Deuxième dimanche de carême année C
Luc 9, 28b-36
Il y a des récits évangéliques que l’on aime
beaucoup et qui pourtant nous laisse sans voix quand il s’agit d’en parler.
C’est mon cas pour la transfiguration. J’avancerais volontiers comme excuse que
ceux qui ont vécu cet évènement « ne savai(en)t pas ce qu’il(s)
disai(en)t » et qu’il « gardèrent le silence et, de ce qu’ils avaient
vu, ils ne dirent rien à personne à ce moment-là ». Je pourrais même dire
que Luc ne parle pas de transfiguration mais il dit : « son visage
apparut tout autre ». Il nous faut pourtant non pas nous pencher sur cette
transfiguration, mais bien au contraire lever les yeux vers elle, vers le
Christ. Nous pourrons peut-être alors y reconnaître la ou les transfigurations
qui illuminent nos vies.
Vous connaissez le contexte de la
transfiguration : en amont, Pierre reconnait Jésus comme le Christ, mais
de suite Jésus annonce sa passion ; en aval, après une deuxième annonce de
la passion, Jésus prend « résolument » la route de Jérusalem. La
transfiguration est donc pour les disciples un encouragement
avant l’épreuve.
« Jésus prit avec lui Pierre, Jean et
Jacques ». Ce sont les trois apôtres qui ont assisté à la pêche
miraculeuse (l’évangile de dimanche dernier). Ils sont aussi les témoins de la
résurrection de la fille de Jaïre au chapitre 8 et donc de sa victoire sur la
mort. Ils sont évidemment des privilégiés qui ont cette chance d’être choisis
par Jésus, et d’être ‘avec’ lui.
N’est-ce pas là ce qui pourrait nous
suffire ? En préparant notre rendez-vous d’aujourd’hui – car il s’agit
toujours d’un rendez-vous quand on ouvre la Bible, d’une rencontre avec
Quelqu’un qui nous attendait – je me suis souvent répété ces quelques mots
comme si à eux seuls ils évoquaient tout ce récit, comme s’ils le résumaient.
Car dans le contexte que nous avons rappelé plus haut, la transfiguration est
bien ce moment où Jésus associe plus largement les disciples à sa mission. Eux
aussi doivent faire cette route vers Jérusalem ; eux aussi vivront l’échec
et l’angoisse ; mais eux aussi feront l’expérience de la Résurrection.
La transfiguration est donc ce moment où Jésus
se donne à voir tel qu’il est, c’est-à-dire le Fils, pour fortifier ses
disciples. Mais il leur faudra encore parcourir un long chemin pour comprendre
comment Dieu se manifeste à nous, non pas en conquérant mais en serviteur.
« Jésus prit avec lui Pierre, Jean et
Jacques ». Et moi ? Et nous ? Nous pouvons évidemment croire que
nous aussi nous sommes choisis, que nous aussi nous sommes avec lui ; et
le fait d’être là aujourd’hui en est un signe. Mais Jésus a donc laissé les
neuf autres apôtres en bas. Pourquoi ? Et puis il y a tous les autres,
ceux qui sont disciples mais qui ne font pas partie du groupe des douze, ceux
qui ne sont pas disciples, ceux qui n’ont pas entendu parler de lui, ceux qui
le rejettent. Nous sommes certainement un peu dans chacune de ces catégories et
il nous faut peut-être, durant ce carême, démasquer ce qui nous rattache aux
moins flatteuses pour notre foi. J’avoue avoir beaucoup de mal à m’imaginer les
douze levant le doigt comme des enfants en disant : « Moi ! Moi !
Moi ! ». Je préfère me rappeler le pèlerinage en Terre sainte que
j’ai eu la chance de vivre quelques semaines avant de rentrer ici. Il y avait
ceux qui voulaient toujours bouger, visiter, en faire un maximum, et ceux qui
grommelait (peut-être moi) parce l’heure du repas était largement dépassée…Bref,
la foi, la vie de disciple est un don, mais un don qu’il faut aussi accueillir,
cultiver. Peut-être Jésus a-t-il choisi Pierre, Jean et Jacques parce que
leur désir était prêt pour ce chemin.
Dans un article de la revue ‘Prier’, on demandait à un moine
bénédictin : « Après tant d’années passées dans un cloître, le visage
du Christ ressuscité se dévoile-t-il un
peu pour vous ? » On pourrait espérer cette exclamation « Bien
sûr ! Et heureusement !! ». Mais voici sa réponse : «
L’important n’est pas tant que je vois son visage, mais que je constate que je
le cherche toujours ! » Pendant ce carême, veillons donc à nourrir
notre désir de Dieu.
« Et il alla sur la montagne pour
prier ». Pour la plupart des religions de l’époque, la montagne est le
point où le ciel rencontre la terre. Pour nous aussi, aller sur la montagne
c’est prendre le recul nécessaire face à un quotidien parfois trop lourd ou
absorbant. Mais ce recul n’est pas une fuite. Nous pouvons faire nôtre ici une
citation d’André Malraux : « Homme de la plaine, pourquoi gravis-tu
la montagne ? – Pour mieux regarder la plaine… »
Israël a purifié l’image de la montagne en
affirmant que le Seigneur est aussi le Dieu des vallées, un Dieu capable de
s’abaisser. Et en effet, bien souvent, monter sur la montagne signifie descendre
au plus profond de soi-même, donner la possibilité à notre désir d’émerger et
de se purifier.
La montagne c’est aussi évidemment le lieu de
la Loi avec Moïse et l’Horeb ; c’est Elie et sa rencontre de Dieu ; c’est
Jérusalem avec le mont Sion ; c’est la montagne eschatologique qui éclate
en cris de joie (Is 44,23), qui bondit (Ps 29,6) mais aussi qui fond comme de
la cire (Ps 97,5).
Mais en Luc, la montagne par excellence, c’est
le Mont des Oliviers, aboutissement de la montée à Jérusalem, lieu de l’agonie,
de l’Ascension et de l’envoi en mission. Bref, une fois de plus, la
transfiguration, cette manifestation de gloire, nous renvoie à l’ensemble du
mystère du Christ qui passe nécessairement par la Passion.
Luc est le seul des trois synoptiques à
mentionner que Jésus gravit la montagne pour prier. Son évangile accorde une
grande place à la prière de Jésus. C’est
un appel à cette même prière qu’il nous adresse.
Et que nous dit-il de la prière de Jésus ?
« Pendant qu’il priait, son visage apparut tout autre, ses vêtements
devinrent d’une blancheur éclatante. » La prière de Jésus, c’est le moins
qu’on puisse dire, est intense. Ou plus exactement, c’est sa relation au Père
qui est intense et c’est elle qui illumine. La prière n’est que superstition si
elle n’est pas d’abord une relation, une rencontre, une alliance. Quand on dit
que les moines cherchent la prière perpétuelle, vous imaginez bien qu’ils ne
passent pas leur temps à réciter des ‘Notre Père’. Mais ils désirent inscrire
l’ensemble de leur vie dans cette relation à Dieu, comme peut le faire un époux
vis-à-vis de son épouse, ou des parents avec leurs enfants.
Jésus ne prie pas d’abord pour chercher un
temps de repos, de réconfort ou de bien-être. Mais il veut simplement vivre sa
relation au Père en s’exposant à Lui. Il veut être conforme à sa volonté. Il ne
prie pas pour quelque chose, mais Quelqu’un.
Nous aussi, nous sommes invités à suivre le Christ
sur ce chemin de la prière, de sa prière. Il nous faut alors nous abandonner
entre ses mains plutôt que de vouloir le saisir, le posséder dans les nôtres
(un peu comme Pierre quand il veut dresser trois tentes). Comme le dit le moine
italien Enzo Bianchi : « La contemplation consiste à être vu
avant de voir : c’est être rejoint par le Christ et attiré par lui,
jusqu’à le rejoindre. » Nous ne pouvons pas nous élever jusqu’à Dieu,
aussi haute soit notre montagne ; c’est lui qui nous élève à lui, un peu
comme cet ascenseur dont parlait Thérèse de Lisieux.
La prière est relation et l’on sait bien que
notre visage reflète notre façon d’être en relation. Il y a le visage des
amoureux, celui des adversaires ou encore celui du métro aux heures de pointe ;
visages qui par leurs traits, leurs regards reflètent leur amour, leur haine ou
leur indifférence. Le jésuite Bernard Sesboüé dit même « qu’à partir d’un
certain âge tout homme est responsable de son visage. Car celui-ci a comme
enregistré la série de nos choix ». Dans le même esprit, Georges Bernanos
fait dire à un des personnages du « Journal
d’un curé de campagne » : votre visage « semble usé par la prière, cela fait penser à un très vieux
missel ». Lorsque j’allais à Lourdes, j’aimais m’asseoir en face de la
grotte et regarder toutes ces personnes qui longeaient la paroi : ces visages,
parfois burinés, ces mains, ces prières, et les êtres proches qu’elles
portaient avec elles. A Paris, quand la prière était difficile, j’allais rue du
Bac, à la Médaille Miraculeuse, et je me ressourçais en m’appuyant sur cette
foi, si simple et si belle, de tous ces gens. Ici encore c’est parfois vos
mains jointes ou vos paupières fermées qui m’aident à poursuivre ma route.
Bref notre visage, ce qui nous met en relation
avec les autres, indique qu’il y a un autre. Jésus, ici, nous révèle le
Père ; à nous, à notre tour, de montrer aux autres qu’il y a un Dieu, en
lui donnant toute sa place dans notre vie.
Ainsi, en nous révélant le Père, le Christ nous
dévoile à nous-mêmes. En découvrant le Créateur et son projet, nous comprenons
qui nous sommes, ou plus exactement ce que nous sommes appelés à être :
des fils. Voir le Christ dans sa gloire -
l’Homme-Dieu - c’est voir le Père, mais c’est aussi reconnaître toute
notre dignité d’homme et le destin divin qui nous est promis, le sommet de la
montagne.
Luc mentionne aussi les vêtements « d’une
blancheur éclatante. » J’oserais un petit parallèle : il y a des
vêtements qu’on ne voudrait jamais porter sous prétexte qu’ils sont passés de
mode ou qu’ils ne sont tout simplement pas à notre goût. Mais il y a des
personnes qui les portent et ça leur va bien ; ces vêtements deviennent
soudain enviables. Certes c’est parfois en raison de la beauté extérieure de
ces personnes, mais souvent grâce à leur liberté intérieure, à la présence qui
émane d’eux-mêmes : des gens bien dans leur peau. Ce qui est beau en eux
rejaillit sur toute la création et ils nous offrent ainsi un rayon de soleil.
Ici aussi, c’est toute la beauté, la bonté de Dieu, qui resplendit sur sa
création.
Le vêtement c’est ce que Dieu donne à Adam et
Eve après la chute (Gn 3,21) : il est donc le signe que l’homme, même
déchu, garde toute sa dignité. Ce vêtement est aussi, est déjà une promesse
puisqu’il est le signe que Dieu n’abandonne pas l’homme : un retour en
gloire est possible. Mais vous savez aussi que ces mêmes vêtements seront
enlevés à Jésus, par l’homme, le bafouant dans sa dignité. Pourtant cette
blancheur des vêtements de Jésus, signe du monde céleste, nous renvoie déjà aux
apparitions du Ressuscité.
Vous savez aussi que lors de sa profession
solennelle, le moine cistercien reçoit une coule blanche, avec de grandes
manches comme les ailes d’un ange. Quand il passera de l’autre côté de la
montagne, c’est dans ce vêtement qu’il sera enterré pour vivre le face-à-face
et chanter la gloire de Dieu pour l’éternité.
« Et deux hommes s’entretenaient avec
lui : c’étaient Moïse et Elie, apparus dans la gloire. » Inutile de vous rappeler que Moïse représente
la Loi et Elie les prophètes. Ils sont les précurseurs de Jésus et donc les
figures. Nous aussi, nous avons à être ces figures, ce visage de Jésus pour nos
frères. Mais, rassurons-nous ou rassurons-les, nous ne pourrons l’être qu’en
nous laissant, comme nous l’avons déjà dit plus haut, lentement buriné par lui.
Nous devons consentir à ce qu’il fasse sa demeure chez nous, qu’il soit la
lampe de notre maison qui, dans la nuit, donnera un repère au voyageur.
« Ils parlaient de son départ (littéralement
de son exode) qui allait se réaliser à Jérusalem. » Ces deux hommes ne
donnent pas des indications à Jésus sur ce qui l’attend. Celui-ci le sait et il
a déjà annoncé sa Passion. Ce dialogue entre les trois est peut-être la
rencontre de l’existence de Jésus, de son vécu, avec ce que lui dit l’Ecriture,
comme une confirmation que c’est bien là le dessein de Dieu.
« Pierre et ses compagnons étaient
accablés de sommeil ». Ne reprochons pas aux apôtres ce sommeil, mais
lisons-le davantage comme le temps de la visite de Dieu. Abraham aussi, dans la
première lecture qui relate le rite d’Alliance avec Dieu, est pris « d’une
grande torpeur, au couchant du soleil ». Il faut souvent de la patience
avec Dieu, ou avec soi-même, pour vivre la Rencontre.
« Mais se réveillant, ils virent la gloire
de Jésus, et les deux hommes à ses côtés. » Dans l’Ancien Testament, la
gloire est un attribut de Dieu. Les Evangiles ne cessent de faire le lien entre
la gloire et Jésus ; ils révèlent ainsi ce qui unit Jésus à Dieu.
Mais cette gloire de Jésus n’est pas seulement
celle de la transfiguration ou de la résurrection ; c’est toute sa vie qui
est imprégnée de gloire : l’Annonciation, la Nativité, le baptême, mais aussi
les miracles où les sauvés rendent gloire à Dieu. Certains ont parlé des
évangiles comme des doxophanies, des manifestations de la gloire. C’est
pourquoi voir la gloire de Jésus, ce n’est pas voir des paillettes et entendre des
trompettes, mais être enveloppé par la miséricorde qu’il manifeste tout au long
des évangiles et particulièrement celui de Luc. C’est entrer dans sa bonté, sa
grâce, sa tendresse. Nous avons déjà rencontré tout cela dans nos vies quand
nous nous sommes sentis aimés, pardonnés, sauvés.
« Ces derniers s’en allaient, quand Pierre
dit à Jésus : ‘il est heureux (bon)
que nous soyons ici ; dressons trois tentes : une pour toi, une pour
Moïse, et une pour Elie’. Il ne savait pas ce qu’il disait. » Pierre
veut évidemment prolonger ce temps de grâce où tout est vrai, clair, simple,
évident. Mais il se trompe car il faudra redescendre de la montagne, retrouver
le quotidien pour y trouver et y vivre Dieu. Comme l’a écrit André Frossard
après sa conversion subite : « J’aurai à chercher après avoir
trouvé ».
Nous pouvons donc reprendre les paroles de
saint Jean de la Croix pour les adresser à Pierre et à nous-mêmes : « Considère
que la fleur la plus délicate se flétrit rapidement et perd son odeur. Par
conséquent, garde-toi de vouloir cheminer en voulant savourer, car cela ne durera
pas. » Par boutade, j’aimerais reprendre le bon mot de Jules
Renard : « Il y a des moments où tout réussi. Il ne faut pas
s’effrayer, ça passe. »
Notons que lors de la pêche miraculeuse, Pierre
demande à Jésus de s’éloigner de lui, alors qu’ici il veut au contraire rester
à ses côtés, demeurer avec lui. Pierre ne fait donc pas ici l’expérience de son
indignité, de son vide – regard posé sur soi – mais celle de l’infinie
tendresse de Dieu, de sa gloire (son poids en hébreu) - regard posé sur Lui.
« Pierre n’avait pas fini de parler,
qu’une nuée survint lorsqu’ils y pénétrèrent. » La nuée signale évidemment
la présence de Dieu qui y est à la fois voilée et dévoilée.
« Et, de la nuée, une voix se fit
entendre : ‘Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi, écoutez-le’. » ‘Celui
que j’ai choisi’ c’est-à-dire mon élu. C’est ici une référence au
serviteur souffrant (Is 49,7). Jésus réentendra cette dénomination, mais cette
fois sur la croix et en forme de moquerie (23,35).
« Écoutez-le ». Selon le sens hébraïque,
‘écouter’ ne signifie pas simplement ‘prêter l’oreille’, mais ‘ouvrir son cœur’,
‘mettre en pratique’, ‘obéir’.
La question n’est plus ici de savoir qui est le
Messie - Pierre l’a confessé à Césarée - mais « où trouvons-nous la
présence de Dieu ? ». Réponse : en Jésus qui est la Révélation
définitive de Dieu ; qui est sa Parole. C’est peut-être pour cela que le
texte continue en disant : « Quand la voix eut retenti, on ne vit
plus (‘fut trouvé’, c’est un passif) que Jésus seul. » Jésus seul puisque
le Christ est le Prophète et le Législateur par excellence. En lui, la Loi et
les prophètes ne font plus qu’un.
Ce récit nous exhorte à nous pencher sur l’Ecriture,
« à fuir vers l’Ecriture » comme disait le cistercien Aelred de
Rievaulx. Il ne s’agit pas d’y accumuler des connaissances, mais à l’image de ce
qui nous est demandé dans notre récit, de nous attacher par amour à la vérité,
au Christ. Comme le dit Enzo Bianchi : « Dans notre manière de
nous approcher de la Parole, nous…devons…rechercher…un
engagement entre Dieu et nous,…nous devons nous approcher pour conclure une
alliance » et c’est le récit d’Abraham de la première lecture.
La Parole n’est pas un commentaire sur notre
relation au Christ, mais elle donne naissance à cette relation, elle la nourrit.
Pendant ce carême soyons donc gourmands de l’Ecriture !
Comme le dit Jacques Kahn, (professeur émérite
de Louvain), « La Parole n’a pas été révélée pour qu’on la sache, mais
pour que l’écoutant, on y réponde. » Nous sommes donc appelés à choisir notre
route, voire même notre camp : suivre Jésus en marche vers Jérusalem ou le
quitter. Répondre, c’est clairement ce qui est demandé aux apôtres au moment où
Jésus va s’engager sur la route de Jérusalem en se révélant être un Messie
différent de celui qu’on attendait, un Messie qui ne se berce pas d’illusions
et qui refuse notre tente sur la montagne. Le cardinal Martini écrivait : « Demeurer
avec (Jésus) amène les disciples à comprendre, petit à petit, comment la vie
qu’ils ont embrassée n’a rien d’une existence où prévalent les lois de
l’efficacité, du succès, du pouvoir, mais au contraire celle de la vie cachée,
de la rencontre personnelle, de la petitesse. Cette connaissance voilée du mystère…devient explicite à partir
du chapitre (9 en Luc)…La requête de Jésus change : l’insistance n’est
plus tellement sur le fait que les apôtres comprennent, qu’ils ouvrent les
yeux…mais sur la nécessité de faire quelque chose pour le Royaume, de se donner
soi-même, de donner sa vie. »
Ecouter le Christ c’est s’attacher à lui et le
suivre. C’est cette relation qui donnera valeur à nos actes de justice ; comme le dit saint
Paul : « s’il me manque l’amour, je ne suis rien » (1Co13,
2). C’est donc notre relation au Christ qui est au sommet de la montagne et qui
nous donne la force pour illuminer notre vie et celle des autres dans notre
plaine. Comme l’a dit Benoît XVI dans son homélie pour ce mercredi des Cendres,
en reprenant les trois attitudes qui nous y sont proposées (le jeûne,
l’aumône et la prière) : « C’est la qualité et la vérité de la
relation à Dieu qui qualifient l’authenticité de tout geste religieux. »
Notre ‘faire’ vient d’abord d’un ‘être’. Comme le dit encore le prêtre suisse
Maurice Zundel : « Le bien est Quelqu’un à aimer et non pas d’abord
quelque chose à faire ». C’est à partir de cette relation, en nous
branchant en quelque sorte au Christ, que nous pourrons œuvrer.
Le récit du baptême avait une fonction
christologique : la voix était adressée à Jésus. Ici le récit se veut ecclésiologique :
c’est aux disciples, c’est à nous, qu’elle s’adresse. La véritable identité de
Jésus nous est révélée, et de là notre réponse est attendue.
Au début du récit Jésus prenait avec lui non
pas un disciple, mais trois, comme pour montrer que leurs sorts étaient liés,
comme pour toujours joindre notre foi, notre expérience à celles des autres.
Ecoutons le dominicain Bernard Rey : « ‘le maître dit : mon
temps est proche ; je célèbrerai chez toi la Pâque avec mes disciples’.
Avec mes disciples…La Pâque du Seigneur est toujours personnelle ;
jamais elle n’est seulement
individuelle. Même s’il s’agit de cette cène invisible que Jésus peut à tout
moment célébrer dans la chambre haute de mon âme, il faut que cette chambre
demeure ouverte à tous les disciples de Jésus. Si je suis avec Jésus, je dois
être avec Pierre, André, Jacques, Jean, Paul… »
La route que nous devons prendre derrière le
Christ, mort et ressuscité, n’est pas un chemin où nous serions seuls. Nous le
faisons en Eglise, avec le soutien de nos frères et sœurs. Savoir que nous ne
sommes pas les seuls à avoir cette terrible impression de ne pas avancer est
parfois suffisant pour nous aider à persévérer, à continuer, à recommencer.
Comme me le disait un ami prêtre à propos de la
confession : « Tu sais, le malin n’a pas beaucoup d’imagination.
C’est toujours les mêmes choses que l’on entend, les mêmes écueils dans
lesquels nous tombons. »
Ainsi avancer en Eglise, voici peut-être la
justice que nous avons à vivre pendant ce carême (et après…) : donner
toute sa place à l’autre, aux autres. Vaste défi vers lequel nous ne pouvons
que cheminer, mais dans la confiance et l’espérance dans ce Christ en gloire
qui s’est, d’une façon ou d’une autre, manifesté à nous entant que personne et
en tant que peuple. Oui, n’hésitons pas à nous remémorer notre histoire sainte
- personnelle et collective -, nos propres transfigurations, pour avancer avec
plus de sûreté quand la route se fait grisaille.
« Les disciples gardèrent le silence et,
de ce qu’ils avaient vu, ils ne dirent rien à personne à ce moment-là. »
Il est bien difficile de comprendre ce silence et d’oser avancer des
hypothèses. Peut-on penser que les disciples n’ont pas compris ce qui se
passait ? C’est possible. L’essentiel étant peut-être que nous, nous
soyons capables d’entrer un peu dans ce récit ; de croire qu’il est écrit
avant tout pour nous. Pour nous aider à affronter l’adversité, le Christ nous indique
que sa gloire triomphera et que Dieu, malgré les apparences, ne sera pas absent
lors de sa Passion. Croyons alors - et vivons-le - que le Christ est la Parole
que nous avons besoin d’entendre ; qu’il est notre lampe, notre pain ;
et qu’il nous faut consentir à monter fréquemment sur la montagne, ou à descendre dans la vallée que nous sommes,
pour y entendre l’écho de l’Ecriture dans notre vie, pour nous permettre de
faire le pas de chaque jour. C’est un véritable chemin de conversion qui nous
est proposé et nous savons qu’il est un exode, un passage par la souffrance et
la mort, mais qui mène à la résurrection, à la gloire de la vie avec Dieu. Citons de nouveau Benoît
XVI : « La récompense du juste, c’est Dieu lui-même ».
Comme dernière parole pour ce carême, je vous
laisse sur une longue citation d’une bénédictine, sœur Elie Ruel :
« Répéter inlassablement l’Ecriture, (c’est…)
se donner le moyen de contrer l’invasion des errances vaines et des épuisants
bavardages intérieurs ; (c’est) s’armer pour résister aux assauts des
pensées qui font le jeu de l’Ennemi. La redire jusqu’à se laisser habiter par
elle, (c’est) lui offrir l’opportunité de se dire…La meditatio…a pour tâche de recueillir hors du livre le texte
biblique, pour le déposer dans le cellier du cœur. Et c’est là, peu à peu, dans
le silence, que l’Ecriture deviendra Parole, comme vieillit un vin…La métaphore
du vin…nous rappelle opportunément qu’un temps de lectio qui s’achève sans belles idées, sans grandes découvertes ou
sans élan de ferveur, n’est pas vain ni perdu pour autant…Il faut souvent que
le vin vieillisse avant de devenir bon à savourer.
Ce lieu de nous-mêmes où la Parole nous
atteint. J’aurais pu dire : nous
touche, à condition que l’on n’entende pas ce verbe au sens d’émouvoir, mais bien plutôt…au sens de blesser, transpercer…La Parole commence à faire son œuvre…quand elle suscite
dans le lecteur…l’expérience qui allie,
inséparablement, l’émerveillement devant l’amour offert et la souffrance d’y répondre si peu, si
mal… »
Cet ‘émerveillement devant l’amour offert’
serait la transfiguration, et ‘la souffrance d’y répondre si peu, si mal’ notre
chemin vers Jérusalem, notre conversion pour ce carême.