Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Y a-t-il plusieurs spiritualités ? [1]

 

         Le thème de cette rencontre est une question : « Y a-t-il plusieurs spiritualités ? ».  Puisque les organisateurs ont demandé à trois intervenants de répondre à cette question, j’en conclus qu’ils ont assumé qu’il y avait au moins trois réponses possibles.  En fait il y a probablement autant de réponses qu’il y a de personnes ici présentes et sans doute des milliers d’autres réponses possibles.

 

         Le problème fondamental est que le mot « spiritualité » peut revêtir une multitude de sens.  Si vous vous êtes amusés à taper ce mot dans Google, vous avez pu voir tout de suite des centaines de significations très différentes données à ce mot.

 

         Je suis moine ;  vous vous attendez donc à ce que je puisse vous dire quelques chose de la « spiritualité monastique ». Si j’étais jésuite vous vous attendriez à ce que je parle de « spiritualité ignacienne ».  D’un pasteur de l’Église réformée ou d’un évêque de l’Église anglicane on s’attend à ce qu’il nous parle de la spiritualité de son Église. On perçoit facilement alors qu’il y a dans ces diverses spiritualités beaucoup en commun. Le mot signifie alors à la fois une certaine attitude religieuse, une façon de vivre sa relation avec Dieu, ainsi qu’en ensemble de pratiques visant à favoriser ou nourrir cette relation. 

 

         Lorsque des penseurs laïcs comme le philosophe André Compte Sponville ou Luc Ferry nous parlent de « spiritualité » athée, le mot a certainement un sens différent.  Il s’agit alors plutôt d’une recherche intellectuelle visant à une dimension de l’existence humaine ou même de l’existence tout court, même lorsqu’on n’accepte pas l’existence d’un être transcendent que les croyants appellent Dieu.

 

         Un élément commun à toutes ces approches est, me semble-t-il, l’acceptation commune de l’existence d’une réalité qu’on appelle l’esprit. Un deuxième élément commun, qui me semble découler du premier est la possibilité pour l’être humain de faire l’expérience existentielle de cette réalité, et donc d’avoir une « expérience religieuse ». Si l’on accepte ces prémisses, on en déduira que toutes les spiritualités dont on pourra parler correspondront à la façon de vivre cette expérience spirituelle, de l’exprimer dans des concepts, d’en garder le souvenir dans des traditions et des coutumes religieuses ou autres et de l’interpréter à travers divers systèmes de penser et diverses interprétations.

 

         Lorsqu’on parle de spiritualité on parle d’expérience spirituelle et lorsqu’on parle d’expérience spirituelle il y a lieu de distinguer trois niveaux.  Il y a tout d’abord l’expérience elle-même, puis la mémoire (collective) de l’expérience, et enfin l’interprétation de l’expérience.

Le niveau de l’expérience est celui de la foi ; celui de la mémoire collective de l’expérience est celui de la religion et celui de l’interprétation de l’expérience est celui de la philosophie et de la théologie.

 

         L’expérience spirituelle elle-même, si elle est authentique et dans la mesure même où elle est authentique, est la même pour tout humain.  Mais elle n’est jamais vécue dans l’abstrait.  Pour faire une expérience d’une façon consciente et réfléchie, il faut pouvoir se la dire, et l’on se la dit à travers des catégories culturelles et religieuses qui varient d’une personne à l’autre.  Pour le Chrétien, cette expérience est une relation personnelle avec Jésus-Christ, Dieu fait homme.

 

         La mémoire collective de l’expérience religieuse s’exprime à travers des coutumes religieuses des rites, des traditions, une histoire, des codes moraux. C’est le domaine de la religion.  Ainsi, la foi chrétienne s’exprime à travers l’Écriture et la tradition de l’Église, à travers les sacrements et les diverses pratiques chrétiennes. C’est à ce niveau là que, même à l’intérieur de la foi chrétienne peuvent se développer diverses « spiritualités », si l’on conçoit la spiritualité comme une façon de vivre sa foi.

 

         Au fur et à mesure qu’un groupe religieux s’éloigne dans le temps de l’expérience religieuse initiale qui lui a donné naissance, le besoin se fait sentir d’interpréter cette expérience et son vécu, et d’élaborer des façons successives de l’exprimer d’une façon cohérente en un système de pensée.  À ce niveau-là, même à l’intérieur de la même foi chrétienne, et même à l’intérieur de la même confession chrétienne, il y a place pour de nombreuses théologies et aussi pour de nombreuses « spiritualités », si l’on entend par « spiritualité » un enseignement cohérent sur la façon de vivre une expérience spirituelle.

 

         Après avoir considéré ce tableau d’ensemble, nous pouvons maintenant essayer de voir où chacun de nous se situe.  Il serait un peu prétentieux de ma part de penser que je pourrais vous décrire de façon claire en quoi la spiritualité dite « catholique » se distingue aussi bien des autres spiritualités chrétiennes que de celle des non croyants.  Tout ce que je puis faire, c’est vous décrire comment, en tant que catholique, je conçois et comment j’essaye de vivre ma vie spirituelle.

 

         Le mot « spiritualité », est construit à partir du mot « esprit ». La spiritualité est donc une façon de vivre en communion profonde avec l’Esprit. Et pour bien comprendre la spiritualité chrétienne il faut comprendre son enracinement dans la spiritualité du peuple juif.

 

         Ce qui fut l’expérience religieuse propre du peuple d’Israël, distincte de celle de tous les autres peuples qui l’entouraient, fut d’avoir perçu Dieu non pas comme un être lointain et impassible, mais comme un Dieu personnel présent à toutes les dimensions de sa vie personnelle et collective. Le mot esprit « ruah » est présent à presque toutes les descriptions de cette expérience, à commencer par les belles descriptions poétiques et symboliques de la création, qui sont d’autant plus grandioses qu’elles n’ont rien d’une description qu’on dirait aujourd’hui « scientifique ».

 

         Dès le premier jour de la création, l’esprit de Dieu plane sur les eaux et y engendre la vie sous toutes ses formes.  Une description de la création du premier homme nous montre Dieu façonnant un homme avec de l’argile et insufflant dans ses narines son propre souffle de vie. Ce même esprit descendra plus tard sur les prophètes et les inspirera pour leur faire enseigner une spiritualité de l’amour – décrivant les relations entre Dieu et sa créature avec les images les plus réalistes et concrètes de l’amour humain.  Enfin, ce même esprit descendra sur la vierge Marie et la rendra mère de Jésus, le fils du Père éternel.  Le même esprit descendra sur Jésus lors de son baptême pour le consacrer Messie.  Au moment de quitter ses disciples le jour de l’Ascension Jésus soufflera sur eux, en signe de la transmission de son Esprit et ce même Esprit descendra sur les Apôtres le jour de la Pentecôte.  Et saint Paul dit que nous ne savons pas prier, mais que l’Esprit de Dieu prie en nos coeurs et que c’est le même esprit qui gémit comme dans les douleurs de l’enfantement au coeur de tout le cosmos.

 

         Il n’y a pas de « spiritualité » chrétienne, c’est-à-dire de vie selon l’Esprit de Dieu, révélé par et en Jésus-Christ, sans une relation explicite et constante à cet Esprit, toujours le même au coeur de l’humanité depuis le premier matin de la création jusqu’à notre vie à chacun de nous.

         À travers tout son enseignement, Jésus nous a révélé que cet esprit est un esprit d’amour et de communion.  Il est le lien d’amour qui l’unit lui-même à son Père, qui nous unit à lui et qui doit nous unir les uns aux autres.

 

         Si je voulais résumer en quelques mots ou quelques phrases ce qu’est la spiritualité chrétienne dans l’Église catholique, je dirais que c’est une vie humaine qui s’efforce d’être vécue sous forme de communion constante avec Dieu : communion qui s’incarne – et doit s’incarner – dans la communion avec d’autres chrétiens, et aussi avec tous les hommes et femmes, y compris ceux de toutes les religions et de toutes les cultures ; dans la communion avec la société humaine et avec le cosmos. C’est là l’essentiel de la spiritualité chrétienne : une vie vécue dans l’esprit, c’est-à-dire dans la communion ou l’amour.

 

         Évidemment cette vie dans l’esprit pourra prendre de nombreuses modalités extérieures. Certains mettront la personne même du Christ au centre de leur vie de prière et l’on parlera de « spiritualité christocentrique ».  D’autres développeront une grande dévotion à la Vierge Marie, parfois sous des formes heureuses et parfois sous des formes malheureuses ; on parlera alors de « spiritualité mariale ».  Certains chrétiens mariés vivront explicitement leur amour conjugal comme une incarnation de leur communion avec Dieu ; on parlera alors de « spiritualité conjugale ».  Certains vivront cette communion dans des communautés vivant dans la solitude et organisant toute leur vie autour de l’expérience contemplative de Dieu.  On parlera alors de « spiritualité monastique ».  On pourrait allonger cette liste.  Toutes ces distinctions ont leur importance, mais elles restent secondaires. 

 

         La spiritualité chrétienne – celle du catholicisme comme des autres Traditions chrétiennes est une vie « dans l’Esprit  de Dieu », donc une vie de communion avec Dieu s’incarnant dans tous les secteurs de l’existence humaine.

 

         Pour répondre à la question initiale : Y a-t-il plusieurs spiritualités.  La réponse est « évidemment oui » ;  mais la qualité propre à chacune réside dans sa capacité à faire vivre en communion profonde avec l’Esprit.

 

Chimay, 18 avril 2008

Armand Veilleux

 

        

 



[1] Conférence donnée à Chimay le 18 avril 2008, dans le cadre d’une rencontre plurielle (catholiques, protestants et laïques) organisée par le Conseil Local de Pastorale de la communauté paroissiale de Chimay.