Questions cisterciennes



(Dernière mise à jour le 10 juillet 2008)

 

 

 
 

 

Responsabilité des moines à l’égard du monde.

 

Expérience des Trappistes, hier et aujourd’hui

 

 

            Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, l’Unique-Engendré, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle (Jean 3, 16).  Si le monde est si précieux aux yeux de Dieu, il doit l’être de même aux yeux de tous les enfants de Dieu. Tous doivent s’en sentir responsables.  L’Église, la communauté de ceux qui ont reçu le message du Verbe incarné, existe au coeur du monde et pour le monde.  Sa mission être d’être en son sein un signe visible du salut destiné à tous.

 

            Le moine chrétien est un fils de l’Église, et partage donc sa mission.  Si, dans un certain sens, il quitte le monde et ses préoccupations superficielles, c’est pour le retrouver dans sa relation à Dieu.  Il doit donc incarner d’une façon originale et propre, dans sa vie monastique, la responsabilité de l’Église face au monde pour lequel le Fils de Dieu a donné sa vie.

 

            L’une des façon pour la communauté des croyants d’exercer cette responsabilité à l’égard du monde, c’est de mettre constamment les diverses cultures et les éléments qui les constituent en contact avec le message évangélique.  C’est le processus, aussi ancien que le christianisme, qu’on nomme aujourd’hui « inculturation ».  Le monachisme chrétien est né d’une telle rencontre entre le message évangélique sur la vie parfaite et la grande tradition ascétique et spirituelle qu’avaient connue toutes les cultures de l’antiquité lorsqu’elles avaient atteint un certain degré de spiritualisation.  Si bien que l’on peut dire que le monachisme est l’une des premières et des mieux réussies formes d’inculturation.

 

            C’est d’ailleurs pourquoi, si l’on étudie l’ensemble de l’histoire du monachisme, on se rend compte que chaque fois qu’une nouvelle forme de vie monastique est née, ou chaque fois qu’une réforme importante a été réalisée dans le monachisme, ce fut lorsque des moines ou des moniales furent particulièrement présents et attentifs à la culture de leur temps et donnèrent à des situations nouvelles des réponses qui étaient valables non seulement pour eux, mais pour toute l’Église et toute la Société.

 

            Il en fut ainsi de Cîteaux, au 12ème siècle.  Si la réforme de Cîteaux eut un tel succès, c’est qu’elle répondait à des aspirations et donc à des besoins non seulement de l’Église mais aussi de toute la Société de l’époque.  Le Cîteaux de la première génération répondait à un grand mouvement spirituel né de la réforme grégorienne et caractérisé par un désir de retour à l’idéal de l’Église primitive, fait de simplicité, de pauvreté, de communion et de piété affective.  Le Cîteaux de la seconde génération infléchit la réforme dans un sens un peu différent et s’inscrivit dans le mouvement de transformation de la société qui caractérisait le nouvel âge de la féodalité.  C’est ainsi que les monastères cisterciens jouèrent un rôle prépondérant dans la construction de ce que nous appelons maintenant l’Europe.

 

            Mais venons-en au propos de ma conférence.  Quelque chose de semblable se passa avec la Stricte Observance, qui fut un phénomène antérieur à La Trappe et beaucoup plus large que la réforme trappiste, mais qui s’est par la suite identifié avec le nom de « Trappistes ».  La Réforme de La Trappe, avec l’Abbé de Rancé, comportait certes ses limites et était sur certains points assez éloignée des préoccupations des premiers Cisterciens.  Si son succès – ne fût-ce que numérique – fut impressionnant, c’est que son orientation correspondait aux aspirations spirituelles de l’époque, au moins en France et dans les pays sous influence française.

 

            Nous savons tous comment cette Réforme a survécu à la Révolution française et a refleuri en de nombreuses fondations après celle-ci, grâce au courage et à l’esprit d’aventure de Dom Augustin de Lestrange et des moines et moniales qui le suivirent en Suisse, en Russie, en Amérique et en plusieurs pays d’Europe.  Tout au cours de ses pérégrinations, cette cohorte de moines et de moniales furent aussi profondément liés qu’on puisse l’imaginer aux difficultés et aux préoccupations des hommes de leur temps. Presque tous les monastères actuels dits « trappistes » sont nés directement ou indirectement de cette odyssée.

 

            Cela a donné aux Trappistes un goût de l’aventure qui n’a cessé de les caractériser.  Les fondations faites un peu partout de par le monde durant cette grande odyssée, tout comme la restauration des monastères en France et dans les pays touchés par la Révolution française après celle-ci, furent réalisées la plupart du temps dans des situations extrêmement précaires qui mirent les moines et les moniales en contact et en communion avec les gens du peuple, dont ils partagèrent l’existence laborieuse et pauvre.

 

            C’est certainement à cause de ces situations précaires, encore plus qu’à cause des positions de de Rancé dans ses discussions avec Martène sur les études dans la vie monastique que l’on doit le fait que les Trappistes, durant longtemps, ne donnèrent pas beaucoup d’importance aux études scientifiques dans la vie monastique.

 

            Les fondations du 19ème siècle, dans les diverses congrégations de la Stricte Observance, spécialement celle de Sept-Fons, furent marquées, parfois jusqu’à l’extrême par ce goût de l’aventure, qui conduisait parfois à fermer une fondation afin de pouvoir en ouvrir une autre.  Très tôt, l’on perçut l’importance de fonder en dehors d’Europe, en Afrique du Nord et en Palestine et même loin de l’Europe, en Chine et au Japon.  L’intention était de contribuer à la fois au développement des Églises locales en y implantant la vie contemplative, tout comme d’aider au développement matériel de ces régions.  Cette implication dans le développement matériel, particulièrement de type agricole, fut le cas en particulier de la fondation de Staouëli en Afrique du Nord.

 

            Lorsque trois Congrégations de la Stricte Observance se réunirent en 1892 et formèrent une nouvelle union de monastères qui se donna le nom de « Ordre des Cisterciens Réformés ou de La Trappe », (nom qui fut changé par la suite en celui de « Ordre Cistercien de la Stricte Observance », qui est le nom officiel donné à l’Ordre dans nos nouvelles Constitutions), cette nouvelle entité juridique acquit rapidement une identité plus claire, un meilleur discernement dans la façon de faire les fondations et une capacité de réponse commune à de nouvelles situations.

 

            Je sais qu’il y a diverses façons d’interpréter ces événements de 1892, mais cela n’a pas d’importance pour le propos qui nous occupe aujourd’hui.  Le fait est que le Saint-Siège commença alors, en certains documents, à utiliser la belle expression « familia cisterciensis » pour désigner l’ensemble des monastères vivant de la spiritualité cistercienne – expression de nouveau utilisée de nos jours.  Au sein de cette grande famille, le groupement de monastères appelés officiellement « Ordre Cistercien de la Stricte Observance » et plus communément « Trappistes »,  dans lequel la distinction entre Congrégations avait juridiquement disparu, se donna rapidement des Constitutions, qui lui donnèrent une identité claire ainsi qu’une grande cohésion et lui permirent de donner des réponses concertées aux grands défis qui allaient se présenter bientôt au monde et à l’Église.

 

            L’Ordre eut la chance, au sortir de ce qu’on a justement appelé « la guerre des Observances », d’avoir quelques grands spirituels qui étaient aussi des hommes pratiques, qui surent percevoir que la mission des monastères trappistes était avant tout de maintenir ou d’établir la présence d’une vie communautaire contemplative au sein des Églises locales et de la société.  Est bien connue la façon avec laquelle Dom Chautard, lors des lois d’expulsion du début du 20ème siècle en France, défendit devant Clémenceau le maintien des monastères trappistes en appelant, auprès de ce non-croyant, non pas à l’activité sociale, caritative ou agricole des moines, mais à leur vocation d’hommes de prière.

 

            Les premières fondations en ce qu’on appelait alors les « pays de mission » obligèrent l’Ordre à se situer par rapport au type de présence au monde qui répondait à ce qu’il percevait comme sa vocation.  Marianhill, fondée en Afrique du Sud par Mariastern une dizaine d’année avant le Chapitre d’Union de 1892, s’était rapidement transformée, pour répondre aux besoins locaux, en une communauté ayant une activité missionnaire très étendue.  Le Chapitre Général fut amené à étudier cette question, et après quelques Visites Régulières spéciales, il fut jugé que cette activité, si admirable fût-elle, ne répondait pas à la vocation propre à l’Ordre, et Marianhill se sépara de l’Ordre, poursuivant sa vocation propre comme Congrégation missionnaire autonome qui s’est admirablement développée par la suite.

 

            Une situation semblable se développa quelques années plus tard au Congo. Une fondation faite par Westmalle à Bamania en 1894 assuma une activité missionnaire intense, répondant aux besoins locaux.  Après diverses Visites Régulières, la communauté fut fermée ; les moines prêtres, sauf le supérieur, passèrent à la communauté des Missionnaires du Sacré-Coeur et le supérieur avec les frères convers rentrèrent à Westmalle.

 

            On peut se demander si, dans ces deux situations, on arriverait aujourd’hui aux mêmes décisions ;  mais ces cas montrent bien que l’Ordre des Trappistes, avait, dès 1892, une vision homogène et très nette de sa vocation propre, aussi bien au sein de la grande famille cistercienne qu’au sein de l’Église.

 

            Cette identité se consolida entre les deux Guerres Mondiales, en particulier sous l’influence de Dom Anselme Le Bail, abbé de Scourmont, qui joua un rôle de toute premier plan dans la « redécouverte » des Pères cisterciens et qui fut le premier, dans l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance, à percevoir l’importance d’une solide formation scientifique, dans les domaines biblique et historique en particulier, au service de la formation spirituelle et de la vie monastique.

 

            L’identité spirituelle et vocationnelle de l’Ordre se consolida entre les deux Guerres Mondiales et lorsque, au début des années ’50, le pape Pie XII invita les communautés contemplatives à fonder des lieux de prières dans les Jeunes Églises (qu’on appelait alors le Tiers Monde), notre Ordre y répondit non seulement avec l’entrain mais aussi avec l’esprit d’aventure qui l’avait caractérisé depuis l’époque de la Révolution française.  Des 171 maisons de moines et de moniales qui forment actuellement l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance, plus de la moitié (91) ont été fondées après la dernière Guerre Mondiale, et la plupart en dehors d’Europe.  Il y eut d’abord une première vague de fondations en Afrique, puis une en Amérique Latine, et ensuite en Asie et Océanie.  Sans adopter de missions apostoliques ou sociales proprement dites, ces monastères ont en général été amenés à coopérer aux efforts locaux d’inculturation et souvent à répondre à des besoins matériels des populations environnantes.  Certains, en Angola, en Bosnie, en Algérie et au Congo (ex-Zaïre) ont été amenés à partager longtemps avec la population environnante des situations de guerre et de grande pauvreté.  Ne pas quitter, alors qu’ils en avaient la possibilité mais que la population locale ne l’avait pas, fut souvent la forme principale dans laquelle ils furent amenés à exercer leur responsabilité envers ces populations.  Dans certains cas cela conduisit jusqu’à la destruction, parfois répétée du monastère, et dans un cas, celui de Tibhirine, jusqu’à l’élimination des moines, qui partageaient ainsi le sort d’environ deux-cent mille Algériens, victimes du même conflit et de la même haine.

 

            Dans les années qui suivirent la Seconde Guerre Mondiale, avant même les vagues de fondations dont je viens de parler, les monastères des États-Unis avaient connu un afflux de vocations assez exceptionnel, qui avaient conduit à de nombreuses fondations aux États-Unis et quelques-unes en Amérique du Sud.  Un nom mérite évidemment d’être mentionné, celui de Thomas Merton.  Encore plus que son influence sur l’Ordre, il faut mentionner l’influence qu’il a exercée (et que, dans un certain sens, l’Ordre a exercé à travers lui) sur la société en général, non seulement aux États-Unis mais ailleurs dans le monde.

 

            Merton était entré au monastère à l’âge adulte, après un certain engagement dans le monde littéraire et dans la réflexion politique.  Il se jeta à fond dans l’étude de la tradition du monachisme et de toute la grande spiritualité chrétienne.  Il en était à ce stade lorsqu’il écrivit son autobiographie et ses premiers livres qui révèlent un spiritualité solide mais toute traditionnelle.  Diverses circonstances le remirent en contact avec ses anciens amis et lui permirent de développer de nouvelles amitiés dans le monde de la littérature, de l’art.  À l’époque de Martin Luther King il devint très sensible au sort des Noirs des États-Unis, de même qu’au caractère injuste, sinon immoral de la poursuite de la guerre du Viet Nam.  C’était pour lui une question de responsabilité face au monde tout aussi bien que face à l’Évangile, de prendre position, précisément en tant que moine dans ces questions qui tiraillaient l’âme américaine.  Il fut sans doute tenté, et invité par beaucoup d’amis, à quitter la vie monastique pour s’impliquer à fond dans ces luttes d’une importance capitale.  Il se rendit toujours compte cependant que sa vocation propre était d’aborder ces questions et de concourir au développement d’un sens collectif de responsabilité, en prenant position précisément comme moine.

 

            Sa grandeur personnel a été de ne jamais devenir l’esclave de l’image qu’il avait développée de lui-même ou que d’autres avaient développée.  De gaîté de coeur il détruisait ces images, comme autant d’idoles, pour passer à des étapes nouvelles de sa recherche de Dieu et de sa présence aux besoins de ses contemporains.  Il appartint à la génération de ceux qui, faisant suite à quelques prophètes qui les avaient précédés, perçurent l’importance capitale pour notre époque du dialogue inter-religieux, accompagné par et même précédé d’un dialogue interculturel.  C’est dans ce contexte qu’il développa son intérêt pour les grandes traditions religieuses non-chrétiennes.  C’est d’ailleurs au cours d’un congrès monastique pan-asiatique à Bangkok qu’il mourut accidentellement.

 

            Cela m’amène à parler de la présence des Trappistes au sein de l’AIM, organisme mis sur pied il y a plus de quarante ans par la Confédération Bénédictine, en collaboration avec les deux grands Ordres Cisterciens, pour assister, surtout dans le domaine de la formation, les monastères des Jeunes Églises.  Parmi beaucoup de ses activités l’AIM organisa les grands congrès monastiques pan-asiatiques de Bangkok (1968), Bangalore (1974) et Kandy (1977).  Ces congrès où se rencontrèrent les diverses formes de vie monastique chrétienne et non-chrétienne d’Asie, conduisirent le Saint-Siège à demander aux Ordres monastiques d’assumer un rôle de leadership dans le dialogue inter-religieux. La présence de monastères trappistes dans plusieurs pays du Tiers-Monde, d’une part, et la forte coordination des efforts des monastères autonomes au sein des Chapitres Généraux, firent que plusieurs monastères trappistes ont assumé depuis plusieurs années un rôle très actif aussi bien dans le dialogue inter-culturel que dans le dialogue inter-religieux.  À une époque où tant de forces tendent à créer ou à exacerber les tensions entre les peuples et les cultures, ce dialogue est une responsabilité de plus en plus grande face à l’humanité.

 

            L’un des moines présents aux grands congrès monastiques organisés par l’AIM en Asie, que je viens de mentionner, est le Père Francis Mahieu-Acharya, fondateur de Kurisumala au Kerala, décédé récemment à un âge avancé.  Il mérite d’être mentionné comme l’un des pionniers du monachisme chrétien en Inde.  Son monastère de Kurisumala est certainement le meilleur exemple à date d’une inculturation du monachisme chrétien en Inde, assumant toutes les richesses de la grande tradition syriaque inculturée au Kerala depuis de nombreux siècles et beaucoup d’éléments de la tradition monastique proprement hindoue.  Cette inculturation des traditions liturgiques et monastiques s’est étendue à une implication importante dans le développement de la région, initiant les populations locales à devenir autonomes et à s’entraider dans des coopératives, dans la pure ligne de la pensée de Gandhi.  Environ 5.000 personnes étaient présentes à ses funérailles, et plus de 20.000 (non-chrétiennes pour la plupart) défilèrent devant sa tombe durant les quarante jours qui suivirent sa sépulture.  Ceci montre à quel point il s’était enraciné dans la culture locale, y apportant toute la richesse du monachisme chrétien.

 

            J’ai parlé plus haut de Dom Anselme Le Bail, illustre abbé de Scourmont, et je viens de mentionner le père Francis Acharya qui était aussi un moine de Scourmont avant de partir pour l’Inde.  Si vous me permettez d’être un peu chauvin, je dirai maintenant quelque chose de l’implication de Scourmont dans le développement régional, car cette expérience (pour laquelle je ne réclame aucun crédit, puisqu’elle fut réalisée avant mon arrivée à Scourmont) pourrait éventuellement servir de modèle à plusieurs de nos communautés vivant des situations analogues. En effet beaucoup de nos monastères européens ont une infrastructure matérielle très lourde correspondant à une époque où les communautés étaient plus nombreuses, et il n’est pas toujours facile de savoir comment se défaire de ces structures pour en adopter de plus légères.

 

             Scourmont fut fondé en 1852. Dans un premier temps, la communauté, pour gagner sa vie, consacra toutes ses énergies au développement d’une terre pauvre et infertile, comme ce fut le cas pour beaucoup de monastères.  Puis il y eut le grand essor spirituel et scientifique sous Dom Anselme Le Bail entre les deux Guerres Mondiales.  Après la deuxième Guerre Mondiale, Scourmont était très pauvre, comme toute la région.  La communauté  mit alors sur pied quelques entreprises qui devinrent un grand succès et donnèrent beaucoup de travail à la région.  Les moines encouragèrent les laïcs à se lancer dans de telles initiatives.  Ils les aidèrent à mettre sur pied diverses coopératives.  Ils participèrent au premier développement de divers services de santé, d’ateliers pour enfants handicapés, d’écoles, etc. alors que personne d’autre ne répondait à ces besoins.  Au fur et à mesure que ces diverses entreprises pouvaient prendre leur autonomie, et que la présence de moines au sein des conseils d’administration n’était plus nécessaire, les moines se retirèrent.  Les diverses industries qu’ils avaient mises sur pied étaient devenues une sorte de petit empire économique.  Ils s’en sont alors défaits, non pas en les vendant à de grandes multinationales, mais en les constituant en autant de sociétés indépendantes, totalement autonomes par rapport à l’abbaye.  Ils ont alors mis sur pied une Fondation qui non seulement coordonne la gestion de ces entreprises dans l’esprit où l’abbaye les gérait lorsqu’elle en était propriétaire, mais aussi réinvestit les revenus dans le développement général (culturel, social, économique) de la région, et contribue à une autre fondation appelée « Solidarité cistercienne » qui poursuit l’aide aux pauvres et aux besoins de l’Église dans la région et au Tiers-Monde.  Je crois que Scourmont a trouvé ainsi un bon équilibre entre le retrait de la communauté de la gestion économique d’entreprises et la conservation d’une influence réelle au sein du conseil d’administration d’une Fondation ayant pour but le développement global de la région et l’aide aux plus nécessiteux aussi bien en Belgique qu’au Tiers-Monde.

 

            L’Église et la Société d’aujourd’hui rencontrent toutefois des défis qui sont d’un ordre différent que tous ceux que je viens de mentionner.  L’un de ces défis est le changement nécessaire des mentalités et des coutumes assurant une juste place à la femme aussi bien dans la société en général que dans l’Église.  Comme notre Ordre comprend des monastères de moniales et des monastères de moines, nous avons été, comme tous les autres Ordres monastiques et autres Congrégations Religieuses mixtes amenés à répondre à ce défi.  Voici ce qu’a été notre expérience.

 

            Les moniales ont pris dans notre Ordre, comme dans toutes les autres branches de la Famille cistercienne, un rôle de plus en plus grand.  Je sais que cette évolution s’est vécue de façons parallèles et différentes dans les divers Ordres, je vais donc vous dire simplement comment nous l’avons vécue.  Notre Ordre ne comprend pas de Congrégations. On peut dire qu’il est, en quelque sorte, une seule grande congregatio monastica.  Cela donne facilement l’idée que nous sommes « centralisés » --  une remarque que nous font souvent nos amis bénédictins qui disent « vous êtes très centralisés ».  En réalité, nous avons toujours été jaloux de maintenir l’autonomie des monastères au sein de l’Ordre.  Il est vrai que notre Chapitre Général a beaucoup plus de pouvoirs et de responsabilités que le Chapitre Général de l’Ordo cisterciensis, par exemple, ou que le Congresso des Bénédictins ;  mais je crois qu’il en a moins que les Chapitres Généraux de la plupart de Congrégations soit bénédictines, soit cisterciennes.  Toujours est-il que le fait d’être une unique congregatio monastica comprenant un peu moins de 2000 moniales et un peu moins de 3000 moines répartis en 171 monastères à travers le monde, a permis depuis Vatican II de faire une réflexion commune très riche sur les situations que vit l’Ordre un peu partout dans le monde.  Nous avons travaillé lentement à nos Constitutions durant 25 ans avant de les présenter à l’approbation du Saint Siège, et les moniales ont joué un rôle prépondérant dans cette réflexion. 

 

            Dans le passé les moniales étaient soumises en tout et partout aux décisions du Chapitre Général composé entièrement d’hommes.  En réalité il en était ainsi depuis le début de l’Ordre, qui n’avait admis les monastères de moniales qu’avec une réelle réticence.  On considérait que les moniales étaient représentées au Chapitre Général par leur Père Immédiat, qui lisait la Carte de Visite qu’il avait laissée à la communauté.  Déjà vers les années 1955, bien avant le Concile, cette situation est apparue anormale, et on commença à avoir des réunions d’abbesses – la première en 1958 -- pour réfléchir sur les aspects de la vie cistercienne propres aux monastères de moniales.  Après le Concile, à partir d’un certain moment, ces réunions furent considérés comme de véritables Chapitres Généraux de la branche féminine.

 

            Lorsque nous avons entrepris de revoir lentement, d’un Chapitre Général à l’autre, l’ensemble de notre législation, en vue de nouvelles Constitutions, tous les monastères et toutes les Régions de l’Ordre furent appelés à prendre part à cette réflexion, qui fut une immense prise de conscience de l’ensemble de l’Ordre, si bien que l’on peut dire que nos Constitutions expriment vraiment ce que, au moment où elles furent votées, en 1987, l’ensemble des moines et des moniales de notre Ordre considéraient être le sens de leur vocation et la façon adaptée de la vivre aujourd’hui.  Dans cette réflexion les moniales ont joué un rôle de premier plan. 

 

            Un aspect de cette nouvelle législation était la relation entre la branche féminine et la branche masculine de l’Ordre.  L’idée fut émise d’avoir deux Ordres juridiquement distinct, l’un de moniales, l’autre de moines, qui seraient tout à fait indépendants l’un de l’autre juridiquement, mais travailleraient en pleine communion et réaliseraient de cette façon la complémentarité des sexes, laissant à chacun toute sa liberté d’évolution.  Cette idée ne fut cependant jamais populaire.  Beaucoup auraient aimé avoir un seul Ordre, avec un seul Chapitre Général, un seul supérieur Général (qui aurait pu être soit un abbé ou une abbesse).  Mais nous nous sommes heurtés aux problèmes canoniques de la juridiction ecclésiastique.  Finalement nous sommes arrivés à la solution suivante :  un seul Ordre, composé de monastères de moniales et de moines, avec deux Chapitres Généraux distincts mais interdépendants et pouvant se réunir simultanément.  Concrètement tous nos Chapitres depuis lors ont été ce que nous appelons des Réunions Générales Mixtes fonctionnant en réalité comme des Chapitres mixtes  Il semble maintenant que ce qui n’était pas alors possible l’est devenu, et nous étudierons au prochain Chapitre Général la possibilité d’avoir un seul Chapitre Général mixte et les mêmes Constitutions (actuellement nous avons des Constitutions pour les moines et des Constitutions pour les moniales, qui sont en fait identiques sauf sur de tous petits points comme la clôture, par exemple, pour des raisons étrangères à notre choix).  Il me semble que dans toute cette évolution, ce travail en commun des moniales et des moines a été une contribution significative au développement d’un sain féminisme.

 

            En terminant j’aimerais vous dire quelques mots de l’expérience de quelques monastères en particulier.  Je mentionnerai tout d’abord celle de quelques monastères africains fondés à l’époque coloniale, donc avant l’indépendance, sur le modèle européen, avec un lourde infrastructure économique.  Cette infrastructure, adaptée à un mode de pensée et d’agir européen l’est beaucoup moins à l’âme et à l’esprit africains, qui répondent à d’autres exigences.  De plus, l’aide souvent importante apportée aux populations environnantes, en termes de dispensaires ou d’écoles par exemple, ont souvent rendu ces populations dépendantes.  Le passage à un autre type de relation n’est souvent pas facile, même lorsque la guerre est venu dépouiller la communauté de presque toutes ses possibilités d’aider de la même façon que par le passé.  En d’autres pays, en Angola par exemple, de très longues années de guerre ont amené les communautés à vivre au jour le jour en pleine communion avec les populations dans la même situation de pauvreté et de danger.  Dans ce cas, le simple fait de rester était la principale forme de solidarité et de responsabilité face à la population locale.  Je pourrais aussi mentionner la situation de notre monastère de Marija Zvijezda en Bosnie (appelé autrefois Mariastern), dévasté par des guerres successives sans parler d’une longue période sous régime communiste.  Les conditions permettant une vie monastique normale n’y existent pratiquement pas.  Et pourtant là aussi, partir serait irresponsable face à la population local et face à l’Église.  En conséquence, là aussi rester est un acte responsable.

 

            Enfin, j’aimerais terminer en évoquant une communauté de notre Ordre qui, à mon avis, est le plus bel exemple de sens aigu et serein à la fois de responsabilité.  Vous aurez deviné que je veux parler de la communauté de Tibhirine.  Tant a été écrit sur ces moines qu’il ne me sera pas nécessaire d’être bien long.  Laissez-moi simplement dire en quelques mots comment, à mon avis, ils ont exercé leur responsabilité face à la société et face à l’Église.

 

            La communauté de Notre Dame de l’Atlas avait été fondée comme un simple refuge comprenant quelques moines du monastère de N.D. de la Délivrance en Slovénie, au cas où ce monastère serait supprimé.  Cet humble début a sans doute aidé à la communion avec la population locale.  La fondation fut presque aussitôt assumée par la communauté française d’Aiguebelle, mais ces bonnes relations avec la population locale se maintinrent à tel point qu’au moment de l’indépendance de l’Algérie la communauté, même si elle était composée de Français, put continuer paisiblement son existence.  Les moines se défirent alors de la presque totalité de leurs terres, pour qu’elles soient distribuées à la population, et formèrent par la suite une coopérative avec quelques voisins pour exploiter la parcelle qui leur restait.  À côté de cette amitié avec la population locale, fondée sur un respect mutuel et une solidarité dans le travail, ils se situèrent toujours avant tout comme une communauté priante au coeur d’une population simple et religieuse, respectant les personnes consacrées à Dieu.  En même temps ils développèrent un dialogue interreligieux avec un groupe de personnes musulmanes plus cultivées, intéressées à une réflexion commune en même temps qu’à une prière commune.  Lorsque la situation de l’Algérie se détériora après les élections de 1991 et l’arrêt du processus électoral,  et que les assassinats de religieux se multipliaient, ils reçurent de tous côtés le conseil de partir.  Bien qu’aucun d’entre eux ne désirât le martyre, ils optèrent pour rester parce que cela leur semblait la seule attitude « responsable », compte tenu de leur voeu de stabilité et surtout de tous les liens qu’ils avaient créés au fil des années avec la population locale comme avec la petite Église d’Algérie.

 

            Cet exemple, qui constitue un cas limite, est pour chacun de nous, Trappistes, une invitation à assumer à l’égard de nos frères humains toutes nos responsabilités qui sont en général beaucoup moins exigeantes.

 

De nos jours, quand tant de conflits, en tant d’endroits divers de la planète, créent des tensions entre les peuples, et quand tant de voix irresponsables appellent à la guerre entre civilisations, la seule attitude vraiment « responsable » qui soit consiste à établir des ponts entre les peuples et entre les cultures et à développer le sens du dialogue.  Rien n’est plus conforme au sens profond du monachisme qui est communion – communion avec Dieu, avec les hommes et avec tout l’univers.  Je crois que c’est là notre vocation à chacun de nous.

 

 

 

                                                                                    Armand VEILLEUX