Les religieux, experts en
communion dans un monde fracturé
(Centre Sèvres, 25 février 2016)
Le titre
donné à cette conférence ne se veut pas un exercice narcissique
d’autocélébration. Il ne s’agit pas de
s’autoproclamer des « experts en communion ». C’est plutôt
l’affirmation d’une mission. Une mission que le pape François nous rappelait dans
la lettre qu’il adressait aux consacrés, à l’occasion de l’ouverture de l’année
de la vie consacrée. Dans cette lettre, il appelait tous les consacrés à
regarder le passé avec reconnaissance, à vivre le présent avec passion et à
embrasser l’avenir avec espérance. Et c’est en parlant de vivre le présent avec
un amour passionné du Christ qu’il expliquait que cela signifiait « être
des experts en communion »[1].
Il serait erroné de voir là simplement une belle
expression. Elle a dans la pensée de
François un sens plus profond, et même une portée théologique. Dans cette même
lettre, François expliquait qu’il avait institué cette « année de la vie
consacrée » à l’occasion du cinquantième anniversaire de la publication de
la Constitution conciliaire Lumen gentium de
Vatican II, sur l’Église et de celle du Décret Perfectae
caritatis.
La mention de ces deux documents est importante. Car si
l’on veut chercher dans les textes Vatican II les grandes lignes d’une
théologie renouvelée de la vie consacrée, il faut les chercher dans la grande
constitution conciliaire sur l’Église et non dans le décret Perfectae caritatis, qui a une approche plus
pragmatique.
. On se souviendra que les commissions
préparatoires au Concile avaient prévu une Constitution conciliaire sur la vie
religieuse. Cette Constitution avait d’ailleurs connu plusieurs versions
successives centrées sur la notion d’état de perfection, jusqu’à ce qu’il fut
décidé de laisser de côté ce projet et d’introduire dans la Constitution sur
l’Église le chapitre six sur les consacrés, après le chapitre cinq sur l’appel
de tous les chrétiens à la sainteté. On rédigea par la suite un Décret
conciliaire appelant tous les instituts à un renouveau et traçant les grandes
lignes de ce renouveau[2].
Le fait
d’avoir situé le chapitre sur les religieux après celui sur l’appel universel à
la sainteté a une importance capitale pour la théologie de la vie religieuse.
Il ne faut pas oublier non plus qu’après le chapitre premier de Lumen Gentium sur le « mystère de l’Église », c’est
le chapitre 2, sur le peuple de Dieu qui
établit toute la structure de cette Constitution. La vie religieuse se situe
donc comme une façon particulière de vivre le mystère de l’Église au sein de
l’ensemble du peuple de Dieu, partageant avec tous les autres membres de
l’Église l’appel à la sainteté et à la perfection de l’amour[3].
Comme pour
tous les chrétiens, mais d’une façon particulière, les religieux sont appelés à
une vie de communion. D’abord une vie de communion avec Dieu. Si cette
communion avec Dieu n’existe pas, tous les autres aspects de la vie religieuse
perdent leur sens. Cette vie de
communion avec Dieu s’incarne dans une vie de communion avec des frères ou des soeurs. Si cette
communion fraternelle est vraiment chrétienne, elle n’est pas refermée sur
elle-même, mais elle s’ouvre à l’ensemble du peuple de Dieu, à toute la société
et même au cosmos. Quand François appelle les religieux à être des experts en
communion, il les appelle simplement à vivre avec passion leur vocation.
À Vatican
II, avant même la publication de Lumen gentium, il y avait eu celle de la Constitution Sacrosanctum concilium sur
la liturgie. Vous vous demandez
peut-être pourquoi mentionner la liturgie dans ce contexte. Or, un théologien
italien, du nom de Massimo Faggioli, qui enseigne aux
États-Unis, a publié récemment une étude extrêmement intéressante démontrant
comment la Constitution sur la liturgie établit déjà les bases de
l’ecclésiologie de Vatican II[4]. Massimo Faggioli est l’une des
étoiles montantes de la théologie. Formé à l’école de Bologne, dirigée par
Giuseppe Alberico, il a étudié à fond la relation
entre la Constitution Sacrosanctum Concilium et l’ensemble du Corpus conciliaire, en
particulier Lumen Gentium. Il regrette qu’on ait laissé le texte
fondamental de Sacrosanctum Concilium aux liturgistes. En réalité, comme il explique, la liturgie
n’a pas été seulement chronologiquement la première préoccupation de Vatican
II, mais elle en fut aussi le point de départ théologique. Il y a déjà dans la Constitution liturgique un
appel au « ressourcement » et une exigence de
« rapprochement » à la fois vers l’extérieur et vers l’intérieur
qu’on retrouvera non seulement dans Lumen gentium,
mais aussi dans Gaudium et Spes et dans Nostra
Aetate. Dès
le début du Concile, l’affirmation de la possibilité d’une réforme liturgique
rendait tout le monde conscient que l’Église elle-même pouvait être réformée.
On trouve déjà dans ce premier document conciliaire une vision réconciliée et
unificatrice de l’Église, de la vie chrétienne et de la condition existentielle
du croyant dans le monde. Soit dit entre parenthèses, il n’est pas surprenant
que les partisans de la « réforme de la réforme » aient centré leurs
attaques sur la réforme liturgique.
C’est dans
ces trois documents conciliaires que je chercherai d’abord les fondements de la
réflexion théologique qu’on m’a demandé de faire sur « La vie religieuse
facteur de communion dans un monde en recherche du vivre ensemble » une
réflexion à laquelle j’ai donné le titre que je viens d’expliquer.
Cependant une réflexion sur la théologie de la vie
religieuse ne peut faire abstraction de la situation nouvelle créée par la
forme particulière de réception du Concile qui est celle du pape François. En
effet ce qu’on trouve chez lui, ce n’est pas simplement une acceptation ou une
interprétation des textes du Concile, mais une réception – une réception
dynamique – de sa théologie et de son histoire.
La théologie de l’Église et de sa mission
dans le monde a été admirablement reformulée pour notre temps par le pape
François tout particulièrement dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium, qui est en quelque sorte le programme de son
pontificat. Il faut évidemment en
tenir compte dans une approche renouvelée de la théologie de la vie consacrée.
Depuis
Vatican II, la théologie de la vie consacrée se cherche. Les schémas préparés par la Commission
préparatoire – que j’ai mentionnés tout à l’heure -- étaient structurés autour
de la notion d’état de perfection (perfectio
adquirenda, évidemment !). Le chapitre 6 de Lumen
Gentium, conserve la terminologie de « vie
religieuse » et s’articule autour des conseils évangéliques. L’exhortation post-synodale de Jean-Paul II
adopte la terminologie de « vie consacrée ». On y trouve beaucoup de
belles choses et des conseils utiles, mais pas une vision théologique
renouvelée. (On sait que les rédacteurs principaux de ce texte avaient produit
un premier projet axé sur la notion de beauté – dans une ligne influencée par Urs von Balthasar ; mais
cette première approche fut vite abandonnée, même si on en trouve des traces un
peu partout dans le texte).
Or,
la vision théologique qui se dégage graduellement mais clairement des écrits et
des discours du pape François nous amène à resituer la vie religieuse d’une
façon plus explicite à l’intérieur d’une théologie du peuple de Dieu, et
aussi, par conséquence, à l’intérieur d’une vision théologique de la culture. Les deux notions inséparables de
« peuple » et de « culture » sont omniprésentes dans la
pensée du pape François. (Il n’y a pas de peuple sans culture ; et la
culture est toujours celle d’un peuple).
Il
vaut la peine d’expliquer un peu la notion de « peuple » chez
François. Sa vision
du peuple est assez différente de celle du Peuple de Dieu ou du Corps mystique
du Christ dans la théologie de Pie XII -- ou du théologien Sébastien Tromp dont
Pie XII s’inspirait dans son encyclique sur le Corps mystique.
Dans
une conférence donnée à Vienne en octobre dernier, le père Christoph Theobald a expliqué comment l’ecclésiologie de François
abandonnait aussi le contraste classique entre Église et société. Dans sa
vision, les relations entre l’Église et l’État ne peuvent plus être vues en
termes de tension entre culture et contreculture. S’ajoute à cela l’insistance de François à
souligner l’importance du sensus fidei de l’ensemble du Peuple de Dieu. Ce qui l’amène à
donner à ce peuple un rôle fondamental dans l’exercice de la collégialité, comme
il l’a expliqué dans son grand discours du 17 octobre dernier sur l’Église
synodale dont il rêve. Pour lui, cette Église synodale est une Église qui
« écoute » ; et le processus synodal commence, dit-il
explicitement, « par l’écoute du peuple de Dieu qui participe aussi à la
mission prophétique du Christ ». Un peuple qui, dit-il est infaillible in
credendo[5].
Le
but de François n’est pas d’élaborer une nouvelle approche théologique de
l’Église, mais d’établir une nouvelle façon d’être Église. Cette nouvelle façon
d’être Église évite la tendance à séparer et isoler les aspects de la vie de
l’Église : avec la foi et la science théologique d’un côté et l’engagement
social et pastoral de l’autre. Sa vision est unitaire et unifiante.
Il
est également intéressant de voir où s’enracine historiquement cette théologie
du peuple qu’on trouve chez François. Au moment où, après le Concile,
s’élaborait en Europe une théologie politique, avec Johann Baptist
Metz et Hans Küng, l’Amérique latine élaborait une
théologie de la libération avec Gustavo Gutierrez, Ignacio Ellacuría
et Jon Sobrino.
En même temps, en Argentine une autre compréhension du Concile se
développait, parallèlement à celle-ci. On trouve déjà cette approche dans le
document final de l’Assemblée extraordinaire des évêques d’Argentine à San
Miguel en 1969, qui n’est pas sans une certaine influence du « Pacte des
Catacombes ». Cette approche
théologique fut élaborée par deux théologiens argentins, Lucio Gera et Rafael
Tello, mais on en trouvait déjà l’intuition fondamentale dans un document de la
commission pastorale de l’épiscopat argentin de 1966, qui définissait le
« peuple » comme « l’existence d’une culture commune enracinée
dans une histoire commune et orientée vers le bien commun ». Cette théologie prenait son inspiration dans Mater
et Magistra (1961) de Jean XXIII et Populorum progressio (1967) de Paul VI.
François n’est pas un théologien au sens académique du
terme. Il possède cependant une vision théologique cohérente et bien structurée
qu’on retrouve à travers tous ses écrits et qui, comme on le sait, s’enracine
dans cette « théologie du peuple » qu’on a appelé aussi
« théologie de la culture ». Je crois qu’on peut élaborer dans cette
perspective une théologie renouvelée de la vie religieuse.
J’y reviendrai tout à l’heure. Mais considérons pour le moment les grandes
lignes de l’ecclésiologie de Vatican II qui peuvent nous guider dans notre
réflexion sur le rôle de la vie religieuse au service du « vivre
ensemble ».
A – Du vivre ensemble trinitaire et de son incarnation
dans la pâte humaine.
Le point
de départ de la réflexion de Vatican II sur l’Église est le mystère même de la
vie divine ou ce qu’on pourrait appeler le « vivre ensemble
trinitaire ».
Cette réflexion peut se résumer en quelques grandes
phrases. Dieu veut que tout être humain soit sauvé. Le salut consiste dans la transmission à
l’être humain du don de la vie divine. Cette vie divine réside dans le mystère
d’amour qui unit le Père au Fils dans l’Esprit. Ce
« vivre ensemble » trinitaire est transmis à l’humanité dans
l’incarnation du Verbe. Jésus-Christ, possédant la plénitude de ce don, étant
parfaitement Dieu et parfaitement homme, est le mystère primordial, le
sacrement primordial (l’Ursakrament). L’Église
est à son tour le sacrement du salut en tant que manifestation visible de cette
même réalité divine, le sacrement du « vivre ensemble » trinitaire
dans le signe visible de la communion entre des hommes et des femmes dans la
même foi, la même espérance, le même amour. La vie religieuse se situe à
l’intérieur de cette vision sacramentelle et ne peut se concevoir en dehors de
celle-ci.
B – Une existence pour
autrui
Si
l’Église ne peut se concevoir sans sa relation au Christ et à travers lui, à la
Trinité, elle ne peut se concevoir non plus sans sa relation au monde. Elle
existe pour être envoyée au monde et être au sein de celui-ci le signe du salut
offert par Dieu à toute personne. François aime rappeler que tout baptisé a le
droit et le devoir d’évangéliser. Cette mission évangélisatrice est celle de
tous les baptisés et donc celle de tout consacré. La mission propre des
consacrés se situe à l’intérieur de cette mission universelle de tous les
baptisés et non en marge de celle-ci et certainement pas au-dessus de celle-ci.
C’est pourquoi il est si significatif que les pères conciliaires aient placé le
beau chapitre de Lumen gentium sur l’appel de
tous à la sainteté avant celui sur la vie religieuse.
Le Christ
Jésus a passé parmi ses contemporains, durant sa brève vie humaine sur terre,
en faisant le bien, en manifestant à travers ses gestes l’amour miséricordieux
du Père. Mais le don suprême du Père au
monde c’est son propre Fils. C’est toute l’humanité qui est transformée par
l’Incarnation du Verbe. Ainsi en est-il de tout chrétien. Il est appelé à manifester le mystère d’amour
de Dieu pour l’humanité, le mystère du vivre ensemble trinitaire, à travers des
gestes concrets de communion fraternelle, et de miséricorde. Mais sa
contribution principale – qui donne son sens à tout le reste – est sa
participation à la vie trinitaire à travers sa configuration au Fils dans le
lien de l’Esprit.
Il en est
ainsi du religieux et de la religieuse.
Ils sont appelés, pour la plupart, à manifester concrètement l’amour de
Dieu à travers diverses œuvres de miséricorde temporelles et spirituelles. Ils
peuvent aussi être appelés à être des agents de communion entre les hommes à
travers diverses formes d’activité sociale ou caritative. Mais ce n’est pas ce
qui les définit comme religieux. Ce qui les définit comme religieux est d’abord
leur forme propre de relation au Christ, essentiellement à travers le célibat
consacré et les autres formes de renoncement. C’est aussi leur façon d’incarner
ce vivre ensemble à travers diverses formes de vie
communautaire.
Le premier
nom qui fut donné aux ascètes, dans l’Église primitive, en particulier dans les
Église syriaques, longtemps avant qu’on parle de « monachisme » est
le nom syriaque d’ihidaya,
qui ne signifie pas celui qui vit seul, mais celui qui n’a qu’un coeur, qu’un amour, qu’un seul but dans sa vie, et qui
organise toute sa vie autour de cet unique amour. C’est de cela que parle François lorsqu’il
nous appelle à vivre le présent avec un amour passionné du Christ, et qu’il dit
que si nous le faisons, c’est cela qui fera de nous des experts en communion.
C’est donc
d’abord sa forme particulière de communion au Christ à travers sa consécration,
et la forme particulière de communion au sein d’une famille religieuse, qui
permet au consacré de travailler à la qualité du vivre ensemble de la grande
famille humaine.
C – Témoins de la priorité de l’Esprit
Tout ce
que je viens de dire implique une relation dynamique entre la foi et la
religion, mais aussi une distinction entre les deux. La foi est de l’ordre de l’expérience
spirituelle, la religion est de l’ordre de la mémoire collective de cette expérience,
de son expression visible et de sa transmission. Le coeur
de la vie religieuse se situe au niveau de la foi, c’est-à-dire de l’expérience
spirituelle, même si ses divers modes d’expression et d’intervention dans
l’Église et la société se situent au niveau du « religieux », là où se
situe la dimension sociale et culturelle de l’évangélisation.
Vatican
II, dans Gaudium et spes,
sans approfondir cette distinction, comporte quelques passages très riches sur
la « culture » comme lieu d’implication du mystère du salut dans la
pâte humaine à travers l’activité des croyants.
Le pape François est allé beaucoup plus loin, dans Evangelii
gaudium, où l’on trouve une très belle section
sur la dimension sociale de l’Évangélisation.
Ce qu’on appelle de nos jours la « nouvelle Évangélisation »
n’est rien d’autre que ce qu’on appelait il y a quelques décennies,
l’inculturation. Il s’agit du processus qui se réalise lorsqu’a
lieu une véritable rencontre entre l’Évangile et une culture ou un élément
culturel. Dans ce processus, le message
évangélique acquiert de nouveaux modes d’expression et la culture se trouve
enrichie et transformée, recevant une nouvelle signification.
Pour
François c’est à travers la culture que se fait l’évangélisation : la
culture évangélisée devient véhicule du message évangélique. Dans le
développement de cette section de son exhortation, François souligne quatre tensions
bipolaires ou quatre priorités à assurer[6] :
a)
le temps est supérieur à l’espace
b)
l’unité prévaut sur le conflit
c)
la réalité est plus importante que l’idée
d)
le tout est supérieur à la partie.
Je
voudrais maintenant décrire comment se situe la vie religieuse dans l’activité évangélisatrice
de l’Église, à la lumière de cet enseignement, en reprenant ces quatre tensions
bipolaires, et en montrant comment le religieux s’y situe.
a) Nous sommes les témoins du temps
La première des tensions bipolaires
mentionnées par François est celle entre le temps et l’espace. « Le
‘temps’, considéré au sens large, fait référence à la plénitude comme
expression de l’horizon qui s’ouvre devant nous, et le moment est une expression
de la limite qui se vit dans un espace délimité. Selon François, un premier principe pour
avancer dans la construction d’un peuple – car c’est bien de cela qu’il s’agit
– (l’élaboration d’un vivre ensemble) est que « le temps est supérieur à
l’espace ». Que veut-il dire par là ?
« Ce principe, explique-t-il,
permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats
immédiats. Il aide à supporter avec
patience les situations difficiles et adverses ou les changements des plans
qu’impose le dynamisme de la réalité. Il
est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant
la priorité au temps. Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité
socio-politique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les
temps des processus. Donner la priorité
à l’espace conduit à ... tenter de prendre possession de tous les espaces de
pouvoir et d’auto-affirmation. C’est
cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps c’est s’occuper d’initier des processus de croissance plutôt
que de posséder des espaces ».
Ce même critère, dit François, est
très adapté à l’évangélisation, qui demande d’avoir présent l’horizon,
d’adopter les processus possibles et les larges chemins.
Les religieux, c’est-à-dire ceux qui
ont été appelés à assumer dans leur vie les renoncements impliqués par la
fidélité aux conseils évangéliques de célibat, de pauvreté et d’obéissance
devraient normalement être particulièrement disposés à privilégier ainsi les
processus de développement plutôt que les espaces de pouvoir.
Or, il se fait que la précarité que
beaucoup de nos communautés connaissent aujourd’hui constitue une tentation
d’aller en sens inverse. Le fait que nos
communautés sont moins nombreuses et plus fragiles devrait nous inciter à nous
lancer dans des processus visant à faire naître de nouvelles formes
d’incarnation de notre charisme ; mais la tentation est de vouloir
retrouver sans cesse les espaces de pouvoir que nous possédions dans le passé,
à travers des formes de regroupement ou de fusion nous permettant de retrouver
les structures administratives où nous trouvions dans le passé notre sécurité.
b) Nous sommes appelés à être les témoins de l’unité.
Le deuxième principe énoncé par
François est que l’unité prévaut sur le conflit. Les conflits sont inévitables.
Ils font partie de l’existence humaine. Ils ne peuvent être dissimulés ou
ignorés. Ils doivent être assumés. Face au conflit, dit François, il y a trois
voies : La première est de l’ignorer. La seconde est d’y pénétrer et d’en
devenir prisonnier, perdant l’horizon et projetant sur les institutions nos
propres confusions et insatisfactions, rendant ainsi l’unité impossible. La
troisième voie c’est « d’accepter de supporter le conflit, de le résoudre
et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus, conformément à la
béatitude « Bienheureux les artisans de paix » (Mt 5,9).
De cette manière, il est possible de
développer une communion dans les différences, que seules peuvent faciliter les
personnes nobles qui ont le courage d’aller au-delà de la surface du conflit et
regardent les autres dans leur dignité la plus profonde.
Dans le
contexte social actuel, caractérisé par des mouvements massifs de populations
et par un cycle infernal de violence répondant à la violence, les politiques
utilisent facilement la peur de l’autre à des fins électorales à courte vue.
Les religieux, à qui l’engagement à la suite du Christ doit permettre un regard
contemplatif qui s’efforce de regarder ce qui se passe avec les yeux de Dieu,
ont une mission particulière de travailler à l’unité dans tous les domaines où
ils se trouvent impliqués. Cela vaut
pour le dialogue social, pour la construction politique de chaque peuple, cela
vaut aussi pour le dialogue entre les peuples, entre les religions comme pour
le dialogue entre les diverses tendances au sein même de l’Église ou de nos
communautés religieuses.
Dans ce
contexte, j’aimerais citer l’un des plus beaux passages du Testament de
Christian de Chergé, l’un des moines de Tibhirine,
assassinés en Algérie il y a exactement vingt ans. Dans ce Testament, Christian dit que si jamais il était victime de la violence qui a envahi toute
l’Algérie, serait alors comblé son plus profond désir.
Ma
mort, évidemment, paraîtra donner raison
à ceux qui m'ont rapidement traité de naïf, ou d'idéaliste :
"Qu'Il dise maintenant ce qu'Il en pense !"
Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante
curiosité.
Voici que je pourrai, s'il plaît à Dieu,
plonger mon regard dans celui du Père
pour contempler avec lui ses enfants de l'Islam
tels qu'il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ,
fruits de Sa Passion, investis par le Don de l'Esprit
dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion
et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences[7].
D’ailleurs,
l’une des raisons que donnaient Christian et ses frères de rester en Algérie
malgré le danger était d’affirmer ainsi ce que Christian appelait « le
droit à la différence » alors qu’aussi bien du côté du pouvoir en place
que du côté des islamistes, on refusait aux autres ce « droit à la
différence ». Les moines de Tibhirine
réalisaient dans la pratique le rêve du Cardinal Duval d’une Algérie où
pourraient vivre en harmonie comme des frères, des hommes d’origine arabe,
berbère ou européenne, des chrétiens et des musulmans[8].
On parlait
hier de stabilité. J’aimerais, dans ce contexte citer un texte moins connu des
frères de Tibhirine. Il s’agit de leur
lettre circulaire du 21 novembre1995 : « Après Noël 1993, tous nous
avons rechoisi (re-choisi) de vivre ici
ensemble. Ce choix avait été préparé par les renoncements antérieurs de chacun
(à la famille, à la communauté d’origine, au pays…). Et la mort brutale – de
l’un d’entre nous ou de tous à la fois – ne serait qu’une conséquence de ce
choix de vie à la suite du Christ »[9].
Cela me
donne aussi l’envie de faire une autre digression. On a parlé à diverses reprises ces derniers
jours de racines et d’enracinements. S’il est vrai qu’il est important d’avoir
des racines, notre vocation religieuse exige que nous soyons prêts à être sans
cesse déracinés.
Vous connaissez peut-être les
armoiries épiscopales du Cardinal Martini. Ces armoiries portent un arbre aux
longues racines, mais sans contact avec la terre. Au- dessus, on peut lire une
inscription en hébreu signifiant : Déraciné,
il fleurit encore. Et le Cardinal
Martini commentait lui-même : « Par le vœu d’obéissance que fait le
jésuite, il ne peut se lier à un lieu quelconque ou à un rôle particulier, mais
où qu’il soit appelé pour accomplir son ministère, il doit fleurir, porter du fruit »[10].
C’est clairement ce qu’ont vécu les
moines de Tibhirine.
c) Des témoins de la réalité
Le troisième principe est que la réalité est supérieure à
l’idée. Nous avons constaté un bel
exemple de cette tension lors du Synode sur la famille. D’une part il y avait ceux
qui partent de principes théologiques abstraits et qui se demandent comment les
appliquer à la réalité concrète des hommes et des femmes d’aujourd’hui. D’autre
part il y avait l’attitude du pape pour qui il fallait d’abord s’informer à
travers une consultation au niveau de l’Église universelle de ce que vivent
concrètement les hommes et les femmes d’aujourd’hui pour se demander ensuite ce
que l’Évangile a à dire à cette réalité complexe.
Pour
François, le principe selon lequel la réalité est supérieure à l’idée est lié à
l’Incarnation de la Parole. Le critère
de réalité d’une parole déjà incarnée et qui cherche toujours à s’incarner, est
essentiel à l’évangélisation.
L’élaboration
de concepts et même de systèmes de pensée pour aider à saisir la réalité dans
tous ses aspects et à la comprendre est certes quelque chose d’essentiel. Certains religieux, en particulier ceux qui
sont théologiens ou philosophes de profession, ont une mission particulière en
ce domaine. Mais le religieux, en tant
que tel, parce qu’il a reçu sa vocation dans l’écoute de la Parole, et qu’il ne
peut y demeurer fidèle qu’en restant constamment à l’écoute de cette Parole, doit,
par vocation se poser comme rempart devant tous les fondamentalismes et les
totalitarismes – religieux ou laïcs – qui tiennent la réalité esclave de
constructions conceptuelles déracinées du réel.
d) Témoins de la réalité globale.
La
quatrième tension féconde mentionnée par François est celle qui se joue entre
la globalisation et la localisation. D’une part il faut prêter attention à la
dimension globale pour ne pas tomber dans la mesquinerie quotidienne. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue ce
qui est local, ce qui nous fait marcher les deux pieds sur terre. Pour ne pas être trop obsédé par des
questions limitées et particulières, il faut toujours élargir le regard pour
reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous... Il est nécessaire
d’enfoncer ses racines dans la terre fertile et dans l’histoire de son propre
lieu qui est un don de Dieu. On travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est
proche, mais dans une perspective plus large.
François
exprime cela en disant que le tout est supérieur à la partie, et même que le
tout est plus que la somme de toutes les parties.
Ceux et
celles qui ont une certaine expérience de formateurs au sein de leur
communauté, savent que le signe d’une vraie vocation est la capacité de
conserver et même de développer sans cesse son identité personnelle tout en
intégrant une identité communautaire.
Le fait
d’appartenir à un institut religieux, surtout si cet institut a une histoire
assez longue et encore plus s’il est répandu en plusieurs parties du monde,
nous prépare à exercer au sein de la société comme au sein de l’Église, des
activités bien enracinées dans la réalité locale, tout en étant conscients de
travailler ainsi à la transformation globale de l’Église et de l’humanité.
Frère
Alois de Taizé nous rappelait à quel point la notion de kérygme était capitale
pour le pape François. Le kérygme c’est
l’enseignement du mystère du Christ – un enseignement qui est destiné au
peuple. C’est pourquoi le peuple, et la culture qui le constitue comme peuple, sont
si importants dans sa pensée. L’Église
n’existe pas pour elle-même. Elle existe
pour être envoyée au peuple. La vie
consacrée ne se conçoit qu’au coeur de cette mission
ecclésiale au service du peuple.
On a dit
parfois que François n’est pas un théologien.
Le cardinal Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi
a même osé dire, dans un interview qu’il donnait ici à
Paris l’an dernier, qu’étant donné que François n’était pas un théologien,
comme son prédécesseur, c’était sa tâche à lui, en tant que préfet de la
Congrégation, de « structurer théologiquement » le pontificat. Comme
vous le savez, cette expression malheureuse a fait couler beaucoup d’encre[11].
François
possède une vision théologique très claire et très cohérente. Sans s’articuler dans les grands courants de
la théologie de la libération, sa théologie a toutefois la même préoccupation
de partir du vécu pour interroger l’Évangile sur ce vécu.
Et le vécu
au coeur duquel doivent évoluer de nos jours les
religieux ici en Europe, à la suite des attentats des dernières années est
caractérisé par une affirmation nouvelle de la laicité, Comment se situent les religieux dans
ce contexte ?
D’une façon générale, les attentats des dernières années
à Paris et ailleurs dans le monde ont créé une situation nouvelle pour ceux qui
veulent et doivent affirmer leur foi et leur être religieux. Le fait que Daech
ou le soi-disant état islamique se réclame de l’Islam a créé une situation
nouvelle où certains, au nom de la laïcité, veulent bannir toute expression
religieuse de l’espace public.
Comment se situent et comment doivent se situer les religieux
face à cette situation ? Il s’agit
non seulement du vivre ensemble avec des représentants d’une autre foi – ou qui
en tout cas en appellent à une autre foi – mais aussi avec des concitoyens pour
qui toute expression de ce que nous sommes, en tant que religieux, n’a pas de
place dans la sphère publique.
De bonnes études ont été écrites sur ce sujet ces
derniers mois, rappelant comment la loi française de 1905 sur la laïcité
reconnaît le « fait religieux » comme un fait « public » mais relevant de
convictions privées[12].
Ici la distinction entre foi et religion est (de nouveau)
importante. La foi est de l’ordre de
l’expérience religieuse et appartient au plus intime de la vie privée. Mais la
foi ne peut exister sans son expression dans la vie de tous les jours, sans une
expression religieuse qui est nécessairement quelque chose de collectif et qui
est de l’ordre de la culture. Ceux qui
partagent la même foi et qui veulent qu’elle informe leur agir ont le droit à
une présence active et visible au sein de la culture dont ils font partie. Les
chrétiens, et encore moins les religieux parmi eux, ne doivent pas être frileux
par rapport à cette situation nouvelle.
La position de Jürgen Habermas sur le sujet est
éclairante, d’autant plus que sa position a évolué au cours des années. On connait, bien sûr, sa rencontre en 2010 avec
celui qui était alors le Cardinal Ratzinger, il y a quelques années et le
volume qui est issu de cette rencontre[13] ; mais sa pensée a
continué d’évoluer par la suite[14].
Habermas distingue deux espaces à partir desquels se construit l’intégration démocratique –
on dirait en France l’intégration républicaine : l’espace public et l’espace
étatique. Le premier est le lieu de formation de l’opinion ; le second le lieu
de production de la décision. Il y a
entre les deux une interaction nécessaire.
La décision politique dépend, pour une large part, de la dispute
civique.
La croyance religieuse doit se tenir à l’écart de
l’espace étatique, mais elle doit s’impliquer dans le débat public qui forme
l’opinion. Les croyants doivent
intervenir – précisément en tant que croyants -- dans la construction de la
société. Les religieux d’une façon spéciale.
Habermas, qui affirme fortement ce droit, leur demande cependant de
respecter trois grands principes.
Le premier
principe est celui de la coopération. Habermas dénonce le relativisme propre
aux théories de la post-modernité. Il croit à la possibilité d’une vérité
universalisable. Cette vérité doit cependant se construire dans la rencontre
des paroles étrangères. De la part des acteurs religieux, l’entrée dans ce processus
suppose d’accepter un dialogue vrai avec ceux qui ne partagent pas la même foi,
y compris avec ceux qui n’en ont aucune, et donc de les reconnaître dans leur
diversité.
Le
deuxième principe est celui de faillibilité. Dans ce dialogue entre croyants et
non croyants, ces derniers doivent considérer que le discours religieux
comporte des contenus civilisateurs permanents.
Réciproquement, les croyants doivent accepter de reconsidérer leurs
certitudes initiales et d’accepter que le point de vue des autres puisse les amener à modifier ou à affiner leur système de
compréhension du monde.
Enfin, le
troisième principe d’Habermas est celui de la traduction. Jacques Lacan disait qu’il n’écrivait pas
pour être compris mais pour être lu. Ce
ne peut évidemment pas être la position du croyant dans son dialogue avec les
non croyants. Il doit se faire
comprendre. Il doit donc apprendre à se
distancier d’un certain langage symbolique lorsque celui-ci n’est pas
compréhensible pour son interlocuteur.
(Cf. Ricoeur – pré-intellection nécessaire à
l’intellection).
Tout en
acceptant honnêtement et pleinement la laïcité conçue comme une saine
séparation de l’Église et de l’État, et le respect des zones respectives
d’intervention, les croyants ne doivent pas laisser une certaine forme de
laïcité se substituer à la religion en devenant elle-même une nouvelle forme de
religion.
En tant qu’auditeurs du Verbe, ils sont les détenteurs du
sens. Ils ne doivent laisser se construire une civilisation en perte de sens.
Jonathan Sacks, le grand rabbin de Londres a écrit il
y a quelques années un beau livre sur le partenariat entre la science et la
religion[15].
Sa thèse fondamentale est, bien sûr que les deux sont essentielles et complémentaires,
et que le rôle propre est de permettre à la société de découvrir le sens de son
existence.
Et je crois que cela peut servir de conclusion à ces
quelques réflexions. En tant que
religieux, vivant à notre façon la mission de l’Église qui existe pour le
monde, notre mission peut être décrite comme étant celle de favoriser un
« vivre ensemble » par lequel les hommes d’aujourd’hui se constituent
comme peuple autour d’une perception
toujours plus claire du sens de leur
existence.
Armand Veilleux
[1] Pape François, Lettre apostolique à tous les consacrés…, 21 novembre 2014, I, 1-3.
[2] John W. O’Malley, L’événement
Vatican II (Bruxelles: Lessius, 2011), 239 et ss.
[3] Voir : Armand Veilleux,
« La médiation culturelle de l’expérience religieuse », Vies
consacrées 87 (2015): 128‑41.
[4] Massimo Faggioli, True
reform: liturgy and ecclesiology in Sacrosanctum concilium (Collegeville,
Minn: Liturgical Press, 2012).
[5] Voir Luc Forestier,
« Le pape François et la synodalité.
Evangelii gaudium, nouvelle
étape dans la réception de Vatican II », Nouvelle revue théologique
137 (2015): 597‑614.
[6] Evangelii Gaudium, nos. 221-237.
[7] Bruno Chenu, Abbaye
de Tamié, et Abbaye de Bellefontaine, éd., Sept vies pour Dieu et l’Algérie
(Paris: Bayard Editions/Centurion, 1996), 210‑212.
[8] Voir Marco
Impagliazzo, Duval d’Algeria: una Chiesa tra Europa e mondo arabo
(1946-1988), Religione e società (Edizioni Studium) 21 (Roma: Studium,
1994).
[9] Chenu, Abbaye de
Tamié, et Abbaye de Bellefontaine, Sept vies pour Dieu et l’Algérie,
180.
[10] cf. Gabriel Ispérian, « Qui est le cardinal Martini ? », dans Christus, nº 216, Octobre 2007, p. 473).
[11] Voir
Armand Veilleux “La théologie de François” dans L'Appel,
juin 2015, nº 378, p. 28; repris
dans Témoignage chrétien N° 3639 du 18 juin
2015, page 3.
[12] Voir Bernard
Lauret, « Laïcité par défaut ou par excès ? », Études, no
4216 (mai 2015), pp. 41‑54.
[13] Jürgen Habermas et Joseph
Ratzinger, Raison et religion: la dialectique de la sécularisation (Paris:
Salvator, 2010).
[14] Voir Philippe
Portier, « Démocratie et religion. La contribution de Jürgen
Habermas », Revue d’éthique et de théologie morale, no 277
(décembre 2013): 25‑47.
[15] Jonathan Sacks, The
Great Partnership: God, Science and the Search for Meaning (London: Hodder
& Stoughton, 2012).