciples montre combien cet homme est dans une double nuit : celle de la cécité, et celle du regard des autres, de leur jugement, voire de leur condamnation. D’où l’importance du regard de Jésus, d’un regard qui délivre et, même si le texte ne parlera plus des disciples, d’un regard qui délivre l’aveugle mais aussi les disciples. Nous aussi, demandons au Seigneur d’éclairer, de bonifier, notre regard sur les autres.

Dans la première lecture tirée du premier livre de Samuel, le prophète est envoyé par Dieu chez Jessé pour oindre un de ses fils comme roi pour Israël à la place de Saül. Là aussi, le regard de Jessé n’est pas celui de Dieu : « Dieu ne regarde pas comme les hommes, car les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur. »

 

« Aveugle de naissance », ce qui indique bien que cet homme n’y peut rien, qu’il est ainsi, et qu’il ne peut pas changer cette situation. D’ailleurs dans ce récit, on comprend que, s’il ne semble pas exclu qu’on puisse guérir un aveugle, la chose est impensable s’il s’agit d’un aveugle de naissance. Cet impossible à l’homme va se révéler ne pas l’être pour Jésus, à qui nous pourrions appliquer ces mots de Churchill : « Tout le monde savait que c’était impossible. Puis un jour est venu un homme qui ne le savait pas. Et il l’a fait. » Oui, Jésus va être capable de guérir cet homme, parce qu’un tel changement de son état ne peut pas être réalisé par l’homme, mais reçu de Dieu. Et Jésus, totalement tourné vers le Père, se reçoit de lui. Une nouvelle fois, il ne nous est donc pas demandé un effort surhumain, voire même ‘contre-humain’, pour devenir de véritables témoins de l’amour de Dieu, mais tout simplement de nous tourner vers lui pour qu’il soit un véritable compagnon sur notre chemin de vie.

« Aveugle de naissance », littéralement « d’engendrement ». Et c’est bien le récit d’un engendrement qui nous est donné aujourd’hui, celui d’une nouvelle naissance : accès à la foi comme engendrement, accès à la vie de disciple, de fils de Dieu, pour cet aveugle, pour les disciples, pour nous-mêmes.

 

La question des disciples – « Est-ce lui qui a péché, ou bien ses parents ? » -  répond à des critères de l’époque où l’on pouvait même croire à une faute du bébé au cours de la gestation. Fondamentalement, leur question est grave puisqu’elle est celle du « Pourquoi ? » face au mal et à la souffrance. Mais Jésus ne va pas répondre à ce ‘pourquoi’. Nous pouvons même dire qu’il ne va pas se lancer dans des considérations spéculatives ; il va agir. C’est peut-être là le seul chemin possible face au mal. Je crois vous avoir déjà cité cette mère, qui devant la maladie incurable de son enfant, renonce à s’enfermer dans la question du pourquoi. Mais elle choisit de se demander comment agir, « Comment vivre ce qui s’impose à nous avec le plus d’amour possible ? » Partir de la réalité, de ce qui est là, pour donner sa chance à la vie.

 

Jésus donc agit, et d’abord de façon très crue puisqu’il crache, fait de la boue et l’applique sur les yeux de l’aveugle, littéralement il oint ses yeux (comme Samuel oint David). Puis il lui dit d’aller se laver à la piscine de Siloé et celui-ci est guéri. Il faut comprendre ici que la vertu miraculeuse ne vient ni de la salive, ni de la boue, ni de l’eau, mais de Jésus lui-même. D’ailleurs il l’envoie se laver à Siloé, c’est-à-dire « Envoyé ». C’est donc Jésus, l’Envoyé du Père, la Source qui jaillit du Rocher, qui lave et guérit cet homme. Ce sont les gestes de Jésus, sa parole, son amour, mais aussi l’obéissance de l’aveugle-né qui permettent cette rencontre de salut. Si ce dernier n’avait pas accueilli cette sollicitude à son égard, rien ne se serait passé. Nous avons mentionné plus haut l’attention de Jésus, une attention qui guérit. Mais invitons-nous aussi à être attentifs à ces attentions des autres à notre égard ; soyons capables de les voir, de les écouter dans notre quotidien. Elles sont aussi pour nous don et chemin de guérison.

 

Jésus agit en n’enfermant pas l’aveugle dans son passé, comme l’ont fait les disciples, mais en lui ouvrant un avenir. La vie, quelque soit notre âge, c’est aujourd’hui qu’elle commence !

Nous sommes finalement face à une nouvelle création. Jésus reprend le geste de Dieu qui façonne Adam. C’est un nouveau départ qui est offert.

Jésus agit enfin en manifestant l’œuvre de Dieu : son amour pour l’homme, sa victoire sur le mal, la suprématie de la lumière sur les ténèbres. Car Jésus est « la lumière du monde. » La lumière, bien sûr, est ce qui nous permet de voir. Mais la lumière est peut-être aussi ce qui nous rassure. Quel enfant, le soir dans sa chambre, n’a pas demandé qu’on laisse la lumière allumée, une petite veilleuse ou la porte entrebâillée, pour que le noir, la nuit, lui fassent moins peur ? Jésus est alors celui qui vient dans notre nuit, pour nous donner tendresse, force et confiance. Car, loin de moi de vouloir faire l’apologie de la souffrance, mais je sais des personnes qui, au cœur du mal, au plus profond de leur nuit, ont découvert dans leur chair et dans leur cœur, une main, un regard qui sont venus les rejoindre là où il semblait impossible de venir les secourir. Toute leur vie est alors devenue fidélité à ce Salut qui ne les a plus quittés. Oui, Jésus est lumière, lumière victorieuse des ténèbres ; croyons-le !

 

Cette œuvre de Dieu, cette lumière, sont aussi celles des disciples, les nôtres, nous qui sommes envoyés : « Il nous faut réaliser l’action de celui qui m’a envoyé ». C’est notre responsabilité, notre don pour le monde.

 

S’ouvre une deuxième scène, où l’aveugle est confronté à « ses voisins et ceux qui étaient habitués à le rencontrer », alors que Jésus s’est retiré. Nous sommes au verset 8 et il ne reviendra qu’au verset 35. Il laisse cet homme seul, comme si ce dernier en avait reçu suffisamment pour pouvoir faire ses premiers pas.

Ses interlocuteurs refusent qu’un tel miracle ait pu avoir lieu, et mettent en doute l’identité-même de l’aveugle guéri. En affirmant « c’est bien moi », l’homme reprend les mots de Jésus, les mots de Dieu : « ego eimi », « je suis ». C’est le seul cas dans tout l’évangile. Et en effet, la suite du récit va nous montrer comment cet homme, au fur et à mesure qu’il devient disciple, va s’identifier à Jésus et le défendre. Une foi qui finalement rend présent Jésus, Dieu, dans notre monde.

Jésus aussi, lors de son arrestation, dira par trois fois « ego eimi ». C’est alors la nuit, la lumière incertaine des torches, le pouvoir des ténèbres.

 

Mais pour le moment le miraculé ne parle de Jésus que comme « l’homme qu’on appelle Jésus ». Rappelons simplement que Jésus signifie « Dieu sauve ».

 

La question, dans cette scène, est celle du « qui ? » : « n’est-ce pas celui qui se tenait là pour mendier ? ». Mais très vite, elle devient celle du « comment ? » : « Comment tes yeux se sont-ils ouverts ? ». Dans la suite du récit, les pharisiens se borneront à cette question du « comment ? », refusant de s’ouvrir à celle du « qui ? », à celle de l’identité de Jésus. Or le salut ne peut s’opérer dans un « comment » que s’il s’inscrit d’abord dans un « qui ». Le salut vient de Dieu, il est un don, et c’est seulement à partir de là que nous pouvons agir à notre tour en nous conformant à ce « qui », à Jésus.

Peut-être pouvons-nous penser aussi que derrière les questions du ‘comment’ et du ‘qui’, s’opposent les sentiments d’admiration et d’amour. L’admiration sous-entend des qualités que nous nous attribuerions ; l’amour, au contraire, peut nous être donné malgré toutes nos limites et nos défauts. D’un côté le ‘comment’, une vision mondaine avec un Jésus qui guérirait pour être admiré ; de l’autre, avec le ‘qui’, la vision du sauveur qui aime et suscite notre amour. Lorsque notre heure sera venue, nous laisserons ici avec dédain cette admiration que nous aurons parfois désirée, recherchée, et nous ne pourrons emmener que l’amour. Pour ce carême, nous centrer sur l’amour.

 

Avec la présence des pharisiens, on entre dans une nouvelle scène. « On leur amène…cet homme » et ils l’interrogent.

 

Au lieu de reconnaître la manifestation des œuvres de Dieu dans ce qu’a fait Jésus, les pharisiens se formalisent, pinaillent, et même tout simplement, par opposition à l’écoute et l’accueil, bavardent sur la question du sabbat. C’est en effet un jour de sabbat que Jésus a fait de la boue et guérit cet homme ; selon eux, ce miracle ne viendrait donc pas de Dieu. S’en tenir à la lettre de la Loi, c’est oublier que le sabbat invite à se souvenir des deux bienfaits par excellence de Dieu : celui de la création – et nous avons dit que Jésus se situe ici dans une nouvelle création – et celui de la libération de l’esclavage – et nous sommes bien ici dans une libération. Bref, les pharisiens, eux aussi cramponnés au passé, sont incapables de voir le présent s’ouvrir, de voir l’œuvre de Dieu pour aujourd’hui.

De son côté, l’homme guéri poursuit son chemin intérieur et déclare que Jésus est un « prophète » ; rappelons que l’un des sens d’ « être prophète », c’est d’être voyant.

 

Les pharisiens, divisés, font venir les parents de cet homme et ils les interrogent.

Les parents ont peur. Cette peur, nous la retrouvons dans l’évangile de Jean, à la mort de Jésus, avec Joseph d’Arimathie qui est disciple mais en secret par peur…ou encore, le troisième jour après la mort de Jésus, avec les disciples enfermés dans la maison par peur des juifs, et c’est Jésus qui leur apparaît.

La perspective d’être exclu de la synagogue parce qu’on confesserait Jésus comme Messie est évidemment liée au contexte de la communauté johannique de la fin du premier siècle, moment où l’évangile est rédigé. N’oublions pas que les premiers chrétiens issus du judaïsme vont être confrontés à ce dilemme. Confesser Jésus comme Christ, le suivre, entrainera leur exclusion du peuple d’Israël. C’est une rupture difficile pour eux, une aventure, qui les fera adhérer à un autre corps, celui du Christ.

 

L’homme qui était aveugle est seul, ‘abandonné’ de ses parents, mais il est vrai que dans la foi, dans le choix de croire, on est toujours seul. Ses parents ne peuvent choisir à sa place. Vous savez que deux parents chrétiens donnent toujours naissance à un ‘païen’.

Mais il n’a pas peur, comme en témoigne son ironie toute johannique : « Serait-ce que vous aussi vous voulez devenir ses disciples ? » Il n’a pas peur car c’est un homme libéré par le Christ ; c’est un homme libre comme Jésus le soir de son arrestation en saint Jean, comme les moines de Tibhirine dans leur choix de rester au milieu du peuple algérien, comme tous les martyrs.

 

L’aveugle-né est de nouveau face à ses contradicteurs. Ils lui demandent de « rendre gloire à Dieu » ce qui signifie ‘dire la vérité devant Dieu sans craindre les conséquences’, et ici plus crument : ‘avouer qu’il y a eu supercherie’. Cet homme va alors rendre gloire à Dieu de façon inattendue en s’exposant comme disciple du Christ.

Ce passage est marqué par plusieurs oppositions : là où les pharisiens affirment savoir, l’aveugle-né, humble, vrai, avoue ne pas savoir. Il reste ainsi ouvert à ce qui vient, à celui qui vient. Là où on lui demande ‘comment il voit’, il répond en demandant ‘pourquoi ils n’écoutent pas’. Les pharisiens opposent le ‘nous… disciples de Moïse’ au ‘toi…disciple de Jésus’. C’est un véritable combat qui se joue ici, et l’aveugle guéri n’a pas peur de le mener.

 

Les pharisiens ne l’écoutent pas parce que, si Moïse a bel et bien entendu Dieu, eux n’ont pas écouté Moïse. Sa parole est devenue une lettre morte, un savoir qui ne donne plus la vie. La Loi est devenue pour eux un critère trop exclusif qui finalement condamne et exclut. Une loi comme une fausse sécurité qui se ferme à la nouveauté de l’Esprit. « Il n’y a pas de pire sourd, que celui qui ne veut pas entendre » dit-on ; et bien il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir !

Nous aussi, nous pouvons nous cramponner à notre loi, à ce que nous savons depuis toujours, depuis notre catéchisme. Nous pouvons nous cramponner à notre tradition familiale ou à notre statut de moine, et être fermés aux appels de l’Esprit pour aujourd’hui, être morts à la vie.

L’aveugle-né va bien tenter d’ouvrir une brèche dans leur certitude en s’appuyant sur un savoir commun lorsqu’il leur dit : « Comme chacun sait, Dieu n’exauce pas les pécheurs. » Mais les pharisiens, peut-être à court d’argument, vont user de la violence pour le faire taire, pour se persuader qu’ils ont raison. C’est ici une préfiguration du procès de Jésus et de sa Passion. Les pharisiens veulent avoir raison, finalement ils veulent ‘savoir contre’, alors que la vérité n’est pas ‘contre’, mais elle est ‘entre’ les hommes, elle les unit. Nous devons toujours témoigner de la vérité, mais ne jamais vouloir l’imposer.

 

Là où Jésus ouvrait un avenir à cet homme, les pharisiens, en l’insultant et en le rejetant, veulent l’enfermer dans son péché. Dans la liturgie de cette semaine, nous entendions au 3e chapitre de la lettre de Jacques : « La sagesse qui vient de Dieu est d’abord droiture, et par suite elle est paix, tolérance, compréhension ; elle est pleine de miséricorde et féconde en bienfaits, sans partialité et sans hypocrisie. » (Jc 3,17). Nous voyons bien ici que les pharisiens, malgré ce qu’ils croient être de la droiture, s’égarent. Les fruits de leur sagesse ne sont clairement pas ceux de la paix, de la tolérance, de la compréhension, de la miséricorde. Et c’est pourquoi la violence de leur attitude devrait les interpeler et leur révéler leur cécité face au geste posé par Jésus. Ils pourraient alors, non pas du tout au tout changer d’attitude, mais se tourner vers lui pour qu’il les guide sur le chemin.

 

L’année dernière, la France, au grand étonnement de ses voisins, s’est enflammée autour de la question du « mariage pour tous ». Ce n’est pas le lieu pour moi d’entrer dans ce débat, mais je me permets une petite remarque. Quelle attitude l’Eglise a-t-elle eu pendant des siècles par rapport à l’homosexualité ? Quel regard a-t-elle posé et fait peser sur ces hommes et ces femmes ? On pourrait en dire autant à propos de l’avortement, des conceptions hors-mariage, etc. Je ne tiens pas à mettre en doute les fondements de cet enseignement de l’Eglise, mais dire, avec sous les yeux cette confrontation entre l’aveugle guéri et les pharisiens, combien l’Eglise a parfois manqué de miséricorde dans ses prises de position, combien elle n’a peut-être pas assez porté ces situations, ces hommes et ces femmes, dans sa prière. Ce manque d’amour a évidemment rendu moins audible, moins crédible, la valeur de son message.

 

Nous l’avons dit plus haut, l’aveugle-né s’identifie peu à peu à Jésus : « c’est moi » ; il est « fils » ; il est surtout abandonné, interrogé, injurié, accusé et exclu. Mais si cela lui est possible, c’est parce que Jésus s’est d’abord identifié à lui, à nous. Jésus, qui a pris chair, notre chair, prend aussi sur lui notre péché : ici, où il est accusé par les pharisiens d’être un pécheur, et bien sûr sur la croix. C’est parce qu’il est venu nous rejoindre dans nos ténèbres, que nous pouvons, confiants, lever les yeux vers sa lumière.

 

Et c’est pourquoi cet homme, rejeté par les pharisiens, et accueilli par Jésus qui réapparait au verset 35. Mentionnons ici un autre passage de saint Jean : « celui qui vient à moi je ne le jetterai pas dehors » (Jn 6,37).

 

Ce dialogue initié par Jésus, nous montre bien, comme on l’a déjà dit, que ce ne sont ni sa salive, ni la boue, ni l’eau de Siloé qui sauvent, mais sa parole, la Parole de Dieu. En effet, à la question, à la vraie question, finalement à la seule question qui construit ce récit : « Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ?’ Jésus lui dit : ‘Tu le vois, et c’est lui qui te parle’ ». Alors écoutons, voyons Dieu qui nous parle dans nos vies, au fond de notre cœur, peut-être aussi au fond de nos ténèbres, mais pour y manifester la vie.

L’aveugle-né répond ici par l’une des plus belles confessions de foi de l’évangile, « je crois, Seigneur », et il se prosterne devant Jésus, verbe qui, en saint Jean, n’est utilisé que pour Dieu.

 

Cet homme, peu à peu, transformé par l’expérience de Dieu et de son salut, devient un modèle pour les disciples que nous sommes. Il nous a appelés à écouter et à témoigner, à reconnaître que nous ne savons pas tout et que nous avons besoin d’être éclairés, et finalement il nous dit que le vrai ‘voir’, c’est le ‘croire’. Dans un texte entendu cette semaine à l’office, Saint Augustin disait : « Je ne dis pas ce que je sais, je dis ce que je crois » et c’est ce ‘croire’ qui fait de lui un homme qui ‘sait’. La foi n’est pas une certitude qui enferme, mais un consentement, une adhésion puisqu’elle est liée non à une idée, mais à une personne. La foi est une mise en route, une suite du Christ qui, comme cet aveugle-né, nous identifie à lui, conforme nos actions et notre vie à ses enseignements, puisqu’elle est demande à Dieu de venir habiter en nous, de venir faire son œuvre, sa volonté en nous et par nous.

Au début de notre texte, Jésus disait que « l’action, l’œuvre de Dieu devait se manifester en » cet aveugle. Et c’est bien ce qui s’est passé puisque que l’œuvre de Dieu, c’est de « croire en celui qu’il a envoyé ».

 

Les pharisiens ne sont pas entrés dans cette démarche. Finalement ils veulent savoir pour pouvoir croire. Ceux qui parmi eux assistent au dialogue entre Jésus et l’aveugle-né demandent s’ils sont les vrais aveugles. Et en effet, la lumière aveugle ceux qui ne veulent pas l’accueillir.

Pourtant Jésus ne les condamne pas et, comme pour l’aveugle-né, il laisse une possibilité de sortir de l’obscurité. Il les invite en effet à reconnaître leur cécité afin de pouvoir se tourner vers lui pour en être guéri. Par contre, s’ils ne changent pas d’attitude et s’ils limitent la vérité à ce qu’ils savent déjà, ils demeureront dans le péché. Ils sont pécheurs puisqu’ils se ferment à la lumière et accusent les autres. J’ai déjà cité Kierkegaard : « Le contraire du péché, ce n’est pas la vertu. C’est la foi. »

Nous avons mentionné plus haut les fruits que portent les pharisiens et finalement la violence qu’il y en eux. Nous savons qu’il y a aussi de cette violence, de cette intransigeance, de cette intolérance en nous. Croire, voir, ne signifie pas vouloir vaincre cela par soi-même, croire que nous savons ou que nous saurons comment faire pour être meilleur. Croire, voir, c’est être capable de lever les yeux vers Dieu pour lui confier tout simplement cette misère, cette ténèbre. Savoir que nous ne saurons pas nous en sortir seul et croire que Dieu allumera en nous la lumière pour chaque pas.

 

C’est donc un renversement total que nous a fait vivre ce récit : celui qui ne voyait pas et ne savait pas, voit, sait et croit ; les autres deviennent aveugles et incroyants de par leur méfiance, leur fermeture, leur refus. Ils ont créé l’obscurité en eux. Ils se sont laissés entrainer dans un chemin de mort, mais Dieu vient néanmoins, malgré tout, sans cesse, inviter à choisir un chemin de vie. Dans le Prologue de sa Règle, saint Benoît nous crie, à la suite de Dieu, de ne pas nous enfermer dans l’obscurité : « Les yeux ouverts à la lumière divine et les oreilles attentives, écoutons cet avertissement que la voix de Dieu nous crie chaque jour : ‘Aujourd’hui, si vous entendez ma voix, ne durcissez pas votre cœur. » Comme dirait saint Paul dans la 2e lecture : « Vivez comme des fils de la lumière…Ne prenez aucune part aux activités des ténèbres » (Ep 5,8.11)


Être aveugle, se reconnaître aveugle, n’est donc pas la malédiction que laissaient supposer les disciples au début de notre texte, mais peut-être le chemin qui nous donne de rencontrer le Fils. En regardant le film « Intouchables », dans cette rencontre entre un riche handicapé et un jeune des banlieues, on pouvait s’interroger sur le véritable handicap de celui qui était tétraplégique. C’est finalement grâce à cette relation avec son aide-soignant qu’il va découvrir que sa véritable prison n’était pas ce qui apparemment sauté aux yeux, c’est-à-dire son corps. Il va ainsi sortir de son enfermement et de nouveau s’ouvrir à la vie, même s’il restera toujours tétraplégique. Quels sont mes handicaps ? C’est-à-dire, qu’est-ce qui, en moi, limite l’accès à la plénitude de la vie ? Où ai-je besoin d’être touché, éclairé, par Jésus ?

 

Pour finir, je vous encourage, ou plutôt je vous invite, à vivre pleinement ce carême. Non comme ces pharisiens de notre texte selon un cadre rigide, mais comme un pari sur la vie, comme l’expression de votre confiance en Dieu, comme une œuvre de libération.

Si je place mon curseur sur le mot « carême », si je clique droit et glisse sur l’onglet « synonymes », voilà ce que je trouve : « jeûne, abstinence, privation, diète, pénitence » et, signe de l’évolution de notre société, « ramadan ». Bref, rien de très joyeux en apparence ! Pourtant je vous invite à y aller gaiement ! Si aujourd’hui je mange moins, je sais que de toute façon nous mangeons trop et que cette abstinence va m’ouvrir à une autre nourriture : la Parole de Dieu, par exemple, ou une promenade champêtre prolongée. Si aujourd’hui je prie plus, je sais que d’habitude je ne le fais pas autant que je le désirerais et que d’être en présence du Seigneur me sera doux. Si aujourd’hui je fais l’aumône, je sais que j’ai besoin de me désencombrer de bien des attachements qui finalement me pèsent et m’avilissent. Si aujourd’hui je fais pénitence, je sais qu’il est bon de se savoir aimé. Si aujourd’hui je suis plus attentif, respectueux, charitable, aimant, je sais que là est la vraie destination de nos vies. Bref, les bilans et bonnes résolutions, ce n’est pas pour le 31 décembre mais pour le mercredi des Cendres !

Alors, pour que viviez pleinement ce carême comme un temps de grâce, pour qu’en cette période d’abstinence vous le mordiez à pleines dents, pour qu’il soit une véritable aventure qui nous mène à la vie de Pâques, je vous laisse avec cette injonction de William Shed que j’ai déjà cité : « Un bateau au port est en sécurité. Mais ce n’est pas pour cela que sont construits les bateaux. »

Bon carême, bon voyage !