3e dimanche de l’Avent B

(Jn 1,6-8.19-28)

Décembre 2017

 

Les trois premiers versets de notre évangile sont les versets 6-8 du prologue de saint Jean qui en compte 18. La suite de l’évangile vient justement après ce prologue (19-28). Trois versets qui viennent donc interrompre le prologue, comme, par la suite, le verset 15, encore sur Jean-Baptiste : il « lui rend témoignage (au Verbe) en proclamant : ‘C’est de lui que j’ai dit : Celui qui vient derrière moi est passé devant moi, car avant moi il était.’ » Pourquoi de telles apparentes interruptions dans ce Prologue ?

Jean-Baptiste est envoyé pour être témoin de la lumière. Saint Jean nous définit cette lumière : « La vie était la lumière des hommes » (1,4). Ce qui doit donc éclairer notre existence, ce qui doit la révéler, ce qui doit rendre visible ce qui est, la réalité, c’est la vie. Notre critère de discernement pour agir, pour faire des choix, c’est la vie, la force de vie. Nous revenons une nouvelle fois au choix biblique entre les deux voies : deux chemins s’ouvrent en permanence devant nous, celui qui mène à la vie et celui qui mène à la mort ; choisis, nous dit Dieu, celui qui mène à la vie. Nous pouvons bien sûr penser à un autre prologue, celui de la Règle de saint Benoît : « Le Seigneur cherchant son ouvrier dans la foule à qui il lance ses appels, reprend : ‘Quel est l’homme qui veut la vie et désire voir des jours heureux ?’ » (RB prologue 14-15).

Le Verbe, en s’incarnant, vient donc nous proposer le chemin de la vie. Jésus est venu mettre en lumière, éclairer, révéler, manifester la vie à l’œuvre dans nos vies, dans notre quotidien. Comme nous le chantons au psaume 35 : « En toi est la source de vie ; par ta lumière nous voyons la lumière. » (Ps 35,10). Ce temps de l’Avent est donc, à l’instar de la préparation d’une naissance, un temps où on se prépare à accueillir la vie, à choisir la vie, à renoncer à ce qui n’est pas fertile, fécond. C’est un temps où l’on attend la lumière, où on la discerne afin de découvrir toute la force, la présence de la vie en nous et autour de nous. Et pour nous y aider, il nous faut régulièrement repérer et mémoriser ces expériences de vie, comme ces expériences de mort, afin d’apprendre à choisir le bon chemin. Saint Paul nous le dit dans la deuxième lecture : « Discernez la valeur de toute chose : ce qui est bien, gardez-le ; éloignez-vous de toute espèce de mal. » (1 Th 5, 21-22). Est-ce ce que je fais ? Et si non, n’ai-je donc pas besoin que le Sauveur vienne naître dans ma vie pour éclairer mon chemin ?

Jean-Baptiste, même si son chemin semble l’avoir mené au désert, s’est attaché à discerner dans sa vie ce qui était chemin de vie, chemin de Dieu et ce qui ne l’était pas, et c’est ce qui lui permettra de reconnaître et de désigner l’agneau de Dieu dans les versets qui suivent cet évangile.

Jean-Baptiste est envoyé pour être témoin de la lumière, donc, comme on l’a dit, témoin de cette force de vie qui ne demande qu’à grandir en nous. Mais cela signifie que l’Avent ce n’est pas seulement être en attente de la lumière, de la vie, mais aussi être témoin de cette lumière et de cette vie, ou plus exactement être en attente de la lumière et de la vie en l’autre, être précurseur pour l’autre. Voir la lumière, l’aube, se lever sur le visage de l’autre. Oui, il n’y aura pas d’Avent, si nous ne le vivons pas pleinement avec les autres, si nous ne sommes pas les uns pour les autres, signes de cette vie qui s’incarne en chacun de nous. N’oublions pas ces mots de saint Jean : « la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. » (1,5). Que notre regard, que nos sentiments, que nos différences ou nos agacements n’arrêtent pas cette lumière ; que nous puissions voir plus loin, plus profond que les ténèbres de l’autre ; que nous puissions reconnaître, croire, Dieu à l’œuvre dans nos faiblesses et dans celles des autres. Je le répète, ayons, les uns pour les autres, de la bienveillance ; vivons la bienveillance et notre fardeau sera plus léger.

Quelle est la lumière dans ma vie ? Qu’est-ce qui m’éclaire ? Qu’est-ce qui rend visible les choses autour de moi ? Finalement, quel regard je porte sur la vie, sur les autres ? Lumière ou ténèbres ? Vie ou mort ? N’ai-je pas, là aussi, besoin d’un sauveur pour ajuster mon regard, pour voir comme Dieu voit ? Par l’incarnation, Dieu prend visage, Dieu prend regard, et cet Avent est un temps où nous pouvons désirer, espérer, avoir un peu plus, rien qu’un peu plus, le regard de Dieu.

D’autre part, à la suite de Jean-Baptiste, de quelle lumière suis-je témoin ? Suis-je donc bien témoin de cette lumière dont saint Jean parle, de cette lumière qui me dépasse totalement et dont je ne peux être qu’un petit signe : « la vie était la lumière des hommes ; la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. » (4b-5). Ou suis-je témoin d’une lumière que je voudrais saisir, capter, afin qu’elle m’éclaire, me mette en lumière ? L’Avent, un temps pour l’humilité où Jean-Baptiste ne fait pas écran à Jésus. L’Avent, comme la lumière, est un temps où l’on accueille. Le Frère Patrick Prétôt disait : « Dieu me donne sa vie tous les jours et non pas celle que je conquiers. » Et le Frère Pierre-Yves de Taizé écrivait : « Au souhait de retenir Jésus doit succéder celui de se laisser attirer par lui vers la vie véritable ! »

 

Le but du témoignage de Jean-Baptiste, c’est la foi : croire (7). Nous sommes donc là, ce soir, comme pour l’ensemble de cet Avent, pour croire, croire davantage, mieux, véritablement. C’est la première apparition de ce verbe en saint Jean, que l’on retrouvera près de cent fois. Et ce croire, dans l’évangile, est souvent mis en opposition au non-croire, et notamment ici dans le Prologue : « Le monde ne l’a pas reconnu. Il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas reçu. » (1,10-11). Nous pouvons mettre en parallèle cette opposition avec les deux voies : le croire qui mène à la vie et le non-croire qui mène à la mort. Reconnaître dans mes actes de foi des actes de vie, et ainsi mieux découvrir combien la vie est un abandon, une dépossession dans la confiance. Dans son évangile, et notamment ici avec Jean-Baptiste, saint Jean ne nous apporte aucune preuve, mais des signes, pour qu’à notre tour nous fassions l’expérience de Dieu en Jésus, que nous nous positionnons et que nous nous ancrions dans la foi.

           

« Il y eut un homme », nous dit saint Jean (1,6), comme il nous disait trois versets plus haut : « C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui ». C’est à chaque fois le même verbe : « égénéto ». Comme le monde, l’existence, la vie advinrent par Dieu, Jean-Baptiste, lui aussi, advint. Le temps de l’Avent, ce temps de l’adventus, est aussi, pour nous aujourd’hui, le temps où des hommes et des femmes adviennent pour témoigner de la lumière, pour nous guider, pour nous mettre en route. Et ces hommes, nous devons les découvrir, les reconnaître autour de nous, et notre challenge ici comme communauté, c’est de les découvrir, chaque fois qu’ils se montrent, chaque fois qu’ils se disent, dans nos frères de communauté.

Ce même mot, egeneto, utilisé dans ces versets, dit que c’est encore et toujours le temps d’une nouvelle création. En cet Avent, Dieu advient pour nous faire advenir, devenir, être, comme personne et comme communauté. La sérénité de nos anciens dit quelque chose de ce chemin, à l’image de ces mots de Victor Hugo : « On voit de la flamme aux yeux des jeunes gens. Mais dans l’œil du vieillard, on voit de la lumière. »                    

Jean-Baptiste est « envoyé par Dieu ». Et moi, de qui suis-je l’envoyé ? De mes propres désirs ou du désir de Dieu pour moi et pour les autres ? D’autre part, avons-nous suffisamment conscience que nous sommes envoyés par Dieu et que par conséquent notre mission, notre vocation, et finalement notre vie, ne nous appartiennent pas ? Nous sommes, nous le savons, au service. Et c’est bien dans cet esprit qu’il faudra accueillir le service d’Église ou de communauté qui me sera donné, et aussi celui qui sera confié à un autre.

 

Nous avons donc vu ces trois versets de l’évangile de Jean qui appartiennent au Prologue. Passons maintenant aux versets qui suivent ce Prologue.

Les juifs de Jérusalem demandent à Jean-Baptiste qui il est. Nous, nous le savons : il est témoin de la lumière. Eux ne le savent pas, et pourtant, dès le début, ils l’interrogent comme lors d’un procès, mais le positionnant d’emblée, non comme l’accusé mais comme témoin. Or, nous le savons, l’évangile de Jean est un grand procès, celui de Jésus, et c’est particulièrement clair lors de l’interrogatoire que Pilate lui fait subir. Jean-Baptiste est donc, dans ce procès, là aussi précurseur et finalement témoin, martyr. C’est la vie de Jésus qui donne sens à la sienne et qui donne sens à la nôtre : « Celui qui vient derrière moi est passé devant moi, car avant moi il était. » (15). Pour cet Avent, consentir davantage à cette présence de Dieu dans ma vie comme source de vie et de sens.

 

Jean-Baptiste dit qu’il n’est ni le Christ, ni Elie, ni le prophète annoncé. Nous pouvons mettre en parallèle cette triple négation avec le triple reniement de Pierre (18,17.25-27) et encore avec la triple auto-affirmation de Jésus avant qu’on ne l’arrête au jardin des Oliviers : « C’est moi, je le suis » (Jn 18,4-8). La triple négation, qui peut nous sembler étonnamment insistante, a finalement pour fonction, grâce aux parallèles évoqués, de renforcer l’attente de ce Messie : qui est-il ? Comment vient-il ? Et saurai-je le reconnaître, l’accueillir ?

Le mot utilisé par Jean est fort : il ne dit pas simplement qu’il n’est pas le Messie, mais il le confesse. C’est comme si en disant qui il n’est pas, il cherchait à dire quelque chose de qui est le Christ. Confesser le Christ c’est donc aussi reconnaître que dans ma vie, il y a quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus grand et même de plus important que moi ; c’est laisser la place à un autre qui doit prendre toute sa place en moi, parce qu’il est la source, la vie, ma lumière ; parce qu’il est advenu, parfait, alors que moi je suis encore en devenir. Il est – « je suis » dit-il - alors que moi « je ne suis pas ». Nous ne sommes les hommes providentiels ni pour les autres, ni pour nous-mêmes. Jean-Baptiste se définit en négatif, ou plus exactement en creux, mais c’est pour mieux céder la place devant la Parole, le Christ. Il n’est certes pas dépourvu d’identité, mais, comme le dit un exégète, il ressemble au désert. L’Avent, c’est laisser advenir en moi un autre que moi, plus grand que moi.

Jean-Baptiste est le premier à scruter ce Messie inconnu. Précurseur par l’annonce, mais aussi par la contemplation, par l’écoute de la Parole, du dessein de Dieu. Dans les ténèbres, dans le désert, peu à peu, il a perçu comme une lumière. Nous pouvons appliquer ces mots d’Amadeo Cencini à Jean-Baptiste : « La vie parle s’il y a un cœur qui écoute. » Et nous savons que dans la suite du récit, il désigne Jésus comme le Messie et rend ainsi possible la foi des disciples (nous venons de fêter saint André qui lui-même ira vers Pierre). Être témoin, c’est alors rendre possible la foi, la lumière, la vie, aux autres.

La foi passe par des témoins historiques, incarnés. C’est certainement pour cela que saint Jean a introduit ces quelques versets sur Jean-Baptiste dans cette cathédrale qu’est le Prologue. Après lui, il y aura les témoins de la Résurrection, et ainsi de suite, jusqu’à nous. Quels ont été les témoins dans ma vie, c’est-à-dire ceux qui m’ont transmis cette vie, cette lumière, cette miséricorde venant de Dieu et qui m’ont ainsi donné de l’apercevoir ? Et moi, suis-je témoin ? Et, afin d’être dans l’attitude de l’Avent, qui est d’être davantage dans l’accueil, je peux peut-être essayer de discerner quand je suis témoin, mais comme Jean-Baptiste, en creux. C’est-à-dire être témoin non par ce que je ferai, mais par ce que Dieu fait en moi et à travers moi. Regarder là où je suis témoin sans y être finalement pour quelque chose. Laisser le plus grand que moi agir.

 

Au verset 21, les juifs demandent à Jean-Baptiste s’il est le prophète Elie. Il est fait ici référence notamment à Malachie 3,23-24 : « Voici que je vais envoyer Elie le prophète, avant que n’arrive le jour du Seigneur, grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d’anathème. » Disons simplement que cette référence à Elie dit, à travers Jean-Baptiste, la proximité du temps de Dieu. Et cette proximité est vraie aussi pour nous aujourd’hui. Nous avons tendance à lire ces évènements comme s’étant passés il y a 2000 ans. Mais le Prologue doit nous aider à mieux entrer dans ce qui est dit. Il y a Dieu, le Verbe éternel, qui était au commencement comme à la fin, et il y a, il advint, au milieu de tout cela, un homme, Jean-Baptiste qui, au-delà de sa personne, est là pour donner un ancrage historique à cette « histoire », mais aussi à notre histoire avec Dieu. Ce Jean-Baptiste, en quelque sorte égaré au milieu du prologue, c’est vous, c’est moi, pris, saisi en Dieu, et en Dieu qui dit sa proximité ontologique mais aussi existentielle, historique. L’Avent, c’est l’annonce du Dieu avec nous.

 

Face aux réponses de Jean-Baptiste, les juifs lui demandent : « Qui es-tu ? …Que dis-tu sur toi-même ? » (22). Et Jean-Baptiste, nous l’avons dit, s’efface devant un autre, mais en répondant par l’Ecriture. Il est capable – certainement suite à une longue fréquentation des Ecritures qu’on est en droit d’attendre des chrétiens et a fortiori des moines - de dire quelque chose sur lui-même à partir de l’Ecriture, de la Parole. Il se définit grâce à la Parole, grâce au Verbe. On repense alors au Prologue : « C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui. En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes. » (1,3-4). Et plus loin : « Ils sont nés de Dieu » (1,13). Et ainsi, en citant l’Ecriture, Jean-Baptiste renvoie chacun à sa propre expérience de Dieu, à son propre cœur. C’est ainsi qu’il est un véritable témoin : celui qui ouvre un chemin pour l’autre, celui qui redresse son chemin en le mettant en route. « Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi » écrivait Etty Hillesum. Et nous l’entendrons dans la première lecture avec le prophète Isaïe : « L’esprit du Seigneur Dieu est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux humbles, guérir ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs leur délivrance, aux prisonniers leur libération, proclamer une année de bienfaits accordée par le Seigneur. » (Is 61, 1-2a). Voilà notre programme pour cet Avent.

 

Jean-Baptiste cite le prophète Isaïe dans le livre de la consolation qui annonce le retour d’exil, et donc, comme nous le disions, la proximité de Dieu. Cette prophétie trouve ici son accomplissement. La voix – Jean-Baptiste – était annoncée et elle se réalise. Et avec lui, cet homme humble, c’est l’Ecriture qui se réalise. On découvre ainsi que Jean-Baptiste avait lui aussi son témoin, son précurseur : le prophète Isaïe.

Rappelons aussi que nous nous situons dans un procès où Jean-Baptiste, témoignant sur quelqu’un qu’il ne connaît pas, ne témoigne pas de faits réalisés, mais pour, en vue, de la manifestation de quelqu’un, le Christ. L’Avent, c’est en quelque sorte croire, annoncer, ce qui n’est apparemment pas encore.

 

Les prophètes n’ont cessé d’interpeler le peuple pour qu’il écoute et mette en pratique la parole de Dieu. Ici Jean-Baptiste, habité par la Parole de Dieu, invite à « Redresser le chemin du Seigneur », le chemin qu’est le Seigneur (Jn 14,6). Une nouvelle fois, nous sommes appelés à choisir la bonne voie. Or, si Jean-Baptiste est au désert, et s’il est condamné à crier, c’est que les habitants de Jérusalem ne sont pas disposés à la visite du Messie qu’ils disent pourtant attendre. Et, comme le dit Jean-Claude Sagne de l’Emmanuel, « Le désert paraît le contraire de l’accueil, mais la résistance de la nature n’est rien à côté de celle de l’homme. Le Messie que Jean annonce va venir du désert, comme Moïse ou Elie, pour dénoncer l’infidélité de son peuple et l’ouvrir au don de la vérité et de la liberté. » Une résistance de la nature qui n’est rien à côté de celle de l’homme, et c’est pourquoi Jean-Baptiste évoque ce travail de préparation et de déblaiement que nous avons à vivre durant cet Avent. C’est l’Esprit qui nous révèlera nos résistances. En Avent, on n’entre pas en résistance, on en sort.

 

Jean-Baptiste n’est que la voix, mais nous connaissons l’importance d’une voix : Elle dit la présence de la personne. En Jean-Baptiste, qui n’est pourtant pas le Christ, c’est déjà le Christ qui est présent. En nous, si nous sommes ses témoins, c’est déjà le Christ qui est présent. Et donc, en ses témoins, en nos frères, c’est déjà le Christ qui vient à nous.

 

En posant à Jean-Baptiste la question : de quel droit fais-tu cela ?  (25), question qui sera aussi posée à Jésus, les pharisiens veulent protéger leur place, leur pouvoir ; ils résistent. Jean-Baptiste est perçu par eux comme une menace pour eux. En cet Avent, qu’est-ce que je perçois comme une menace dans ma vie ? Eventuellement qu’est-ce que je perçois comme ténèbres ? Mais surtout, là encore en négatif, en creux, quelle lumière, quelle vie, puis-je découvrir derrière cette menace ?

 

Jean-Baptiste ne répond pas – en tous les cas pas directement – à la question des envoyés des pharisiens. En tant que précurseur, Jean prépare le chemin du Seigneur ; en tant que baptiseur dans l’eau, il prépare cet autre baptême. L’eau, nous le savons, est un symbole ambivalent : soit elle est emprisonnée (océan, mer, lac, piscine, puits, récipient), soit elle est libre (source, pluie, fontaine). La première est matricielle ; elle évoque le non-encore émergé, manifesté, accompli, voire l’imperfection, le mal, l’oppression, le péché, la mort. La seconde est séminale ; elle évoque principalement l’émergence de la vie et de la conscience. Entre ces deux eaux se situe le cours d’eau (fleuve, rivière, ruisseau) qui prend l’un ou l’autre sens selon la fonction qu’on lui attribue : eau emprisonnée, s’il est vu dans sa largeur comme enserré entre deux rives ; et eau libre, s’il est vu dans sa longueur comme une eau qui circule. Dans le baptême, puisqu’il s’agit d’une plongée, l’eau du Jourdain joue un rôle matriciel. Selon les synoptiques il s’agit d’une purification (Mc 1,5), mais elle évoque surtout un non-encore-manifesté : il s’agit d’une préparation à autre chose : un baptême « en vue d’un pardon des péchés » (Mc 1,4). Saint Jean de son côté, occulte la dimension morale pour la dimension christophanique (1,31).

 

Et justement, Jean-Baptiste nous dit qu’ « au milieu de vous – de nous - se tient celui que vous ne connaissez pas » (1,26), que nous ne connaissons pas.  Il « se tient », il est ferme, stable, solide. Il « se tient », c’est-à-dire il s’arrête, il a dressé sa tente parmi nous, dans notre vie et dans celle de notre communauté. Il « se tient » encore, c’est-à-dire il se maintient, il se maintient contre vents et marées. Il est fidèle, malgré tout, malgré nous. Saint Paul, dans la deuxième lecture dira : « Il est fidèle, Celui qui vous appelle : tout cela, il le fera. » (1 Th 5,24).

 

Il se tient « au milieu » de nous. Comme à la Résurrection quand Jésus apparait, advient, aux disciples rassemblés (Jn 20,19.26) et qu’il « se tient au milieu ». Il n’y a pas dans ce cas de complément, mais c’est le même substantif et le même verbe. Et ainsi, comme le dit Yves Simoens, « au début comme au terme de l’évangile, Jésus est décrit comme un milieu, une médiation. » Médiation avec Dieu. Médiation avec les autres, et donc nous devons vivre nos relations dans cette perspective, dans cette force que nous donne Jésus pour nous rendre possible la rencontre et le rapprochement. Médiation enfin avec soi-même, entre nos idéaux parfois trop élevés et nos chutes lamentables, pour nous apprendre à nous aimer, à nous construire, pour nous donner d’advenir.

 

Aujourd’hui encore l’Eglise et notre communauté disent que le Christ est là au milieu de nous. Certes nous sommes fragiles et peu nombreux, mais « quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux » (Mt 18,20).  Et bien sûr, nous croyons qu’il est là au milieu du monde, au milieu de ces hommes et de ces femmes, de ces détresses qu’il nous est parfois donné d’entendre et de porter. Sa venue n’est donc pas future, mais présente. Et, dans ce contexte, l’Avent est une invitation à l’attention, à l’écoute, au discernement.

 

Mais Jean-Baptiste nous dit que nous ne le connaissons pas, et lui non plus d’ailleurs. Reconnaître que nous ne le connaissons pas est peut-être le meilleur moyen pour nous de le laisser agir comme il l’entend, de laisser Dieu être Dieu. Reconnaître que nous ne le connaissons pas, nous oblige à le chercher encore, à le chercher davantage et alimente ainsi notre désir. Voici le temps du long désir, chantons-nous. Jésus est déjà présent dans nos vies, mais trop souvent encore inconnu : « Dieu était là et je ne le savais pas » (Gn 28,16). Et c’est finalement tout le débat, tout le procès de l’évangile de Jean où le lecteur est lui aussi invité à se prononcer pour ou contre Jésus, à le reconnaître ou non comme Christ et Seigneur.

 

Au verset 27, Jean-Baptiste marque une nouvelle fois la différence entre lui et celui qui vient : « c’est lui qui vient derrière moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de sa sandale. » Il s’agit certes ici du geste de l’esclave, mais nous pouvons aussi le mettre en lien avec une autre tradition. Dans le livre de Ruth nous lisons : « Celui qui avait droit de rachat dit donc à Booz : ‘fais l’acquisition pour toi-même’, et il retira sa sandale » (Rt 4,8). La note de la Bible de Jérusalem indique que ce « geste sanctionne simplement un contrat d’échange. Mettre le pied sur un champ ou y jeter sa sandale, c’est en prendre possession. La chaussure devient alors le symbole du droit de propriété. En la retirant ou en la remettant à l’acquéreur, le possesseur lui remet ce droit ». Nous retrouvons cette idée dans les psaumes 59,10 et 107,10 : « Moab est le bassin où je me lave ; sur Edom je pose le talon » (exemple de Bléharies en 1914). Il s’agit donc bien du maître, du Seigneur qui seul est habilité à exercer son droit de rachat sur sa terre, et ainsi sur son épouse. Jean-Baptiste n’est ici que le témoin, en quelque sorte le greffier de ce droit de rachat que Dieu va désormais exercer pour son peuple et pour nous. En ce temps de l’Avent, Dieu prend possession de nous, il nous arrache à nos ténèbres et à nos morts pour nous guider dans la lumière et la vie.

 

L’évangile se termine par une précision géographique : « Cela s’est passé à Béthanie, de l’autre côté du Jourdain, à l’endroit où Jean baptisait. » (1,28). Cette précision n’en est pas vraiment une, puisque nous ne savons pas où se trouve ce second Béthanie. Mais bien sûr, ce qui importe, c’est cette mention du Jourdain qui annonce un franchissement. Franchissement de personne, de stature, comme nous l’avons vu, entre Jean-Baptiste et Jésus, qui sera enfin désigné au verset suivant. Mais aussi franchissement du Jourdain avec une nouvelle étape pour Israël, une nouvelle Alliance et l’entrée dans la réalisation de la promesse. L’Avent est aussi un temps où nous sommes invités à entendre les promesses que Dieu nous fait et à discerner leur accomplissement dans notre vie.

 

Cette vie qui vient, la vie qui advient jusqu’à nous dans ce temps de l’Avent, est à l’image de ce Jésus qui parcourt les routes et les villes de Palestine et qui guérit. Rappelons qu’avant ces guérisons dans les évangiles, il y a un cri, un appel, un désir de l’homme, bref le courage d’aller à la rencontre de Jésus, à la rencontre de la vie, avec ses besoins et ses limites. Ces hommes et ces femmes ont, comme nous le rappelions, fait ce choix de la voie qui mène à la vie et non à la mort. C’est ce que Dieu nous propose pour cet Avent, et c’est ce que les autres attendent de nous. Cependant, à l’image de Dieu qui donne son Fils unique, nous avons moins à attendre de Dieu et des autres qu’à donner. C’est dans le don, la découverte du don, que nous adviendrons enfin à nous-mêmes. Comme le dit le Père Raniero Cantalamessa : « La contradiction la plus radicale n’est plus celle qui existe entre « vivre » et « mourir », mais entre vivre « pour soi-même » et « vivre pour le Seigneur ». Voilà, frères et sœurs, un critère de discernement, une lumière sur notre route, pour vivre cet Avent dans l’attente et l’accueil de celui qui vient.