Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Le tango et le Saint-Sang

 

            Un Comité de l’UNESCO réuni à Abou Dhabi à la fin de septembre a inscrit au patrimoine mondial immatériel la procession du Saint-Sang de Bruges, à côté du tango, de la calligraphie chinoise et de la danse Ainu du Japon. Le carnaval de Binche avait eu le même honneur l’an dernier. Il ne serait pas surprenant qu’une prochaine édition y rajoute la rencontre annuelle de Communion et Libération à Rimini ou les JMJ.   

            Pour les membres du jury de l’UNESCO, la seule considération intervenant dans l’établissement de cette liste est le caractère culturel de ces diverses manifestations et le besoin de les protéger. Mais cet amalgame d’une fête religieuse chrétienne – et tout particulièrement du Sang du Christ -- avec un élément purement culturel tel que le tango laisse songeur. 

            Qu’une cérémonie religieuse conserve des éléments folkloriques et qu’elle marie les dimensions religieuse et culturelle, cela se comprend. On peut toutefois s’interroger non seulement sur le caractère proprement religieux de telles reliquats folkloriques du passé mais aussi sur leur place dans la vie chrétienne. N’y a-t-il pas le danger que de telles célébrations communiquent aux non croyants (et probablement aussi aux croyants) une fausse conception de la foi chrétienne, identifiant celle-ci avec des éléments culturels d’une autre époque. 

            Guère plus rassurant est le fait que les autorités civiles d’une société qui se veut laïque se prêtent volontiers à de telles célébrations. Les Chrétiens d’aujourd’hui se laissent peut-être trop influencer par une cour de philosophes qui, tout en proposant une spiritualité laïque, voire athée, se disent très ouverts à l’héritage culturel du christianisme...  tout en manifestant bien clairement qu’ils ont, eux, évidemment, dépassé ce stade. 

            L’ Église médiévale, dont l’influence atteignait tous les secteurs de la vie, se rendait visible par de nombreuses célébrations populaires de ce genre.  L’Église d’aujourd’hui ne s’est pas encore habituée à la perte de sa puissance et au retour à sa vocation première : être un levain dans la pâtre, le sel de la terre – un petit reste. Réduite en nombre sinon en influence, elle est tentée de privilégier les manifestations de masse.  Il fait bon alors pour les croyants de s`y retrouver ensemble dans un chaude atmosphère, de sentir qu’ils sont encore là et de le faire voir aux foules des sceptiques ou des indifférents.  La valeur évangélisatrice de telles manifestations  est plus douteuse.           

             L’économiste E. F. Schumacher a popularisé dans un ouvrage de 1973 l’expression « small is beautiful ». Il y aurait lieu d’appliquer cette expression aussi aux réalités ecclésiales.  La foi chrétienne s’est répandue dans les premières générations chrétiennes à travers un grand nombre de petites communautés largement autonomes mais reliées entre elles par un réseau de communion ecclésiale.  À notre époque, l’âge d’or des Églises d’Amérique Latine fut celui où leurs pasteurs encouragèrent la création et le développement de Communautés de base.  C’était l’époque d’un Helder Camera et d’un Oscar Romero. La génération suivante d’évêques latino-américains ne démontre pas dans l’ensemble la même sensibilité. 

            L’Évangélisation de l’Europe se fit en grande partie par l’établissement de petites communautés monastiques autour desquelles se formèrent des communautés ecclésiales.  La transformation de l’enfer terrestre de Molokai par le Père Damien, fut du même genre. C’est ce style d’évangélisation , au delà même du témoignage de sa charité héroïque, que sa canonisation présente à l’Église universelle comme un modèle à suivre.     

 

Armand Veilleux

dans L'Appel, novembre 2009, nº 321, p. 24.