Deuxième dimanche de carême année C

Luc 9, 28b-36

 

 

Il y a des récits évangéliques que l’on aime beaucoup et qui pourtant nous laisse sans voix quand il s’agit d’en parler. C’est mon cas pour la transfiguration. J’avancerais volontiers comme excuse que ceux qui ont vécu cet évènement « ne savai(en)t pas ce qu’il(s) disai(en)t » et qu’il « gardèrent le silence et, de ce qu’ils avaient vu, ils ne dirent rien à personne à ce moment-là ». Je pourrais même dire que Luc ne parle pas de transfiguration mais il dit : « son visage apparut tout autre ». Il nous faut pourtant non pas nous pencher sur cette transfiguration, mais bien au contraire lever les yeux vers elle, vers le Christ. Nous pourrons peut-être alors y reconnaître la ou les transfigurations qui illuminent nos vies.

 

Vous connaissez le contexte de la transfiguration : en amont, Pierre reconnait Jésus comme le Christ, mais de suite Jésus annonce sa passion ; en aval, après une deuxième annonce de la passion, Jésus prend « résolument » la route de Jérusalem. La transfiguration est donc pour les disciples un encouragement avant l’épreuve.

 

« Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques ». Ce sont les trois apôtres qui ont assisté à la pêche miraculeuse (l’évangile de dimanche dernier). Ils sont aussi les témoins de la résurrection de la fille de Jaïre au chapitre 8 et donc de sa victoire sur la mort. Ils sont évidemment des privilégiés qui ont cette chance d’être choisis par Jésus, et d’être ‘avec’ lui.

N’est-ce pas là ce qui pourrait nous suffire ? En préparant notre rendez-vous d’aujourd’hui – car il s’agit toujours d’un rendez-vous quand on ouvre la Bible, d’une rencontre avec Quelqu’un qui nous attendait – je me suis souvent répété ces quelques mots comme si à eux seuls ils évoquaient tout ce récit, comme s’ils le résumaient. Car dans le contexte que nous avons rappelé plus haut, la transfiguration est bien ce moment où Jésus associe plus largement les disciples à sa mission. Eux aussi doivent faire cette route vers Jérusalem ; eux aussi vivront l’échec et l’angoisse ; mais eux aussi feront l’expérience de la Résurrection.

La transfiguration est donc ce moment où Jésus se donne à voir tel qu’il est, c’est-à-dire le Fils, pour fortifier ses disciples. Mais il leur faudra encore parcourir un long chemin pour comprendre comment Dieu se manifeste à nous, non pas en conquérant mais en serviteur.

 

« Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques ». Et moi ? Et nous ? Nous pouvons évidemment croire que nous aussi nous sommes choisis, que nous aussi nous sommes avec lui ; et le fait d’être là aujourd’hui en est un signe. Mais Jésus a donc laissé les neuf autres apôtres en bas. Pourquoi ? Et puis il y a tous les autres, ceux qui sont disciples mais qui ne font pas partie du groupe des douze, ceux qui ne sont pas disciples, ceux qui n’ont pas entendu parler de lui, ceux qui le rejettent. Nous sommes certainement un peu dans chacune de ces catégories et il nous faut peut-être, durant ce carême, démasquer ce qui nous rattache aux moins flatteuses pour notre foi. J’avoue avoir beaucoup de mal à m’imaginer les douze levant le doigt comme des enfants en disant : « Moi ! Moi ! Moi ! ». Je préfère me rappeler le pèlerinage en Terre sainte que j’ai eu la chance de vivre quelques semaines avant de rentrer ici. Il y avait ceux qui voulaient toujours bouger, visiter, en faire un maximum, et ceux qui grommelait (peut-être moi) parce l’heure du repas était largement dépassée…Bref, la foi, la vie de disciple est un don, mais un don qu’il faut aussi accueillir, cultiver. Peut-être Jésus a-t-il choisi Pierre, Jean et Jacques parce que leur désir était prêt pour ce chemin.

Dans un article de la revue ‘Prier’, on demandait à un moine bénédictin : « Après tant d’années passées dans un cloître, le visage du Christ ressuscité se dévoile-t-il  un peu pour vous ? » On pourrait espérer cette exclamation « Bien sûr ! Et heureusement !! ». Mais voici sa réponse : «  L’important n’est pas tant que je vois son visage, mais que je constate que je le cherche toujours ! » Pendant ce carême, veillons donc à nourrir notre désir de Dieu.

 

« Et il alla sur la montagne pour prier ». Pour la plupart des religions de l’époque, la montagne est le point où le ciel rencontre la terre. Pour nous aussi, aller sur la montagne c’est prendre le recul nécessaire face à un quotidien parfois trop lourd ou absorbant. Mais ce recul n’est pas une fuite. Nous pouvons faire nôtre ici une citation d’André Malraux : « Homme de la plaine, pourquoi gravis-tu la montagne ? – Pour mieux regarder la plaine… »

Israël a purifié l’image de la montagne en affirmant que le Seigneur est aussi le Dieu des vallées, un Dieu capable de s’abaisser. Et en effet, bien souvent, monter sur la montagne signifie descendre au plus profond de soi-même, donner la possibilité à notre désir d’émerger et de se purifier.

La montagne c’est aussi évidemment le lieu de la Loi avec Moïse et l’Horeb ; c’est Elie et sa rencontre de Dieu ; c’est Jérusalem avec le mont Sion ; c’est la montagne eschatologique qui éclate en cris de joie (Is 44,23), qui bondit (Ps 29,6) mais aussi qui fond comme de la cire (Ps 97,5).

Mais en Luc, la montagne par excellence, c’est le Mont des Oliviers, aboutissement de la montée à Jérusalem, lieu de l’agonie, de l’Ascension et de l’envoi en mission. Bref, une fois de plus, la transfiguration, cette manifestation de gloire, nous renvoie à l’ensemble du mystère du Christ qui passe nécessairement par la Passion.

 

Luc est le seul des trois synoptiques à mentionner que Jésus gravit la montagne pour prier. Son évangile accorde une grande place à la prière de Jésus. C’est un appel à cette même prière qu’il nous adresse.

Et que nous dit-il de la prière de Jésus ? « Pendant qu’il priait, son visage apparut tout autre, ses vêtements devinrent d’une blancheur éclatante. » La prière de Jésus, c’est le moins qu’on puisse dire, est intense. Ou plus exactement, c’est sa relation au Père qui est intense et c’est elle qui illumine. La prière n’est que superstition si elle n’est pas d’abord une relation, une rencontre, une alliance. Quand on dit que les moines cherchent la prière perpétuelle, vous imaginez bien qu’ils ne passent pas leur temps à réciter des ‘Notre Père’. Mais ils désirent inscrire l’ensemble de leur vie dans cette relation à Dieu, comme peut le faire un époux vis-à-vis de son épouse, ou des parents avec leurs enfants.

Jésus ne prie pas d’abord pour chercher un temps de repos, de réconfort ou de bien-être. Mais il veut simplement vivre sa relation au Père en s’exposant à Lui. Il veut être conforme à sa volonté. Il ne prie pas pour quelque chose, mais Quelqu’un.

Nous aussi, nous sommes invités à suivre le Christ sur ce chemin de la prière, de sa prière. Il nous faut alors nous abandonner entre ses mains plutôt que de vouloir le saisir, le posséder dans les nôtres (un peu comme Pierre quand il veut dresser trois tentes). Comme le dit le moine italien Enzo Bianchi : « La contemplation consiste à être vu avant de voir : c’est être rejoint par le Christ et attiré par lui, jusqu’à le rejoindre. » Nous ne pouvons pas nous élever jusqu’à Dieu, aussi haute soit notre montagne ; c’est lui qui nous élève à lui, un peu comme cet ascenseur dont parlait Thérèse de Lisieux.

 

La prière est relation et l’on sait bien que notre visage reflète notre façon d’être en relation. Il y a le visage des amoureux, celui des adversaires ou encore celui du métro aux heures de pointe ; visages qui par leurs traits, leurs regards reflètent leur amour, leur haine ou leur indifférence. Le jésuite Bernard Sesboüé dit même « qu’à partir d’un certain âge tout homme est responsable de son visage. Car celui-ci a comme enregistré la série de nos choix ». Dans le même esprit, Georges Bernanos fait dire à un des personnages du « Journal d’un curé de campagne » : votre visage « semble usé par la prière, cela fait penser à un très vieux missel ». Lorsque j’allais à Lourdes, j’aimais m’asseoir en face de la grotte et regarder toutes ces personnes qui longeaient la paroi : ces visages, parfois burinés, ces mains, ces prières, et les êtres proches qu’elles portaient avec elles. A Paris, quand la prière était difficile, j’allais rue du Bac, à la Médaille Miraculeuse, et je me ressourçais en m’appuyant sur cette foi, si simple et si belle, de tous ces gens. Ici encore c’est parfois vos mains jointes ou vos paupières fermées qui m’aident à poursuivre ma route.

Bref notre visage, ce qui nous met en relation avec les autres, indique qu’il y a un autre. Jésus, ici, nous révèle le Père ; à nous, à notre tour, de montrer aux autres qu’il y a un Dieu, en lui donnant toute sa place dans notre vie.

 

Ainsi, en nous révélant le Père, le Christ nous dévoile à nous-mêmes. En découvrant le Créateur et son projet, nous comprenons qui nous sommes, ou plus exactement ce que nous sommes appelés à être : des fils. Voir le Christ dans sa gloire -  l’Homme-Dieu - c’est voir le Père, mais c’est aussi reconnaître toute notre dignité d’homme et le destin divin qui nous est promis, le sommet de la montagne.

 

Luc mentionne aussi les vêtements « d’une blancheur éclatante. » J’oserais un petit parallèle : il y a des vêtements qu’on ne voudrait jamais porter sous prétexte qu’ils sont passés de mode ou qu’ils ne sont tout simplement pas à notre goût. Mais il y a des personnes qui les portent et ça leur va bien ; ces vêtements deviennent soudain enviables. Certes c’est parfois en raison de la beauté extérieure de ces personnes, mais souvent grâce à leur liberté intérieure, à la présence qui émane d’eux-mêmes : des gens bien dans leur peau. Ce qui est beau en eux rejaillit sur toute la création et ils nous offrent ainsi un rayon de soleil. Ici aussi, c’est toute la beauté, la bonté de Dieu, qui resplendit sur sa création.

Le vêtement c’est ce que Dieu donne à Adam et Eve après la chute (Gn 3,21) : il est donc le signe que l’homme, même déchu, garde toute sa dignité. Ce vêtement est aussi, est déjà une promesse puisqu’il est le signe que Dieu n’abandonne pas l’homme : un retour en gloire est possible. Mais vous savez aussi que ces mêmes vêtements seront enlevés à Jésus, par l’homme, le bafouant dans sa dignité. Pourtant cette blancheur des vêtements de Jésus, signe du monde céleste, nous renvoie déjà aux apparitions du Ressuscité.

Vous savez aussi que lors de sa profession solennelle, le moine cistercien reçoit une coule blanche, avec de grandes manches comme les ailes d’un ange. Quand il passera de l’autre côté de la montagne, c’est dans ce vêtement qu’il sera enterré pour vivre le face-à-face et chanter la gloire de Dieu pour l’éternité.

 

« Et deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Elie, apparus dans la gloire. »  Inutile de vous rappeler que Moïse représente la Loi et Elie les prophètes. Ils sont les précurseurs de Jésus et donc les figures. Nous aussi, nous avons à être ces figures, ce visage de Jésus pour nos frères. Mais, rassurons-nous ou rassurons-les, nous ne pourrons l’être qu’en nous laissant, comme nous l’avons déjà dit plus haut, lentement buriné par lui. Nous devons consentir à ce qu’il fasse sa demeure chez nous, qu’il soit la lampe de notre maison qui, dans la nuit, donnera un repère au voyageur.

 

« Ils parlaient de son départ (littéralement de son exode) qui allait se réaliser à Jérusalem. » Ces deux hommes ne donnent pas des indications à Jésus sur ce qui l’attend. Celui-ci le sait et il a déjà annoncé sa Passion. Ce dialogue entre les trois est peut-être la rencontre de l’existence de Jésus, de son vécu, avec ce que lui dit l’Ecriture, comme une confirmation que c’est bien là le dessein de Dieu.

 

« Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil ». Ne reprochons pas aux apôtres ce sommeil, mais lisons-le davantage comme le temps de la visite de Dieu. Abraham aussi, dans la première lecture qui relate le rite d’Alliance avec Dieu, est pris « d’une grande torpeur, au couchant du soleil ». Il faut souvent de la patience avec Dieu, ou avec soi-même, pour vivre la Rencontre.

 

« Mais se réveillant, ils virent la gloire de Jésus, et les deux hommes à ses côtés. » Dans l’Ancien Testament, la gloire est un attribut de Dieu. Les Evangiles ne cessent de faire le lien entre la gloire et Jésus ; ils révèlent ainsi ce qui unit Jésus à Dieu.

Mais cette gloire de Jésus n’est pas seulement celle de la transfiguration ou de la résurrection ; c’est toute sa vie qui est imprégnée de gloire : l’Annonciation, la Nativité, le baptême, mais aussi les miracles où les sauvés rendent gloire à Dieu. Certains ont parlé des évangiles comme des doxophanies, des manifestations de la gloire. C’est pourquoi voir la gloire de Jésus, ce n’est pas voir des paillettes et entendre des trompettes, mais être enveloppé par la miséricorde qu’il manifeste tout au long des évangiles et particulièrement celui de Luc. C’est entrer dans sa bonté, sa grâce, sa tendresse. Nous avons déjà rencontré tout cela dans nos vies quand nous nous sommes sentis aimés, pardonnés, sauvés.

 

« Ces derniers s’en allaient, quand Pierre dit à Jésus : ‘il est heureux  (bon) que nous soyons ici ; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Elie’. Il ne savait pas ce qu’il disait. » Pierre veut évidemment prolonger ce temps de grâce où tout est vrai, clair, simple, évident. Mais il se trompe car il faudra redescendre de la montagne, retrouver le quotidien pour y trouver et y vivre Dieu. Comme l’a écrit André Frossard après sa conversion subite : « J’aurai à chercher après avoir trouvé ».

Nous pouvons donc reprendre les paroles de saint Jean de la Croix pour les adresser à Pierre et à nous-mêmes : « Considère que la fleur la plus délicate se flétrit rapidement et perd son odeur. Par conséquent, garde-toi de vouloir cheminer en voulant savourer, car cela ne durera pas. » Par boutade, j’aimerais reprendre le bon mot de Jules Renard : « Il y a des moments où tout réussi. Il ne faut pas s’effrayer, ça passe. »

 

Notons que lors de la pêche miraculeuse, Pierre demande à Jésus de s’éloigner de lui, alors qu’ici il veut au contraire rester à ses côtés, demeurer avec lui. Pierre ne fait donc pas ici l’expérience de son indignité, de son vide – regard posé sur soi – mais celle de l’infinie tendresse de Dieu, de sa gloire (son poids en hébreu) -  regard posé sur Lui.

 

« Pierre n’avait pas fini de parler, qu’une nuée survint lorsqu’ils y pénétrèrent. » La nuée signale évidemment la présence de Dieu qui y est à la fois voilée et dévoilée.

 

« Et, de la nuée, une voix se fit entendre : ‘Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi, écoutez-le’. » ‘Celui que j’ai choisi’ c’est-à-dire mon élu. C’est ici une référence au serviteur souffrant (Is 49,7). Jésus réentendra cette dénomination, mais cette fois sur la croix et en forme de moquerie (23,35).

 

« Écoutez-le ». Selon le sens hébraïque, ‘écouter’ ne signifie pas simplement ‘prêter l’oreille’, mais ‘ouvrir son cœur’, ‘mettre en pratique’, ‘obéir’.

La question n’est plus ici de savoir qui est le Messie - Pierre l’a confessé à Césarée - mais « où trouvons-nous la présence de Dieu ? ». Réponse : en Jésus qui est la Révélation définitive de Dieu ; qui est sa Parole. C’est peut-être pour cela que le texte continue en disant : « Quand la voix eut retenti, on ne vit plus (‘fut trouvé’, c’est un passif) que Jésus seul. » Jésus seul puisque le Christ est le Prophète et le Législateur par excellence. En lui, la Loi et les prophètes ne font plus qu’un.

Ce récit nous exhorte à nous pencher sur l’Ecriture, « à fuir vers l’Ecriture » comme disait le cistercien Aelred de Rievaulx. Il ne s’agit pas d’y accumuler des connaissances, mais à l’image de ce qui nous est demandé dans notre récit, de nous attacher par amour à la vérité, au Christ. Comme le dit Enzo Bianchi : « Dans notre manière de nous approcher de la Parole, nous…devons…rechercher…un engagement entre Dieu et nous,…nous devons nous approcher pour conclure une alliance » et c’est le récit d’Abraham de la première lecture.

La Parole n’est pas un commentaire sur notre relation au Christ, mais elle donne naissance à cette relation, elle la nourrit. Pendant ce carême soyons donc gourmands de l’Ecriture !

Comme le dit Jacques Kahn, (professeur émérite de Louvain), « La Parole n’a pas été révélée pour qu’on la sache, mais pour que l’écoutant, on y réponde. » Nous sommes donc appelés à choisir notre route, voire même notre camp : suivre Jésus en marche vers Jérusalem ou le quitter. Répondre, c’est clairement ce qui est demandé aux apôtres au moment où Jésus va s’engager sur la route de Jérusalem en se révélant être un Messie différent de celui qu’on attendait, un Messie qui ne se berce pas d’illusions et qui refuse notre tente sur la montagne. Le cardinal Martini écrivait : « Demeurer avec (Jésus) amène les disciples à comprendre, petit à petit, comment la vie qu’ils ont embrassée n’a rien d’une existence où prévalent les lois de l’efficacité, du succès, du pouvoir, mais au contraire celle de la vie cachée, de la rencontre personnelle, de la petitesse. Cette connaissance  voilée du mystère…devient explicite à partir du chapitre (9 en Luc)…La requête de Jésus change : l’insistance n’est plus tellement sur le fait que les apôtres comprennent, qu’ils ouvrent les yeux…mais sur la nécessité de faire quelque chose pour le Royaume, de se donner soi-même, de donner sa vie. »

Ecouter le Christ c’est s’attacher à lui et le suivre. C’est cette relation qui donnera valeur à nos actes de justice ; comme le dit saint Paul : « s’il me manque l’amour, je ne suis rien » (1Co13, 2). C’est donc notre relation au Christ qui est au sommet de la montagne et qui nous donne la force pour illuminer notre vie et celle des autres dans notre plaine. Comme l’a dit Benoît XVI dans son homélie pour ce mercredi des Cendres, en reprenant les trois attitudes qui nous y sont proposées (le jeûne, l’aumône et la prière) : « C’est la qualité et la vérité de la relation à Dieu qui qualifient l’authenticité de tout geste religieux. » Notre ‘faire’ vient d’abord d’un ‘être’. Comme le dit encore le prêtre suisse Maurice Zundel : « Le bien est Quelqu’un à aimer et non pas d’abord quelque chose à faire ». C’est à partir de cette relation, en nous branchant en quelque sorte au Christ, que nous pourrons œuvrer.

 

Le récit du baptême avait une fonction christologique : la voix était adressée à Jésus. Ici le récit se veut ecclésiologique : c’est aux disciples, c’est à nous, qu’elle s’adresse. La véritable identité de Jésus nous est révélée, et de là notre réponse est attendue.

Au début du récit Jésus prenait avec lui non pas un disciple, mais trois, comme pour montrer que leurs sorts étaient liés, comme pour toujours joindre notre foi, notre expérience à celles des autres. Ecoutons le dominicain Bernard Rey : « ‘le maître dit : mon temps est proche ; je célèbrerai chez toi la Pâque avec mes disciples’. Avec mes disciples…La Pâque du Seigneur est toujours personnelle ; jamais  elle n’est seulement individuelle. Même s’il s’agit de cette cène invisible que Jésus peut à tout moment célébrer dans la chambre haute de mon âme, il faut que cette chambre demeure ouverte à tous les disciples de Jésus. Si je suis avec Jésus, je dois être avec Pierre, André, Jacques, Jean, Paul… »

La route que nous devons prendre derrière le Christ, mort et ressuscité, n’est pas un chemin où nous serions seuls. Nous le faisons en Eglise, avec le soutien de nos frères et sœurs. Savoir que nous ne sommes pas les seuls à avoir cette terrible impression de ne pas avancer est parfois suffisant pour nous aider à persévérer, à continuer, à recommencer. Comme me le disait un ami prêtre à propos de la confession : « Tu sais, le malin n’a pas beaucoup d’imagination. C’est toujours les mêmes choses que l’on entend, les mêmes écueils dans lesquels nous tombons. »

Ainsi avancer en Eglise, voici peut-être la justice que nous avons à vivre pendant ce carême (et après…) : donner toute sa place à l’autre, aux autres. Vaste défi vers lequel nous ne pouvons que cheminer, mais dans la confiance et l’espérance dans ce Christ en gloire qui s’est, d’une façon ou d’une autre, manifesté à nous entant que personne et en tant que peuple. Oui, n’hésitons pas à nous remémorer notre histoire sainte - personnelle et collective -, nos propres transfigurations, pour avancer avec plus de sûreté quand la route se fait grisaille.

 

« Les disciples gardèrent le silence et, de ce qu’ils avaient vu, ils ne dirent rien à personne à ce moment-là. » Il est bien difficile de comprendre ce silence et d’oser avancer des hypothèses. Peut-on penser que les disciples n’ont pas compris ce qui se passait ? C’est possible. L’essentiel étant peut-être que nous, nous soyons capables d’entrer un peu dans ce récit ; de croire qu’il est écrit avant tout pour nous. Pour nous aider à affronter l’adversité, le Christ nous indique que sa gloire triomphera et que Dieu, malgré les apparences, ne sera pas absent lors de sa Passion. Croyons alors - et vivons-le - que le Christ est la Parole que nous avons besoin d’entendre ; qu’il est notre lampe, notre pain ; et qu’il nous faut consentir à monter fréquemment sur la montagne, ou  à descendre dans la vallée que nous sommes, pour y entendre l’écho de l’Ecriture dans notre vie, pour nous permettre de faire le pas de chaque jour. C’est un véritable chemin de conversion qui nous est proposé et nous savons qu’il est un exode, un passage par la souffrance et la mort, mais qui mène à la résurrection, à la gloire de la vie avec Dieu. Citons de nouveau Benoît XVI : « La récompense du juste, c’est Dieu lui-même ».

 

Comme dernière parole pour ce carême, je vous laisse sur une longue citation d’une bénédictine, sœur Elie Ruel :

« Répéter inlassablement l’Ecriture, (c’est…) se donner le moyen de contrer l’invasion des errances vaines et des épuisants bavardages intérieurs ; (c’est) s’armer pour résister aux assauts des pensées qui font le jeu de l’Ennemi. La redire jusqu’à se laisser habiter par elle, (c’est) lui offrir l’opportunité de se dire…La meditatio…a pour tâche de recueillir hors du livre le texte biblique, pour le déposer dans le cellier du cœur. Et c’est là, peu à peu, dans le silence, que l’Ecriture deviendra Parole, comme vieillit un vin…La métaphore du vin…nous rappelle opportunément qu’un temps de lectio qui s’achève sans belles idées, sans grandes découvertes ou sans élan de ferveur, n’est pas vain ni perdu pour autant…Il faut souvent que le vin vieillisse avant de devenir bon à savourer.

Ce lieu de nous-mêmes où la Parole nous atteint. J’aurais pu dire : nous touche, à condition que l’on n’entende pas ce verbe au sens d’émouvoir, mais bien plutôt…au sens de blesser, transpercer…La Parole commence à faire son œuvre…quand elle suscite dans le lecteur…l’expérience qui  allie, inséparablement, l’émerveillement devant l’amour offert  et la souffrance d’y répondre si peu, si mal… »

Cet ‘émerveillement devant l’amour offert’ serait la transfiguration, et ‘la souffrance d’y répondre si peu, si mal’ notre chemin vers Jérusalem, notre conversion pour ce carême.