Premier dimanche Avent C 2015

                                              

                                                                                                                      Novembre 2015

 

Comme nous venons de l’entendre, l’année liturgique, l’Avent, c’est-à-dire l’attente et le désir du Seigneur, la préparation à sa venue, commence étonnement par l’ébranlement du monde. Luc parle d’affolement, de fracas et de flots, de peur - et même mourir de peur -  de crainte et de malheurs. Inutile de vous dire que tout cela ressemble plus à une fin qu’à un début ; et pourtant c’est bien à une nouveauté que l’Eglise nous invite. Alors peut-être faut-il, pour bien entrer dans ce temps de l’Avent, se laisser ébranler, interroger, éliminer quelques certitudes ou sécurités.

J’ai participé dernièrement à une session, où nous devions parfois partager en petits groupes. J’en suis revenu revigoré, peut-être moins par ce que j’y ai appris, que par ce qui s’est vécu dans ces petits groupes. D’habitude, on a toujours tendance à dire ce que l’on sait, plus difficilement à se laisser interroger par ce que les autres savent, et rarement à chercher ce qu’on ne sait pas. Or, cette fois-ci, ce fut une belle et riche expérience, parce que nous avons cherché, ensemble, ce que nous ne savions pas. Au cœur de notre monde, au cœur de notre vie, nous avons quitté les rives trop bien connues et maîtrisées, pour oser « les fracas…et les flots » de notre monde et de notre vie inexplorés, inexploités. Ne pas savoir, oser dire ou montrer qu’on ne sait pas, n’était plus un échec ou une fin, mais un commencement. Quelque chose de nouveau pouvait s’ouvrir ; quelque chose que l’on appelle tout simplement la vie. Entrer dans l’Avent, ça peut être s’ouvrir à la nouveauté ; la désirer plutôt que la redouter.

 

Nous ne savons pas ce que sera la fin du monde, mais la fin d’un monde, nous en avons une idée. Pour ma génération par exemple, il y a eu la chute du mur de Berlin et du bloc communiste. Fin d’un monde, fin relativement pacifiste, qui semblait ouvrir un avenir radieux, au point que certains parlaient même de « la fin de l’histoire ». En effet, la société libérale de consommation triomphait ; elle devait s’imposer au monde entier et se perpétuer dans les siècles, avec les Etats-Unis comme grand manitou. Il n’y aurait eu plus rien de nouveau sous le soleil, plus que du bonheur pour les uns et quand même du malheur pour les autres…La fin de l’histoire, c’était donc, à peu de choses près, la perpétuation du même. Mais voilà : le 11 septembre 2001 et ses conséquences internationales ont définitivement enterré ce mythe et nous ont fait entrer dans une nouvelle période d’incertitude.

L’Avent 2015, mêmes textes liturgiques qu’en 2012, 2009, etc. ; même rythme que l’Avent 2014, 2013 et ainsi de suite, mais pas une perpétuation du même, parce que nous ne sommes plus les mêmes, parce qu’il y a eu des évènements et surtout des rencontres, parfois tout simplement des rencontres avec soi-même, et peut-être des murs entiers qui sont tombés. Entrer dans l’Avent, dans cette nouvelle année liturgique, ça peut être prendre davantage conscience du temps et de ses rythmes, non pas comme quelque chose qui nous éloignerait de notre jeunesse mais qui au contraire nous invite et nous rapproche sans cesse de l’essentiel. Le Père Pierre Ceyrac, Jésuite en Inde, disait : « Chaque journée de votre vie est importante, car plus jamais elle ne reviendra. »            

 

Un autre aperçu de l’effondrement d’un monde, c’est bien sûr toutes les questions de préservation de notre planète. Il paraît que de plus en plus de personnes font des stages de survie pour apprendre à se débrouiller en cas de cataclysme. Il y a aussi ces films qui racontent la vie de survivants, où finalement le principal danger devient l’autre, l’homme lui-même, et où la confiance semble la plus suicidaires des attitudes. Dans cet évangile, nous le redirons, Jésus nous appelle justement à la confiance, malgré tout. L’Avent, un temps pour faire confiance, pour interroger notre confiance. Confiance en Dieu, mais aussi confiance en l’homme. Quelle confiance ai-je en l’humanité ? En ceux qui m’entourent ? En ceux que je croise ? Et finalement peut-être en moi-même ?

 

Cette confiance nous renvoie à une autre approche de la fin d’un monde, la violence qui s’est abattue sur Paris il y a 15 jours, comme elle le fait en bien d’autres endroits du globe,  et qui est encore présente dans nos têtes. Comment vivre cette tension, sans être dans la suspicion et surtout la division ? Je ne sais s’il s’agit d’un thème de l’Avent, mais c’est peut-être pendant ces semaines de l’Avent 2015 que nous devrons être plus particulièrement vigilants à ne pas attiser les oppositions. Nous avons le droit d’être plus ou moins partagés, étirés, entre générosité et crainte, mais nous devons être attentifs à ne pas agrandir les fossés (2exemples).

 

Et enfin, et peut-être surtout, alors que nous faisons tout pour nous bâtir un monde de sécurité, un monde pour nous protéger, nous et nos proches, l’effondrement d’un monde, c’est l’annonce d’une maladie, d’un décès, d’un adieu ; un effondrement qui touche notre chair, notre cœur. Et dans ce cas, face à l’implacable réalité, face à un fardeau au quotidien, quel peut être encore notre attente ? (un exemple)

 

Avec tout cela, nous pouvons comprendre l’angoisse des nations dont parle Jésus, car elle est aussi plus ou moins latente en nous. L’angoisse des nations, c’est littéralement le resserrement de cœur, c’est-à-dire un cœur qui se replie sur lui-même, qui se barricade, qui se rétrécie à sa dimension personnelle, à sa propre survie ; un cœur qui finalement ne comptait que sur lui-même et qui se trouve soudain bien impuissant.

Quant à l’inquiétude, c’est l’indécision, ne pas savoir quoi faire, voire même être dans une situation sans issue - l’aporie en grec – parce que placé devant des phénomènes que nous ne comprenons pas et qui ne mènent nulle part.

En cet Avent, nous pouvons peut-être alors nous interroger sur ce qui aujourd’hui nous replie sur nous-mêmes, sur ce qui nous inquiète parce que perçu comme sans issue ou sans sens. Et nous demander si finalement nous n’avons pas une solution à attendre.

 

Luc évoque tous ces phénomènes apocalyptiques à travers les réactions psychologiques qu’ils déclenchent. Et nous donc, face à cela, comment réagissons-nous ? Comment réagirions-nous? En tant que Chrétiens, quelle place y donnons-nous à Dieu ? Quel espoir, quelle espérance mettons-nous en lui ? Attendons-nous réellement quelque chose de lui dans notre quotidien ? Et quand tout semble irrémédiablement perdu, est-il notre ultime Porte de secours ou sombrons-nous dans la fuite, le repli sur soi, le non-sens, la mort ?

Ce sont ces mêmes questions qui ont donné naissance au  genre apocalyptique dont notre évangile de ce premier dimanche de l’Avent est un exemple ; l’apocalypse signifiant, vous le savez, révélation. Révélation de la puissance de Dieu, de sa capacité d’intervenir dans notre vie, dans notre monde, mais aussi révélation de notre cœur, de notre foi, de notre attente. Derrière ce style d’écriture à la limite du fantastique, il ne s’agit pas de prédire ou de décrire les derniers temps, mais, face à une situation angoissante, désespérée, de montrer le seul chemin possible, celui qui mène notre regard et nos cris jusqu’au ciel. Le temps de l’Avent est donc une invitation à venir avec notre monde, avec notre vie, avec notre angoisse ou notre souffrance, vers Celui qui vient afin qu’il puisse y entrer, y naître ; afin qu’il puisse cheminer à nos côtés. Croire que nous ne sommes pas seuls. Et ainsi combattre notre cœur resserré, pour être davantage attentif aux besoins des autres, à l’attente des autres. Combattre notre cœur inquiet et choisir la confiance. Comme chaque année, et finalement comme chaque instant, nous sommes invités à faire une place au Christ, à lui donner la parole dans notre vie, sur notre vie. Donner voix au chapitre à Dieu !

 

Luc, après avoir décrit rapidement ces cataclysmes, nous rapporte la venue du « Fils de l’homme…dans la nuée, avec grande puissance et grande gloire »,comme si soudain tout le reste n’existait plus, comme si tout le reste disparaissait, non pas d’abord plongé dans l’abîme, mais effacé, relativisé, par la splendeur de Celui qui vient. Finalement, tous ces malheurs, aussi grands soient-ils, sont comme impuissants face à Lui, face à la puissance de la vie, à la puissance de la résurrection. Ces nations désemparées sont comme ces femmes décontenancées face au tombeau vide. Mais soudain on leur révèle qu’une autre issue est possible. Et c’est dans cette perspective que Luc nous invite à la confiance puisque la présence du Seigneur est notre unique salut. C’est lui le rocher de notre vie, la seule ‘perpétuation du même’ dont nous parlions, c’est-à-dire ce qui ne peut s’effondrer, celui qui sera toujours là à nos côtés même si le « fracas de la mer et des flots » semblent couvrir sa voix. Dieu est là, certes parce qu’il est éternel et puissant de par sa nature, de par son être, mais aussi – et c’est ce qui finalement nous importe en cet Avent, en notre vie – parce qu’il est amour et fidélité pour nous. Un Dieu éternel, venant « avec puissance et grande gloire », non d’abord parce qu’il puissant et glorieux de nature, mais parce qu’il aime, parce qu’il nous aime.

 

Alors ce Dieu dont nous parlons, ce Dieu que nous connaissons, ne vient pas pour ajouter de la frayeur dans notre monde, mais au contraire pour l’en soulager. Ce n’est probablement pas un hasard si les signes avant-coureurs se situent dans les astres, soleil et lune, comme pour rappeler la Genèse, la création, le dessein créateur de Dieu et donc sa fidélité ; bref ce dont ne cesse de témoigner toute la Bible. Rappelons aussi que celui qui vient pour sauver le monde a lui-même fait l’expérience, dans sa chair, du salut de Dieu dans sa vie. Il est passé par la fin de son monde de chair, par la mort, tout en gardant le regard fixé avec confiance sur son Père.

 

Nous retrouvons ici la figure du « Fils de l’homme » du prophète Daniel. Le Fils de l’homme tranche avec les puissants de son temps par son attitude, par sa réponse de non-violence. Il symbolise en quelque sorte, quoiqu’il arrive en notre monde, et quoi qu’il monte de notre cœur, la fidélité de Dieu à la non-violence. Et là encore, une non-violence comme la docilité de l’agneau mené à l’abattoir du prophète Isaïe, mais dont le dernier mot n’est pas la mort silencieuse, mais l’irruption définitive de la vie dans le silence du matin de Pâques. Tout cela est symbolisé, incarné, dans la naissance d’un enfant. Attendre le salut, c’est aussi opter pour cette non-violence, et peut-être à commencer envers soi-même.

 

Ainsi, alors même que ces évènements arrivent, Luc cherche à nous encourager et non à nous effrayer. Il nous invite à nous redresser et à relever la tête, comme pour mieux regarder vers le ciel. C’est le même mot qui est employé pour parler de la guérison par Jésus de la femme courbée (Lc 13,11).

Comment nous redresser, littéralement nous mettre debout, être vivant, vivre en ressuscité ? Eh bien là encore je reviens sur les attentats de Paris. Puis-je vous avouer qu’après la stupeur et la peine, ma réaction, peut-être la plus incarnée, était celle de la haine, en tous les cas il y avait de la violence en moi. Aujourd’hui encore je ne peux voir cette photo de l’un des terroristes où il rit, apparemment heureux de vivre, heureux de sa vie, sans être révolté, dégoûté, profondément peiné. Et puis le lendemain matin des attentats, dans l’évangile de la messe, Jésus nous invitait à prier sans nous décourager, c’est-à-dire, dans notre cas précis, à chercher la solution autre part que dans la haine, croire que Dieu peut nous aider à trouver une solution, ou mieux, à bâtir une solution. Croire tout simplement qu’une solution est possible, qu’une autre attitude est possible, une autre alternative, un autre chemin ; croire qu’il y a devant nous un avenir de paix et de fraternité. Et c’est aussi cela l’Avent.

Dans le film « Des hommes et des dieux », on perçoit très bien la peur qui habite les moines, et même ce que nous appelions cette aporie, cette situation qui semble sans issue. Et pourtant, à la fin du film, après avoir beaucoup prié, jusque dans les larmes, la souffrance et certainement la révolte, ce sont des hommes libres que l’on emmène vers l’inconnu et vers la mort.

Chrétiens nous croyons en un Dieu qui laisse sa place à la peur, parce que notre Dieu n’est pas une idole faite à notre image qui bannirait du monde tout ce qui nous dérange. Et si nous devons nous redresser et lever la tête quand tous ces cataclysmes arriveront, c’est parce que Dieu n’est pas le Dieu de la permanence du monde, de la permanence de notre confort, de l’immobilisme, du filet qui nous fige. Dieu du passé, Dieu biblique de notre histoire sainte, il est aussi le Dieu de l’avenir, du chemin qui s’ouvre, du chemin qui s’emprunte. Le Dieu de Jésus de Nazareth sur les routes de Palestine, et Dieu Esprit qui souffle où il veut. Un Dieu qui nous confronte au mouvement de la réalité pour que nous exercions notre liberté, pour que nous participions, avec lui, à la création, pour que nous devenions comme lui, non pas permanents mais éternels. Nous pouvons reprendre ici les mots de la philosophe Simone Weil : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est chemin. » Et dans la lecture des complies, nous entendions jeudi soir le cardinal Danneels nous dire que Dieu n’est pas venu « faciliter les choses, mais les rendre possibles. »

 

Ces signes dans les astres, et plus particulièrement dans le soleil, sont peut-être ce que le cardinal Ratzinger appelait la révolution copernicienne du devenir chrétien. Ne plus être le centre, celui autour duquel les autres devraient tourner, mais ensemble, tous ensemble, tourner autour de Dieu, être attirés et fascinés par lui ; lui dont l’apparition, comme nous l’avons dit, efface ce qui semblait auparavant si important. Et c’est parce qu’il est ce Dieu de l’avenir, de l’ad-venir, donc de l’Avent, qu’il peut être le Dieu du maintenant, du pas à poser aujourd’hui. Et c’est pourquoi quand Luc nous dit que « notre rédemption approche », il met ce verbe au présent pour mieux nous en montrer l’imminence.

L’évangile du premier dimanche de l’Avent omet la parabole du figuier qui annonce la proximité de l’été, pour nous exhorter de suite à la vigilance. Nous retrouvons ici le vocabulaire de la peur et du danger : « se tenir sur ses gardes, de crainte… tomber sur nous à l’improviste…s’abattre…échapper ». La description de celui dont « le cœur s’alourdit dans les beuveries, l’ivresse et les soucis de la vie » rejoint la parabole du semeur où la graine est tombée « au milieu des ronces, et les ronces, en poussant avec elle, l’étouffèrent. » Et plus loin, Jésus donne cette explication : ce sont « les gens qui ont entendu (la parole), mais qui sont étouffés, chemin faisant, par les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie, et ne parviennent pas à maturité » (Lc 8, 7.14). Notons ici que dans la nouvelle traduction liturgique ce n’est pas seulement la graine, la Parole, qui est étouffée, mais les personnes elles-mêmes. En cet Avent, comme dans toute notre vie, Il ne s’agit pas pour nous d’attendre une parole magique, une vérité, un éventuel bonus, mais de se disposer à accueillir la vie, d’accéder à la Vie. Alors adoptons l’attitude de Christian Bobin quand il écrit : « J’ai enlevé beaucoup de choses inutiles dans ma vie [et pourquoi pas ces plaisirs et soucis superficiels] et Dieu s’est rapproché pour voir ce qui se passait. »

Luc nous met en garde contre l’ivresse et les beuveries, exemples de plaisirs qui ne sont que des illusions qui nous détournent de la réalité. Or la sérénité, la joie, la paix, la vie, ne peuvent naître que de notre lien à la réalité, car c’est en elle, seulement en elle, que nous pouvons être nous-mêmes, nous accomplir.

Le cœur qui s’alourdit, c’est aussi celui de Pharaon, celui qui refuse d’écouter Dieu, qui ne veut pas détourner son regard des choses de la terre pour le fixer sur le seul vrai bien. Peut-être avons-nous, pour cet Avent qui commence, une ferme intention de demander à Dieu de nous donner un cœur pour l’accueillir, un cœur pour le reconnaître. Mais un tel discours de notre part ne sera pas suffisant si nous ne lui demandons pas de nous éclairer pour comprendre ce qui est arrivé à notre cœur pour qu’il se soit si alourdi. Il y a certainement, pour chacun de nous, une lumière nouvelle à apporter sur des évènements de notre vie qui, presque malgré nous, ont rendu notre cœur plus dur, plus sourd.

Un homme me racontait ce qu’il a vécu dans son enfance et comment, bien des années plus tard, il en a perçu le poids et le fardeau dans sa vie. Il a rencontré plusieurs fois un psychologue, et ce fut pour lui une véritable expérience de guérison et même de résurrection (j’en profite pour dire que les récits de guérison dans l’évangile sont aussi à lire comme résurrection). Et pourtant, une nuit où il était dans un demi-sommeil, l’idée qu’il vivait ses derniers instants s’est immiscée comme dans les rêves. A son étonnement, il eut un sentiment de soulagement et il se dit : « voilà, c’est fini ; je suis enfin libéré ». Il est probable que cet homme n’a pas été jusqu’au bout de son travail psychologique, et pourtant on ne peut pas passer trop vite sur ce sentiment de libération, libération qui n’était pas offerte par la venue de la mort, mais par celle de la vie, par celle du Christ. Alors, n’ayons pas peur de regarder dans nos obscurités ce qui retient la vie captive pour la faire naître et renaître.

 

Ces obscurités sont comme ce « filet (qui) s’abattra sur tous les hommes de la terre. » Un filet qui immobilise comme le faisait ces plaisirs et ces soucis qui alourdissent. Oui, notre vie est parfois un filet qui immobilise ; alors n’ayons pas peur de la tourner vers le Sauveur.

Ce filet est aussi celui que nous posons sur la vie des autres, les regardant toujours avec le même regard, celui de l’habitude, celui qui les fige dans une case. Aveuglement qui nous empêche de percevoir ce qui se vit chez l’autre, les changements qui s’y opère ; ne pas voir qu’il n’est plus tout à fait le même depuis hier. Et c’est peut-être le sens de l’expression « ce jour-là tombe sur vous à l’improviste ». Un improviste qui ne traduirait pas seulement une soudaineté, mais aussi un automatisme que nous ne maitriserions plus, que nous ne percevrions même plus.

 

« Restez éveillés et priez », comme à Gethsémani ; comme pour nous rappeler, ainsi que nous l’avons déjà dit, que celui qui nous parle est bien celui là-même qui a traversé l’épreuve, celui qui a fait l’expérience de la libération venue du ciel.

Vous comprenez aisément que ces prescriptions pratiques que Luc nous donne ne sont pas une morale, mais une attitude du cœur, une mise en pratique de notre attente. Il ne s’agit pas de la condamnation d’une obstination coupable, mais de la mise en garde contre nos pesanteurs qui nous enfoncent dans un sommeil aveuglant. André Chouraqui le dit parfaitement quand il traduit « tenez-vous sur vos gardes » par « défiez-vous de vous-mêmes ».

Cet aveuglement, c’est celui du riche insensé qui se repose sur sa belle récolte (12,19) ou encore celui du mauvais riche qui n’aperçoit pas la misère du pauvre Lazare et qui chemine tout droit vers sa propre damnation (16,19). Nous retrouvons ici le thème cher à Luc de la sollicitude envers les pauvres. Il ne s’agit pas pour nous de répondre à une morale ou à une loi, Mais de se disposer à écouter un autre, à l’attendre, pour qu’il puisse nous appeler et nous envoyer à ce monde, à ces nations en frayeur. Car paradoxalement, si Dieu vient dans notre monde, c’est moins à nous de l’amener aux autres, qu’à nous de nous laisser conduire aux autres par lui. Et nous sommes dans ce mouvement où il s’agit moins de retenir Jésus, comme on chercherait à préserver notre petit monde, nos petites habitudes, que de nous laisser attirer par lui, jusque dans « le fracas et les flots » et peut-être jusqu’à cette main tendue qui sauva Pierre de la noyade.

Autre thème important en Luc que nous avons déjà mentionné: la prière. « Priez en tout temps ». L’attente chrétienne est prière à l’image de la prophétesse Anne qui saura reconnaître la venue du Messie dès le début de l’évangile (Lc 2,36-38), un peu comme un programme, ou plutôt comme une promesse.

 

Alors pourquoi prier ? Pourquoi prier quand même ? Parce que la vraie prière est Parole de Dieu en nous, Parole créatrice. Fuir dans la prière c’est s’ouvrir à celui qui nous connaît plus que nous-mêmes et qui sait ce dont nous avons besoin, et qui peut alors nous ouvrir le seul chemin possible. Peut-être me direz-vous que vous ne savez pas prier ? Comme dans cet évangile, je vous répondrai de ne pas vous en inquiéter car lui sait, si vous le voulez, comment vous faire prier. La prière, si elle n’est pas bien sûr négation de la réalité, est abandon à Dieu, confiance en lui comme seule issue possible ; et qu’importe, oserais-je dire, si cette prière est un poing levé vers le ciel du fond de votre souffrance ou de celle de vos proches.

Vivre l’Avent, c’est cesser de vouloir réaliser ce monde à notre façon, et croire que Dieu sait ce dont il a besoin. Peut-être vous arrive-t-il parfois d’être déçu de vous-mêmes, de vous trouver un peu nul dans telle situation ou telle conversation. Et alors ? Qu’est-ce qui importe ? Ce que vous ou les autres pensent de vous, ou ce que Dieu pense, ce que Dieu veut pour vous ? Eh bien la prière, c’est cela : croire, savoir, que notre vie est dans sa main, et donc, qu’après tout, nous ne risquons rien, en tous les cas pas l’essentiel, pas l’éternel. Car, vous le savez, le miracle de la prière est rarement de changer la situation, mais de changer celui qui prie, de lui donner un autre regard qui lui permet de traverser plus sereinement l’épreuve et de faire cette traversée avec un autre, Dieu.

 

Ce thème de la prière associée à la parousie rejoint le vécue des premières communautés chrétiennes. Elles ont découvert que l’attente serait plus longue que prévue, et cela ne s’est pas fait sans déception, sans démission. Luc les invite, nous invite, à ne pas nous décourager et à trouver l’attitude juste pour tenir dans l’épreuve, épreuve du monde, épreuve de l’attente, de la persévérance : la prière.

 

Finalement nous paraitrons « devant le Fils de l’homme ». Là encore, envisageons cette rencontre comme celle entre Jésus et la femme adultère en saint Jean. Un face à face fait de miséricorde qui ouvre un nouveau chemin, un avenir possible, là où tout semblait devoir s’achever. Elle aussi était cernée, encerclée, bousculée, et c’est peut-être dans ce mouvement de Jésus qui se baisse vers la terre, se redresse, se baisse de nouveau et se redresse enfin, que s’ouvre ce chemin de la terre jusqu’au ciel.

Je parlais tout à l’heure de cet homme qui avait fait en partie la lumière sur sa vie. Une telle démarche, vécue dans la foi, nous fait certes découvrir qui nous sommes, ce que nous avons vécu, mais aussi, et peut-être surtout, nous fait rencontrer la miséricorde de Dieu, sa présence bienveillante, salvatrice à nos côtés.

Pour cet Avent, peut-être pouvons-nous revoir, ressaisir, ces moments où Dieu, en naissant dans notre vie, nous a donné la vie. Churchill disait en riant : « Je  suis prêt à rencontrer mon Créateur. Quant à savoir s’il est préparé à l’épreuve de me voir, c’est une autre histoire. » Jolie boutade à laquelle il faut répondre « Oui, bien sûr ! Dieu est prêt depuis longtemps et il n’a cessé d’essayer de vous y préparer ».

Cette rencontre avec le Fils de l’homme, ce jugement, est peut-être à comprendre aussi comme ce que l’on dit du maître des novices, c’est-à-dire de celui qui accompagne spirituellement ceux qui veulent devenir moine. Contrairement à ce que laisse penser son nom, il ne s’agit pas pour lui de s’ériger en maître, de diriger le novice en tentant de le faire entrer dans un moule. Non, il lui faut d’abord l’accompagner en partageant la fatigue et les souffrances du chemin de celui qui cherche la volonté de Dieu. Et c’est ce que Dieu fait avec nous aujourd’hui, comme il le fera le jour du face à face. Et nous pouvons ici citer Voltaire : 

« Et je ne puis penser qu’un Dieu qui m’a fait naître,

Qu’un Dieu qui sur mes jours versa tant de bienfaits

Quand mes jours sont éteints, me tourmente à jamais. »

 

Notre évangile, comme nous l’avons dit, nous parle de catastrophes et d’épreuves, mais aussi de libération, de LA Libération. Le lien entre les deux est certainement la difficulté qu’il y a à se libérer ou à se laisser libérer ; la libération est aussi, passe aussi, par l’épreuve. Ce monde qui s’effondre est en nous. On demande parfois aux moines ce qu’ils pensent du monde, de ce qui s’y passe. Mais le moine est lui aussi du monde et c’est ce monde qu’il a emmené avec lui derrière les murs du monastère. Et sa vie, comme celle de chaque chrétien, de chaque personne, est toujours destruction et création, recréation, à l’image de ce que décrit notre évangile. Durant cet Avent, nous sommes invités une nouvelle fois à reprendre notre chantier pour accueillir celui qui vient nous rendre à nous-mêmes, nous recréer à son image, nous libérer.

Avant de conclure, je voudrais vous laisser avec une prière écrite pendant la seconde guerre mondiale par Aleksander Zacepa, un soldat soviétique, quelques instants avant la bataille où il perdit la vie. Nous pourrions lire cette prière à la lumière de notre évangile et y trouver de nombreux parallèles :

« Ecoute, ô Dieu ! Je n’ai pas parlé avec toi une seule fois dans ma vie mais aujourd’hui j’ai envie de te faire la fête. Tu sais, depuis que je suis tout petit, on m’a toujours dit que tu n’existais pas…et moi, comme un imbécile, j’y ai cru. Je n’ai jamais contemplé tes œuvres, mais cette nuit, du cratère fait par une grenade, j’ai observé le ciel étoilé au-dessus de moi. Fasciné par le scintillement des étoiles, j’ai soudain compris combien c’est terrible d’avoir été trompé…Je ne sais pas, ô Dieu, si tu me donneras la main, mais je te le dis, et tu me comprends…N’est-ce pas étrange qu’au cœur d’un enfer épouvantable, la lumière me soit apparue et que je t’aie découvert ? A part cela, je n’ai rien à te dire. Je suis heureux tout simplement parce que j’ai fait ta connaissance. A minuit nous devons attaquer, mais je n’ai pas peur. Toi, regarde-nous. »

Frères et sœurs, nous ne savons rien de l’avenir, nous ne savons pas ce qui nous attend, personnellement et collectivement, mais nous croyons que Dieu appelle à lui toute sa création. Et c’est bien ce sentiment qui m’habite au terme de cette méditation et c’est ce que j’ai essayé de vous partager. Malgré peut-être ce que vous vivez, malgré ce que tant vivent, nous pouvons croire, et plus particulièrement en cet Avent, nous devons nous ouvrir à cette présence libératrice pour aujourd’hui et pour le dernier jour. Dieu qui vient, c’est un élan que nous devons goûter, dont nous devons faire notre véritable plaisir et notre boussole ; c’est un élan qui nous met en marche, qui nous met en vie.

Alors un jeu de mot, facile, mais que crois juste : Avent/Avance..