3e
dimanche de Carême année B : Jn 2,13-25
mars 2009
13 Si les évangiles synoptiques (Mt, Mc, Lc)
n’évoquent qu’une seule montée de Jésus à Jérusalem lors de sa vie publique, et
donc si elle se situe juste avant sa mort et sa résurrection, Jean évoque 3
pèlerinages à Jérusalem. Ainsi l’épisode des vendeurs chassés du Temple a lieu
dès le chapitre 2, après les noces de Cana.
En Jean, Jésus va « s’emparer »
(G. Lafon) de « la Pâque des juifs », et se mettre d’ores et
déjà au centre, obligeant chacun à se positionner par rapport à lui.
En ce temps du Carême, nous sommes nous
aussi invités à nous positionner, à nous interroger sur qui est Jésus pour
nous ? Quelle place, quel espace lui donne-t-on dans notre vie ?
14 D’espace, il en est question avec le Temple.
Il
s’agit d’un vaste ensemble, avec plusieurs parties, et quand Jésus « trouve
installés dans le Temple les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et
les changeurs », il est face à une situation normale. Tous ces
marchands ne se situent pas au cœur du sanctuaire, mais à l’entrée du Temple,
en un lieu prévu à cet effet, afin de permettre aux croyants de réaliser leur
sacrifice, de rendre leur culte à Dieu.
15-16 Et Jésus les chasse ! On
a souvent parlé d’une « sainte colère », d’une colère soudaine ! Mais il ne faut
peut-être pas imaginer que Jésus, saisi par un tel spectacle, serait sorti de
ses gonds. Le verbe « il trouva » revient plusieurs fois en
Jean et notamment pour parler d’André qui va chercher son frère Simon (Pierre)
pour lui annoncer qu’il a trouvé le Messie ; de même pour Philippe et son
ami Nathanaël. Jésus sait ce qu’il va trouver au Temple avant d’y entrer, et on
peut supposer qu’il sait ce qu’il va faire. Il « s’inspire des actes
symboliques souvent posés par les grands prophètes pour faire passer leur
message, en frappant les imaginations » (C. L’Eplattenier).
Alors
quel message Jésus veut-il faire passer ? On a déjà dit que la situation
rencontrée par Jésus était normale. D’ailleurs si les autres évangiles lui font
dire aux marchands qu’ils font du Temple « un repaire de brigands »
(Mt 21,13), ici il parle d’ « une maison de trafic »
c’est-à-dire de commerce. Il n’y a pas de malhonnêteté ; il n’y a pas de
jugement moral.
Si Jésus dénonce un commerce, c’est
celui que les croyants, sous la direction des chefs religieux, entretiennent
avec Dieu. On ne se situe plus dans une alliance, dans une relation avec Dieu,
mais dans un marchandage.
Les
rites sont là pour exprimer une attitude intérieure. On peut imaginer
l’attitude intérieure de Jésus dans cette montée à Jérusalem, dans son
pèlerinage. Or, comme le dit Charles L’Eplattenier, « le contraste est
flagrant entre l’attente, la ‘recherche’, la quête de Jésus et ce qu’il
« trouve ». Une médiation opaque fait écran » Les rites
répétés, obligatoires, se sont progressivement vidés de leur sens pour devenir
le but alors qu’ils n’étaient que le moyen.
La
force de l’habitude, de la routine, peut être dévastatrice dans chacune de nos
vies. Ici les marchands étaient assis, « installés ». Ils sont
immobiles, indéboulonnables et en quelque sorte sans vie comme des statues de
sel.
Ils
sont aussi en sécurité, bien installés dans leur commerce et leurs certitudes.
De la même façon offrir des bœufs ou des brebis, c’est se mettre en sécurité,
en règle. On donne quelque chose, qui peut coûter (et souvenons ici de la
louange de Jésus à propos de la veuve et de son obole de 2 piécettes) mais pas
quelque chose que l’on est. On se situe dans l’avoir et non dans l’être. C’est
un don extérieur qui ne touche pas à notre être.
A travers ce don de brebis ou de
colombes, on cherche aussi à avoir un pouvoir sur Dieu ou sur la vie. En
donnant cet « avoir », on ne fait que donner l’illusion de se
déposséder en cherchant de suite à entrer dans une nouvelle possession :
posséder la vie, le bonheur, Dieu.
Or,
avec Dieu, ce n’est pas du donnant-donnant. C’est d’abord lui qui donne et tout
à fait gratuitement. S’il le fait c’est par amour, et ce qu’il attend, ou
plutôt ce qu’il espère, c’est l’amour.
C’est
pourquoi Jésus renverse et chasse. Son geste prophétique invite d’abord à une
prise de conscience sur nos errements quant à notre perception de Dieu, quant à
notre relation à Lui.
Ce
peut être notre chemin pour ce carême. Le père Ph. Hue nous
dit : « La vertu du carême est de faire table rase des
conceptions mercantiles de Dieu. Dieu n’est pas à notre mesure : le dieu
qui me donnerait bonne conscience, le dieu auquel je veux bien consacrer un peu
de mon temps, de mes activités afin d’obtenir sa bienveillance, le dieu censé
répondre à mes désirs, à mes besoins, qui évite le malheur, la solitude ;
le dieu que ma bonne conduite achète et que Jésus balaie sur la place du Temple »
Donner des brebis, c’est aussi estimer posséder
quelque chose. Or là encore Jésus veut renverser cette idée en nous rappelant
que nous avons tout reçu. Notre attitude face à Dieu doit donc être d’abord
celle de l’accueil, de la demande, du recevoir. Il nous faut reconnaître, et
bien souvent découvrir, ce qui nous vient de lui. Voilà aussi une attitude
possible pour ce Carême
Cette
idée de recevoir est un des sens de la pauvreté religieuse. Si on prend
l’exemple de cette maison, on ne peut pas dire que les religieux soient pauvres
puisqu’ils ne manquent de rien... Par contre, ils doivent demander ce dont ils
ont besoin, et on peut voir en cela un aspect de la pauvreté. Ainsi, comme le
dit le P. Franck Delorme, « la pauvreté nous dispose à recevoir notre
vie puisque nous avons à demander ce qui nous manque » En ce temps de
carême, regardons ce qui nous manque, ce que nous désirons en profondeur, et
demandons-le au Seigneur
Jésus
nous invite donc d’abord à cette attitude de réceptivité du don de Dieu,
attitude qui nous sort de l’auto-possession de nous-mêmes. Commentant le
« ‘Viens et suis-moi », F. Delorme reprend : « ces
mots nous invitent à renoncer à se donner la vie à soi-même. » Et plus
loin il ajoute quelque chose que je trouve tout à fait rassurant (mais pas déresponsabilisant !),
« Je n’ai plus à me dépenser sans compter pour combler ma propre vie
puisque ma source est ailleurs. » Cherchons donc cette source...
17 Voilà donc les faits : Jésus chasse les
vendeurs, avec les intentions et conséquences spirituelles évoquées plus haut
que cela comporte.
Au verset 17, on nous donne la réaction
des disciples qui se rappellent un verset du psaume 68 : « l’amour
de ta maison fera mon tourment » Cette citation rejoint la première
lecture où Dieu dit être « un Dieu jaloux » (Ex 20,5). La
jalousie de Dieu, comme l’acte de Jésus, sont provoqués par l’amour. Mais il
s’agit d’un amour gratuit, d’un amour qui veut donner la vie et non pas la
posséder. Cette jalousie de Dieu, ou plus exactement son amour pour chacun de
nous, nous sommes appelés à y croire et à en vivre.
Par
contre cette foi en la fidélité de Dieu ne doit pas nous faire retomber dans le
travers dénoncé plus haut : cet amour ne nous dégage évidemment pas de
notre condition humaine. De plus, et ce peut être ‘redoutable’, Dieu ne
renoncera à rien pour nous séduire ; le prophète Osée le disait
déjà : « mon épouse infidèle... je vais la séduire, je la
conduirai au désert et je parlerai à son cœur » (Os 2,16) En ce
carême, Dieu nous invite au désert, lieu de la rencontre mais aussi de
l’aridité, des tentations, du combat. Oui ! Cette rencontre avec Dieu, ce
temps où on se laisse enfin séduire par lui, où on accepte enfin de suivre le
chemin qu’il nous proposait inlassablement et que nous cherchions désespérément
ailleurs, ce temps est un rude combat, le combat de l’amour. Dans son livre ‘Le
dit de Tianyi’, François Cheng fait dire à la jolie Yumei : « ‘Quand
j’en aurai assez de vous, je vous chasserai.’ Puis, avec un sourire malicieux,
elle ajouta : ‘je vous chasserai comme un chasseur. Je vous poursuivrai
jusqu’à ce que je vous attrape !’ »
Ici aussi Jésus chasse les marchands
mais c’est pour les amener au vrai culte, à la vraie foi, au vrai amour. C’est
ce même amour qui dévore Jésus : amour pour le Père et pour l’homme. Mère
Teresa nous parle de cet amour de Jésus : « Tant que vous ne savez pas
tout au fond de vous que Jésus a soif de vous, vous n’avez pas la moindre idée
de ce qu’Il veut être pour vous. Ni de qui Il veut que vous soyez pour lui. »
Cette soif, on la retrouve sur la
croix, avec un même emprunt au psaume 68, psaume qui se réfère au serviteur
souffrant. Ainsi, par ce verset, l’évangéliste fait allusion à la Passion de
Jésus. On peut donc dire que par cet acte, Jésus ne révèle plus quelque chose
sur Dieu ou sur le Temple mais sur lui-même. « Alors qu’à Cana Jésus
avait comblé un manque, ici c’est lui qui crée le vide ! » en
chassant les marchands (C. L’Eplattenier) et que met-il à la place :
lui ! C’est la 2e portée de son geste : il se met à la
place, au cœur.
18 C’est bien ce que montre la suite du texte.
Les juifs l’interrogent et lui demandent « Quel signe peux-tu nous
donner pour justifier ce que tu fais là ? » La question ne porte
donc pas sur la légitimité de l’acte posé mais sur la légitimité de celui qui
le pose, sur son autorité (comme dans les synoptiques), sur l’identité de
Jésus. Et ils attendent un signe qui s’impose, qui force la foi.
19 Dans les autres évangiles, lors d’une autre
demande de signe, Jésus répond par le signe de Jonas. Ici c’est la même annonce
de la passion et de la résurrection mais sous une autre forme : « Détruisez
ce Temple et en trois jours je le relèverai », ou plus exactement
« je le réveillerai ». Comme dit Lafon, on ne réveille pas un
bâtiment mais quelqu’un. Jésus a pris la place du Temple. D’ailleurs le mot
grec employé ne désigne plus l’ensemble du bâtiment mais le lieu le plus sacré,
celui où Dieu se tient.
« Jésus envisage la destruction
du Temple ; non point qu’il s’en arroge l’intention ou la capacité, à la
différence de la parole que lui prêtent les faux témoins lors du procès ou les
passants au pied de la croix, mais comme une conséquence de la conduite
pécheresse de son peuple. Il se montre
ainsi l’héritier des prophètes, et spécialement de Jérémie qui avait annoncé la
destruction du Temple de Salomon à ceux qui, tout en commettant le mal sans
retenue, se fiaient à la présence de l’édifice sacré en leur ville comme un
garant magique de salut » (X. Léon-Dufour) C’est donc l’inconsistance
du culte dénoncée plus haut qui provoque la ruine du Temple, la disparition de
la présence visible de Dieu sur terre.
Notons
au passage l’évolution de la perception de Dieu : là où Jérémie disait que
Dieu détruit et relève, Jean dit que Dieu relève seulement ; ce n’est pas
lui qui détruit. C’est ce que dit Paul Ricœur : « Sans doute
est-il encore bien du chemin à parcourir pour comprendre ou deviner que la
colère de Dieu est seulement la tristesse de l’amour ; il faudra que cette
tristesse se convertisse elle-même et devienne la douleur du Serviteur de Yahvé
et l’abaissement du Fils de l’homme »
20 Les juifs ne comprennent pas la réponse de
Jésus. Ils campent sur leurs certitudes et attendent un signe.
21 Et l’évangéliste précise que « le
Temple dont il parlait c’était son corps » On peut alors constater le
décalage entre Jésus et ses interlocuteurs : comme dit Ph.
Cochinaux : « L’être humain attend un signe et le Christ fait un
don, celui de sa résurrection » et avant cela celui de sa vie. C’est
ce que développe bien G. Lafon : « Si l’on doit vider les
bêtes, c’est parce qu’à la place des bêtes, il y a quelqu’un. Il y a quelqu’un
qui ne paie pas pour n’être pas dévoré, qui n’échange pas sa vie contre quelque
chose, mais qui va la perdre : elle va être détruite, et elle
va se réveiller »
Voilà donc le vrai sacrifice, le
sacrifice de celui qui se donne, non d’abord pour être crucifié mais d’abord
pour aimer, pour aimer jusqu’au bout, pour aimer avec tout ce que cela peut
impliquer, pour aimer même s’il faut être crucifié. L’incarnation de Dieu va
jusque-là et elle fait finalement de Dieu le véritable Homme. « Devenir
homme signifie devenir ‘pauvre’, ne rien
posséder à quoi l’on pourrait se référer devant Dieu, n’avoir d’autre soutien,
d’autre puissance, d’autre sécurité que la mise en jeu et le don de son propre
cœur » (J.B. Metz)
C’est cette puissance d’amour du Christ
qui est venu briser, chasser toutes nos incapacités à aimer. Nous sommes encore
bien souvent incapables d’aimer mais pas incapables de lui demander de nous
donner d’aimer : voilà un sacrifice, une offrande. Nous sommes encore bien
souvent incapables d’aimer mais pas incapables de saisir sa main pour nous
relever, pour nous laisser saisir par cette invitation à aimer.
Jésus est le véritable Temple, celui
qui remplit parfaitement sa mission de lieu de rencontre entre Dieu et les
hommes, de lieu d’écoute mutuelle. Jésus est le véritable lieu de la
manifestation de Dieu parmi les hommes. C’est par lui, avec lui et en lui, que
nous pouvons rendre notre culte. Il rétablit l’alliance qui était détruite par
le formalisme, le marchandage dénoncé plus haut. Il est la Nouvelle Alliance,
l’Unique Médiateur, notre Eucharistie.
Jésus est le véritable Temple, et en
lui, nous le sommes. Comme dit la 1ere aux Corinthiens, chacun est
le temple de l’Esprit (1 Co 6,19) et tous ensembles nous ne formons qu’un seul
corps.
22 Comme l’indique le verset 22, c’est avec
la résurrection que les disciples relisent cet évènement et entrent dans la foi.
Car après nous avoir mis en lumière toutes nos fausses sécurités spirituelles,
puis, dans un second temps, après avoir orienté notre regard sur lui et son
amour, le Christ nous appelle à la foi. Et c’est de cette foi dont il est question dans les trois derniers versets.
23-25 Ils sont comme un sommaire du
séjour de Jésus à Jérusalem ; on nous dit que « beaucoup
crurent en lui... mais Jésus n’avait pas confiance en eux » On admire
le Jésus qui fait des miracles mais on ne voit pas le Fils de Dieu. Nous
attendons des signes, ils nous réjouissent s’ils arrivent, nous enthousiasment
puis, le temps passant, nous nous refroidissons et attendons encore des signes.
La 2e lecture nous le dit : « Les juifs réclament des
signes, et le monde grec recherche une sagesse » (1 Co 1,22). Dans les
deux cas, on veut une preuve, quelque chose qui s’imposerait à nous, qui ne
nous obligerait pas à nous positionner, qui ne nous demanderait pas de donner
quelque chose de nous-mêmes.
Jésus, lui, nous invite à aller au-delà
des signes, et à persévérer dans notre foi en lui, et il est vrai qu’on peut
avoir peur du noir, peur du vide.
Jean
de la Croix : « Je sais une source qui jaillit et s’écoule,
Mais c’est au profond de la nuit,
En la nuit obscure qu’on appelle la vie.
Je connais par la foi sa voix fraîche et
pure,
Mais c’est au profond de la nuit. »
« La foi pascale (car c’est là que nous mène
ce texte et le carême) commence là où toute parole s’éteint : par la
mort. Croire au Ressuscité, ce n’est pas embrasser une religion de la
consolation, mais saisir la chance qu’offre le courage de la foi. C’est la nuit
qu’il faut croire à la lumière, c’est dans la mort que Dieu fait oeuvre de vie »
(M. Deneken)
Oui !
La foi nous demande parfois d’avancer en terre inconnue, et souvent, mis à part
notre curiosité, nous n’aimons pas cela. Mais la foi nous demande encore
davantage et c’est ce davantage qui fait peur : elle nous demande de
confier notre vie à un autre, de prendre le risque de renoncer aux sécurités
naturelles que nous lui donnions. Or, comme dit G. Lafon: « Qu’est-ce qu’il
y a dans l’homme ? Il y a le désir de protéger sa peau. Dans l’homme il y
a la volonté de ne pas être détruit et d’en mettre d’autre à sa place,
éventuellement des bêtes, mais pas soi-même. » C’est tellement
vrai ! Et pourtant, sous prétexte de ne pas perdre sa vie, on peut passer
à côté, rester assis, immobile comme les marchands. « Un bateau au port
est en sécurité. Mais ce n’est pas pour cela que sont construits les
bateaux » (William Shed). On entend souvent : « On a
qu’une vie ! » ; nous le reconnaissons tous mais sainte
Thérèse lui donne une coloration particulière : « Nous n’avons que
cette vie pour vivre de la foi »
La
foi des pèlerins de Jérusalem est une foi superficielle, qui reste en
périphérie du Temple, là où on vend les moutons, et non pas une foi qui
s’avance dans le sanctuaire, dans le cœur, là où il n’y a plus rien à donner
que soi-même.
L’évangéliste
nous dit que Jésus connaît « ce qu’il y a dans l’homme ».
Prenons-le non comme une condamnation mais comme une chance. Dieu connaît notre
« faiblesse » et notre « folie », comme dit
Paul, et par cet amour jaloux dont nous parlions plus haut, il ne demande qu’à
les transformer en « puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1
Co 1,24).
« Se
former à servir autrui requiert un processus ardu et souvent pénible de
dépouillement (...) On ne suit pas un tel apprentissage pour s’enrichir mais
pour s’appauvrir volontairement ; pour se satisfaire mais pour se vider de
soi-même ; pour conquérir Dieu, mais plutôt pour s’abandonner à son
pouvoir salvifique (...) il faut se glorifier de nos faiblesses. Notre
plénitude c’est d’offrir notre vide, notre utilité consiste à être inutile et
notre pouvoir, à être faible. » (H.J.M.
Nouwen)
Mais là aussi, si nous comptons uniquement sur
nous-mêmes, et donc sur notre faiblesse, pour avancer, nous n’irons pas bien
loin... Dieu nous appelle à compter sur lui. « C’est cela que Dieu
demande de nous : que nous ayons foi en lui, que nous croyons en son
amour. Que nous n’allions pas préférer de chercher nous-mêmes notre bonheur, là
où nous pensons le trouver, par des moyens que nous aurons choisis. »
(Dom Georges Lefebvre)
En
balayant le Temple et en nous appelant à la foi en Lui, le Christ nous invite à
l’intériorisation. Descendre en soi-même, « connaître... ce qu’il y a
dans l’homme » que je suis, le reconnaître et l’accepter. C’est dans
ce sanctuaire vidé de tout ce qui peut nous distraire qu’on peut rencontrer
Dieu. C’est en reconnaissant sa solitude, et donc son unicité, qu’on peut
entrer dans un véritable dialogue avec Dieu, dans une Alliance, dans un
« tu » et un « je ».
Cette
intériorisation est aussi le lieu de la persévérance, cette persévérance qui
manque à ces pèlerins de Jérusalem. Elle est le lieu de la stabilité, stabilité
qui est l’un des trois vœux pour les trappistes. Comme dit Dom Manu, l’abbé de
Saint-Sixte, « prier consiste à tenir bon auprès de Quelqu’un »
C’est
aussi dans cette capacité de vivre avec soi-même qu’on peut être capable de
vivre avec les autres. « Ceux qui s’engagent dans un conflit avec
d’autres le font parce qu’ils ne savent pas engager un combat avec
eux-mêmes » (Jeremy Driscoll)
On me demande enfin de tenter d’exprimer ce que peut
dire cet évangile pour notre monde d’aujourd’hui ; ce ne sera évidemment
pas exhaustif.
Un monde qui change : progrès scientifique et
informatique ; apparition de nouveaux géants (Chine, Inde...) ; des
pays par contre toujours et encore en guerre, en famine, etc. ; la
question du réchauffement climatique et finalement de la survie de
l’homme ; la crise financière, économique et sociale qui ne fait que
commencer ; l’avenir de notre Eglise et de nos communautés et donc,
finalement, la place de la voix du Christ aujourd’hui pour tous et pour
chacun...
Comme
pour le Temple, il y a évidemment ce qui se détruit, ce que l’homme
détruit ; il y a aussi ce qui se rebâtit et, si l’on est optimiste, ce qui
se réveille.
L’attitude
de Jésus au Temple peut nous guider : d’abord, comme on dit en sport, ‘il
mouille le maillot’, il s’investit, prend sa part pour faire bouger les choses,
pour faire prendre conscience.
Mais
surtout observons ce qu’il voit : un Temple qui a perdu son rôle, un
Temple qui sera détruit, et sa propre vie qui sera détruite ; bref, rien
de réjouissant ! Et pourtant il voit aussi le relèvement, le réveil, sa
résurrection. Au-delà de toutes ses épreuves, contre lesquelles il fait tout ce
qu’il peut pour les éviter, il annonce un avenir. Action pour aujourd’hui, et
espoir, espérance, pour demain.
Enfin
il annonce que nous ne sommes pas seuls : il y a Dieu et il y a les
autres, tous les autres. C’est dans cette relation, dans cette Alliance, dans
cette solidarité, cette communion, qu’il ouvre un chemin.
Le
Parti Communiste a été le premier parti politique de France. Quoiqu’on pense de
ce qu’il proposait et surtout des conséquences de cette politique en Russie et
ailleurs, nombre de ses militants croyait et proposait un avenir et un avenir
plus radieux. Qui, aujourd’hui, le propose encore ? Sans mentir aux gens
évidemment, nous avons à croire et à annoncer un demain qui peut être bien
meilleur.
On a vu que Dieu est la source du don, que nous nous
recevons de lui. C’est cela qui doit inspirer notre relation aux autres. Nous
aussi nous devons donner. Comme disait M. Delbrel : « Ce
n’est pas notre amour que nous avons à donner : c’est l’amour de
Dieu » S.Weil : « On a le devoir d’accorder tout ce
qu’on a pas le droit de refuser » Dans le même ordre d’idée, je cite
un personnage de S. de Beauvoir, dans
son roman dont le titre correspond bien au sacrifice du Temple, ‘Le sang des
autres’ : « Ils ne veulent pas perdre de temps ; ils ne
veulent pas perdre les dons, perdre l’argent. Et jamais, jamais ils ne se
demandent ce qu’on gagne à ne rien perdre ». J’ajouterai enfin saint
Bernard : « Si je m’arroge ce qui
ne m’est pas accordé, je risque de perdre, à juste titre, cela même qui
m’est offert », et c’est tout le drame de ce qu’on appelle le péché
originel.
Voilà quelques citations, presque en forme de maximes,
que nous pouvons méditer dans ce carême quant à notre rapport à autrui.
J’ai
cité tantôt le père Capelle qui énumérait toutes les idées de Dieu dont il se
disait athée. Je vous livre la suite de la citation : « mais tout
aussi fortement, du progrès nécessaire de l’Histoire, je suis athée ; des
valeurs érigées en absolu, je suis athée ; plus encore, de la pleine
possession de mon être, athée je suis. » Ce sera évidemment une bien
maigre consolation, mais ces derniers mots nous rappellent aussi qu’il n’existe
pas d’époque idéale, ni de vie parfaite. C’est peut-être notre drame d’avoir
cru que nous étions sortis définitivement de nos ornières, ou de croire qu’on
peut vivre une vie sans épreuves. Regarder lucidement le monde et soi-même, tel
qu’il est, tel que nous sommes, comme Jésus, c’est déjà un pas vers le salut.
Nous
avons évoqué aussi l’idée de regarder ce qui nous manque et de le demander au
Seigneur. On peut évidemment regarder ce qui manque à ceux qui vivent autour de
nous, à ceux qui sont un peu plus loin et même très loin. Considérer leur
besoin est déjà un pas vers eux. On peut alors voir ce qu’on peut faire pour
eux. On peut aussi voir ce qu’on peut demander à Dieu pour eux.
Nous avons dénoncé l’inconsistance du culte qui n’est
plus qu’une apparence. Nous sommes donc invités à conformer nos actes à nos
paroles, à nos belles pensées ;
invités, sommés à être cohérents.
Pour
donner un exemple de ce qu’il ne faut pas faire, je me permets un petit ‘coup
de gueule’ ! Il y a quelques semaines on apprenait que le groupe pétrolier
Total avait réalisé 14 milliards d’euros de bénéfice en 2008, le plus gros
bénéfice réalisé par une entreprise française en une année. Aussitôt, en ce
contexte de crise, des voix se sont élevées pour que Total trouve un moyen de
redistribuer une partie de cette somme, notamment en créant des emplois en
France. J’avoue alors avoir été indisposé par un refrain qui nous a été mis
dans la tête lorsque j’étais enfant : « En France, on n’a pas de
pétrole mais on a des idées ». Vous savez que la mémoire est
sélective, et je ne vous étonnerai pas, vous qui êtes belges, si je vous dis
que j’ai principalement retenu la première partie du slogan. Donc si en France
on n’a pas de pétrole, j’ai du mal à comprendre comment cette entreprise
française a pu faire autant de bénéfices. Et j’ai encore plus mal quand il
semble que pas grand monde n’envisage qu’une partie de cette somme pourrait
être redistribuée au développement des populations pauvres des pays dits
sous-développés où a été extrait ce pétrole. Si on continue à ne voir le monde
que de l’intérieur de nos frontières, on n’ira pas bien loin...
Et enfin une petite anecdote personnelle pour
illustrer la valeur de la dignité humaine ; petite expérience que nous
faisons tous en diverses circonstances. Un jour avec un ami, nous nous
aventurions dans un bâtiment inconnu. Plus nous avancions, plus nous nous
élevions, sans trop savoir si ce qui était sous nos pieds était solide, plus
mon ami montrait des réticences. Et soudain, à mon grand étonnement, il s’est
arrêté. Et tout en se cramponnant à ce qu’il pouvait, il a refusé d’aller plus
haut et il m’a dit qu’il avait peur ! Il avait le vertige ! Alors nous
sommes redescendus, sans découvrir ce qu’il y avait plus haut, sans pouvoir
voir le paysage qui nous attendait.
On
pourrait y voir une analogie avec la foi, mais si je vous raconte cela ce n’est
pas dans cette perspective. En effet si ce jour-là je n’ai pas vu le paysage,
j’ai vu beaucoup plus beau ! J’ai vu un homme qui avait peur, qui ne
pouvait faire autrement que de le dire et presque de le crier ; j’ai vu un
homme qui abandonnait masque, apparence, rôle, sécurité ; j’ai vu un homme
qui se montrait comme il est à un autre homme ; un homme qui finalement se
découvrait, s’abandonnait, se livrait. Eh bien ! Face à un tel homme, face
à une telle faiblesse, qui nous est commune à tous, je peux vous assurer que la
réponse n’est ni le mépris ni la moquerie, mais l’émerveillement, l’admiration.
Aujourd’hui encore, quand je repense à cet évènement, devant cet homme-là,
devant ce mystère de l’Homme, devant cette beauté de l’Homme, je me mets à
genoux.
Et c’est ce qu’à fait Dieu pour nous.
Loin de nous rejeter en raison de notre faiblesse et de notre péché, il est
descendu jusqu’à nous et se met à genoux devant nous, comme au lavement des
pieds, pour nous dire combien nous avons de la valeur. Cet homme faible, dénué,
dépouillé, abandonné, livré, donné, c’est bien le Christ, et Pilate ne s’est
pas trompé quand, le présentant à la foule, il déclare « Ecce
Homo », « Voici l’homme ». Oui ! Le modèle
d’homme que Dieu nous montre, son véritable Temple, son image, n’est pas celui
que nous vendent les médias ou les écoles de commerce. Non ! Nous ne
devons pas être les plus beaux, les plus forts, les meilleurs, les
‘encore-jeunes’ : c’est ça qui nous tue et délite nos sociétés. Mais c’est
justement en acceptant nos limites et nos faiblesses, en acceptant celles des
autres, en acceptant de voir d’abord dans l’autre un ami potentiel plutôt qu’un
rival, que nous pourrons vivre dans un monde où l’homme aura sa juste place. «
Théophile d’Antioche nous dit :
« Montre-moi ton homme et je te montrerai ton Dieu ». Par le
Christ, nous pouvons trouver l’Homme et nous pouvons nous laisser trouver par
Dieu. En ce carême, une nouvelle fois, n’ayons pas peur de le suivre.