Le contexte communautaire de Notre-Dame de l'Atlas

 

(dans : Marie-Dominique Minassian, éd., Moines de Tibhirine: heureux ceux qui espèrent: autobiographies spirituelles (Paris: Les éditions du Cerf, 2018 ; pp 39-46).

 

 

          Dans son Exhortation Apostolique sur la sainteté (nº 141), le pape François donne les moines de Tibhirine comme un exemple de sainteté communautaire.

 

          Dans son film Des hommes et des dieux, Xavier Beauvois montre comment les moines de Tibhirine, sont arrivés à une décision unanime de rester sur place, malgré le danger, à travers un très sérieux et exigeant discernement communautaire.  Cette reconstitution cornélienne - unité de temps et de lieu -- rend bien ce qu’ont vécu les moines au sein du peuple algérien, durant les trois dernières années de leur vie.  Il faut toutefois préciser que ce discernement, ils ne l’ont pas fait une seule fois, mais au moins six ou sept fois, au cours de ces trois années. Chaque fois qu’un nouveau drame modifiait la donne, ou chaque fois qu’un ou quelques-uns de leurs amis était assassinés, ils refaisaient ce discernement dans le dialogue et la prière et arrivaient toujours à la même conclusion.   

 

Autre chose que le film ne permet pas de voir, c’est que ce discernement, ils ne l’ont pas fait tout seuls. Vers la fin de 1995 Christian a fait appel à un représentant de l’Ordre cistercien pour réévaluer avec la communauté les décisions que celle-ci avait prises au cours des années précédentes.  Surtout, tout au long de ces années, les moines avaient constamment fait appel à leur évêque, Mgr Tessier.  À deux reprises, Christian avait demandé à celui-ci de rencontrer les frères individuellement, pour s’assurer que chacun était vraiment libre dans sa décision.

 

          Au cours de la Visite Régulière qui eut lieu à Fez en décembre 1995 et à Tibhirine en janvier 1996, les frères se manifestèrent comme une communauté exceptionnellement unie dans une belle amitié et une acceptation sans hésitation des décisions prises en commun.  Et pourtant, cette unité n’allait pas de soi.  Il s’agissait en effet d’un groupe d’hommes ayant chacun un caractère bien tranché. Ils avaient reçu leur formation monastique dans des monastères différents et étaient arrivés à Tibhirine à des dates différentes.  La plupart d’entre eux avaient une histoire personnelle peu banale.  

 

L’histoire de Christian est bien connue : d’une famille de militaires, ayant grandi en Algérie, et y ayant fait par la suite son service militaire, il était devenu moine cistercien après avoir été prêtre séculier à Paris. Il était arrivé à Tibhirine, puis, partit faire des études à l’Institut Pontifical d’Études Arabes et Islamiques à Rome, et fut élu prieur en 1984. L’histoire du médecin Luc, ayant servi dans les camps de prisonniers en Allemagne durant la deuxième guerre mondiale et ayant été fait brièvement otage par le FLN durant la guerre d’Algérie est tout aussi connue. Amédée était un Pied-Noir né en Algérie. Jean-Pierre avait été religieux mariste et était prêtre depuis quatre ans avant de se faire cistercien. Célestin avait été prêtre, éducateur de rues à Nantes, rattaché à la fraternité Jésus Caritas ; Michel, rattaché un temps au Prado, avait été délégué syndical à Marseille ; Christophe était un soixante-huitard, un temps éloigné de la foi, à laquelle il était revenu à la fin de ses études de droit ; il avait connu Tibhirine durant ses années de coopération en Algérie ; Paul, engagé dans la vie sociale comme conseiller municipal, adjoint du maire, pompier volontaire, plombier, etc., était devenu moine à Tamié à 45 ans, avant de partir pour l’Algérie, après une longue recherche spirituelle. Bruno, prêtre séculier, directeur d’un collège catholique, a mis du temps avant de concrétiser son appel pour la vie monastique.

 

Comment s’était constituée cette communauté est tout aussi révélateur. Une première fondation trappiste avait été faite en Afrique du Nord du temps de la colonisation française, à Staouëli, à 17 kilomètres à l'ouest d'Alger.  Fondée par l'abbaye d'Aiguebelle en 1843, treize ans après la conquête de l'Algérie par les Français, cette fondation avait acquis une certaine notoriété par son développement rapide.  Elle était toutefois très liée au système colonial, dans son esprit et son mode d'implantation.  Elle fut fermée en 1904.  Notre-Dame de l'Atlas – plus communément appelée Thibirine -- une communauté d'un style et d'un esprit très différents, fut fondée à proximité de Médéa quelque 30 ans plus tard.

 

Comme beaucoup de monastères nés au 19ème siècle, ou au début du 20ème,  la communauté de Notre-Dame de l'Atlas commença comme un refuge.  Un groupe de moines du monastère de Notre-Dame de la Délivrance en Slovénie, dans la crainte d'être chassés, ouvrirent un refuge à Ouled-Trift en 1934, transféré à Ben Chicao en 1935 et à Tibhirine à 7 kilomètres de Médéa en 1938.  Le refuge fut alors assumé par l'abbaye française d'Aiguebelle puis transformé en véritable fondation, qui devint bientôt une communauté monastique autonome.   C’est sans doute partiellement à cause de ces humbles débuts que cette communauté établit tout de suite des relations d'amitié et de collaboration avec la population locale qui, en quelque sorte, l'adopta.  Ces liens établis avec la population locale, permirent à la communauté, même si elle était composée presqu’entièrement de Français, de passer sans grandes difficultés à travers la guerre d'indépendance d'Algérie.

 

          L’indépendance, survenue en 1962 menaça cependant la survie de la communauté. Tout recrutement local était devenu impossible, non seulement parce que la population française et catholique avait presqu’entièrement quitté le pays, mais parce que toute conversion au catholicisme était devenue impossible.  L’année suivante, l’Ordre était arrivé à la conclusion qu’il fallait fermer le monastère. La mort de Dom Gabriel Sortais, Abbé Général, le soir même du jour où il avait annoncé la nouvelle au Cardinal Duval, fit que la décision ne fut pas mise à exécution.  Par la suite, la communauté étant réduite à trois membres, on fit appel à divers monastères de l’Ordre pour envoyer du renfort. Trois frères vinrent alors de l’abbaye de Timadeuc, en Bretagne, et quatre vinrent d’Aiguebelle. Une vingtaine d’années plus tard, trois moines vinrent de Bellefontaine (Célestin, Michel et Bruno), après l’entrée de Christophe. On put même alors répondre positivement à la demande de l’évêque de Fez d’établir une maison annexe de Tibhirine au Maroc. Quant à Paul, il vint de Tamié en 1989.

         

Faire une communauté avec cette richesse d’expériences variées, cette diversité de traditions monastiques antérieures et tous ces caractères bien trempés n’était pas évident ! Mais le miracle se produisit, tout spécialement au cours des trois années où, au cœur de la violence, ils durent se confronter sans cesse, ensemble aux exigences de leur vocation.  Le charisme de rassembleur de Christian y fut pour beaucoup.  Il n’imposa pas ses choix personnels à ses frères mais sut les guider dans la prise de décisions communes.

 

Le message de Tibhirine est un message de communion. Ce fut d’abord la communion de simples réfugiés venus de Slovénie au milieu d’une population étrangère qui les a reçus comme des frères. Les services de médecin de frère Luc sont encore vifs dans la mémoire des gens qui voyaient en lui non seulement un médecin compétent, mais aussi un sage conseiller. Ces services s’inséraient cependant dans un réseau de services mutuels que se rendaient les moines et la population environnante. Les moines demeurèrent les frères de tous, même au cours de la guerre d’indépendance. Ce fut aussi une communion constamment maintenue avec l’Église locale.  L’extension de cette communion aux frères musulmans était tout à fait normale.  Le refus de choisir entre les « frères de la plaine » et « les frères de la montagne » durant la guerre civile, sans aucun compromis de caractère politique ou militaire, fut aussi une conséquence logique.

Il convient évidemment de mentionner aussi leur communion avec le Cardinal Duval qui voyait en eux une réalisation de son rêve d’une Algérie où Algériens et Français, Musulmans et Chrétiens, pourraient vivre ensemble comme des frères.

 

Si ces humbles moines ont pu vivre, en toute simplicité et en tant que communauté, une communion si extraordinaire avec toutes les périphéries, c’est qu’ils vivaient entre eux une authentique communion fraternelle.  Et, évidemment, cette communion fraternelle n’aurait pu être possible si chacun d’eux n’avait vécu une authentique communion personnelle avec le Christ. 

 

C’est tout cela qui sera reconnu par leur béatification.

 

 

Armand Veilleux