1er dimanche de l’Avent

                                                           Novembre 2016

 

Frères et sœurs, aujourd’hui, ce soir, commence le temps de l’Avent. Ainsi, en cette période de l’année où les nuits sont si longues et où les jours peuvent être gris, où plus rien ne semble pouvoir pousser, paradoxalement, nous allons voir fleurir un peu partout des guirlandes et autres décorations, et c’est finalement une certaine joie qui, chaque année, habite ce mois de décembre. Et pour inaugurer cette préparation à la fête, en cette année où nous reprenons comme évangile principal celui de saint Matthieu, l’Eglise catholique nous propose d’abord de nous souvenir du déluge donc d’une catastrophe, d’un échec. Avouons que là aussi il y a un côté paradoxal ! Car certes, dans le déluge, l’accent est mis sur Noé le juste. Certes, il y a cette fin heureuse pour tous les passagers de l’arche. Et il y a également l’arc-en-ciel qui devient le signe de l’Alliance de Dieu avec l’homme et avec toute la terre. Mais dans le déluge, il y a aussi Dieu qui se repent d’avoir fait l’homme et qui, c’est le moins que l’on puisse dire, se met en colère ! Alors évidemment, ce texte a été choisi, et on y reviendra, pour mettre en valeur l’attitude de la vigilance et bien sûr pour parler de la venue du Fils de l’homme, mais  il ne faut peut-être pas passer trop vite sur la violence que contiennent les trois images ici évoquées (le déluge ; une personne prise et l’autre laissée ; le voleur) et il est légitime de se demander pourquoi nous débutons le temps de l’Avent, ce temps de la préparation à la venue du Sauveur, à la venue d’un enfant, par cette évocation d’un Dieu violent.

Alors il faut de suite préciser que ce n’est pas Dieu qui est violent, mais le récit biblique, l’image qui nous en est donnée. Avançons aussi que cette histoire du déluge est d’abord un mythe de l’Ancien Orient, et que les inflexions que la Bible lui donne ont au contraire pour but de montrer un Dieu différent qui, après cet épisode, se repent et affirme : « jamais plus je ne maudirai le sol… jamais plus je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. » (Gn 8,21).

Néanmoins, peut-être faut-il voir derrière cette image une invitation à faire table rase du passé, c’est-à-dire à ne pas s’accrocher à l’image que nous avons de Dieu, pour pouvoir se laisser interpeller de nouveau, pour avoir une écoute neuve qui nous permettra d’entendre ce que nous n’avions plus la place d’accueillir. Toutes les personnes qui prennent leur courage à deux mains pour trier et ranger une armoire, une chambre ou un grenier vous dirons que ça met aussi de l’ordre dans la tête et dans la vie.

Peut-être n’est-ce pas l’image de Dieu que nous nous sommes forgées que nous devons dépoussiérée ou dé-paganiser, mais l’image que nous avons de la vie de chrétien, du bon chrétien, de l’honnête homme. Ne soyons pas trop sûr d’être du bon côté, du côté des gentils, des personnes respectables. Ou encore, dans le même sens, c’est sur notre propre image, notre propre réalité, que nous devons porter un regard neuf, un regard vrai.

Voilà, en tous les cas, un appel à être attentif à la réalité, aux paroles de Dieu dans notre vie quotidienne ; appel qui nous permettra, si nous en prenons la peine, d’éviter d’être, un jour ou l’autre, « engloutis ». Se laisser surprendre par Dieu, par ce qu’il est vraiment ; se laisser surprendre par la vie et par les autres, par ce qu’ils sont réellement, se laisser surprendre par soi-même, par ce qui nous habite, pour ne pas s’enfermer dans ce que nous croyons, dans ce qui nous arrange, et nous réveiller un matin, surpris, pris dans le sac, englué dans notre aveuglement.

 

« Comme il en fut aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il lors de la venue du Fils de l’homme. » Que se passait-il donc aux jours de Noé ? Nous en avons souvent l’image d’un temps de débauche, rapprochant cet épisode de celui de la destruction de Sodome et Gomorrhe. Mais ici Jésus évoque les réalités de la vie quotidienne : « on mangeait et on buvait, on prenait femme et on prenait mari ». Quel est alors le tort de cette génération ? De se limiter au matériel et à l’immédiat, et de se désintéresser ainsi de l’essentiel ; d’avoir probablement une vie égoïste, en tous les cas individualiste ; de ne pas donner une place à Dieu dans le quotidien, dans cette Création qui est la sienne. Finalement, ces « gens ne se sont doutés de rien » et se sont noyés dans leur propre monde comme nous-mêmes nous pouvons le faire, à l’image de la somme de soucis parfois si dérisoires par lesquels nous pouvons nous laisser engloutir. La multiplication des cas de burn out en est un symptôme (et notons au passage que cela n’épargne pas le clergé, bien au contraire !). Autre exemple, la pression, et d’abord chez les jeunes, de la mode (exemple du jeune dans le train avec un iPhone dernier cri mais avec des lunettes réparées avec du ruban adhésif).

Profitons de l’Avent pour reconnaître ce qui est essentiel dans nos vies, ce qui est au contraire encombrant, et cela nous permettra peut-être d’offrir les justes cadeaux à Noël.

 

Le symbole de l’arche, je n’y reviens pas, a été développé par les Pères de l’Eglise : la crèche, le tombeau, l’Eglise, Marie…Pensons ici à l’Arche de Jean Vanier : arche pour recueillir, accueillir, sauver ; arche pour vivre avec, avec la personne handicapée, avec le handicap et donc avec mon handicap. « Les gens ne se sont doutés de rien », mangeant et buvant, ne voyant pas le handicap de l’autre, sa détresse ; ne voyant pas, ou refusant de voir, leur propre handicap en le noyant dans le déluge du quotidien, en le comblant de matériel, de distractions. Je lisais dernièrement cette pensée de Pascal : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser. »

L’arche c’est peut-être aussi tout simplement la Parole de Dieu qu’il nous est demandé d’écouter et, en quelque sorte, d’habiter ; en faire notre demeure, nous y abriter. Et cette Parole, c’est le Verbe de Dieu, le Seigneur Jésus Christ dont saint Paul nous exhorte à nous « revêtir » dans la lettre aux Romains que nous entendrons comme deuxième lecture.

Un midrash juif, c’est-à-dire une interprétation, dit qu’ « au temps de Noé, le vol s’effectuait contre le pauvre qui n’avait qu’un seul panier de haricots et auquel tout le monde volait un seul haricot. » Nous pouvons évidemment penser qu’en ne prenant qu’un seul haricot personne ne se croyait être un voleur, et pourtant, au soir, il y avait bien un volé dont le panier était vide. Le midrash met alors l’accent sur le manque de conscience de ces personnes, sur l’anesthésie de leur conscience, refusant de penser qu’ils pouvaient faire le mal. Et c’est cela qui, pour le midrash, est grave, car finalement, en volant un haricot, c’est leur propre conscience, leur propre capacité à discerner le bien et le mal, qu’ils dépouillaient.

J’ai participé dernièrement à une session pour maîtres des novices cisterciens. Un religieux italien, Amedeo Cencini, psychologue, nous disait que nous étions responsables de notre propre sensibilité : ce sont les choix d’aujourd’hui qui préparent, qui façonnent ceux de demain. Voler un haricot aujourd’hui, c’est, peu à peu, se donner des passe-droits et aller demain, peut-être, beaucoup plus loin sans avoir le sentiment de faire le mal. Si je fais des choix aujourd’hui dans une direction, je finirai par croire que cette direction est bonne parce que je « sens », parce que je crois que c’est bon. Rien de ce que nous faisons n’a pas d’impact sur l’ensemble de notre personnalité. C’est pourquoi il ajoutait ici que la psychologie est plus exigeante que la morale.

Dans un tout autre domaine, il prenait l’exemple des habitudes culinaires où c’est ce que j’ai appris à manger, ce que j’ai appris à aimer à manger qui détermine mes goûts d’aujourd’hui. Comme on le dit, la meilleure cuisine sera toujours celle de Maman ! Eh bien c’est exactement pareil pour notre façon de faire, de nous comporter avec les autres : plus j’apprends à les respecter, à les aimer, plus j’en serai capable ; moins j’en ai le désir et la volonté, plus je me centre sur moi-même, plus j’aurai des comportements égoïstes. Et c’est pourquoi Cencini nous invitait à mettre en crise notre sensibilité, notre conscience ; lui faire vivre un mini-déluge : pourquoi est-ce je pense ainsi ? Pourquoi est-ce je crois que cela est bon pour moi ou pour l’autre ?

 

En nous interpellant à partir de ces personnes qui vivaient une existence apparemment normale et qui ne se sont doutées de rien, Jésus nous invite, pour le rencontrer, et ainsi l’accueillir, à être davantage lucides quant à notre propre existence. La réalité n’est pas d’abord ce qui se donne à voir, mais ce qui se joue à l’intérieur de moi-même. Je me souviens que, dans le film 1492 avec Gérard Depardieu en Christophe Colomb, le navigateur, découvrant les « Indiens » vêtus comme Adam et Eve, voulait instaurer une société de paix. Il comprendra rapidement, dans le sang et les larmes, que le Nouveau Monde, ou ce qu’il croyait être un nouveau monde, ne sera que le prolongement du vieux monde car où que nous allions nous emmenons avec nous ce que nous recelons d’amour et de haine, de fraternité et de convoitise (exemple).

Et c’est donc à l’intérieur de nous-mêmes, qu’il faut agir ; c’est là qu’il faut être en éveil, être sur ses gardes, veiller sur ce qui entre en nous par nos cinq sens et surtout sur ce qui en sort. Vous connaissez les baobabs qui poussent sur les planètes dans Le Petit Prince et la mésaventure de celui qui n’a pas pris la peine de chercher à distinguer, au moment des premières pousses, les rosiers des baobabs, et qui, par paresse, a ainsi laissé pousser ces grands arbres. En conséquence, ils ont pris toute la place sur la planète, et donc aussi dans la vie de cet homme, au point qu’ils risquent de la faire exploser. Ils sont désormais indéracinables ; il n’y a plus rien à faire. Comme pour les hommes du déluge, c’est trop tard, il aurait fallu agir avant. Ils sont aussi devenus terriblement voyant, et cela, avouons-le, nous n’aimons guère : tout le monde peut voir les défauts de cet homme, ses problèmes et finalement son échec. Malraux disait : « L’homme est ce qu’il cache. »  Mais Jésus ne nous invite pas à cacher mais à mettre au jour ce qui nous habite, à le regarder en face, même et surtout ce qui est laid, petit ou pitoyable. Souvenons-nous qu’au chapitre 3 de la Genèse, après avoir mangé le fruit, Adam et Eve se cachent parce qu’ils ont honte de leur nudité. C’est le serpent qui veut que nous nous cachions, car ainsi il peut, dans un seul à seul, nous embobiner. Croire que nous pouvons vivre en cachant ou en se cachant à soi-même, c’est s’assoir sur un baril de poudre, c’est ne se douter de rien et finir englouti. Cencini nous disait aussi : « Il n’y a qu’une seule chose que l’on ‘doit’ faire : la vérité et sa vérité. »

 

Après la référence au déluge, Jésus prend une deuxième image : « deux hommes seront aux champs : l’un sera pris, l’autre laissé ; deux femmes seront au moulin en train de moudre : l’une sera prise, l’autre laissée. » Dans la ligne de ce que nous avons dit plus haut, nous pouvons imaginer que l’un est pris parce qu’il a su opérer un discernement dans sa vie, dans ses choix, dans ses actes, discernement qui va dans le sens de ce que Dieu attend de nous. Nous pouvons penser aussi que l’une a fait une place à Dieu dans sa vie, sa vie quotidienne, restant en dialogue avec lui, et que l’autre non. Et je crois que c’est vrai : si dans mon quotidien, je ne me tourne pas vers Dieu de-ci, de-là, pensant à lui, lui parlant, lui parlant de ce que je vis, de ce que je ne vis pas ; si je ne prends pas Dieu avec moi dans mon quotidien, dans ma vie, je ne le verrai pas me prendre avec lui dans ce même quotidien qui recèle de sa vie. Comment voulons-nous découvrir Dieu dans nos vies si nous ne lui prêtons pas attention ? Nous serons, là encore, comme ces gens qui ne se sont doutés de rien. Pour cet Avent, donc, quelle place je donne à Dieu dans ma vie ? Et quand je dis ma vie, je ne parle pas seulement des naissances, des mariages et des enterrements, et pas non plus seulement du dimanche ou de la prière du soir. Je parle bien dans ma vie quotidienne, tout au long du jour, lorsque je suis beau et bon, laid et méchant, lorsque je fais quelque chose de grandiose ou de banal (un exemple).

 

Il y a enfin cette troisième image, celle du maître de maison et du voleur. Pour l’illustrer un peu, vous savez peut-être qu’il y a quelques mois, l’Abbaye a été victime d’un petit vol (plus préjudiciable en perte de temps dans les démarches administratives qu’en perte d’argent…). Alors oui, si le maître de maison ou un autre habitant avait été plus vigilant, cela ne serait peut-être pas arrivé. Mais ce qui était surprenant, c’est que le voleur semblait bien connaître la maison, et évidemment nous n’avons pas pu nous empêcher de penser que c’était quelqu’un que nous fréquentions dans le quotidien. Et pourtant, le voleur, interpelé quelque temps plus tard, s’est avéré être un homme qui, certes avait fait un séjour à l’hôtellerie, mais n’était pas un habitué. Il faut alors mettre ici en avant le « professionnalisme » de ce voleur (même s’il s’est fait arrêter…) : il avait rapidement et discrètement repéré les lieux, et ils savaient où ils pouvaient aller, comment et quand. Le Seigneur lui aussi connaît son métier et il nous connaît. Soyons en sûr, il sait également comment pénétrer dans notre maison, dans notre quotidien. Et il le sait d’autant plus que cette image que donne Jésus a un aspect irréalisable, car il est illusoire de croire que le maître de maison aurait pu connaître l’heure à laquelle le voleur viendrait. Nous ne savons pas, nous n’avons aucune sécurité, aucune assurance, si ce n’est de nous tenir prêts, tout au long du jour et de la nuit, tout au long de notre vie. Prêts, c’est-à-dire croire, espérer, aimer.

 

Cette parabole du maître et du voleur est enserrée par deux versets. Le premier : « Veillez donc car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur vient ». Et le second, qui est aussi le verset final : « Tenez-vous donc prêts, vous aussi : c’est à l’heure que vous ne penserez pas que le Fils de l’homme viendra. » Nous pouvons remarquer de suite trois différences : « le jour » et « l’heure » ; « votre Seigneur » et « le Fils de l’homme » ; « vient » et « viendra ».

Première différence : nous sommes donc passés du jour à l’heure. Il y a dans ce texte un mouvement, comme si les choses s’accéléraient, comme si ça devenait de plus en plus urgent et, en conséquence, responsabilisant. Et, rappelons-le, c’est bien à nous, aujourd’hui réunis dans cette salle, que cette parole est adressée.

Deuxième différence : « votre Seigneur » et « le Fils de l’homme ». Il faut d’abord souligner qu’en qualifiant le Seigneur par un possessif, « votre », nous devons entendre cette possession, cette appartenance, voire même cette intimité, comme une question : qui est mon Seigneur ? Qui est le maître de ma vie ? Ma petite personne, mes convoitises, l’argent, la gloire, le pouvoir, mes passions, etc. ? N’ayons pas peur, là aussi, d’opérer un discernement et de demander au Seigneur - le seul, le vrai – de nous aider, de nous éclairer, pour découvrir tous ces faux seigneurs qui nous malmènent et qui nous volent.

Dans cette deuxième différence, il y a la figure du Fils de l’homme qui est évidemment liée à la Croix puisque c’est celle que Jésus utilise pour annoncer sa Passion et sa Résurrection. Le titre de Seigneur, quant à lui, est clairement lié à la Résurrection. Ainsi, contrairement peut-être à ce que ces images dures pouvaient en laisser paraître, la venue du Seigneur est une Bonne Nouvelle que nous ne devons pas craindre, mais bien attendre, désirer, espérer.

 

Et enfin la troisième différence : « vient » (présent) ; « viendra » (futur). Eh bien, peut-être est-ce lié à la question que nous nous posions : qui est mon Seigneur ? En effet, celui que je fais MON Seigneur, quel qu’il soit ; celui à qui je donne emprise sur ma vie, mes choix, mes actes ; celui-là VIENT parce que je l’appelle, je le laisse entrer, je lui fais de la place, je l’entretiens et ne laisse pas partir. Est-ce que je suis disposé à faire de même avec le Christ ? Est-ce que je fais en sorte que le Christ puisse venir dans ma vie, dans mon arche et ainsi dans le monde ?

 Au cas où nous ne le ferions pas, ou pas suffisamment, croyons, espérons, que le futur employé dans le second verset n’est pas d’abord un avenir, une fatalité, un jugement, mais une promesse. Oui, le Christ viendra dans ma vie ; bon ou méchant, il me prendra et me montrera son visage. Promesse merveilleuse, Bonne Nouvelle, qui est la miséricorde de Dieu dans toute sa puissance, dans toute sa gratuité, dans tout son amour.

Et je reviens ici sur la deuxième image, celle des deux personnes, l’une prise, l’autre laissée. Rien ne nous était dit sur les raisons qui distinguaient aux yeux de Dieu l’une et l’autre. Donc rien ne nous était dit sur ce qu’elles avaient fait de bien ou de mal, et rien ne nous en sera dit. Mais l’accent n’est pas ici sur celui qui est laissé – si laissé veut dire abandonné – mais sur celui qui est pris, pris sans justification, pris par pure gratuité de la miséricorde divine. Seule la gratuité peut nous retourner, nous convertir (exemple).

Et c’est cette même gratuité que nous avons à donner au monde, que nous avons à donner à nos frères et sœurs qui nous entourent. Dans la lecture des complies, il y a quelques semaines, le Père Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, évoquait tous ces cris dans l’évangile qui sont adressés à Jésus : « Prends pitié de moi ! ». Il nous invitait alors à les entendre chez nos frères, et cette fois comme nous étant adressés : quand j’ai mal, prends pitié de moi ; quand je tombe, prends pitié de moi ; mais aussi quand je te fais du tort, prends pitié de moi. Soyons gratuits, miséricordieusement gratuits. Je reprends ici des paroles déjà citées du Père Maurice Zundel : « Il ne s’agit pas de nous sauver… d’avoir la paix et la joie en nous…d’avoir une bonne conscience… d’obtenir une sécurité intangible… de se revêtir d’une protection contre les catastrophes cosmiques et humaines. Il s’agit uniquement de préserver, de protéger, d’accroître et de communiquer cette vie divine. » Si nous avons conscience d’avoir été touchés, relevés, ressuscités par la miséricorde de Dieu, nous devons, tant bien que mal, en être les témoins, les dispensateurs.

Mais voilà, cette invitation, aussi belle et grande soit-elle, nous semble souvent bien difficile. Et c’est en cela que la Parole de Dieu est ce glaive à deux tranchants qui sépare en nous ce que nous ne voudrions pas séparer ; ce glaive qui prend l’un et laisse l’autre. Ce glaive qui appuie là où ça fait mal, là où on ne voudrait pas regarder. Oui, la violence de Dieu est interpellation, appel à renaître, à ressusciter, à abandonner ce qui ne peut que nous engloutir. Car la vraie violence est bien en nous et non en Lui. C’est nous qui sommes incapables d’aimer le frère ou la sœur qui, comme nous, avec nous, semblable à nous, est au champ ou au moulin. C’est nous qui séparons, enlevons, abandonnons, rejetons l’autre et non pas Lui.

Par rapport à ce qui nous habite, comme par rapport à la miséricorde, je cite ce passage du roman Les Thibault de Roger Martin du Gard. Le personnage qui s’exprime ici est Antoine, combattant de la première guerre mondiale : « Tout ce qui dort dans les replis ! Tous ces germes ignorés, que la guerre, par exemple, m’a fait découvrir en moi…Même des possibilités de haine et de violence, voire de cruauté…Et le mépris du faible…Et la peur, etc. Oui, la guerre m’a fait apercevoir en moi les instincts les plus vils, tous les bas-fonds de l’homme. Je serais capable maintenant de comprendre toutes les faiblesses, tous les crimes, pour en avoir surpris en moi le germe, la velléité. » Et je me permets de mettre en écho à ce texte des paroles du pape François, le 6 novembre dernier, pour le jubilé des prisonniers : « Chaque fois que je pénètre dans une prison, je me demande : pourquoi eux et pas moi ? » Oui, il y a en nous tout ce que le monde peut comporter d’horreurs, et ne pas les voir, ne pas le croire, c’est, comme pour le déluge ou encore les baobabs, prendre le risque de se laisser submerger par elles. Par contre, consentir à les démasquer, c’est s’ouvrir, au cœur même de l’enfer, un chemin, une résurrection. Et c’est ainsi que la miséricorde, la charité seront possibles.

Et c’est le problème de notre foi, de la perception que nous avons ou que les autres ont de notre religion. Il ne s’agit pas tant d’essayer de s’élever vers le ciel en tentant d’être un honnête homme, que de descendre en soi pour y reconnaître ce qui ne va pas, ce qui n’est pas beau. Ça me rappelle la publicité pour les biscuits finger où un enfant se mettait sur la pointe des pieds et tendait le bras pour plonger la main dans une armoire afin d’essayer d’attraper un finger… mais il lui manquait un centimètre…Eh oui, comme disait le slogan les fingers sont toujours trop courts ! Et pour nous aussi, ce n’est pas ainsi, en ne comptant que sur nos capacités, que nous parviendrons là où nous devons aller.

Vous imaginez bien, et je crois l’avoir déjà dit plusieurs fois, que la vie communautaire n’est pas faite que de plaisir et d’amour…On peut rapidement, et pendant longtemps, être agacé, énervé, insupporté par les défauts, les habitudes, les manies, les façons de faire, les différences multiples de nos frères. Il arrive alors qu’on se pose la question de savoir si vraiment on est fait pour cette vie communautaire, si vraiment on va tenir jusqu’au bout. Mais finalement derrière tout cela, le plus dur, le plus douloureux, ce ne sont pas leurs défauts, mais les nôtres. Si nous avons parfois tant de mal, c’est parce que nous n’acceptons pas de ne pas être parfaits, de ne pas être faciles et agréables à vivre.  Cette violence que met à jour la vie communautaire, c’est notre violence contre nous-mêmes, contre ce que nous ne sommes pas, contre nos rêves engloutis. C’est nous-mêmes, cette fois, qui nous repentons d’être et qui nous mettons en colère, et c’est pour cela que nous avons plaqué sur Dieu de telles intentions. Oui, un déluge peut en cacher un autre, et alors la violence n’est plus du côté de Dieu mais du nôtre. Et là aussi, il faut apprendre, découvrir, qu’on doit être miséricordieux envers soi.

 

Alors, frères et sœurs, je reviens à notre question initiale : pourquoi débuter cet Avent par cet évangile qui met en avant la faute, la colère, la mort, la séparation, le vol et ainsi la violence du monde et l’image d’un Dieu violent ? Eh bien, comme nous l’avons vu, tout simplement parce que c’est en reconnaissant notre propre faute, notre propre misère, notre propre violence que la venue du Christ peut avoir un sens. Il n’y a pas de salut s’il n’y a rien à sauver. Le retour du Christ, mais aussi la fin du monde et la fin de notre vie, ne seront pas des apothéoses, des accomplissements de l’humanité qui, à la force du poignet, et même avec le secours de Dieu, serait parvenue au stade de la perfection, éliminant toute guerre, toute injustice, toute maladie, et même la mort, comme certains scientifiques semblent encore vouloir nous le faire croire. Notre monde comme notre vie vont vers la mort, et c’est bien pour cela que nous allons aussi vers Dieu puisqu’il est le seul à pouvoir nous en délivrer.

Le retour du Christ sera joyeux et triomphal, non pour l’honnête homme, mais pour celui qui se reconnaît dans ces hommes du déluge engloutis par les flots, dans cet homme ou cette femme laissés, dans ce maître de maison volé. Oui, il y aura Bonne Nouvelle pour celui qui se reconnaîtra pécheur avec les pécheurs, noyé avec les noyés, et qui reconnaîtra ainsi combien il a besoin de Dieu et de son salut. Le Christ vient à nous, le Christ naît dans nos vies, chaque fois que nous reconnaissons nos limites et nos faiblesses, et il n’y a pas d’autre chemin, ni pour lui, ni pour nous. Si je crois être du bon côté, je n’ai rien à attendre du Christ et risque fort d’être laissé au champ ou au moulin.

Ce retour du Seigneur, vous le savez, s’appelle la parousie. Ce nom, nous l’avons dit, évoque pour nous un ébranlement, un cataclysme, le déluge, la violence. Or, en réalité, il exprime la visibilité de la présence vivante et permanente du Christ dans nos vies. Mort ou fin du monde, c’est toujours Quelqu’un que nous allons rencontrer.

 

Alors oui, il nous faut veiller, être prêts ; alors oui, malgré cela, nous nous laisserons surprendre. Et pour cet Avent, si vous voulez rencontrer le Christ, ou tout au moins reconnaître, comme un voleur, les traces de son passage, je vous invite paradoxalement à veiller en vous laissant surprendre ! Laissez-vous surprendre par tout ce que le quotidien recèle de beau, de bon, de grand (exemple). Laissez-vous surprendre aussi par ce qu’il y a en vous et dans les autres - proches ou grands de ce monde – de mesquinerie, de petitesse, d’égoïsme. Oui, pour cet Avent, je vous invite à faire vôtre le paradoxe, que nous soulignions au commencement de cet entretien, avec ce Dieu violent du déluge qui annonce déjà la Bonne Nouvelle : il « vous es né un Sauveur » (Luc 2,11). Portons un regard neuf sur notre vie, peut-être même un regard d’enfant qui découvre le monde, et ne craignons pas d’être vrais, lucides avec nous-mêmes, car c’est ainsi que nous donnerons au Christ de naître et grandir en nous, et c’est aussi ainsi que, comme Dieu, nous pourrons dire profondément, réellement : « jamais plus je ne maudirai le sol… jamais plus je ne frapperai      tous les vivants comme je l’ai fait. » (Gn 8,21).

 

En guise d’exemple et d’envoi, je vous laisse avec une photo trouvée sur Google en tapant « déluge » et allant sur « images ». Voici une embarcation de migrants traversant la Méditerranée, arche bien fragile, à la fois – autre paradoxe - pleine à craquer et pleine de couleurs. Image de la violence de notre monde qui doit nous faire réfléchir sur ce qui peut nous habiter, nous motiver, nous fermer ou nous ouvrir. Et comme pour nous donner bonne conscience, pour nous montrer qu’il y a encore plus violent que nous et qu’après tout, dirons-nous, ce n’est pas de notre faute. Mais peut-être aussi pour nous montrer qu’un peu plus profond en nous, il y a encore davantage à convertir, je précise que lorsque vous cliquez sur la photo, vous n’arrivez pas sur un site humanitaire ou politique, mais, summum du cynisme, sur un site commercial de vente d’appareils photo !

Alors, frères et sœurs, en cet Avent, descendons dans notre nuit, car aussi bas ou loin que cela nous mènera, ce sera toujours pour y découvrir l’enfant du Salut.