Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

 

 

 

 

Que faire de la violence que je porte ? [1]

 

 

 

            Excellente question !

 

            Mais avant de vous partager ma réponse, ou mes essais de réponse, je voudrais tout d’abord faire un certain nombre de digressions. Et la première concernera le titre même de cet entretien.

 

            Lorsqu’on m’a demandé de donner cette conférence, j’ai tout d’abord suggéré comme titre : « Quoi faire de la violence qui m’habite ? ».  Et puis, j’ai pris un peu panique et je me suis dit : « Non, je ne veux pas être habité par la violence ».  J’ai donc décidé de parler plutôt de la violence « que je porte ».  Cependant, dès que j’ai commencé à réfléchir un peu à mon sujet, je me suis rendu compte que ma première intuition était la bonne.  En fait, je crois que nous sommes tous habités par la violence comme par une foule d’autres passions humaines fondamentales.  Elle demeure cependant en nous comme un corps étranger aussi longtemps que nous ne l’accueillons pas délibérément.  Or, si je parlais de la violence que je « porte », je ne parlerais plus d’un corps étranger, mais d’une chose à l’égard de laquelle j’ai adopté une attitude personnelle.  Si je porte quelque chose, c’est normalement parce que je veux la porter. – Mais ne nous attardons pas inutilement là-dessus, car les mots sont des symboles auxquels on donne toujours un peu le sens qu’on veut. (Je crois que si l’on demandait à chaque personne ici présente de donner sa définition de la violence, on aurait autant de définitions que de personnes.)

 

            Et puis j’ai eu une déception -- qui n’a quand même pas suscité en moi de violence. J’avais l’intention dans ce mot d’introduction de parler brièvement de plusieurs choses. Il convenait évidemment que je vous laisse savoir que j’ai lu René Girard (!), que j’ai quelques idées sur la place de la violence dans l’Islam ou dans la Bible, etc.  Or, lorsque j’ai vu la liste des conférences qui seront données au cours des prochains jours, je me suis rendu compte que tous ces aspects de la violence dont j’avais l’intention de parler brièvement et superficiellement seront traités par d’autres conférenciers ou conférencières et chaque fois par une personne nettement plus compétente que moi.

 

            Alors, que faire ? J’ai pensé faire simplement devant vous un examen de conscience, en me demandant ce qu’avait été au cours de mes premiers 70 printemps (c’est-à-dire la première moitié de ma vie) ma relation avec la violence – celle que je perçois dans la Société – et aussi dans l’Église parfois – et, bien sûr, celle qui m’habite. Mais, avant d’exposer devant vous ma conscience, je vais faire quelques réflexions plus théoriques – comme il est d’usage de faire dans une confession.

 

            En rédigeant mes notes, la nuit dernière, j’ai vérifié le titre de cette session, qui se lit comme suit : « Violence / non-violence dans les religions ». Et cela a provoqué chez moi toute use série de réflexions.  La violence et la non-violence ont-elles quelque chose à voir avec les religions ou avec les croyants des diverses religions ?  La question n’est pas oiseuse ni sans importance. 

 

            Il y a plusieurs années – exactement 35 ans – j’ai entendu Raimundo Panikkar faire une distinction entre trois niveaux de l’expérience spirituelle.  Cette distinction m’a grandement éclairé. Elle a conditionné en grande partie ma réflexion personnelle depuis lors, et je l’ai souvent utilisée.  Panikkar distinguait entre le niveau de l’expérience spirituelle proprement dite, qui est le niveau de la foi, puis la mémoire collective de cette expérience, qui est le niveau de la religion, et qui consiste dans un ensemble de traditions, de croyances, de pratiques cultuelles et de codes moraux.  Enfin il y a le niveau de l’interprétation de l’expérience, qui est celui des philosophies et des théologies.  Il n’y a pas concrètement de foi sans une expression religieuse, mais cette expression religieuse peut évoluer et se transformer considérablement au cours des âges, alors que l’expérience de foi demeure la même. L’essence du christianisme n’est pas d’être la seule religion, ni même d’être une religion ;  c’est d’être une foi, la foi en Jésus de Nazareth, c’est-à-dire une relation personne d’amour avec Jésus de Nazareth.

 

            Or, il y a une réalité qui me frappe de plus en plus. C’est qu’à notre époque, surtout depuis environ un demi-siècle, la relation entre la foi et son expression religieuse a changé considérablement.  Cela est certainement vrai du christianisme, mais je suis certain que cela vaut aussi de l’Islam et probablement de toutes les autres grandes traditions spirituelles de l’humanité.  On dit souvent qu’il y a actuellement une crise de la foi.  Personnellement je crois que ce n’est pas une crise de la foi mais bien une crise de la religion.  Beaucoup de personnes qui ont conservé une foi authentique ne se retrouvent plus du tout dans l’expression religieuse officielle de leur foi.  Et si l’on ne tient pas compte de cette donnée leur foi pourra être en danger.

 

            Et ce n’est pas simplement que les formes religieuses traditionnelles ne sont plus suffisamment adaptées à la nouvelle culture ou aux nouvelles mentalités.  C’est plus profond que cela. C’est la nature même des liens entre foi et religion qui est changée.  Et je suis personnellement convaincue que cette évolution est dans la plus pure ligne évangélique.  Je m’explique... et mon explication nous ramènera au thème de la violence.

 

            Toutes les religions anciennes, y compris le judaïsme de l’Ancien Testament, connaissaient les sacrifices. Vous connaissez évidemment toutes et tous les études de René Girard sur La violence et le sacré.  Dans ces sacrifices, l’homme pouvait projeter hors de lui-même, sur une victime qu’il sacrifiait, la violence qui l’habitait pour s’en libérer – au moins provisoirement – et l’exorciser.  Cela lui procurait un minimum de paix intérieure et rendait possible des liens sociaux acceptables au moins avec le clan et la famille.

 

            L’une des caractéristiques fondamentales du Christianisme, c’est que Jésus a définitivement mis fin à cette économie du sacrifice.  Désormais l’homme ne peut plus se libérer de sa violence en la projetant hors de lui-même dans des sacrifices ou des rites.  Il doit la confronter en lui-même et la gérer en son propre coeur, sous l’action transformatrice de l’Esprit.  L’expression essentielle de sa foi n’est plus dans des rites et des pratiques religieuses (qui conservent une certaine importance) mais dans la qualité de sa relation avec Dieu incarnée dans sa relation avec son prochain.

 

            Jésus n’a pas été une victime sacrificielle.  Il n’a pas été immolé.  Il a été assassiné.  Par fidélité à sa mission, à son amour pour le Père et pour nous, il a accepté d’être brisé par la stupide violence humaine.  La Lettre aux Hébreux décrit comment Jésus, par toute son existence, par sa vie comme par sa mort, a remplacé tous les sacrifices de l’Ancienne Alliance.  Malheureusement, très tôt, dans la tradition chrétienne ont s’est remis à considéré sa mort dans les mêmes catégories que les sacrifices de l’Ancienne Alliance, avec la seule différence que la victime et le prêtre étaient infiniment supérieurs.  On est même arrivé, à une certaine époque, à considérer que le Père lui-même avait sacrifié son fils pour lui faire payer la dette de l’humanité. Dans cette ligne de pensée il était tout à fait normal de chercher son salut en s’unissant à ce sacrifice par l’observance aussi rigoureuse que possible d’un certain nombre de pratiques cultuelles et autres.  Un christianisme fortement structuré autour de sa dimension « religieuse » s’est maintenu durant tous les siècles de la période qu’on a appelée la Chrétienté.  Cette période est terminée.  La structure sociologique du christianisme s’est largement désintégrée ; mais cela ne veut pas dire la foi chrétienne est disparue ni que l’Église en tant que Communauté de ceux qui ont foi au Christ n’est pas toujours aussi vivante.

 

            Il me semble que cela peut influer sur la perspective de nos réflexions des prochains jours.  Toutes les traditions spirituelles de l’humanité ont élaboré, en tant qu’élément de leur dimension religieuse, des théories sur l’origine et la nature de la violence qui habite l’homme et des méthodes pour gérer cette violente ou s’en libérer.  Si l’évolution au sein de chacune de ces traditions a quelque chose de commun avec celle vécue dans le christianisme, toutes ces données ont une importance plus relative que par le passé.  Finalement, quelles que soient les explications et les recettes, c’est chaque personne qui soit se confronter avec elle-même et faire au sein même de cette confrontation sa rencontre de Dieu ou du divin. Il faut être en paix avec soi-même si on veut l’être avec les autres et ultimement avec Dieu.

 

            Le déplacement de l’accent du domaine du religieux vers le domaine de la foi implique un déplacement de l’accent de la religion vers la personne.  Peut-être parlons-nous trop facilement du dialogue entre les religions.  Les religions ne dialoguent pas.  Ce sont des personnes qui le font – des personnes rattachées à diverses traditions religieuses et surtout à diverses expériences de foi.  Quant aux religions elles-mêmes, en tant que systèmes, elles ont plutôt tendance à engendrer des tensions et même parfois de la violence entre elles et en leur sein.

 

*   *   *

 

            J’en viens maintenant à ma confession, c’est-à-dire à une brève description de mes relations personnelles avec la violence.  Évidemment, comme toute personne humaine, j’ai fait la découverte de la violence en moi-même durant mon enfance.  Et comme il semble que j’avais déjà à ce moment-là un assez sale caractère, j’ai été très précoce dans cette découverte.  L’enfance est l’époque où nos désirs et nos appétits se confrontent à ceux des autres nous permettant d’apprendre graduellement à travers cette confrontation les joies et les grâces de la relation et de la communion.  Les enfants ultra-tranquilles, qui n’expriment jamais leurs désirs, ne sont pas nécessairement les mieux armés pour la vie.

 

            Grâce à Dieu, je n’ai jamais été l’objet de la violence des autres, en tout cas jamais en rien de sérieux.  C’est peut-être cela qui m’a permis de devenir très tôt sensible – et même très sensible – à toutes les violences qui nous entourent.  D’abord la violence des événements.  Mon souvenir le plus ancien dans ma conscience est celui d’avoir vu notre maison familiale détruite par les flammes.  Plus tard je suis devenu sensible à toutes les violences sociales au point qu’elles m’ont toujours poussé à me jeter dans la bataille avec une forme sans doute un peu ambigüe de violence.  Ayant développé très tôt un intérêt pour tous les grandes questions géopolitiques, j’ai souvent senti monter en moi des vagues de violences face aux violences systémiques entre les États, que ce soit l’embargo américain contre Cuba, ou plus récemment les guerres contre l’Irak et l’Afghanistan, ou encore l’oppression de la Palestine. 

(Je me souviens encore d’avoir suivi durant une nuit entière à la radio de CNN la description des bombardements sur Bagdag, lors de la première guerre d’Irak – la violence que je sentais monter en moi contre le gouvernement américain devait être aussi grande que celle qui se déversait sur Bagdag – Avais-je tord ?) Je ressens parfois une violence semblable – ou plutôt une douleur, alors --  face aux violences faites même au sein de l’Église, soit aux femmes en général soit aux théologiens de la libération et en particulier aux Églises d’Amérique latine, et encore récemment à quelques grands théologiens.

 

            Comment je réussis -- ou non -- à gérer cette violence, c’est un secret entre Dieu et moi.  Je puis quand même dire un mot sur la façon dont j’ai essayé de la gérer.  Je crois connaître assez bien la tradition monastique et je sais ce qu’ont dit à ce sujet les grands maîtres de cette tradition.  Mais je dois avouer que cela ne m’a pas beaucoup aidé.  J’ai lu passablement des auteurs spirituels, surtout chrétiens, mais aussi d’autres traditions.  Tout cela m’a intéressé intellectuellement ;  mais je ne crois pas que cela m’ait tellement aidé non plus.  Connaître les mécanismes psychologiques qui engendrent en nous la violence ou lui permettent de nous contrôler peut certes être nécessaire.  Mais cela en soi ne règle rien.  Il faut à un certain point décider de se convertir. Et cette décision, personne ne peut la prendre pour nous.  (J’ai connu une personne qui avait découvert au cours d’une psychanalyse la source de tous ses maux.  Cela remontait très loin. C’est qu’elle avait été battue par sa grand’mère lorsqu’elle était encore dans le sein de sa mère !  -- Mais cette fameuse découverte n’avait rien changé à son comportement).

 

            Personnellement, la seule chose qui m’a guidé et aidé, finalement, est le message et la vie de Jésus de Nazareth.  Il a dit : « Bienheureux les doux ».  Mais il a dit aussi « Bienheureux ceux qui sont assoiffés de justice ».  Il s’est laissé flageller sans rien dire, mais il a pris un fouet pour chasser les vendeurs du temple.  Il a parlé avec douceur et bonté aux pécheurs mais il a utilisé parfois à l’égard des Pharisiens et des Docteurs de la Loi un langage d’une violence incroyable.  Il a dit aussi que le royaume des cieux souffre violence et que ce sont les violents qui s’en emparent.

 

S’il y a autour de nous actuellement tant de violence destructrice, cela est dû en grande partie à la complicité du silence des doux !  Je prends un exemple.  Depuis un demi-siècle, mais avec une rapidité accrue au cours de la dernière décennie, un système économique qu’on a appelé l’économie libérale (ou même « ultralibérale ») s’est répandu à travers le monde et s’est même imposé un peu partout sous le couvert de la mondialisation ou de la globalisation.  Ce système est d’une violence inouïe.  Tout au long de son développement, il a creusé des fossés de plus en plus profonds et plus larges entre les pays riches et les pays pauvres, aussi bien qu’entre les riches et les pauvres au sein même des pays les plus riches.  Nous sommes là en présence d’une violence systémique extrême.  Elle a pu s’instaurer à cause du silence complice de tous ceux qui en profitent – et nous en profitons tous jusqu’à un certain point.  Ce système est en train de crouler ces jours-ci. Et cet écroulement ne sera sans doute pas sans violence envers les petits.  C’est toujours les petits qui perdent.

 

S’il y a tant de violence destructrice dans le monde d’aujourd’hui, c’est que l’on a laissé s’établir une culture de l’impunité des puissants. Il est temps de réagir au nom même de l’Évangile.

 

            La violence est une force vitale.  Elle peut engendrer la vie comme elle peut détruire.  Toutes nos traditions religieuses peuvent nous enseigner des « trucs » utiles pour apprendre à bien gérer notre violence et à ne pas nous laisser dominer par elle.  Mais, en fin de compte, chaque fois qu’une vague de violence monte du fond de notre être, nous poussant à agir ou à parler, la solution n’est pas de la repousser systématiquement mais de faire en chaque cas un discernement. Et, en définitive, il n’y a qu’un seul critère de discernement : l’amour.  La seule question qui compte est la suivante : est-ce l’amour qui me pousse à agir ou bien l’orgueil ou bien l’ambition ou un autre sentiment moins noble.  Il ne reste plus alors qu’à prier pour que la réponse à cette question soit lucide et sincère.

 

            Au fond, c’est très simple – mais jamais facile.

 

 

Armand VEILLEUX

Scourmont, 6 octobre 2008

 

           

 

           

 



[1] [1] Conférence donnée à l’ouverture d’une session organisée par la section francophone de Belgique du DIM sur le thème ”Violence / Non-violence dans les religions”, à l’abbaye de Scourmont, du 6 au 11 octobre 2008.