ÉVÉNEMENTS monastiques



(Dernière mise à jour le 12 mai 2008)

 

 

 
 

Le sens du travail dans la culture monastique

(Conférence donnée au personnel de l'Abbaye de Scourmont et des Sociétés reliées à l'Abbaye, le 9 sept. 2003)

 

 

Chers amis,

 

            Plusieurs d'entre vous travaillez depuis longtemps pour l'Abbaye ou, en tout cas, travaillez dans des sociétés qui sont nées de l'Abbaye et conservent un certain lien avec celle-ci.  Les valeurs que vous vous efforcez de maintenir et de promouvoir dans votre travail sont, dans une large mesure, celles que l'Abbaye a voulu donner à ces sociétés.  C'est pourquoi il a semblé utile au Conseil d'Administration de la Fondation Chimay Wartoise d'organiser cette conférence où on m’a invité à vous expliquer comment nous concevons le travail dans une communauté monastique comme la nôtre.

 

            Le titre que j'ai donné à cet entretien est : Le sens du travail dans la culture monastique.  Dans un premier temps, je voudrais donner quelques explications sur chacun des mots importants que comprend ce titre.  Ce sera une introduction que vous trouverez peut-être un peu théorique, mais qui me semble importante pour aider à comprendre ce que je dirai par la suite.        

 

Commençons par le mot culture.  Ce mot est employé ici dans son sens sociologique et non pas dans son sens esthétique.  En Occident, de nos jours, lorsqu'on parle de culture, la plupart des gens pensent immédiatement à ce qu'on pourrait appeler la culture humaniste, qui s'identifie avec vaste formation intellectuelle et une grande érudition, en particulier dans les domaines littéraire et artistique. Dans ce sens, on considère comme une personne cultivée quelqu'un qui peut parler de façon intelligente et intéressante de Cicéron ou de Virgile, qui peut citer Dante, Shakespeare, ou Goethe et beaucoup d'écrivains ou d'artistes contemporains. 

 

            C’est là une première notion de « culture », mais, de nos jours, s'est de plus en plus imposé un autre concept de la culture, qu'on appelle sociologique.  En ce sens, le mot "culture" désigne un ensemble de concepts, de coutumes, de rites et de traditions dans lequel un groupe déterminé exprime sa façon de percevoir le sens ultime de la vie humaine.  Dans ce sens on peut parler de la culture européenne ou de la culture africaine, par exemple.  Évidemment, il y a à l'intérieur de chacune de ces grandes cultures, des sous-cultures, ou des cultures particulières.  Ainsi on peut parler de la culture belge, de la culture du monde des affaires ou de celle du monde ouvrier ou du monde étudiant. 

 

            Ce qui est l'élément essentiel d'une culture est la notion de sens (ou de signification) -- du sens qu'un groupe humain donne à la vie.  Ainsi, supposons que je vais dans un pays très différent du mien, où je ne suis pas encore allé.  Dans un premier moment, je perçois des façons diverses de se vêtir, de manger, de parler, de se saluer.  Je puis assister à des rites d'initiation, de mariage, de funérailles.  Tous ces rites sont remplis de gestes ayant des significations symboliques qu'il m'est impossible de deviner.  Une personne de ce groupe culturel -- ou quelqu'un qui y vit depuis longtemps -- pourra m'expliquer le sens de chacun de ces gestes.  Nous avons là déjà deux niveaux de réalité : le niveau des gestes et celui de leur valeur symbolique.  Mais au-delà de tout cela il y a un autre niveau, immensément plus important, qui est celui du sens, de la compréhension que ce groupe humain a de la vie et de l'existence humaine.  C'est cette perception du sens ultime de la vie qui est propre à un groupe humain, qui se maintient et se transmet à travers les coutumes, les traditions, les mythes et les gestes symboliques, qu’on appelle « culture ».

 

            Nous pourrions parler durant des heures de ce qu'est une culture, comment elle évolue, se maintient et se transmet.  Mais là n'est pas notre propos.  Je tenais cependant à rappeler ces quelques notions de base, afin de vous permettre de comprendre ce que je veux dire lorsque j'emploie le mot "sens" dans le titre de cet entretien, en parlant du "sens du travail dans la culture monastique".  La notion de sens et celle de culture sont inséparables.

 

            Dans la perspective que je viens de décrire,  on peut parler d'une culture chrétienne, c'est-à-dire d'un mode cohérent de vie comprenant un ensemble de  façons de penser, d'agir et de vivre fondé sur une vision chrétienne du sens de la vie et exprimant cette vision.  (En réalité, si on voulait être plus précis, on devait dire qu'il n'existe pas une "culture chrétienne" parallèle à toutes les autres; mais bien des cultures multiples (orientales, occidentales, européennes ou américaines, etc. qui ont été christianisées par leur contact avec l'Évangile -- qui ne l'ont jamais été pleinement et doivent toujours l'être à nouveau).

 

            C'est dans le même sens qu'on peut parler d'une culture monastique:  c'est-à-dire d'une conception de l'existence humaine qu'on retrouve dans toutes les grandes civilisations mais qui, pour nous, moines chrétiens, s'enracine dans l'Évangile et s'exprime dans des traditions, des coutumes, des principes moraux, et aussi une façon d'organiser la vie de tous les jours, y compris le travail.

 

            Ce qui donne sa cohésion à une communauté monastique, et aussi sa force -- que la communauté soit composée, de cent, de cinquante ou de dix moines -- c'est le fait d'avoir une culture monastique bien définie:  c'est-à-dire d'avoir non seulement une vision commune du sens de la vie; mais une vision qui affecte d'une manière cohérente tous les aspects de la vie :  la façon de prier, de recevoir les visiteurs, de travailler,  d'organiser les relations entre les personnes et de faire les décisions communautaires, etc.

 

            Tout ça pour vous dire que dans une communauté monastique comme celle de Scourmont, le travail est un élément important, mais un élément qui fait partie d'un ensemble cohérent, d'une vision et d'une culture et qu'il ne saurait se comprendre hors de cet ensemble.  Et c'est pourquoi je ne puis vous parler du sens que nous donnons au travail sans parler du sens que nous donnons à notre vie ou à la vie tout court.

 

 

Communion

           

            Mon but n'est pas de vous faire un cours de spiritualité;  mais pour vous expliquer comment nous concevons le travail, je dois vous dire une peu comment nous concevons le but de notre vie.  Partons du mot "moine", qui vient du grec "monachos", qui veut dire "seul".  Or, on pense souvent, à cause de cela, que le mot moine veut dire quelqu'un qui vit seul ou dans la solitude.  Mais ce n'est pas le sens premier du mot.  Le sens premier est que le moine ou est quelqu’un qui n'a qu'un but, qu'une fin dans sa vie, et qui organiser toute sa vie autour de cette fin.

 

            Cette fin est la communion avec Dieu -- une communion d'amour -- un but toujours partiellement atteint et toujours encore à atteindre.  On peut donc dire que la réalité de communion est au coeur de la vie du moine.  Or, la communion qu'il s'efforce de vivre avec Dieu n'est pas une réalité abstraite;  elle doit s'incarner dans une communion avec ses frères au sein de la communauté.  Elle doit aussi s'incarner dans ses relations avec les voisins et avec tous ceux avec qui il se trouve en contact (avec vous tous) ainsi qu'avec la société en général.

 

            Dans cette vision qu'est la nôtre,   le travail est d’abord une forme de communion avec Dieu.  Nous croyons que Dieu est créateur;  que l'univers dans son évolution constante sort constamment des mains de Dieu.  Dieu est toujours en train de créer le monde, à travers le travail et le génie des hommes et des femmes qu'il a lui-même créés.  C'est pourquoi, le travail -- toute forme de travail, qu'il s'agisse d'une recherche scientifique ou médicale, qu'il s'agisse d'organiser la société humaine à travers la politique ou l'économie, qu'il s'agisse de cultiver la terre pour nourrir les hommes et les femmes, toutes ces formes d'activité sont des formes de  participation à l'activité créatrice de Dieu.  C'est là que réside la dignité du travail.  C'est d'ailleurs pourquoi toutes les formes de travail sont aussi dignes les uns que les autres. Laver les toilettes est un travail aussi digne que diriger une entreprise multinationale (même si le salaire n’est pas le même…).

 

            Le travail n'est qu'un élément de notre vie et il est important pour nous de maintenir un équilibre entre cet élément et tous les autres, tels que, par exemple, la prière, l'étude, la réflexion et le repos.  Un autre aspect essentiel de la culture monastique est précisément cet équilibre entre ces divers éléments.  Il s'agit d'un équilibre qui peut varier d'une personne à l'autre et qui ne se mesure pas de façon mathématique mais qui est nécessaire dans la vie de chaque personne comme dans la vie de chaque communauté.

 

            Pour nous, une communion avec Dieu ne serait pas vraie si elle ne s'incarnait pas dans une communion avec la société dans laquelle nous vivons.  Cela m'amène à la section suivante de mon entretien.

 

 

Travail et société

 

            Disons tout d'abord que tout au long de la Tradition chrétienne, les moines n'ont jamais été des religieux "mendiants".  Ils ont toujours voulu non seulement vivre de leur travail, mais aussi retirer suffisamment de ce travail de quoi aider les plus nécessiteux.  Dès les premiers siècles, les moines s'étaient donné comme règle de diviser le revenu de leur travail en trois parties: une pour leur subsistance, une pour aider les pauvres et l'autre pour les besoins de l'Église (et donc aussi pour les pauvres).

 

            Le type de travail adopté par les moines varie beaucoup d'un monastère à l'autre et a varié d'un pays à l'autre et au cours des siècles.  L'économie des monastères a toujours dépendu en grande partie de l'économie générale du pays où ils se trouvent.  Les ermites d'Égypte, qui vivaient une vie extrêmement simple au désert durant les premiers siècles de notre ère, avaient coutume de fabriquer des nattes et des corbeilles avec les joncs qu'ils trouvaient sur place.  Ils allaient de temps à autre les vendre à la ville pour avoir de quoi acheter leur nécessaire, c'est-à-dire nourriture et vêtements.  À partir du moment où se formèrent de plus grandes communautés, les moines commencèrent à vivre de l'agriculture.  Eux aussi devaient établir avec les villes voisines une relation commerciale, pour vendre leurs produits et acheter ce dont ils avaient besoin.

 

            Dans ce contexte je voudrais revenir sur la notion de culture et faire une petite parenthèse sur la relation entre monachisme et culture.  On dit parfois que les moines sont contre-culturels.  C'est là une sorte de mythe qui s'est développé après 1968.  En réalité, lorsqu'on étudie attentivement la relation entre les moines et la société, tout au long de l'histoire, on se rend compte que chaque fois qu'il y eut un développement particulier du monachisme, ce fut lorsqu'un groupe de moines (ou de moniales) furent particulièrement présents et attentifs à la culture de leur temps, c’est-à-dire aux aspirations et aux besoins des hommes et des femmes de leur temps et donnèrent dans leur propre style de vie une réponse qui valait non seulement pour eux mais pour l'ensemble de la société ou en tout cas de larges tranches de celle-ci.  C'est ainsi qu'on constate des développements significatifs des communautés monastiques à chaque époque de grandes transformations culturelles, les moines étant d'une part influencés par ces changements et en étant en même temps des acteurs décisifs.

 

            Si vous me le permettez, je vais poursuivre un peu sur cette veine historique, car je crois que nous pouvons comprendre ce qui s’est vécu à Scourmont depuis cent cinquante ans, et spécialement ce qui s’est vécu au cours des dix ou quinze dernières années, en le replaçant dans un contexte historique plus large.

 

            Je vous donnerai deux exemples, un tiré de l'Égypte du troisième siècle et un autre tiré du Moyen-Âge (avant de revenir à notre époque et à Scourmont).  Dans l’Égypte ancienne, disons, en gros, durant les trois siècles avant l'ère chrétienne, il y avait une distinction très nette entre la capitale, Alexandrie, une grande ville cosmopolite, et le reste du pays habité par des paysans pauvres et illettrés, sans aucune organisation sociale.  Or, durant les premiers siècles de notre ère, donc durant la période d'occupation romaine, l'Égypte connut deux grandes réformes politiques et agraires, réalisées bien sûr par deux empereurs païens, mais qui eurent une grande influence sur le développement phénoménal que connut alors la vie monastique en Égypte. 

 

            Il y eut tout d'abord la réforme de Septime Sévère, au début du 3ème siècle.  Alors que jusque là tout le pays était administré directement d'Alexandrie, à travers un préfet, Septime Sévère établit une administration locale dans une trentaine de métropoles, tout le long du Nil.  Les Égyptiens (quoique toujours occupés par un empire étranger) y retrouvèrent un sens national et un sens d'unité du pays.  Un peu plus tard, une très intelligente réforme agraire réalisée par Dioclétien permit pour la première fois aux paysans égyptiens de posséder les parcelles de terre sur lesquelles ils vivaient.  Or, ce qui se produisit c’est que plusieurs de ces tout petits propriétaires terriens  vendirent leurs parcelles pour migrer vers les nouvelles métropoles, ce qui permet pour la première fois la création de grandes propriétés pouvant nourrir un grand nombre de personnes et donc permit aussi la création de grandes communautés monastiques dont l'existence aurait été impossible sans cette réforme agraire.  Par ailleurs le développement agricole de ces communautés monastiques et leur commerce avec les nouvelles métropoles transformèrent positivement toute la configuration sociale de la Haute-Égypte.  De plus les moines incarnèrent le sens retrouvé de la vieille culture égyptienne et ce sont eux qui l’ont gardé vivante, dans l'Église copte, tout au long de l'occupation arabe, et jusqu'à nos jours. 

 

            Mais passons à l'Europe (pour se rapprocher de Scourmont !).  On peut dire que le mouvement historique qui conduisit à l'Europe commence avec les débuts du démantèlement de l'empire romain d'Occident, et donc avec les premières invasions barbares au 5ème siècle.  C'est un peu après, au 6ème siècle, que saint Benoît fonde un monastère et écrit une Règle qui seront à l'origine d'une immense tradition monastique qui, de beaucoup de façons, configurera toute la culture européenne jusqu'à nos jours, qu'on le veuille ou non.

 

            Deux réformes monastiques du Moyen-Âge sont pleines d'enseignements, celle de Cluny au 10ème siècle et celle de Cîteaux à la fin du 11ème.  Ce sont deux beaux exemples de l'interaction entre les institutions de la société civile et la vie monastique, au sommet du développement du monde féodal.  Comme on le sait le premier âge de la société féodale se forma graduellement au cours du 9ème et du 10ème siècle sur les ruines de l'empire carolingien.  La féodalité reposait sur des liens de dépendance entre des seigneurs et leurs vassaux, les seconds se mettant sous la protection des premiers.  Dans ce contexte les monastères devinrent graduellement dépendants de ces seigneurs féodaux ; et la réforme de Cluny consista à se libérer de cette tutelle.  Cette réforme qui conta plus de mille monastères fut très florissante, et, en ces temps de guerres continuelles et d'insécurité, ces abbayes, en plus d'être des lieux de prière, étaient souvent les seules structures ayant suffisamment de solidité et de continuité pour assurer l'enseignement (à tous les niveaux), les soins médicaux, l'hospitalité aux voyageurs et le soin des pauvres.  Ils étaient les CPAS du monde féodal.

 

            Mais voilà, l'histoire est faite de mouvements de balanciers.  Les grands monastères clunisiens avec leur autonomie mais aussi leur puissance, étaient devenus un rouage important du monde féodal.  Étant une abbaye fervente, elle reçut beaucoup de donations, qui venaient de la part de grands propriétaires terriens.  Ces donations comportaient en général des droits de juridiction sur des pêcheries, des moulins, des fourneaux, des troupeaux et sur de la main-d'oeuvre servile.  Le désir de plus en plus fort se développa, non seulement dans les monastères, mais dans tout le peuple, d'un retour à plus de simplicité et de pauvreté.  La fondation du monastère de Cîteaux fut la réponse à cette aspiration.  C'est d'ailleurs une période de fraîcheur et de créativité extraordinaire dans tous les domaines de la société.

 

            La période d'environ un siècle au milieu de laquelle naît Cîteaux, c'est-à-dire la période allant de 1050 à 1150, en est une de profondes transformations sociales.  C'est tout d'abord un moment de très grande croissance démographique.  Même s'il est difficile de déterminer quelles sont les causes et quels sont les effets, cette croissance démographique s'accompagne d'une mutation de l'agriculture, de la déforestation de parties importantes de l'Europe, de l'augmentation de l'étendue des terres arables, de nouvelles formes plus efficaces de culture agraire, de déplacement des populations et d'une urbanisation croissante.  Ce qui provoque par contrecoup des mutations dans les relations entre les classes de la société. 

 

            Les monastères cisterciens décidèrent dès le point de départ de renoncer à agir comme des seigneurs féodaux.  Ils refusèrent de vivre de rentes foncières, du travail de serfs.  Ils posséderont des terres -- mais n’auront ni dépendants personnels, ni tenanciers, ni moulins, ni dîmes -- et ils mettront eux-mêmes leurs terres en valeur.  Ils fondent donc l'économie de leurs monastères sur le faire-valoir direct.

 

            Pour nourrir les nombreuses recrues monastiques qui ne cessent d’affluer il faut de grandes étendues de terrain.  Ces grandes étendues sont exigées en particulier par la rotation triennale des cultures.  On était alors à l’époque où les pratiques domaniales du système féodal étaient arrivées à une sorte de cul de sac.  Les domaines ayant été divisés par les seigneurs entre leurs enfants qui les divisaient entre les leurs,  les droits de servage faisaient que souvent plusieurs personnes à titres divers avaient des droits sur la même parcelle de terre.  L’activité des Cisterciens s’inséra dans un mouvement déjà commencé d’achat de ces parcelles pour reconstituer de grandes étendues.  Plus que personne d’autre ils furent efficaces en ce domaine

 

Les abbayes cisterciennes s’étaient établies en effet sur des terres neuves, donc fécondes.  Elles récoltèrent rapidement plus de grain et de vin qu’il ne leur en fallait pour vivre.  Sur la part de leur propriété foncière qui ne fut pas défrichée, elles pratiquèrent largement l’élevage, l’exploitation du bois et du fer.  Or la communauté ne mangeait pas de viande, ne se chauffait pas, usait fort peu de cuir et de laine.  Mais les villes qui se développaient rapidement étaient là qui constituaient un marché toujours plus grand.  On avait donc des produits nombreux à vendre et des clients toujours désireux d’acheter.  L’argent servait d’une part à construire de nouveaux monastères à travers tout l’Europe, car les vocations affluaient par centaines et même par milliers, et, d’autre part, à assister les pauvres qui ne manquaient jamais en ces temps qui étaient souvent des temps de guerre.

 

Il y a donc eu, entre la société et l’Ordre cistercien une interaction très complexe.  D’une part une transformation de l’agriculture était en cours et une réorganisation de la propriété terrienne était déjà commencée.  Sans cela les grandes communautés cisterciennes autosuffisantes n’auraient pas pu se développer (on voit ici le parallèle avec le développement des communautés égyptiennes). Cîteaux a profité du développement des techniques agricoles ; les méthodes  d’agriculture ayant déjà commencé à se modifier.  La rotation triennale avait été introduite, les charrues de fer avaient remplacé celles de bois et l’invention de la ferrure et du collier dur avait multiplié la rentabilité du cheval. 

 

Cîteaux profita de tout cela mais, à cause de la qualité de la vie de ses travailleurs, Cîteaux développa à son tour ces techniques d’une façon admirable.  Les exploitations cisterciennes, avec leur système de granges devinrent vite à la pointe du développement agricole. Qu’on pense à l’usage des ressources hydrauliques en particulier. 

 

Cîteaux contribua donc à la transformation rapide du monde rural, et eut, par le fait même un impact considérable sur l’évolution de la société et des relations entre les classes.  Au fur et à mesure que se rationalisait l’agriculture, une bonne part de la population des villages et des communes migrait vers les villes qui croissaient au même rythme.  Non seulement ces villes constituaient un marché de plus en plus grand pour les campagnes, mais les relations humaines se modifiaient.  La classe nouvelle des marchands se développait et il devenait de plus en plus facile de passer, au moins dans la pratique, d’un « ordre » à l’autre de la société, ce qui était impensable un peu auparavant. 

 

Encore une fois les moines ont été amenés par les circonstances à jouer toute une série de rôles de suppléances.  Beaucoup d'événements -- pestes, guerres -- et, pas le moindre, la Révolution Française, les en dépouillèrent.  Ils furent encore une fois ramenés à l'essentiel.  Au cours de la Révolution Française, tous les monastères de France et la plupart de ceux des pays voisins furent supprimés.

 

            L'Ordre resurgit de ses cendres et les monastères fondés ou refondés au cours du 19ème, puis du 20ème siècle adoptèrent en général une économie fort simple, presque toujours de type agricole, en tout cas dans les premiers temps.  Les monastères belges firent exception avec leurs brasseries, mais ce n'était pas là leur principale source de revenus.

 

 

Scourmont

 

            Mais venons-en à Scourmont;  et je crois que tout ce que je vous ai raconté sur les monastères du Moyen-Âge vous aidera à comprendre ce qui s'est passé à Scourmont depuis cent cinquante ans.  Durant les cent premières années de son existence, Scourmont vécut essentiellement de l'agriculture, la brasserie n'étant pas très importante.  À la même époque, la communauté alors beaucoup plus nombreuse, investissait énormément dans le développement intellectuel scientifique de ses membres.  Scourmont comptait alors dans l'Ordre un grand nombre des meilleurs spécialistes dans le domaine de la théologie, du droit canon, de la liturgie, etc.

 

            Après la seconde guerre mondiale la communauté connaissait une grande pauvreté, comme toute la région d'ailleurs.  Pour vivre, aussi bien que pour aider au développement de la région, la communauté de Scourmont développa de nouveau non seulement sa ferme mais diverses autres industries que vous connaissez.  Tout cela lui permit de vivre, donna du travail à un nombre important de personnes à une époque où d'autres sources de création d'emploi n'existaient guère. La communauté a pu également remplir divers rôles de suppléance en concourrant par exemple à la mise sur pied du Centre de Santé des Fagnes (hôpital de Chimay), en aidant à la fondation de nombreux autres services, surtout dans le domaine de l'éducation spécialisée.

 

            De tels rôles sont toujours considérés par les moines comme des rôles de suppléance, dont il leur faut se retirer en temps voulu.  On ne vient pas au monastère pour gérer un empire industriel et financier, ni même pour gérer un ensemble de services sociaux.  Si on avait voulu faire cela on serait resté dans la société civile.  On vient au monastère pour mener une vie de prière et de communion avec Dieu.  Mais comme cette communion avec Dieu implique une communion avec la population qui nous entoure, lorsque cette population fait l'expérience de besoins auxquels personne d'autre ne répond, il y a une obligation d'intervenir et la communauté est intervenue.  Par ailleurs, lorsque la population concernée peut se prendre en main ou que d'autres organismes peuvent offrir les services requis, on se retire.

 

            C’est ainsi que, depuis une dizaine d’années la communauté s’est retirée graduellement d’un bon nombre de ses activités matérielles et de ses engagements sociaux, sans pourtant renoncer aux responsabilités qu’elle avait assumées. En créant des emplois dans la région, elle avait assumé une responsabilité à l’égard des employés et des ouvriers, qu’elle a toujours considérés comme une grande famille. Il était donc important pour elle de demeurer fidèle à cette responsabilité.

 

            Si les valeurs qui constituent notre culture avaient été purement et simplement celles d’une grande société industrielle ou d’une multinationale,  l’abbaye de Scourmont aurait tout simplement fermé les diverses sociétés dans lesquelles vous travaillez ou les aurait vendues.  Mais il y avait la valeur de solidarité avec toute la population locale et en particulier avec vous, ses employés et ses ouvriers. 

 

            Quelques sociétés ont bien été transférées à d’autres propriétaires, mais toujours avec la préoccupation de préserver la sécurité d’emploi de ceux qui y travaillaient – les « Salaisons »,  ou « STA » sont deux exemples. Par ailleurs les autres sociétés qui constituent le groupe Chimay ont été transformées en sociétés autonomes avec chacune son Conseil d’Administration et son propre directeur général. 

 

            L’abbaye désirait non seulement que ces sociétés continuent de procurer de l’emploi dans la région, mais aussi qu’elles ne deviennent pas des industries « ordinaires » pouvant être vendues ou déplacées ailleurs selon les exigences du marché.  (Il n’est pas rare de nos jours d’entendre parler de telle ou grande corporation multinationale qui, après en avoir acheté plusieurs petites au cours des années, met des milliers d’ouvriers à pieds dans une processus de réorganisation). 

 

            Surtout l’abbaye voulait que ces sociétés, qui étaient le fruit du travail des années passées, concourent à assurer à la population locale des services que les moines avaient été appelés à assurer dans le passé.  Il s’agissait, d’une part, de continuer de travailler au développement de la région – un développement intégral, qui s’intéresse à toutes les dimensions de la personne humaine, et, d’autre part, répondre aux besoins immédiats des plus défavorisés.  Pour nous ces deux buts sont inséparables et doivent toujours être considérés ensemble, même si pour y arriver nous avons mis sur pied deux organismes distincts.

 

            Le premier organisme en question est Solidarité cistercienne.  Juridiquement, il s’agit d’une ASBL mais qui fonctionne effectivement comme « fondation » dans le sens anglo-saxon du mot.  Lorsqu’on parle de « solidarité cistercienne », on ne veut pas dire simplement la solidarité « entre communautés cisterciennes », mais bien la solidarité que nous voulons avoir, « en tant que cisterciens » avec les plus démunis et les plus nécessiteux.  Cette ASBL distribue le fruit du travail passé (constitué par des placements) et le fruit de la majeure partie de la redevance sur la marque « Chimay ».  Son action, qui est très largement le fruit de votre travail, a plusieurs facettes :  il y a l’aide directe aux personnes ou aux familles qui sont dans un besoin immédiat, et dont les situations ne sont pas suffisamment pris en charge par les organismes officiels, comme les CPAS.  Il a aussi, évidemment,  la solidarité avec les  monastères « cisterciens » ; ce qui permet à Scourmont d’aider de nombreuses autres communautés monastiques cisterciennes, à travers le monde, surtout dans les pays les plus pauvres, en particulier les fondations dépendant directement de Scourmont en Afrique.  Et puis il y a la solidarité de chacune de ces communautés dans les pays les plus pauvres, avec la population qui les entoure (dispensaires, écoles, puits, etc.).  Mais il y a aussi la solidarité avec les besoins de l’Église en Belgique ou diverses institutions d’aide aux défavorisés – en particulier l’enseignement spécialisé. 

 

            La deuxième institution mise sur pieds par l’abbaye est la Fondation Chimay Wartoise.  Son but est de poursuivre à l’égard des sociétés, de leurs employés et ouvriers et de la population locale la préoccupation de solidarité que l’abbaye avait exercée au cours des décennies antérieures.  La première fonction de la Fondation C-W. est de superviser et de coordonner la gestion des diverses sociétés, de façon à ce que, entre elles, s’exerce une solidarité.  Telle société du groupe Chimay, de par sa nature et la qualité de sa gestion, connaît un grand développement et des résultats très positifs.  Cela lui permet d’aider – directement ou indirectement – d’autres sociétés du groupe Chimay, soit de passer à travers des périodes difficiles, soit de procéder à une réorganisation ou réorientation dont elle n’aurait pas seule les moyens.  

 

            La deuxième fonction de la Fondation C-W est de travailler au développement de la région.  Pour exercer ce deuxième volet de sa mission, elle a elle-même mis sur pieds d’abord le Fonds Chimay-Wartoise, auquel a succédé Cap 2010, afin de coordonner d’une façon plus professionnelle l’aide au développement de la Région.  La préoccupation de l’abbaye au sein de Conseil d’Administration de la FCW est que ce travail se fasse toujours dans un respect du développement intégral, où il n’y ait pas de laissés pour compte.

 

            De nos jours on parle beaucoup de mondialisation et de globalisation.  Tout en reconnaissant que ce mouvement est positif en soi, et probablement irréversible, en tout cas pour une longue période, il nous faut reconnaître que les réalisations concrètes de cette mondialisation jusqu’à aujourd’hui la font ressembler plus à une suprématie mondiale et à la domination des populations et des peuples par un réseau de monopoles souvent cruels.  Ce qu’on appelle la « globalisation » résulte souvent dans la subordination de toutes les valeurs humaines à l’unique critère de rentabilité économique.

 

            Dans le micro-climat  culturel que constitue le monde du travail relié à l’abbaye nous essayons tous ensemble de démontrer qu’il est possible de pratiquer une globalisation dans laquelle d’autres valeurs sont respectées.  La première de ces valeurs est la solidarité, dont je parle depuis le début.  Il y a aussi toute une série de valeurs que l’on pourrait appeler les valeurs « spirituelles », au sens très large du mot, et qui inclut l’honnêteté, la confiance, les respect de toute personne humaine, la fidélité. (Cancon est aussi nécessaire que Cancun).

 

           

            La rentabilité économique d’une société est importante, car sans elle la société ne saurait continuer d’exister et ne saurait concourir à toutes les fins que je viens de décrire.  Mais pour nous la rentabilité économique n’est pas la valeur suprême.  Ainsi, à l’abbaye, nous maintenons des activités qui ne sont pas rentables parce qu’elles ont un autre but.  Ce que nous appelons notre hôtellerie, par exemple, n’est pas un « hôtel ».  C’est un lieu où nous accueillons quiconque désire passer quelques jours dans la solitude, soit pour prier avec nous, soit pour retrouver Dieu dans le silence, soit simplement pour se retrouver lui-même ou elle-même.  Quiconque y est accueilli, quelles que soient ses convictions religieuses personnelles.  Nous considérons cette activité comme un service, et non comme une activité qui devrait nécessairement s’auto-financer.  Ce n’est là qu’un exemple entre d’autres.

 

            Dans le monde des affaires, on est généralement soucieux de la croissance, selon le principe que si l’on ne grandit pas on dépérit.  Nous ne sommes pas étrangers à cette préoccupation au sein du groupe Chimay.  Mais la croissance qui est la plus importante, dans la perspective d’une culture monastique du travail, c’est la croissance de la qualité.  Cela inclut la qualité du produit fini, évidemment ;  mais cela inclut aussi et tout d’abord la qualité du processus de fabrication et surtout la qualité des conditions de travail et des relations personnelles.

 

Cette préoccupation de la qualité du travail est bien caractéristique de la culture monastique du travail.  Dans les grands chefs d’œuvres d’architecture du Moyen Age, comme sont les grandes abbayes cisterciennes, celle de Pontigny ou du Thoronet, par exemple, comme d’ailleurs dans les grandes cathédrales comme celles de Chartres, de Paris, de Cologne, ont peut constater que des sculptures faites dans la pierre, à plusieurs dizaines de mètres du sol dans des endroits où elles ne seront jamais vues (sauf en montant dans une échelle) sont faites avec le même soin et le même fini que les sculptures qui sont visibles à tous ceux qui entrent dans la cathédrale ou passent devant.  Toute sculpture a le « droit » d’être faite avec le plus grand soin, qu’elle soit destinée à être vue ou non.  De même, tout travail, quel que soit sa nature, mérite d’être fait avec le plus grand soin.  Personnellement je m’émerveille aussi facilement devant un travail bien fait – un beau meuble en bois, par exemple, ou une belle pièce de machinerie, que devant un coucher de soleil ou une belle pièce de musique ou de peinture.

 

            Et c’est sur cette note de la beauté que j’aimerais terminer cet entretien – probablement trop long.  Les valeurs que je viens de mentionner sont celles que nous essayons, tous ensemble, vous et nous, de vivre.  Le but de ma conférence était, en grande partie, de vous en remercier.

 

 

Armand Veilleux

Abbaye de Scourmont

9 septembre 2003-09-09