Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

De l’urgence de dialoguer

 

 

            Dans les Archives Nationales des États-Unis, à Washington, on peut lire la transcription d’une conversation qui eut lieu il y a environ un siècle et demi entre un officier du gouvernement américain et Joseph, le chef d’une puissante tribu amérindienne de la Côte Occidentale du pays, les « Nez Percés ».

 

            Le Commissaire mentionna au Chef Joseph l’avantage d’avoir des écoles pour son peuple (dans la réserve où on les avait parqués...) Joseph répondit que son peuple ne voulait pas d’écoles.

 

« Pourquoi ne voulez-vous pas d’écoles? » demanda le Commissaire.

            « On nous y apprendra à avoir des églises » répondit Joseph.

            « Vous ne voulez pas avoir d’églises? »

            « Non, nous ne voulons pas d’églises. »

            « Pourquoi ne voulez-vous pas d’églises? »

            « On nous y apprendra à nous quereller à propos de Dieu », répondit Joseph;  et il ajouta : « Nous ne voulons pas apprendre cela.  Nous pouvons bien nous quereller  parfois avec les hommes au sujet de réalités de la terre;  mais nous ne nous querellons jamais au sujet de Dieu; et nous ne voulons pas apprendre cela. »

(Tiré de :  Dee Brown,  "Bury my Heart at Wounded Knee", pp. 300‑302).

 

            Ces braves Amérindiens avaient donc déjà été témoins des querelles au sujet de Dieu qu’avaient apportées avec eux ceux qui étaient venus civiliser le Nouveau Monde. 

 

            De nos jours, dans un monde qui se veut laïc sans cesser d’être religieux, il est plus à la mode de parler du « choc des civilisations ».  Ce concept a été récemment l’objet d’un nouvel intérêt à l’occasion de la mort de son inventeur, Samuel Huntington. 

 

            Pour Huntington, la fin de la guerre froide marquait le début d’une nouvelle phase de l’humanité ou les conflits ne seraient plus de caractère ni économique ni idéologique, mais culturel.  Il distinguait huit grandes cultures, mais ce qui l’intéressait était essentiellement le conflit entre l’Islam et l’Occident (chrétien).

           

            Certains on dit que l’attentat du 11 septembre avait donné raison à Huntington.  Je crois plutôt que ses théories et leur utilisation ont concouru à engendrer ce conflit.

 

            Il faut savoir que, même si Huntington fut professeur de Harvard durant plus d’un demi-siècle, ses théories n’ont pas été élaborées dans un contexte purement académique.  Il fut expert en contre-insurrection de l’administration Lyndon Johnson au Vietnam. Avant de paraître en livre en 1996, son étude avait d’abord été publiée sous forme d’article dans la revue Foreign Affairs très influente dans les milieux politiques conservateurs américains.  On peut y voir davantage un programme d’instauration et du maintien de la suprématie de l’Occident  qu’une analyse objective des civilisations en cause.

 

            L’histoire montrera sans doute que l’utilisation de ces théories a largement contribué -- surtout à travers les politiques militaires américaines --  à humilier et radicaliser le monde islamique, en particulier par la première guerre de l’Irak. C’est sur ce noyau de violence que s’est greffée l’attaque du 11 septembre. Huntington a eu la chance de mourir avant de voir une nouvelle réalisation de son programme dans le massacre sauvage du peuple palestinien de Gaza.

 

            Cette théorie – ou plutôt ce programme – du choc des civilisations a déjà fait trop de victimes conduisant l’humanité à un désastre économique et au bord d’une catastrophe géopolitique généralisée.  Ne serait-ce pas le temps de revenir au simple bon sens qui exige le dialogue ? – Un dialogue interculturel sans doute mais aussi un authentique dialogue interreligieux dont l’humanité ne saurait se passer si elle veut survivre.  

 

Armand Veilleux

 

Armand VEILLEUX

Père abbé de l'abbaye de Scourmont

 

dans L'Appel, février 2009, nº 314, p. 20.