Questions cisterciennes
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Responsabilité des moines à l’égard du monde.
Expérience des Trappistes, hier et aujourd’hui
Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils,
l’Unique-Engendré, afin que quiconque croit en lui ne se perde
pas, mais ait la vie éternelle
(Jean 3, 16). Si le monde
est si précieux aux yeux de Dieu, il doit l’être de même aux yeux
de tous les enfants de Dieu. Tous doivent s’en sentir responsables. L’Église, la communauté de ceux qui ont reçu le message du Verbe
incarné, existe au coeur du monde et pour le monde. Sa mission être d’être en son sein un signe visible du salut destiné
à tous.
Le moine chrétien est un fils de l’Église,
et partage donc sa mission. Si,
dans un certain sens, il quitte le monde et ses préoccupations
superficielles, c’est pour le retrouver dans sa relation à Dieu. Il doit donc incarner d’une façon originale
et propre, dans sa vie monastique, la responsabilité de l’Église
face au monde pour lequel le Fils de Dieu a donné sa vie.
L’une des façon pour la communauté
des croyants d’exercer cette responsabilité à l’égard du monde,
c’est de mettre constamment les diverses cultures et les éléments
qui les constituent en contact avec le message évangélique.
C’est le processus, aussi ancien que le christianisme,
qu’on nomme aujourd’hui « inculturation ».
Le monachisme chrétien est né d’une telle rencontre entre
le message évangélique sur la vie parfaite et la grande tradition
ascétique et spirituelle qu’avaient connue toutes les cultures
de l’antiquité lorsqu’elles avaient atteint un certain degré de
spiritualisation. Si bien
que l’on peut dire que le monachisme est l’une des premières et
des mieux réussies formes d’inculturation.
C’est d’ailleurs pourquoi, si l’on
étudie l’ensemble de l’histoire du monachisme, on se rend compte
que chaque fois qu’une nouvelle forme de vie monastique est née,
ou chaque fois qu’une réforme importante a été réalisée dans le
monachisme, ce fut lorsque des moines ou des moniales furent particulièrement
présents et attentifs à la culture de leur temps et donnèrent
à des situations nouvelles des réponses qui étaient valables non
seulement pour eux, mais pour toute l’Église et toute la Société.
Il en fut ainsi de Cîteaux, au 12ème
siècle. Si la réforme
de Cîteaux eut un tel succès, c’est qu’elle répondait à des aspirations
et donc à des besoins non seulement de l’Église mais aussi de
toute la Société de l’époque. Le Cîteaux de la première génération répondait
à un grand mouvement spirituel né de la réforme grégorienne et
caractérisé par un désir de retour à l’idéal de l’Église primitive,
fait de simplicité, de pauvreté, de communion et de piété affective. Le Cîteaux de la seconde génération infléchit
la réforme dans un sens un peu différent et s’inscrivit dans le
mouvement de transformation de la société qui caractérisait le
nouvel âge de la féodalité. C’est
ainsi que les monastères cisterciens jouèrent un rôle prépondérant
dans la construction de ce que nous appelons maintenant l’Europe.
Mais venons-en au propos de ma conférence.
Quelque chose de semblable se passa avec la Stricte Observance,
qui fut un phénomène antérieur à La Trappe et beaucoup plus large
que la réforme trappiste, mais qui s’est par la suite identifié
avec le nom de « Trappistes ». La Réforme de La Trappe, avec l’Abbé de Rancé, comportait certes
ses limites et était sur certains points assez éloignée des préoccupations
des premiers Cisterciens. Si
son succès – ne fût-ce que numérique – fut impressionnant, c’est
que son orientation correspondait aux aspirations spirituelles
de l’époque, au moins en France et dans les pays sous influence
française.
Nous savons tous comment cette Réforme
a survécu à la Révolution française et a refleuri en de nombreuses
fondations après celle-ci, grâce au courage et à l’esprit d’aventure
de Dom Augustin de Lestrange et des moines et moniales qui le
suivirent en Suisse, en Russie, en Amérique et en plusieurs pays
d’Europe. Tout au cours de ses pérégrinations, cette cohorte de moines et
de moniales furent aussi profondément liés qu’on puisse l’imaginer
aux difficultés et aux préoccupations des hommes de leur temps.
Presque tous les monastères actuels dits « trappistes »
sont nés directement ou indirectement de cette odyssée.
Cela a donné aux Trappistes un goût
de l’aventure qui n’a cessé de les caractériser. Les fondations faites un peu partout de par le monde durant cette
grande odyssée, tout comme la restauration des monastères en France
et dans les pays touchés par la Révolution française après celle-ci,
furent réalisées la plupart du temps dans des situations extrêmement
précaires qui mirent les moines et les moniales en contact et
en communion avec les gens du peuple, dont ils partagèrent l’existence
laborieuse et pauvre.
C’est certainement à cause de ces situations
précaires, encore plus qu’à cause des positions de de Rancé dans
ses discussions avec Martène sur les études dans la vie monastique
que l’on doit le fait que les Trappistes, durant longtemps, ne
donnèrent pas beaucoup d’importance aux études scientifiques dans
la vie monastique.
Les fondations du 19ème
siècle, dans les diverses congrégations de la Stricte Observance,
spécialement celle de Sept-Fons, furent marquées, parfois jusqu’à
l’extrême par ce goût de l’aventure, qui conduisait parfois à
fermer une fondation afin de pouvoir en ouvrir une autre.
Très tôt, l’on perçut l’importance de fonder en dehors
d’Europe, en Afrique du Nord et en Palestine et même loin de l’Europe,
en Chine et au Japon. L’intention était de contribuer à la fois au développement des Églises
locales en y implantant la vie contemplative, tout comme d’aider
au développement matériel de ces régions.
Cette implication dans le développement matériel, particulièrement
de type agricole, fut le cas en particulier de la fondation de
Staouëli en Afrique du Nord.
Lorsque trois Congrégations de la Stricte
Observance se réunirent en 1892 et formèrent une nouvelle union
de monastères qui se donna le nom de « Ordre des Cisterciens
Réformés ou de La Trappe », (nom qui fut changé par la suite
en celui de « Ordre Cistercien de la Stricte Observance »,
qui est le nom officiel donné à l’Ordre dans nos nouvelles Constitutions),
cette nouvelle entité juridique acquit rapidement une identité
plus claire, un meilleur discernement dans la façon de faire les
fondations et une capacité de réponse commune à de nouvelles situations.
Je sais qu’il y a diverses façons d’interpréter
ces événements de 1892, mais cela n’a pas d’importance pour le
propos qui nous occupe aujourd’hui.
Le fait est que le Saint-Siège commença alors, en certains
documents, à utiliser la belle expression « familia cisterciensis »
pour désigner l’ensemble des monastères vivant de la spiritualité
cistercienne – expression de nouveau utilisée de nos jours.
Au sein de cette grande famille, le groupement de monastères
appelés officiellement « Ordre Cistercien de la Stricte Observance »
et plus communément « Trappistes »,
dans lequel la distinction entre Congrégations avait juridiquement
disparu, se donna rapidement des Constitutions, qui lui donnèrent
une identité claire ainsi qu’une grande cohésion et lui permirent
de donner des réponses concertées aux grands défis qui allaient
se présenter bientôt au monde et à l’Église.
L’Ordre eut la chance, au sortir de
ce qu’on a justement appelé « la guerre des Observances »,
d’avoir quelques grands spirituels qui étaient aussi des hommes
pratiques, qui surent percevoir que la mission des monastères
trappistes était avant tout de maintenir ou d’établir la présence
d’une vie communautaire contemplative au sein des Églises locales
et de la société. Est
bien connue la façon avec laquelle Dom Chautard, lors des lois
d’expulsion du début du 20ème siècle en France, défendit
devant Clémenceau le maintien des monastères trappistes en appelant,
auprès de ce non-croyant, non pas à l’activité sociale, caritative
ou agricole des moines, mais à leur vocation d’hommes de prière.
Les premières fondations en ce qu’on
appelait alors les « pays de mission » obligèrent l’Ordre
à se situer par rapport au type de présence au monde qui répondait
à ce qu’il percevait comme sa vocation.
Marianhill, fondée en Afrique du Sud par Mariastern une
dizaine d’année avant le Chapitre d’Union de 1892, s’était rapidement
transformée, pour répondre aux besoins locaux, en une communauté
ayant une activité missionnaire très étendue. Le Chapitre Général fut amené à étudier cette
question, et après quelques Visites Régulières spéciales, il fut
jugé que cette activité, si admirable fût-elle, ne répondait pas
à la vocation propre à l’Ordre, et Marianhill se sépara de l’Ordre,
poursuivant sa vocation propre comme Congrégation missionnaire
autonome qui s’est admirablement développée par la suite.
Une situation semblable se développa
quelques années plus tard au Congo. Une fondation faite par Westmalle
à Bamania en 1894 assuma une activité missionnaire intense, répondant
aux besoins locaux. Après
diverses Visites Régulières, la communauté fut fermée ; les
moines prêtres, sauf le supérieur, passèrent à la communauté des
Missionnaires du Sacré-Coeur et le supérieur avec les frères convers
rentrèrent à Westmalle.
On peut se demander si, dans ces deux
situations, on arriverait aujourd’hui aux mêmes décisions ; mais ces cas montrent bien que l’Ordre des
Trappistes, avait, dès 1892, une vision homogène et très nette
de sa vocation propre, aussi bien au sein de la grande famille
cistercienne qu’au sein de l’Église.
Cette identité se consolida entre les
deux Guerres Mondiales, en particulier sous l’influence de Dom
Anselme Le Bail, abbé de Scourmont, qui joua un rôle de toute
premier plan dans la « redécouverte » des Pères cisterciens
et qui fut le premier, dans l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance,
à percevoir l’importance d’une solide formation scientifique,
dans les domaines biblique et historique en particulier, au service
de la formation spirituelle et de la vie monastique.
L’identité
spirituelle et vocationnelle de l’Ordre se consolida entre les
deux Guerres Mondiales et lorsque, au début des années ’50, le
pape Pie XII invita les communautés contemplatives à fonder des
lieux de prières dans les Jeunes Églises (qu’on appelait alors
le Tiers Monde), notre Ordre y répondit non seulement avec l’entrain
mais aussi avec l’esprit d’aventure qui l’avait caractérisé depuis
l’époque de la Révolution française. Des 171 maisons de moines et de moniales qui
forment actuellement l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance,
plus de la moitié (91) ont été fondées après la dernière Guerre
Mondiale, et la plupart en dehors d’Europe.
Il y eut d’abord une première vague de fondations en Afrique,
puis une en Amérique Latine, et ensuite en Asie et Océanie.
Sans adopter de missions apostoliques ou sociales proprement
dites, ces monastères ont en général été amenés à coopérer aux
efforts locaux d’inculturation et souvent à répondre à des besoins
matériels des populations environnantes. Certains, en Angola, en Bosnie, en Algérie
et au Congo (ex-Zaïre) ont été amenés à partager longtemps avec
la population environnante des situations de guerre et de grande
pauvreté. Ne pas quitter, alors qu’ils en avaient la
possibilité mais que la population locale ne l’avait pas, fut
souvent la forme principale dans laquelle ils furent amenés à
exercer leur responsabilité envers ces populations.
Dans certains cas cela conduisit jusqu’à la destruction,
parfois répétée du monastère, et dans un cas, celui de Tibhirine,
jusqu’à l’élimination des moines, qui partageaient ainsi le sort
d’environ deux-cent mille Algériens, victimes du même conflit
et de la même haine.
Dans les années qui suivirent la Seconde
Guerre Mondiale, avant même les vagues de fondations dont je viens
de parler, les monastères des États-Unis avaient connu un afflux
de vocations assez exceptionnel, qui avaient conduit à de nombreuses
fondations aux États-Unis et quelques-unes en Amérique du Sud. Un nom mérite évidemment d’être mentionné, celui de Thomas Merton.
Encore plus que son influence sur l’Ordre, il faut mentionner
l’influence qu’il a exercée (et que, dans un certain sens, l’Ordre
a exercé à travers lui) sur la société en général, non seulement
aux États-Unis mais ailleurs dans le monde.
Merton était entré au monastère à l’âge
adulte, après un certain engagement dans le monde littéraire et
dans la réflexion politique.
Il se jeta à fond dans l’étude de la tradition du monachisme
et de toute la grande spiritualité chrétienne.
Il en était à ce stade lorsqu’il écrivit son autobiographie
et ses premiers livres qui révèlent un spiritualité solide mais
toute traditionnelle. Diverses
circonstances le remirent en contact avec ses anciens amis et
lui permirent de développer de nouvelles amitiés dans le monde
de la littérature, de l’art.
À l’époque de Martin Luther King il devint très sensible
au sort des Noirs des États-Unis, de même qu’au caractère injuste,
sinon immoral de la poursuite de la guerre du Viet Nam.
C’était pour lui une question de responsabilité face au
monde tout aussi bien que face à l’Évangile, de prendre position,
précisément en tant que moine dans ces questions qui tiraillaient
l’âme américaine. Il fut
sans doute tenté, et invité par beaucoup d’amis, à quitter la
vie monastique pour s’impliquer à fond dans ces luttes d’une importance
capitale. Il se rendit toujours compte cependant que
sa vocation propre était d’aborder ces questions et de concourir
au développement d’un sens collectif de responsabilité, en prenant
position précisément comme moine.
Sa grandeur personnel a été de ne jamais
devenir l’esclave de l’image qu’il avait développée de lui-même
ou que d’autres avaient développée.
De gaîté de coeur il détruisait ces images, comme autant
d’idoles, pour passer à des étapes nouvelles de sa recherche de
Dieu et de sa présence aux besoins de ses contemporains.
Il appartint à la génération de ceux qui, faisant suite
à quelques prophètes qui les avaient précédés, perçurent l’importance
capitale pour notre époque du dialogue inter-religieux, accompagné
par et même précédé d’un dialogue interculturel.
C’est dans ce contexte qu’il développa son intérêt pour
les grandes traditions religieuses non-chrétiennes.
C’est d’ailleurs au cours d’un congrès monastique pan-asiatique
à Bangkok qu’il mourut accidentellement.
Cela m’amène à parler de la présence
des Trappistes au sein de l’AIM, organisme mis sur pied il y a
plus de quarante ans par la Confédération Bénédictine, en collaboration
avec les deux grands Ordres Cisterciens, pour assister, surtout
dans le domaine de la formation, les monastères des Jeunes Églises.
Parmi beaucoup de ses activités l’AIM organisa les grands
congrès monastiques pan-asiatiques de Bangkok (1968), Bangalore
(1974) et Kandy (1977). Ces congrès où se rencontrèrent les diverses
formes de vie monastique chrétienne et non-chrétienne d’Asie,
conduisirent le Saint-Siège à demander aux Ordres monastiques
d’assumer un rôle de leadership dans le dialogue inter-religieux. La
présence de monastères trappistes dans plusieurs pays du Tiers-Monde,
d’une part, et la forte coordination des efforts des monastères
autonomes au sein des Chapitres Généraux, firent que plusieurs
monastères trappistes ont assumé depuis plusieurs années un rôle
très actif aussi bien dans le dialogue inter-culturel que dans
le dialogue inter-religieux.
À une époque où tant de forces tendent à créer ou à exacerber
les tensions entre les peuples et les cultures, ce dialogue est
une responsabilité de plus en plus grande face à l’humanité.
L’un des moines présents aux grands
congrès monastiques organisés par l’AIM en Asie, que je viens
de mentionner, est le Père Francis Mahieu-Acharya, fondateur de
Kurisumala au Kerala, décédé récemment à un âge avancé.
Il mérite d’être mentionné comme l’un des pionniers du
monachisme chrétien en Inde. Son monastère de Kurisumala est certainement
le meilleur exemple à date d’une inculturation du monachisme chrétien
en Inde, assumant toutes les richesses de la grande tradition
syriaque inculturée au Kerala depuis de nombreux siècles et beaucoup
d’éléments de la tradition monastique proprement hindoue.
Cette inculturation des traditions liturgiques et monastiques
s’est étendue à une implication importante dans le développement
de la région, initiant les populations locales à devenir autonomes
et à s’entraider dans des coopératives, dans la pure ligne de
la pensée de Gandhi. Environ
5.000 personnes étaient présentes à ses funérailles, et plus de
20.000 (non-chrétiennes pour la plupart) défilèrent devant sa
tombe durant les quarante jours qui suivirent sa sépulture.
Ceci montre à quel point il s’était enraciné dans la culture
locale, y apportant toute la richesse du monachisme chrétien.
J’ai parlé plus haut de Dom Anselme
Le Bail, illustre abbé de Scourmont, et je viens de mentionner
le père Francis Acharya qui était aussi un moine de Scourmont
avant de partir pour l’Inde. Si vous me permettez d’être un peu chauvin,
je dirai maintenant quelque chose de l’implication de Scourmont
dans le développement régional, car cette expérience (pour laquelle
je ne réclame aucun crédit, puisqu’elle fut réalisée avant mon
arrivée à Scourmont) pourrait éventuellement servir de modèle
à plusieurs de nos communautés vivant des situations analogues.
En effet beaucoup de nos monastères européens ont une infrastructure
matérielle très lourde correspondant à une époque où les communautés
étaient plus nombreuses, et il n’est pas toujours facile de savoir
comment se défaire de ces structures pour en adopter de plus légères.
Scourmont fut fondé en 1852. Dans un premier temps, la communauté,
pour gagner sa vie, consacra toutes ses énergies au développement
d’une terre pauvre et infertile, comme ce fut le cas pour beaucoup
de monastères. Puis il y eut le grand essor spirituel et scientifique
sous Dom Anselme Le Bail entre les deux Guerres Mondiales. Après la deuxième Guerre Mondiale, Scourmont
était très pauvre, comme toute la région.
La communauté mit
alors sur pied quelques entreprises qui devinrent un grand succès
et donnèrent beaucoup de travail à la région.
Les moines encouragèrent les laïcs à se lancer dans de
telles initiatives. Ils les aidèrent à mettre sur pied diverses
coopératives. Ils participèrent
au premier développement de divers services de santé, d’ateliers
pour enfants handicapés, d’écoles, etc. alors que personne d’autre
ne répondait à ces besoins. Au
fur et à mesure que ces diverses entreprises pouvaient prendre
leur autonomie, et que la présence de moines au sein des conseils
d’administration n’était plus nécessaire, les moines se retirèrent.
Les diverses industries qu’ils avaient mises sur pied étaient
devenues une sorte de petit empire économique.
Ils s’en sont alors défaits, non pas en les vendant à de
grandes multinationales, mais en les constituant en autant de
sociétés indépendantes, totalement autonomes par rapport à l’abbaye.
Ils ont alors mis sur pied une Fondation qui non seulement
coordonne la gestion de ces entreprises dans l’esprit où l’abbaye
les gérait lorsqu’elle en était propriétaire, mais aussi réinvestit
les revenus dans le développement général (culturel, social, économique)
de la région, et contribue à une autre fondation appelée « Solidarité
cistercienne » qui poursuit l’aide aux pauvres et aux besoins
de l’Église dans la région et au Tiers-Monde. Je crois que Scourmont a trouvé ainsi un bon équilibre entre le
retrait de la communauté de la gestion économique d’entreprises
et la conservation d’une influence réelle au sein du conseil d’administration
d’une Fondation ayant pour but le développement global de la région
et l’aide aux plus nécessiteux aussi bien en Belgique qu’au Tiers-Monde.
L’Église et la Société d’aujourd’hui
rencontrent toutefois des défis qui sont d’un ordre différent
que tous ceux que je viens de mentionner.
L’un de ces défis est le changement nécessaire des mentalités
et des coutumes assurant une juste place à la femme aussi bien
dans la société en général que dans l’Église. Comme notre Ordre comprend des monastères de
moniales et des monastères de moines, nous avons été, comme tous
les autres Ordres monastiques et autres Congrégations Religieuses
mixtes amenés à répondre à ce défi.
Voici ce qu’a été notre expérience.
Les moniales ont pris dans notre Ordre,
comme dans toutes les autres branches de la Famille cistercienne,
un rôle de plus en plus grand.
Je sais que cette évolution s’est vécue de façons parallèles
et différentes dans les divers Ordres, je vais donc vous dire
simplement comment nous l’avons vécue. Notre Ordre ne comprend pas de Congrégations.
On peut dire qu’il est, en quelque sorte, une seule grande congregatio
monastica. Cela donne
facilement l’idée que nous sommes « centralisés » -- une remarque que nous font souvent nos amis
bénédictins qui disent « vous êtes très centralisés ». En réalité, nous avons toujours été jaloux
de maintenir l’autonomie des monastères au sein de l’Ordre. Il est vrai que notre Chapitre Général a beaucoup
plus de pouvoirs et de responsabilités que le Chapitre Général
de l’Ordo cisterciensis, par exemple, ou que le Congresso
des Bénédictins ; mais
je crois qu’il en a moins que les Chapitres Généraux de la plupart
de Congrégations soit bénédictines, soit cisterciennes.
Toujours est-il que le fait d’être une unique congregatio
monastica comprenant un peu moins de 2000 moniales et un peu
moins de 3000 moines répartis en 171 monastères à travers le monde,
a permis depuis Vatican II de faire une réflexion commune très
riche sur les situations que vit l’Ordre un peu partout dans le
monde. Nous avons travaillé
lentement à nos Constitutions durant 25 ans avant de les présenter
à l’approbation du Saint Siège, et les moniales ont joué un rôle
prépondérant dans cette réflexion.
Dans le passé les moniales étaient
soumises en tout et partout aux décisions du Chapitre Général
composé entièrement d’hommes.
En réalité il en était ainsi depuis le début de l’Ordre,
qui n’avait admis les monastères de moniales qu’avec une réelle
réticence. On considérait
que les moniales étaient représentées au Chapitre Général par
leur Père Immédiat, qui lisait la Carte de Visite qu’il avait
laissée à la communauté. Déjà
vers les années 1955, bien avant le Concile, cette situation est
apparue anormale, et on commença à avoir des réunions d’abbesses
– la première en 1958 -- pour réfléchir sur les aspects de la
vie cistercienne propres aux monastères de moniales. Après le Concile, à partir d’un certain moment,
ces réunions furent considérés comme de véritables Chapitres Généraux
de la branche féminine.
Lorsque nous avons entrepris de revoir
lentement, d’un Chapitre Général à l’autre, l’ensemble de notre
législation, en vue de nouvelles Constitutions, tous les monastères
et toutes les Régions de l’Ordre furent appelés à prendre part
à cette réflexion, qui fut une immense prise de conscience de
l’ensemble de l’Ordre, si bien que l’on peut dire que nos Constitutions
expriment vraiment ce que, au moment où elles furent votées, en
1987, l’ensemble des moines et des moniales de notre Ordre considéraient
être le sens de leur vocation et la façon adaptée de la vivre
aujourd’hui. Dans cette
réflexion les moniales ont joué un rôle de premier plan.
Un aspect de cette nouvelle législation
était la relation entre la branche féminine et la branche masculine
de l’Ordre. L’idée fut
émise d’avoir deux Ordres juridiquement distinct, l’un de moniales,
l’autre de moines, qui seraient tout à fait indépendants l’un
de l’autre juridiquement, mais travailleraient en pleine communion
et réaliseraient de cette façon la complémentarité des sexes,
laissant à chacun toute sa liberté d’évolution. Cette idée ne fut cependant jamais populaire.
Beaucoup auraient aimé avoir un seul Ordre, avec un seul
Chapitre Général, un seul supérieur Général (qui aurait pu être
soit un abbé ou une abbesse).
Mais nous nous sommes heurtés aux problèmes canoniques
de la juridiction ecclésiastique.
Finalement nous sommes arrivés à la solution suivante :
un seul Ordre, composé de monastères de moniales et de
moines, avec deux Chapitres Généraux distincts mais interdépendants
et pouvant se réunir simultanément.
Concrètement tous nos Chapitres depuis lors ont été ce
que nous appelons des Réunions Générales Mixtes fonctionnant en
réalité comme des Chapitres mixtes Il semble maintenant que ce qui n’était pas
alors possible l’est devenu, et nous étudierons au prochain Chapitre
Général la possibilité d’avoir un seul Chapitre Général mixte
et les mêmes Constitutions (actuellement nous avons des Constitutions
pour les moines et des Constitutions pour les moniales, qui sont
en fait identiques sauf sur de tous petits points comme la clôture,
par exemple, pour des raisons étrangères à notre choix). Il me semble que dans toute cette évolution,
ce travail en commun des moniales et des moines a été une contribution
significative au développement d’un sain féminisme.
En terminant j’aimerais vous dire quelques
mots de l’expérience de quelques monastères en particulier. Je mentionnerai tout d’abord celle de quelques
monastères africains fondés à l’époque coloniale, donc avant l’indépendance,
sur le modèle européen, avec un lourde infrastructure économique.
Cette infrastructure, adaptée à un mode de pensée et d’agir
européen l’est beaucoup moins à l’âme et à l’esprit africains,
qui répondent à d’autres exigences. De plus, l’aide souvent importante apportée
aux populations environnantes, en termes de dispensaires ou d’écoles
par exemple, ont souvent rendu ces populations dépendantes. Le passage à un autre type de relation n’est
souvent pas facile, même lorsque la guerre est venu dépouiller
la communauté de presque toutes ses possibilités d’aider de la
même façon que par le passé. En d’autres pays, en Angola par exemple, de
très longues années de guerre ont amené les communautés à vivre
au jour le jour en pleine communion avec les populations dans
la même situation de pauvreté et de danger.
Dans ce cas, le simple fait de rester était la principale
forme de solidarité et de responsabilité face à la population
locale. Je pourrais aussi
mentionner la situation de notre monastère de Marija Zvijezda
en Bosnie (appelé autrefois Mariastern), dévasté par des guerres
successives sans parler d’une longue période sous régime communiste.
Les conditions permettant une vie monastique normale n’y
existent pratiquement pas. Et
pourtant là aussi, partir serait irresponsable face à la population
local et face à l’Église. En conséquence, là aussi rester est un acte
responsable.
Enfin, j’aimerais terminer en évoquant
une communauté de notre Ordre qui, à mon avis, est le plus bel
exemple de sens aigu et serein à la fois de responsabilité. Vous aurez deviné que je veux parler de la communauté de Tibhirine.
Tant a été écrit sur ces moines qu’il ne me sera pas nécessaire
d’être bien long. Laissez-moi simplement dire en quelques mots
comment, à mon avis, ils ont exercé leur responsabilité face à
la société et face à l’Église.
La communauté de Notre Dame de l’Atlas
avait été fondée comme un simple refuge comprenant quelques moines
du monastère de N.D. de la Délivrance en Slovénie, au cas où ce
monastère serait supprimé. Cet
humble début a sans doute aidé à la communion avec la population
locale. La fondation fut
presque aussitôt assumée par la communauté française d’Aiguebelle,
mais ces bonnes relations avec la population locale se maintinrent
à tel point qu’au moment de l’indépendance de l’Algérie la communauté,
même si elle était composée de Français, put continuer paisiblement
son existence. Les moines se défirent alors de la presque
totalité de leurs terres, pour qu’elles soient distribuées à la
population, et formèrent par la suite une coopérative avec quelques
voisins pour exploiter la parcelle qui leur restait.
À côté de cette amitié avec la population locale, fondée
sur un respect mutuel et une solidarité dans le travail, ils se
situèrent toujours avant tout comme une communauté priante au
coeur d’une population simple et religieuse, respectant les personnes
consacrées à Dieu. En
même temps ils développèrent un dialogue interreligieux avec un
groupe de personnes musulmanes plus cultivées, intéressées à une
réflexion commune en même temps qu’à une prière commune.
Lorsque la situation de l’Algérie se détériora après les
élections de 1991 et l’arrêt du processus électoral,
et que les assassinats de religieux se multipliaient, ils
reçurent de tous côtés le conseil de partir.
Bien qu’aucun d’entre eux ne désirât le martyre, ils optèrent
pour rester parce que cela leur semblait la seule attitude « responsable »,
compte tenu de leur voeu de stabilité et surtout de tous les liens
qu’ils avaient créés au fil des années avec la population locale
comme avec la petite Église d’Algérie.
Cet exemple, qui constitue un cas limite,
est pour chacun de nous, Trappistes, une invitation à assumer
à l’égard de nos frères humains toutes nos responsabilités qui
sont en général beaucoup moins exigeantes.
De nos
jours, quand tant de conflits, en tant d’endroits divers de la
planète, créent des tensions entre les peuples, et quand tant
de voix irresponsables appellent à la guerre entre civilisations,
la seule attitude vraiment « responsable » qui soit
consiste à établir des ponts entre les peuples et entre les cultures
et à développer le sens du dialogue. Rien n’est plus conforme au sens profond du
monachisme qui est communion – communion avec Dieu, avec les hommes
et avec tout l’univers. Je
crois que c’est là notre vocation à chacun de nous.
Armand VEILLEUX
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