Questions cisterciennes



 

 

 
 

 

LA TRAPPE DE N.-D. DU SAINT-ESPRIT AU QUÉBEC

(1862-1872)

           

Les premiers moines en Amérique

            L'Implantation de l'Ordre de Cîteaux en Amérique fut en quelque sorte une conséquence de la Révolution française.  L'idée en germa dans l'esprit fécond et entreprenant de Dom Augustin de Lestrange, en quête d'un refuge sûr pour le "peuple" cistercien chassé, de pays en pays, qu'il conduisait à travers l'Europe.

            Dès son arrivée à la Val-Sainte (Suisse), en 1791, Dom Augustin avait pressenti que c'était dans les forêts et les plaines immenses de l'Amérique qu'il trouverait le meilleur refuge pour ses religieux en ces temps troublés de la Révolution.  Aussi immédiatement après la fondation de Ste-Suzanne (Espagne), mit-il un groupe de moines en route vers le Canada.  Mais ceux-ci, sur l'invitation du peuple Belge, s'établirent à Westmalle.  Une seconde colonie, également destinée à l'Amérique, s'arrêta à Lulworth, dans le Dorset (Angleterre).

            Enfin, en 1803, Dom Urbain Guillet, dernier novice à faire profession au monastère de la Trappe avant la Révolution quittait Amsterdam en direction de l'Amérique, à la tête de moines, de jeunes gens et d'enfants du Tiers-Ordre fondé par Dom Augustin : en tout une quarantaine de personnes.  Débarqués à Baltimore, ils entreprirent, à travers les Etats-Unis, une Odyssée comparable à celle de Dom Augustin à travers l'Europe, Jusqu'à ce qu'en 1813 ce dernier, parvenu lui-même en Amérique avec un autre groupe de moines, les rappelât tous près de New York où il voulait réunir en une seule fondation tous les Trappistes d'Amérique.

            L'Amérique n'avait toutefois été envisagée par Dom Augustin que comme un refuge temporaire.  Aussi des qu'il eût appris la chute de Napoléon, il plia bagage, avec tout son monde, pour regagner la France.  Il semblait bien que ces dix années de dévouement héroïque avaient été inutiles, et que l'odyssée américaine était close.  A la vérité, elle ne faisait que commencer...

           

Le Monastère de Petit-Clairvaux, à Tracadie

            Un certain Père Vincent de Paul Merle était demeuré à New York avec quelques autres religieux, pour le règlement final des affaires.  Durant le voyage de retour vers l'Europe, le Père Vincent de Paul profita d'une escale à Halifax pour faire quelques achats en ville.  Mais lorsqu'il revint au port, le navire était déjà rendu au large, emporté par un vent favorable que le capitaine avait jugé bon de ne pas manquer pour un homme ...

            Un tel incident n'était pas toutefois apte à décourager ce religieux qui, avant de se faire Trappiste, avait plus d'une fois frôlé la guillotine, au cours de ses labeurs apostoliques dans la France révolutionnaire.  Se trouvant seul à Halifax, en cet automne 1814, sur un immense territoire peuplé de blancs et d'Indiens, où la pénurie de prêtres était presque complète, il crut conforme aux voies de la Providence de se lancer dans le ministère des âmes.  Ce qu'il fit jusqu'en 1818, avec la permission de Mgr Plessis qui avait entre-temps écrit à Dom Augustin pour obtenir la permission d'un dernier essai de fondation. 

            Le Père Vincent de Paul ne perdait pas, lui non plus, l'espoir de cette fondation.  Aussi, ayant découvert, au printemps de 1818, un terrain propice à l'établissement d'un monastère, près de grande Tracadie, en Nouvelle Ecosse, il y acheta 300 âcres de terre.  Il lui manquait cependant, entre bien d'autres choses, des moines…et ses demandes à Dom Augustin restèrent sans réponse jusqu'à ce qu'en 1821 ce dernier lui conseillât de renoncer à son projet.  Sur l'avis de Mgr plessis, le père Vincent s'embarqua pour la France en 1823, dans le but de gagner Dom Augustin à sa cause.

            Dès 1820 toutefois, Mgr Plessis avait eu l'intention d'établir les Trappistes dans le Bas-Canada plutôt qu'à Tracadie.  Il avait alors écrit à M. de Colonne, missionnaire dans l'île Saint Jean (Ile du Prince Edouard): "Finissons-en par nos religieux de la Trappe, dont je persiste en mon particulier, à désirer le passage dans ce diocèse. 

            Quel sort avez-vous l'intention de leur faire dans l'île de Saint-Jean, quelle étendue de terre avez-vous l'intention de leur accorder?  Quels autres avantages leur faites-vous? Ces renseignements me seraient nécessaires pour pouvoir vous dire s'ils seraient mieux ici que là.

            C'étaient là les premières démarches en vue de la fondation du monastère de Ste-Justine, mais ce projet n'eut pas de suite immédiate, car le Père Vincent, ayant gagné les bonnes grâces de Dom Augustin, s'embarquait à Rochefort, le 10 mai 1823, avec cinq moines de Bellefontaine (France), pour fonder le monastère de Petit-Clairvaux, près de Grande Tracadie.

            Ce monastère allait végéter, dans une misère et des travaux indicibles, jusqu'en 1857, faute d'un personnel suffisant et de recrutement local.  Aussi, le 28 janvier 1836, le père Vincent de Paul, voyant bien que le monastère de Tracadie ne pourrait survivre longtemps par suite du manque de vocations en Nouvelle-Écosse, écrivit à Mgr Turgeon, coadjuteur de l'archevêque de Québec, pour lui demander la permission d'aller s'établir dans son diocèse.  Le Séminaire de Québec aurait en effet consenti à donner aux moines les lots boisés de St Joachim, avec les bâtiments qui s'y trouvaient.

            Mgr Turgeon lui répondit, le 15 mars suivant, que dans l'état actuel des choses, cette fondation lui semblait impossible.  Le Père Vincent était en effet très brisé par l'âge et les fatigues, et avait très peu de religieux.  De plus, les forêts de St-Joachim étaient encore absolument vierges.  Le coadjuteur de Québec lui conseillait donc d'accepter l'invitation que Mgr Fraser leur faisait de demeurer dans son diocèse.  Il terminait cependant sa lettre par un regret qui donnait tout lieu d'espérer pour l'avenir: "J'avoue, écrivait-il, que si vous étiez 25 ans plus jeune et aviez une douzaine de compagnons capables d'affronter le travail immense que demanderait une fondation ici, je vous presserais de venir sur notre territoire où vous feriez certainement beaucoup de bien."

            Le Père Vincent de Paul, tenace, réitéra sa demande à Mgr Turgeon, le 11 février 1841.  sa lettre se trouve encore dans les archives de l'archidiocèse de Québec, mais on n'y trouve pas de réponse.  Elle nous apprend que la communauté ne comptait alors que 7 membres (3 choristes et 4 convers) dont un seul, semble-t-il, était encore capable de gros travaux manuels…L'absence de réponse n'est donc pas tellement surprenante.

            Sans plus de succès, le Père Vincent de Paul s'éteignit, en odeur de sainteté, le 1 janvier 1853, âgé de 84 ans.

            Enfin, en 1857, un groupe de moines belges partis de Westmalle allaient amener à Petit-Clairvaux un regain de vie et la prospérité qui permettraient, quelques années plus tard, la fondation en terre québécoise.  Durant le carême de 1859, arriva à Tracadie un autre contingent de moines belges parmi lesquels se trouvaient les Pères André et François-Xavier, venus tous deux du monastère de Saint-Sixte, et qui allaient être les deux premiers supérieurs du monastère de Notre-Dame du saint-Esprit, dans le Canton Langevin.

           

Préparatifs de la Fondation de N.D. du Saint-Esprit

           L'instigateur de la fondation du Monastère de Notre-Dame du Saint-esprit allait être le Père André.  Ce religieux avait été autrefois frère convers à Ste-Marie du Mont-des-Cats, d'où il était passé au Monastère de saint-Sixte comme religieux de chœur, au moment de la fondation de cette maison par Ste-Marie du Mont.  Il y fut ordonné prêtre, et en partit en 1859 pour se rendre au Petit-Clairvaux.

            Dès sa première année en ce dernier monastère, le Père André avait souvent manifesté le désir d'aller fonder un nouveau monastère dans le Bas-Canada.  Le Père Jacques, supérieur de la communauté de Tracadie, depuis l'arrivée des moines belges, après avoir été longtemps opposé à ce projet, se décida à consulter la communauté pour savoir si elle accepterait si, par hasard, le Père André venait à réussir.  La majorité ayant accepté la motion, le Père André se mit en route vers le Bas Canada.

            Il alla tout d'abord à Montréal, où les Sulpiciens lui offrirent le terrain qu'ils ont donné en 1881 aux Trappistes de Notre Dame du Lac (Oka).  Mais les conditions posées ne lui agréant pas, il déclina l'offre et se rendit à Québec.  Là, il trouva Monsieur Bernard, curé de Ste-Claire, qui l'invita à s'établir dans sa paroisse et engagea Mgr Turgeon, archevêque de Québec, et les trois frères Langevin: Jean, qui devint bientôt évêque de Rimouski et qui était alors principal de l'école normale Laval, Edmond, prêtre du diocèse et par la suite grand vicaire de Rimouski, et Hector, membre du parlement et plus tard ministre, à donner avec lui chacun un lot de terrain pour l'établissement d'un monastère Trappiste dans la province de Québec.  (Il semble toutefois que ce soit le gouvernement qui ait donné aux Trappistes tous les terrains qu'ils occupèrent dans le canton Langevin, et qui se composait des lots 14-15-16-17-18-19-20 et 21 du rang n°9).

            Le Père André, ravi de l'offre de Monsieur le curé Bernard, en fit part à son supérieur, le Père Jacques, qui, de Tracadie, le 26 décembre 1861, écrivit à Monseigneur Charles-François Baillargeon, évêque de Flox in partibus infidelium et administrateur du diocèse de Québec, pour lui demander si le temps n'était pas venu de réaliser au moins en partie les désirs d'un de ses prédécesseurs, le Père Vincent de Paul.  Voici le texte de sa lettre, empreinte d'esprit de religion et de soumission:

            " Je procurerai certainement à Votre Grandeur un plaisir spirituel, en l'informant que je crois devant Dieu un temps précieux arrivé.  Dieu, dans ses adorables desseins, vous ménage l'occasion de procurer à l'Église-mère du Canada un nouvel ornement par l'établissement d'un monastère de Trappistes.

            " Un bon et fervent chrétien, que Dieu a béni dans ses affaires temporelles, vient de vous (nous) offrir avec une généreuse charité les moyens d'acquérir le terrain suffisant pour commencer un petit monastère de notre Ordre.

            " Il ne s'agit de rien de prétentieux: quelques simples et modestes bâtiments convenables à notre état, avec une petite chapelle, voilà ce qui s'accomplira facilement moyennant l'inspiration de Dieu dans quelques âmes charitables comme il y en a tant autour de vous.

            " Mais il faut la manifestation plus certaine de la volonté de Dieu par votre parole épiscopale.

            " Une fois cette parole donnée, les pierres vivantes qui doivent faire partie de l'édifice spirituel s'offriront d'elles-mêmes pour se joindre à celles que nous avons déjà, et pour se faire tailler, polir et sanctifier, en attendant qu'elles entrent dans le grand palais de la Jérusalem céleste.  Le grand Architecte, qui a choisi et désigné d'avance ces pierres, les révélera à votre œil pastoral et aux Supérieurs que la Sainte Eglise désignera pour diriger son œuvre."

            L'intention du Père Jacques n'était pas de transporter toute sa communauté dans le diocèse de Québec, mais d'y envoyer seulement un petit détachement, tout en laissant la majeure partie de ses religieux à Tracadie.  Cependant, il est possible que le transfert complet de la communauté se serait effectué plus tard, si la fondation de Ste-Justine avait survécu aux difficultés des premières années, car le recrutement était à peu près nul à Tracadie.

            Toujours est-il que le 16 janvier 1862, Mgr Baillargeon répondit au Père Jacques: " Mon Révérend Père.  En réponse à votre lettre du 26 décembre dernier je m'empresse de vous dire que je serais heureux de voir votre petite communauté s'établir dans le Nord; que je crois qu'avec l'aide de Dieu elle y ferait beaucoup de bien, qu'elle serait bien accueillie par le clergé et par le peuple, enfin qu'il serait facile de lui procurer un coin de nos forêts pour s'y fixer. 

            " Mais les difficultés que présentent les défrichements des terres au Canada sont grandes: il faudrait même aux bons pères de la Trappe d'abondantes ressources pour pouvoir vivre et opérer le défrichement durant plusieurs années, et tout ce que l'archevêque pourrait faire pour les aider, ce serait de les bénir et d'inviter son peuple à les assister de ses aumônes.

            " Je prie Dieu de vous éclairer sur ce projet, et de le faire réussir pour sa plus grande gloire, et je demeure…

                        (signé: C.F., Evêque de Flox, administrateur).

 

            Cette réponse qui ne voilait en rien les difficultés de l'entreprise, satisfit sans doute le père Jacques qui, le lundi de la Pentecôte 1862, envoya trois religieux rejoindre le P. André, pour commencer la fondation.  On connaît le nom de deux d'entre eux: le Père Placide, religieux de chœur non-prêtre, et le frère Edmond, convers, tous deux venus de Saint-Sixte au Petit-Clairvaux, le 20 octobre 1858.

            le Père placide quittera Ste-Justine en 1867, avec un autre religieux prêtre, le Père Gérard, pour fonder à Old Monroë, dans le diocèse de Saint-Louis, Missouri, un nouveau monastère qui subsistera jusqu'en 1875; après quoi il retournera à Petit-Clairvaux.  Le Frère Edmond demeurera à Ste-Justine jusqu'à la fermeture en 1872, et regagnera alors lui aussi Petit-Clairvaux. 

            A leur arrivée à Québec, les trois religieux furent accueillis à l'archevêché.  Après y être demeurés trois ou quatre jours, ils se rendirent à Ste-claire où les attendait le Père André qui s'y trouvait depuis le premier mai, comme hôte et ami de Monsieur le curé Bernard. 

            Entre temps, le Père André avait fait publier à Québec une brochure où, en termes spirituels, il expliquait au peuple canadien le sens de la vie cistercienne.  On en lira avec profit certains passages.

            " Chaque membre du corps mystique de Notre seigneur Jésus-Christ, pour répondre aux desseins de miséricorde et d'amour de son divin chef, doit suivre le Divin Pasteur dans une partie de sa vie qu'il est venu nous montrer dans son Incarnation et en vivant trente trois ans sur la terre, afin d'instruire l'homme de ses devoirs envers son Créateur et qu'en suivant l'exemple donné par le divin Maître, l'homme pût obtenir, par sa fidélité à l'aimer et à le servir en cette vie, le bonheur d'une éternelle félicité.

            " Pour répondre à la fin de sa création tout homme donc doit se conformer à la vie de son Sauveur Jésus-Christ dans la partie dans la quelle il veut être suivi et dans laquelle il l'appelle par ses divines inspirations et autres différents moyens, toujours efficaces, si l'homme de son côté est de bonne volonté.

            " Le genre de vie de la stricte observance de l'ordre de Cîteaux, selon la réforme de N.-D. de la Trappe par Dom Rancé, que nous proposons ici, est de suivre N.S. J.C. dans sa vie commune dans la maison de Nazareth, occupé à toutes sortes d'ouvrages sous l'obéissance de sa très Sainte Mère et dans l'atelier de St. Joseph, son tuteur et Père putatif; ensuite dans le désert, où il fut conduit par l'Esprit (et ne doutons pas que ce fut par l'esprit de Dieu, quoique N.S. y fut tenté après par l'Esprit malin.)  Cette vie de N.S. dans le désert a été une pratique de jeûnes, de prières, de souffrances, de renoncement, de mortifications et d'humiliation.  C'est cette partie de la vie de N.S. que les religieux de la Trappe font profession d'imiter, autant que la faiblesse humaine le puisse permettre. 

            " S'anéantir continuellement avec J.C., se dépouiller de tout avec J.C., compatir sans cesse avec Marie aux peines de la passion de J.C., c'est faire le chemin royal de la Croix, d'une manière sensible, et en esprit et en vérité en même temps; c'est y suivre le Divin Maître constamment jusqu'à la mort et aller ensuite partager son Royaume éternel qu'il réserve à ceux qui l'auront imité dans sa vie passagère et qui auront bien appris le livre de sa croix qui nous enseigne toutes les vertus de la vie chrétienne et parfaite, non pas avec de simples paroles, mais avec des actions, même héroïques.  Ce livre est si intelligible à tous qu'il ne faut que des yeux pour le comprendre." 

           

La fondation

            Le départ pour le Canton Langevin, où se trouvait le site du futur monastère, eut lieu le 24 juin suivant, et nous est raconté d'une façon pittoresque dans le Canadien du 27 juin 1862, par un citoyen de Ste-Claire qui signe S.F.:

            " Mardi le 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste, patron des Canadiens, les bons religieux qui avaient édifié les paroissiens de Ste-Claire par leur piété si naïve et si sincère pendant leur séjour dans cette paroisse, devaient partir pour leur nouvel établissement.  Vers 9 heures, le son de la cloche appelait les fidèles à l'église pour implorer le secours du ciel et la protection de saint Jean-baptiste sur cette grande entreprise si religieuse et si nationale en même temps. 

            " M. le curé bénit au nom de Dieu les courageux religieux qui, à l'exemple de saint Jean-Baptiste, allaient s'enfoncer dans les bois pour y établir  le règne de Jésus-Christ, et tous les généreux paroissiens de Ste-claire qui allaient leur prêter secours pour le défrichement et les nouvelles bâtisses de première nécessité.  Au sortir de l'église, après avoir exprimé leur reconnaissance à M. le Curé, ils montèrent dans les voitures qui leur étaient offertes, et furent escortés jusqu'à l'extrémité du village par une foule de personnes et par plus de 200 enfants qui conserveront sans doute le souvenir d'un si beau jour."

            Monsieur le curé Bernard et le Père André accompagnèrent quelque temps les religieux en procession, puis rentrèrent à Ste-Claire pendant qu'une partie des paroissiens les conduisaient jusqu'au Lac Etchemin, distant de Ste-Claire d'environ 10 lieues et en ramenèrent les charrettes.

            De Ste-Claire à St-Malachie, la route était encore ce qu'on pouvait appeler, dans le temps, un beau chemin; mais de St-Malachie au Lac Etchemin, elle n'était qu'un long marécage bordé de bois touffu.  Même à partir de Standon, on était forcé de laisser la voiture à quatre roues pour prendre le tombereau.  Le pire n'était cependant pas encore fait, car depuis le Lac Etchemin jusqu'au lieu de destination, c'est-à-dire treize ou quatorze milles, il fallait s'enfoncer à pied dans la forêt vierge où les seuls sentiers étaient ceux des bêtes sauvages.  Par conséquent il fallut porter sur son dos les provisions et les bagages de premières nécessité.  Une dizaine d'hommes accompagnèrent les religieux jusqu'à leur terrain et s'y établirent pour une semaine afin d'aider au défrichement; la semaine suivante une dizaine d'autres venaient remplacer les premiers et étaient à leur tour remplacés par d'autres la troisième semaine; cela dura un mois environ.

            Après leur longue journée de marche, les courageux voyageurs, heureux d'avoir enfin atteint leur "terre promise", durent dormir à la belle étoile, car aucun abri ne les attendait dans le canton Langevin.  Mais le courage ne manquait pas à ces vaillants religieux habitués aux austérités de la vie cistercienne.  Aussi, dès le lendemain, ils commencèrent à se fabriquer une cabane d'écorce et de branches, qui les abriterait jusqu'à la construction d'un premier monastère en bois rond. 

            Tels furent les humbles, mais combien généreux débuts de la Trappe de Notre-Dame du St-Esprit.  Il est difficile de concevoir tout ce qu'il fallut d'abnégation à ces religieux.  Moines de Belgique, ils avaient quitté leurs frères en religion et s'étaient expatriés en 1858 pour venir accomplir, à Petit-Clairvaux presque tous les travaux d'une véritable fondation.  Trois ans plus tard, ils quittaient à nouveau leur famille monastique pour s'enfoncer dans les forêts vierges du Bas-Canada où le climat était beaucoup plus rigoureux que dans leur chère Belgique.  De tels renoncements ne devaient pas tarder à porter des fruits. 

           Avant de continuer, il convient de rendre un hommage tout particulier aux habitants de Ste-Claire, et à leur curé, pour la sympathie et la générosité qu'ils eurent constamment à l'égard des Trappistes.  On les vit souvent se rendre au monastère pour y accomplir des "corvées", sans lesquels les religieux auraient difficilement suffi aux travaux de défrichement et de construction.  Monsieur l'abbé Rousseau, curé de St-Malachie, fut toujours, lui aussi un soutien précieux.  La prière fervente des vaillants religieux ne manqua sans doute pas de redescendre sur ces braves gens, en pluie de bénédictions célestes. 

           

Les débuts

            Les débuts de la fondation furent extrêmement durs pour les religieux.  Ils s'étaient fait une mauvaise cabane d'écorce et de branches, à la manière des sauvages, et y vécurent dans la plus grande pauvreté, car les vivres qu'ils avaient apportés avec eux avaient été consommés dès les premiers jours par leurs guides et par les autres personnes qui étaient venues les assister.  Pendant les trois ou quatre premières semaines, ils furent réduits à se nourrir exclusivement de poissons qu'ils pêchaient eux-mêmes et d'un reste de biscuits de marine durs et moisis. 

            Le père André était resté environ trois semaines à Ste-Claire, pour se procurer les choses les plus indispensables, et recueillir les aumônes qui lui étaient apportées assez largement pour son monastère.  Après ce laps de temps il vint rejoindre ses fils.  Mais, porté par tempérament à une excessive austérité, il ne chercha guère à alléger les privations toujours inévitables dans un premier établissement.

            Aussitôt après avoir construit leur cabane, les religieux s'étaient mis à bâtir une maison provisoire en troncs d'arbres équarris, selon le plan donné par le Père André.  Mais cette maison n'était guère plus confortable.  Elle avait huit pieds de haut, trente de large et soixante de long.  Tout le solide consistait dans les quatre murs et la toiture; les cloisons étaient faites de grosse toile, et le plancher, sur lequel il fallut coucher une partie de l'hiver, était constitué de branches d'arbres; et il y avait, cette année là, huit pieds de neige.

            Le Père Jacques, supérieur de Petit-Clairvaux, arriva pour sa première visite, le 14 août 1862, en compagnie de deux nouvelles recrues: les Pères François-Xavier et Maur, tous les deux minorés.  Ayant trouvé les frères sur le point de perdre courage, et parlant déjà de retourner au Petit-Clairvaux, il les consola de son mieux.  Puis, constatant que le Père André, à cause de son austérité excessive, n'était pas apte au gouvernement d'une communauté, il décida de le remplacer comme supérieur par le Père François-Xavier. 

           

Le Père François-Xavier

            Le Père François-Xavier, dans le monde: Henri de Brie, était né le 29 janvier 1825, à Rotterdam, dans le diocèse de Harlem en Hollande.  Entré au monastère de Saint-Sixte en Belgique, le 1er mars 1859, il fut immédiatement envoyé à celui de Notre-Dame du St-Esprit au mois d'août 1862 en compagnie du Père Jacques qui le nomma aussitôt supérieur, comme nous venons de le dire, bien qu'il ne fût que minoré.  Rempli de courage et d'esprit religieux, en même temps que doué d'un bon sens d'organisation, il procurera à sa communauté un rapide développement tant au temporel qu'au spirituel.

           

Développement matériel

            L'Honorable Hector Langevin fit au monastère, dans les premiers jours d'août 1862, une visite qu'il nous a décrite dans le Canadien du 15 août suivant:

            "…Au mois de juillet dernier, il ne se trouvait dans ce Township aucun chemin, il n'y résidait personne; pas un arpent de terre n'y avait été défriché.  Au bout de trois mois, un chemin de plus de treize milles de longueur y a été ouvert, un établissement de Trappistes y est fondé, quinze à vingt beaux lots de terre y laissent voir des défrichements de plusieurs acres chacun, et les Pères Trappistes y ont déjà récolté de belles patates et des navets qui feraient honneur à une vieille paroisse. 

            " En parlant des Pères Trappistes, il convient de dire que c'est un établissement permanent qu'ils viennent de faire au Township Langevin.  Ils y ont huit cent acres de terre; ils en ont au moins 10 acres défrichées, et leur monastère temporaire est une bâtisse en bois de 55 pieds sur 25.  ils viennent d'y construire une écurie, et sont à l'œuvre pour hiverner au milieu de cette belle forêt à la place de laquelle ils veulent implanter la civilisation. 

            " Nous arrivâmes chez les Trappistes vers 8 heures du soir.  Le supérieur, le Frère François-Xavier vint nous recevoir au dehors et nous offrir l'hospitalité pour laquelle cet ordre religieux est si renommé.  Nous y vîmes le lendemain la communauté composée pour le moment de cinq religieux, et nous comprîmes que les écrivains n'ont rien exagéré en parlant des privations auxquelles ces bons religieux se soumettent.  Je n'entrerai pas dans les détails sur la vie monastique.  Je ma contenterai de dire qu'aux privations ordinaires des Trappistes, ceux du Township Langevin ont encore celle que font subir les communications difficiles et la fondation d'un nouvel établissement.  Mais ils sont pleins de courage et de confiance; ils continuent à compter sur l'appui et les secours si généreux que leur ont accordé l'Archevêché de Québec, et Messieurs Bernard et Rousseau, qui ont tant fait et font encore tant pour eux.  Ils ont aussi les sympathies des populations de Dorchester qui les ont puissamment aidés, surtout les habitants de Ste-Claire, en leur fournissant des corvées dans les temps les plus difficiles."

            Aussitôt après son installation, le Père François-Xavier se lança aussi dans la construction d'un vaste et beau monastère, capable de recevoir environ quatre-vingts religieux.  Le bois fut choisi comme matériau, mais on y employa de gros troncs de cèdre équarris, et on n'épargna rien pour donner à ce monastère une garantie de solidité et de durée, non moins qu'un certain cachet de beauté simple qui faisait l'admiration des gens de Québec et de Montréal qui venaient le visiter.  Il fut achevé vers le milieu de l'année 1867.  Les frais de cette construction furent payés par les aumônes spontanées des fidèles et par les collectes que firent les religieux et qui furent abondantes.

            Le Père Placide servit d'architecte pour cette construction.  Il fit le plan, dirigea les travaux, et allait lui-même choisir les arbres nécessaires, au milieu de la forêt.  Le monastère avait la forme traditionnelle d'un vaste quadrilatère dont les ailes de côté mesuraient 120 pieds chacune.  Le préau était divisé en deux cours distinctes, dont l'une servait de cimetière.  L'église, dans sa simplicité bien monastique, présentait un cachet tout particulier; comme dans toutes les églises cisterciennes, la nef comprenait deux paries dont l'une était réservée aux frères convers et l'autre aux religieux choristes.

            Les années se succédaient, tout aussi prospères les unes que les autres.  Si bien que, Mgr Baillargeon, à la suite de sa visite pastorale du 14 juin 1868, pouvait écrire dans le registre de cette visite: " L'église et tout le monastère et ses dépendances sont en bon ordre.  Immense défrichement des terres du monastère; ensemencement d'une quantité considérable de terre neuve qui promet une magnifique récolte.  Un nombre suffisant d'animaux pour les besoins de la maison: une somme assez ronde entre les mains du procureur, fruit d'une quête générale dans le diocèse de Montréal, laquelle somme suffit pour faire achever ce qui manque aux édifices, pour payer les petites dettes de la maison et aider les frères dans leurs besoins pour quelque temps.  On peut dire que le monastère est dans un état prospère du côté du temporel et qu'il n'a plus besoin de bons sujets pour se recruter et se multiplier, ce que nous souhaitons fortement et avons exhorté les RR.PP. à demander à Dieu dans leurs ferventes prières."

           

Erection canonique

            En décrivant ainsi le développement matériel de la communauté, jusqu'en 1868, nous avons anticipé sur les faits, laissant sous silence le fait de l'érection canonique du Monastère. 

            En effet, le monastère de Notre-Dame du Saint-Esprit, bien que fondé le 24 juin 1862 ne fut érigé canoniquement que le 20 juin 1863, en vertu d'une ordonnance de Mgr Baillargeon datée du 14 juin.

            Le Père André, peu après l'arrivée du Père Jacques, était parti pour l'Europe, où il mourut quelques années plus tard.  Cependant, demeuré attaché à son monastère de Ste-Justine, il s'occupe d'y envoyer trois recrues et quelques aumônes.  Les trois recrues étaient le Père Yves et le Père Guillaume ainsi qu'un postulant qui persévérera jusqu'à la fermeture, sous le nom de Père Antoine.  Quant aux deux premiers, ce n'était peut-être pas des recrues de choix; aussi donnèrent-ils quelques difficultés à leur jeune supérieur.

            Les nouveaux venus arrivèrent à Québec dans les débuts de juin 1863.  Mgr Baillargeon leur offrit l'hospitalité durant quelques jours à l'archevêché, et profita de leur passage pour faire parvenir au monastère l'ordonnance signalée ci-dessus, et dont voici le texte:

            " Charles François Baillargeon, par la miséricorde de Dieu et la grâce du S.Siège apostolique, Evêque de Flox, administrateur du diocèse de Québec.  La fondation d'un monastère de Trappistes dans le diocèse de Québec, étant la preuve d'une bénédiction spéciale du Ciel, nous rendons grâces à la divine Providence de ce que cette fondation est rendue possible par l'arrivée de nos chers fils en N.S. le Rd Yvon, prêtre, profès du monastère de S. Marie de la Trappe de S. Benoît d'Achel muni d'une obédience du Rd Joseph Marie, prieur de ce monastère, en date du 17 mai 1863, le Rd Guillaume, prêtre profès du monastère de S. Sixte, de l'Ordre de Cîteaux, à Westoletere diocèse de Bruges, autorisé par une obédience du Rd Dom …, prieur de son monastère et le Frère Charles Louis Verhulst, novice convers de ce même monastère, également autorisé par le P. Prieur de S. Sixte le 6 mai 1863.  Notre cher fils le frère François, de concert avec les Pères Maur et Placide, religieux de chœur et les frères convers Clément et Edmond ayant préparé les voies à cet établissement en ouvrant la forêt et pourvoyant aux premiers édifices, nous croyons le moment arrivé de consentir à la formation d'une Communauté régulière qui relèvera de nous, des Archevêques de Québec sans dépendre d'une autre maison, jusqu'à ce que les circonstances permettant son affiliation ou union à une communauté déjà formée soit en Europe soit en Amérique.  Et pour que rien ne puisse (nuire) à la régularité du monastère, nous avons réglé et ordonné, réglons et ordonnons ce qui suit:

            1° Le monastère de N.D. de la Trappe du Saint-Esprit dans le Township de Langevin sera sous la règle de l'ordre de Cîteaux, selon la réforme de Rancé. 

           2° Aussitôt que les Rd Yvon et Guillaume que nous acceptons comme religieux du dit monastère, aussi bien que les frères qui y sont déjà rendus, ainsi que le frère Charles Louis Verhulst et le postulant Napoléon Stanislas Stienmetsen seront arrivés au monastère du saint-esprit, le chapitre sera assemblé pour organiser la communauté. 

            3° Après avoir pris connaissance des lettres d'obédience des nouveaux religieux, notre cher frère François faisant les fonctions de supérieur par intérim, donnera lecture de notre présente ordonnance, et procèdera avec tous les religieux de chœur à l'élection d'un supérieur, conformément aux règles de l'Ordre. 

            4° Un procès verbal de cette première élection nous sera adressé sans délai par le nouveau supérieur qui en même temps nous demandera notre approbation conformément aux règles canoniques. 

            5° Les élections se feront ensuite régulièrement comme il est prescrit par les Constitutions, puis chaque nouveau supérieur donnera avis de sa nomination à l'archevêque de Québec et n'entrera en fonction qu'après avoir reçu son approbation. 

            6° la présente sera enregistrée en tête du livre des délibérations du chapitre et en note avec soin pour y recourir au besoin. 

            Donné à l'archevêché de Québec sous notre seing, le sceau du diocèse, et le contre-seing de notre secrétaire, le 14 juin 1863. 

            C.F. Evêque de Flox.  Par monseigneur, Edmond Langevin, P. secrétaire.

            La jeune communauté reçut avec joie cette ordonnance de l'ordinaire du diocèse, et s'empressa de l'exécuter avec toute la fidélité possible.  L'élection eut lieu sans retard, et le Père François, bien que simple minoré, fut confirmé dans sa charge de supérieur, par le vote de la communauté.  Cette dignité, jointe à l'estime que lui portaient ses supérieurs ecclésiastiques qui reconnaissaient en lui un homme de grande valeur, exigeaient qu'il fût promu au sacerdoce.  Il le fut en effet le 27 septembre 1863, après avoir reçu le sous-diaconat le 19 et le diaconat le 20 du même mois. 

           

La vie spirituelle de la communauté

            Les Trappistes qui s'étaient fait volontairement pauvres pour l'amour du Christ pauvre avaient à cœur de gagner leur pain à la sueur de leur front, comme le plus humble colon, et à l'exemple du Christ lui-même et des apôtres.  Ils n'oubliaient pas, toutefois, que le but essentiel de leur vie était l'adoration, la louange et la contemplation de Dieu. 

            La vie spirituelle du monastère ne le laissait en rien à l'activité que les moines menaient dans leurs travaux manuels.  On y célébrait chaque jour la messe conventuelle ainsi que l'Office divin, et on y trouvait encore le temps de vaquer à la lecture spirituelle et à l'étude de la théologie.  Lors de la visite pastorale du 14 juin 1868, Mgr Baillargeon conféra la tonsure et les ordres mineurs aux Pères Joseph-Marie, Antoine et Bruno, et promut le Père Maur au sous-diaconat.  Ce dernier accéda au diaconat et à la prêtrise, le 4 et le 11 octobre de la même année; et, à ces mêmes dates, les Pères Joseph-Marie et Antoine recevaient le sous-diaconat et le diaconat, en attendant d'être ordonnés prêtres à Montréal, le 21 janvier 1869. 

            L'atmosphère de la communauté était faite de satisfaction, de joie, et de paix surnaturelle, malgré l'austérité de la vie.  En 1864 chacun des religieux écrivit à Mgr Baillargeon pour lui exprimer leurs sentiments de reconnaissance.  Dans la lettre pastorale qu'il leur adressa le 1er mars de la même année, en guise de réponse, Monseigneur témoigne à la communauté de ses propres sentiments, en ces termes:" Nous ne saurions vous exprimer, nos très chers Frères, la consolation que nous avons éprouvée dans le Seigneur, en lisant les pieuses lettres que vous venez de nous envoyer.  Toutes ces lettres, en effet, respirent l'esprit religieux qui vous anime.  Car toutes expriment vos sentiments de respect, d'amour et de soumission pour votre digne Prieur".

            Comme gage du bon esprit régnant dans la communauté, nous possédons aussi le texte d'une lettre du frère Bernard, convers, à son ancien supérieur de Saint-Sixte, datée du 23 janvier 1866 :

            "…Grâce à Dieu, je suis en bonne santé, et espères avec la grâce de Dieu rester en notre nouveau monastère jusqu'à la mort.  Chez nous il fait très froid en hiver, mais je crois que c'est très bon pour la santé, car en notre maison il y a généralement peu de malades.  En été nous tous, Pères comme Frères, travaillons beaucoup, car l'été est court; mais grâces à Dieu, notre Supérieur l'arrange de telle sorte que nous ayons en leur temps les lectures et exercices spirituels, et la Messe tous les jours, et nous pouvons aussi toute l'année aller à la lecture, et quand c'est férie des défunts nous pouvons aussi dire l'office avant les vêpres: dix Pater et dix Ave, et encore autant pour les vigiles.  Et quand c'est jour de fête pour les Pères, ce l'est aussi pour nous, ce qui me plaît beaucoup…".

            Si les religieux étaient satisfaits de leur supérieur, comme l'exprime avec candeur et simplicité le bon frère dont nous venons de citer la lettre, le supérieur entretenait des sentiments identiques à l'égard de ses sujets.  Aussi, pouvait-il écrire à un ami, dans une lettre datée de la fête de St Pierre-aux-Liens 1866: " Avec la grâce de Dieu, je travaille autant que possible à extirper du monastère tout ce qui peut nous éloigner de la sainteté de notre état; et la bonté infinie de Notre-Seigneur semble bien vouloir se servir d'un être aussi faible et inutile que moi pour opérer quelque bien.  Tous les jours la régularité s'établit de plus en plus.  Priez Dieu pour que j'obtienne de sa libéralité les lumières, les forces et la fermeté si nécessaires dans nos jours où l'indépendance et la sensibilité semblent vouloir dominer partout.  Conduire une communauté semble vraiment être l'œuvre de la Providence.  Cette communauté semble appelée à faire le bien dans notre Canada.  Les sujets ne manquent pas; il s'en présente tous les jours, mais il faut choisir.  Nous sommes 21 religieux en tout; c'est assez peu aux yeux de quelques-uns, mais qu'importe le nombre pourvu que ce soit de vrais religieux.  Tout en travaillant au spirituel, je n'ai pu manquer d'arrêter mes yeux sur les ornements d'église qui nous sont venus de Belgique et qui sont loin d'être selon l'esprit de notre sainte règle.  Et pourquoi, me suis-je dit, tout ce luxe?  De pauvres trappistes doivent édifier autrement qu'en portant des étoffes tissées d'or et d'argent, comme dans une cathédrale; c'est le sentiment de St Bernard.  Mes bons Frères l'ont adopté."

            Ces dernières lignes nous montrent comment les moines de Ste-justine étaient demeurés attachés à l'esprit de leur Ordre  de Cîteaux, dont la simplicité jusque dans le culte divin est une des principales caractéristiques.  Ils ne s'en tenaient pas à des paroles, cependant.  Aussi, le Père François-Xavier, cherchant le moyen de se débarrasser de ces richesses, le trouva lorsque son ami et bienfaiteur, Monsieur l'Abbé Jean Langevin, fut nommé évêque de Rimouski.  Dès le printemps de 1867, il se rendit lui-même à Québec, malgré le mauvais état des chemins, et offrit les précieux ornements au prélat, la veille de sa consécration épiscopale. 

           

La mission de Ste-Justine

            Le moine, consacré par vocation à la "recherche de Dieu", quitte les bruits et les affaires du monde, pour s'enfoncer dans la solitude et le silence des forêts, où Dieu l'attire pour lui parler au cœur.  Mais, si paradoxal que cela puisse paraître, chaque fois que des hommes s'enfuient ainsi dans la paix que le monde ne peut leur donner, ce monde, assoiffé lui aussi- sans le savoir- de cette paix, les y poursuit. 

            Ainsi, tout au long du Moyen-age, les bourgades et les villes se sont formées autour des monastères, à travers toute l'Europe.  De même, les établissements de colons s'édifièrent rapidement tout autour du Monastère de Notre-Dame du Saint-esprit, pour former bientôt la mission de Ste-justine, qui se développa sous la sollicitude spirituelle des Pères Trappistes Mgr Baillargeon qui y fit la visite pastorale, le 14 juin 1868, y trouva 110 communiants, dont 22 reçurent alors de ses mains la confirmation dans la chapelle située à quelques milles du monastère et construite en 1865 par les soins du père François-Xavier. 

           

Recrutement

            Dès les débuts de l'œuvre, les postulants, attirés par la vie austère mais belle des Trappistes, s'étaient présentés en assez grand nombre.  Parmi eux se trouvèrent quelques prêtres, dont le premier à être admis au noviciat fut l'Abbé Charles-Irénée Laforce du diocèse de Montréal.  Sa santé étant très épuisée d'avance, il ne put vivre longtemps au milieu de ces austérités.  Tombé malade au presbytère de Ste- Claire, il y décéda après avoir fait sa profession religieuse.  "Il est consolant, écrivait Monsieur le Curé Bernard à un ami, de mourir comme il est mort et je désire bien une mort semblable."

            Cependant, tous n'avaient pas le courage de ce saint prêtre; et sur les 31 canadiens entrés en communauté, sept seulement persévérèrent. 

            C'est pourquoi le Père François-Xavier, voulant assurer l'avenir de sa communauté, se décida à envoyer le Père Placide en Europe à la recherche de quelques postulants.  Après avoir laissé les dernières instructions sur la construction du monastère, dont il dirigeait les travaux.  Le père Placide partit pour l'Europe au commencement de l'automne 1865, sans argent.  Il avait déjà ramassé 40.00$ en arrivant à la ville de Québec; il donna cet argent au Père François-Xavier qui l'avait accompagné jusque là, puis il se rendit à Montréal par le bateau.  Là, il trouva un commis obligeant qui fit une collecte en sa faveur parmi les passagers et cette collecte lui rapporta encore 100.00$.  Il séjourna trois semaines à Montréal où il fut très bien accueilli particulièrement par des Messieurs de Saint-Sulpice et où il reçut des aumônes pour le monastère en argent et en livres.  Ayant conservé 200.00$ pour son voyage en Europe, le Père Placide envoya le reste à son supérieur et quitta le Nouveau Monde. 

            Il traversa la France, l'Allemagne, la Hollande et la Belgique et partout il fut bien accueilli.  A Saint-Sixte, qui avait été son premier monastère, le prieur lui promit tous ses anciens confrères du noviciat, qu'il devait revenir chercher lorsqu'il aurait terminé ses courses, et serait prêt à s'embarquer.  Tout joyeux, le Père Placide écrivit immédiatement cette nouvelle au Père François et termina promptement ses affaires.  Lorsqu'il revint à Saint-Sixte, il trouva tout changé. 

            Le Père François, dans une lettre au Prieur de Saint-Sixte, disait en substance qu'il serait très heureux d'avoir quelques bons prêtres pour le soutenir dans ses difficultés et partager son labeur, mais que, ayant déjà eu à souffrir, dans le passé, de quelques religieux indésirables, qu'on lui avait envoyé, il préférait demeurer seul plutôt que d'en recevoir encore de semblables…

            Le Prieur de Saint-Sixte, craignant de ne pas contenter le Père François par les sujets qu'il se disposait à envoyer, n'envoya personne.  Le Père Placide fut contraint de rentrer à Québec avec les deux seuls postulants qu'il avait choisis, s'étant contenté de se frayer une route et de préparer une dizaine de sujets qu'il devait venir chercher après quelques années; il craignait en effet qu'ils cédassent à un moment en ferveur et tenait beaucoup à ce qu'ils puissent mûrir à loisir leur détermination.  Les deux postulants amenés par lui devinrent plus tard frères convers sous les noms de Frère Ambroise et de Frère Albéric.  L'un et l'autre persévèrent jusqu'à la fin, et se rendirent alors le premier à Petit-Clairvaux, et le second à saint-Sixte. 

            En 1870, après un voyage qu'il avait fait en Europe, le père François-Xavier ramenait à Québec les postulants que lui avait préparés le Père Placide quatre ans auparavant.  Ils étaient au nombre de sept.  Deux entrèrent au chœur, quatre devinrent frères convers, et un rentra dans le monde. 

            A leur arrivée au monastère les nouveaux venus y trouvèrent environ 12 religieux de chœur dont 8 étaient profès, et une vingtaine de frères convers dont 3 novices.  Le cimetière contenait déjà 4 tombes.  Le monastère était achevé depuis longtemps et le terrain était défriché en assez grande partie.  La prospérité semblait s'annoncer prochaine pour le monastère et lui garantir une existence durable.  Mais certains maux secrets sapaient par la base cette fondation, et, après une durée d'un plus de dix ans le Monastère de Notre-dame du Saint-Esprit allait tomber. 

           

La suppression

            Au moment où le Père André avait accepté la fondation, en 1862, le Gouvernement avait cédé 800 acres de terre.  Cette donation avait été faite "pour" les Trappistes, mais "à" la mense épiscopale.  Aussi l'archevêché de Québec en avait toujours conservé les titres de propriété en fidei-commis. 

            Vers 1867, les religieux, les religieux, qui s'étaient imposé beaucoup de fatigues pour élever leur monastère et défricher leurs terres, crurent le moment arriver d'assurer la stabilité matérielle de leur œuvre par une incorporation civile.  Ils ne pouvaient toutefois obtenir de la Législature cette incorporation sans posséder entre leurs mains les titres de propriété.  A diverses reprises, de 1867 à 1872, ils en firent la demande à Mgr Baillargeon, puis à Monseigneur Taschereau.  Mais ceux-ci étant d'opinion que le temps n'était pas encore arrivé, ne crurent pas devoir donner leur consentement à ce projet, posant comme condition préalable que l'avenir du monastère soit assuré par l'affiliation à une communauté nombreuse et fervente, soit d'Amérique, soit d'Europe. 

            Cette condition, qui, à la vérité, était essentielle à la survivance de la communauté, n'était pas facile à remplir, car les autres communautés d'Amérique étaient encore elles aussi en voie de formation, et celles d'Europe étaient peu en mesure d'accepter un tel fardeau. 

            Le 25 août 1871, le père François-Xavier fit une nouvelle demande, énergique et motivée, à l'archevêque de Québec, en vue d'obtenir l'incorporation civile.  Il avertit Mgr Taschereau qu'il croyait devoir en conscience en appeler au saint Siège, auquel il enverrait un mémoire.  Mgr Taschereau reconnut le droit qu'il avait à ce recours, dans une lettre du 31 août, mais se déclarait intimement convaincu que le Saint Siège, une fois instruit des raisons qu'il avait à faire valoir, partagerait sa manière de voir. 

            Malgré cette divergence de vue, les rapports entre le Supérieur et l'Archevêque demeurèrent empreints de charité.  Le Père François-Xavier communiqua à Mgr Taschereau le texte du mémoire qu'il faisait parvenir au R.P. François-Régis, procureur général des Trappistes à Rome; et Mgr Taschereau y joignit une lettre où, expliquant sa propre attitude, il faisait connaître les dangers que le monastère de N.D. du Saint-Esprit avait déjà connu par le défaut d'un personnel convenable.  "La même misère, ajoutait-il, existe encore et menace de durer si l'on n'y apporte un remède prompt et efficace.  Mgr Baillargeon, mon prédécesseur, comprenant les dangers, n'a jamais voulu consentir à ce dessein (dessaisir) en faveur de la communauté des terres considérables données par le gouvernement, sur lesquelles sont construits tous les édifices où logent les religieux…Il craignait que la communauté venant à se dissoudre, le gouvernement ne réclame ces biens comme abandonnés, et qu'ainsi cette valeur ne fût perdue pour la religion.  On a renouvelé auprès de moi les instances à ce sujet, et j'ai refusé de passer titre de propriété en faveur de la communauté pour ces biens qui ont été donnés par le gouvernement à la mense épiscopale. 

            "Du moment que je serai certain que la communauté à bonne chance de se soutenir et de se perpétuer, je n'aurai aucune objection à donner ces terres en pleine propriété aux religieux."

            Monseigneur Taschereau proposait ensuite comme remède à l'état de chose existant:

            1) L'envoi de plusieurs religieux capables d'être supérieurs, maîtres des novices, etc. etc…

            2) Quelques modifications dans la règle, exigée par notre climat.

            3) L'affiliation du monastère à une communauté nombreuse et fervente. 

            L'archevêque de Québec n'était pas le seul à qui n'avait pas échappé le danger que le manque d'affiliation faisait courir à la Trappe de Ste-Justine.  En 1867, le monastère du Petit-Clairvaux s'était allié à la Grande Trappe et Dom Benoît, abbé de Gethsémani (Kentucky), avait été nommé visiteur par Rome.  Effrayé de la ruine qui menaçait le monastère de Ste-Justine, Dom Benoît avait formé le dessein de l'arrêter.  Les religieux lui en fournirent l'occasion en le priant de vouloir bien prendre aussi leur monastère sous sa juridiction.  L'abbé leur répondit qu'il n'y avait aucun droit et les renvoya au Père Jacques, leur supérieur légitime.  En même temps, il priait ce dernier de se rendre à Ste-Justine pour examiner les choses et connaître les sentiments de chacun des religieux sur un projet d'alliance avec la Grande Trappe. 

            Le Père Jacques obéit et se rendit au monastère de Notre-Dame du saint-esprit, où il trouva les religieux fort indécis et très divisés dans leurs sentiments.  Les uns en petit nombre acceptaient l'alliance avec la Grande Trappe; d'autres, en plus grand nombre n'étaient pas favorables à un changement d'observance qui leur apporterait de nouvelles austérités peu compatibles avec la vie rude du Canada.  Les autres enfin et le Père jacques lui-même ne voulaient pas se prononcer, se disant prêts à suivre la majorité.  Il fut impossible d'arriver à une autre conclusion sinon que pour le moment les choses resteraient dans le statu quo. 

            De retour chez lui le Père Jacques écrivit à Dom Benoît pour lui rendre compte de sa mission.  L'abbé, ne sachant que faire, consulta Rome.  Mais avant qu'une réponse ne lui fût parvenue, la Trappe de Notre-dame du saint-esprit avait cessé d'exister. 

            Ne trouvant aucun succès ni dans leurs tentatives d'affiliation, ni, conséquemment, dans leur désir d'incorporation civile, les religieux avaient été peu à peu gagnés par le découragement.  Incertains de l'avenir de la communauté, plusieurs novices avaient quitté le monastère; d'autres ne voulurent pas y faire profession.  Le 2 juillet 1872, un plus de 10 ans après la fondation, la fermeture du monastère fut décidée, et les religieux commencèrent à se disperser.  Ils n'étaient plus que cinq religieux de chœur et 3 novices, ainsi que 10 frères convers et 1 novice.  Tous les frères convers, sauf deux, se rendirent au monastère de Petit-Clairvaux, à Tracadie.  Quant aux religieux de chœur, trois retournèrent en Europe, et les deux autres, dont le Père François-xavier, obtirent leur sécularisation et se consacrèrent au ministère pastoral. 

            Le Père François-Xavier, désormais l'abbé Henri de Brie, devint le premier curé de la Paroisse de Ste-Justine qui s'était formée autour du monastère, sous son regard vigilant.  Il se dévoua admirablement à cette charge jusqu'à sa mort, survenue le 23 mars 1885, après un an de cécité presque totale et une agonie des plus pénibles. 

            Les Trappistes quittèrent Ste-Justine aussi pauvres qu'ils y étaient venus, n'ayant vendu que quelques objets pour payer leurs dettes et défrayer leur voyage de retour.  La paroisse de Ste-Justine, dont les habitants avaient généreusement secondé la communauté dans ses commencements, eut en partage la chapelle et les ornements et vases sacrés nécessaires au culte.  Le reste du mobilier sacré, avec l'autorisation du Saint Siège, fut donné à l'Hôpital du Sacré-Cœur de Québec, qui se chargea d'acquitter fidèlement les messes et les prières prescrites par les Trappistes à leurs bienfaiteurs.  Les terres et les autres bâtiments furent vendus, et le produit de cette vente fut donné par l'archevêque à l'Université Laval. 

           

A qui la faute?…

            On ne peut que regretter la fermeture de ce monastère qui fut un moment si florissant et qui a laissé un très bon souvenir dans la région, et bien au-delà. 

            On s'est parfois demandé sur qui retombait la responsabilité de cet échec; et diverses réponses ont été proposées… Mais, en fait, la question est oiseuse.  Chacun des hommes en cause a fait ce qui lui a semblé son devoir.  La véritable cause de l'échec est plus profonde.  C'est que cette fondation, comme d'autres tentatives semblables faites en Amérique à la même époque, portait en elle un germe de mort, étant une fondation prématurée effectuée par une communauté incapable de la soutenir.  Cette anomalie n'était d'ailleurs elle-même qu'une répercussion lointaine du désarroi dans lequel les persécutions religieuses avaient jeté les communautés religieuses d'Europe, les forçant à s'exiler. 

            Inutile donc de rechercher à qui la faute.  Bénissons plutôt dieu qui, dans sa sagesse infinie dispose tout avec nombre, poids, et mesure, de s'être servi de cette fondation pour implanter dans la région de Dorchester de solides traditions religieuses qui y ont toujours persévéré de concert avec le courage et l'amour du travail. 

            Nul doute aussi qu'on ne doive à la prière des Trappistes de Notre-Dame du Saint-Esprit les vocations sacerdotales et religieuses qui ont germé jusqu'ici dans la paroisse de Ste-Justine et qui, espérons-le, continueront d'y germer en nombre de plus en plus grand. 

 

            N.-D. de Mistassini 29 avril 1962.

                                                                                               Armand Veilleux, ocso

 

 P.S. -- La paroisse de Ste-Justine est l'endroit où je suis né. Mais il se fait que ce n'est qu'après mon entrée à la Trappe de Mistassini que je connus cette origine "trappiste" de ma paroisse. Le virus trappiste était sans doute demeuré dans le sol ou dans l'air. AV