Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Quelle spiritualité chrétienne aujourd’hui ?  

   

Introduction

 

          Le titre donné à cet entretien en trace assez bien les limites. Pour mieux circonscrire la matière j’y ajouterais encore un mot : le mot « ici ». « Quelle spiritualité chrétienne ici – en Belgique – aujourd’hui ? » Il ne s’agit donc pas de parler de la spiritualité chrétienne dans l’abstrait, ni de celle qui conviendrait à des Chrétiens d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique Latine.

 

          Et tout d’abord, que veut-on dire par « spiritualité » ? - Le mot spiritualité vient du mot « esprit », qui dans la Bible signifie aussi « souffle ».  Il s’agit donc de savoir ce qui peut « inspirer », ce qui peut donner du « souffle » à la vie d’un chrétien ou d’une chrétienne d’ici, en Belgique, dans le diocèse de Tournai, aujourd’hui.

 

          D’autres intervenants vous ont parlé hier et ce matin de spiritualités non-chrétiennes. Ils vous ont parlé du dialogue qu’on peut établir avec elles, de ce qu’on peut apprendre à leur contact et du respect qu’on doit avoir à leur égard.  Ce ne sera pas mon propos, malgré tout le respect que j’ai pour ces réalités. Nous nous intéresserons, pour le moment, à la spiritualité chrétienne.

 

          Le chrétien d’ici, aujourd’hui, vit dans une société en crise, dans un univers religieux global en crise et dans une Église en crise. Notre Église, après avoir vécu il y cinquante ans un événement important appelé Vatican II, semble ne pas trop savoir aujourd’hui comment se situer face à cet événement qui l’a pourtant profondément marquée. Et puis, l’Église de Tournai vient d’entrer dans une expérience synodale. 

 

          Qu’elle spiritualité convient à un chrétien vivant dans cet univers ?  C’est la question que nous devons traiter.

 

 

La foi au Christ

 

          Le mot « chrétien » vient évidemment de Christ.  Le chrétien est donc quelqu’un qui a mis sa foi en la personne de Jésus-Christ.  En parlant de spiritualité chrétienne, nous ne nous situons pas au niveau de la pratique religieuse, qui n’est pas sans importance, ni au niveau du dogme et des croyances religieuses, qui ont aussi leur rôle.  Nous nous situons au niveau de l’expérience même de foi. Cette foi est antérieure à son expression et à sa transmission à travers des formulations doctrinales, des célébrations sacramentelles et des manifestations folkloriques, que celles-ci se réalisent dans la chaude intimité d’un petit groupe ou dans des démonstrations de masses. 

 

L’adjectif « spirituel » -- et donc aussi le substantif « spiritualité » qui en découle -- sont des créations du latin chrétien.  C’était la façon latine, pour les traducteurs du Nouveau Testament, de rendre le mot grec pneumatikos utilisé par saint Paul pour désigner ce qui est en rapport avec l’Esprit qui vient de Dieu. Dans l’utilisation contemporaine le mot « spiritualité » a pris un sens beaucoup plus large et moins précis.  On parle de la spiritualité carmélitaine, de la spiritualité des laïcs, de la spiritualité des communautés nouvelles et des mouvements et, bien sûr, de spiritualité orientale. Dans l’utilisation que font du mot les sociologues et les philosophes contemporains qui parlent, par exemple, de « spiritualité sans Dieu », le mot désigne quelque chose sans doute fort respectable mais tout autre que lorsqu’on parle de spiritualité chrétienne. Il y a eu un saut sémantique considérable.

 

Dans la période de crise actuelle il est plus important que jamais de bien distinguer entre le domaine de la foi et celui de la religion, c’est-à-dire de l’expression religieuse de cette foi, et encore plus de celui de l’interprétation rationnelle de cette foi et de cette religion dans des systèmes philosophiques et théologiques.  Dans l’utilisation libre et populaire du mot « spiritualité », on désigne parfois une méthode de prière, comme lorsqu’on parle de la spiritualité du Carmel ; ou diverses formes de piété ou encore un ensemble de moyens de nourrir la vie chrétienne d’un groupe particulier de chrétiens comme lorsqu’on parle de spiritualité laïque ou de spiritualité sacerdotale.  Le mot peut aussi être utilisé pour désigner une certaine façon de susciter, de nourrir et d’utiliser – ou même de manipuler -- le sentiment religieux, comme dans certaines formes de groupes charismatiques et dans d’autres groupes se structurant autour d’une chaude atmosphère de fraternité.

 

Tout cela peut être beau et bon ;  mais la spiritualité proprement chrétienne n’est ni une affaire de théologie ou d’idéologie, ni une affaire de pratique religieuse ou de formules de dévotion, ni même une qualité de sentiments religieux.  Elle se situe au niveau de l’expérience même de foi. Or la foi proprement chrétienne consiste dans une relation personnelle avec la personne de Jésus-Christ. C’est ce qui la distingue absolument de toute autre forme d’expérience spirituelle ou religieuse. Si je n’ai pas cette expérience personnelle, cette relation qui est le cœur de ce qu’on appelle prière, je ne suis pas Chrétien.  Je puis observer tous les commandements de Dieu et de l’Église, je puis croire aveuglément à tout ce qu’enseigne le magistère de l’Église, je puis lire tous les livres de théologie et toutes les encycliques pontificales ;  si je n’ai pas cette relation personnelle avec Jésus de Nazareth, je n’ai pas la foi.  Je puis alors être une personne très honorable et même modèle.  Je ne puis pas prétendre être chrétien.

 

 

L’incarnation

 

          Cette foi chrétienne est la foi en un homme qui est né, qui a vécu, qui est mort et qui est toujours vivant. Un homme en qui s’est manifestée la plénitude de la divinité. Dieu, donc, qui, en devenant homme a révélé le sens de la vie humaine. En s’incarnant, Dieu n’est pas devenu simplement un individu humain, il a assumé notre humanité et en l’assumant en a révélé la dignité – une dignité qu’elle possédait depuis ses origines, portant en elle l’esprit, le souffle même de Dieu, mais dont elle avait perdu la conscience.

 

          Si Dieu s’est incarné, s’il s’est fait l’un de nous, ce n’était pas pour venir nous raconter des vérités abstraites sur sa divinité, c’était pour nous révéler la dignité de notre nature humaine créée à son image et surtout pour nous révéler le sens de notre existence. Cette révélation du sens avait d’ailleurs été préparée et commencée tout au long de l’Ancien Testament.

 

          Dans un langage symbolique profondément spirituel – théologique si vous voulez, mais non pas doctrinal – le premier livre de la Bible, celui de la genèse de notre existence -- nous dit que Dieu a formé l’être humain à son image et il élabore cette affirmation dans une belle image.  Dieu aurait façonné le premier humain comme une petite statue d’argile – un peu comme un enfant qui joue dans le sable -- puis aurait insufflé dans ses narines son propre souffle, son propre esprit, lui donnant ainsi la vie.  Dans ce récit mythique l’auteur de la Genèse a exprimé la conscience qu’avait désormais une partie de l’humanité que la vie qui est nôtre est une participation à la vie du créateur.  Tout au long de l’histoire biblique nous voyons cet esprit, qui avait d’abord plané sur le chaos au premier jour de la création pour en faire jaillir la vie -- se poser sur les prophètes et même s’emparer d’eux pour les envoyer en mission. Nous le voyons finalement se poser sur une jeune fille appelée Marie qui se laisse tellement imprégner de cet Esprit, qu’elle engendre un petit d’homme qui est tellement homme  -- tellement homme comme le Créateur avait voulu l’homme -- qu’il en est Dieu.  C’est l’incarnation par excellence.  Pleinement Dieu et pleinement homme.

 

          Dans l’Évangile, ce petit d’homme, ce Jésus de Nazareth nous a transmis son Esprit.  Il nous a partagé son expérience spirituelle. Il nous a raconté sa conscience d’être le Fils du Père Éternel, d’être uni à ce Père par un commun amour qu’il appelle l’Esprit. Il nous a parlé longuement de son Père dans ses paraboles.  Puis il nous a dit que nous étions appelés nous aussi à vivre la même intimité avec son Père dans le même Esprit.

 

          La spiritualité du Chrétien, avant toute appartenance institutionnelle et toute pratique rituelle, se fonde sur une relation personnelle de foi, et donc de confiance en  ce Jésus de Nazareth, qui, dans sa personne comme dans son enseignement, nous a rendu conscients de notre dignité de fils et de filles de Dieu et nous a enseigné le sens de l’existence humaine au sein de l’univers.

 

Cet Esprit est un Esprit d’amour, d’un amour qui ne connaît aucune limite. Saint Paul nous dit que « l’amour de Dieu a été répandu en nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » Il dit aussi que cet Esprit, qui donne vie à tout l’univers créé, se joint à notre esprit pour déclarer que nous sommes fils de Dieu. Jésus lui-même avait dit à ses disciples : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ».  Il avait dit aussi que le commandement de l’amour de Dieu et celui de l’amour du prochain étaient les deux facettes d’un même commandement, et il nous a même invités à aimer nos ennemis. L’amour auquel il appelle n’est pas fait simplement d’émotions chaleureuses. Il est action. Il consiste à donner à manger à celui qui a fait, donner à boire à celui qui a soif, consoler les affligés, visiter les prisonniers, etc.  Le chapitre 25 de Matthieu (« J’ai eu faim, j’ai eu soif, j’étais nu, j’étais en prison et… vous m’avez secouru, ou vous ne m’avez pas secouru ») est au cœur de la spiritualité chrétienne.

 

 

En Église

 

 Une caractéristique essentielle de la spiritualité chrétienne est donc qu’elle n’est pas et ne peut pas être une chose purement individuelle. Être chrétien ce n’est pas seulement avoir mis sa foi en Jésus-Christ, mais c’est faire partie de la grande communauté de ceux qui ont, de même, mis leur foi dans le Christ. La spiritualité chrétienne est essentiellement communautaire, ecclésiale.  Il ne s’agit pas simplement de se sentir en harmonie avec son propre esprit, comme dans la spiritualité athée de Comte-Sponville, ni de baigner dans un « sentiment océanique » avec Luc Ferry, ni d’avoir conquis la discipline mentale de la méditation bouddhiste ou d’être arrivé à l’expérience de soi des Upanishads.  Il s’agit de former une grande communauté avec tous ceux qui ont foi au même esprit d’amour du même Fils de Dieu.

 

L’Église, selon l’enseignement de Vatican II, revenant à la conscience ecclésiale des premiers siècles du christianisme, est un mystère de communion avant d’être une institution. Communion avec Dieu sacramentellement réalisée et manifestée dans une communion visible entre personnes humaines, et s’ouvrant à toute l’humanité et aussi au cosmos tout entier.

 

L’Église institutionnelle, c’est-à-dire la face religieuse de la communion dans la foi, est en pleine crise dans notre pays comme dans la plupart des autres pays d’Europe, comme nous le savons. Cette crise se manifeste le plus visiblement dans une chute radicale de la pratique religieuse (même si les statistiques publiées récemment par la RTBF étaient plutôt tendancieuses). Mais cette baisse de la pratique, tout aussi bien que les requêtes de « dé-baptisation » ne sont en fait que des épiphénomènes.  La crise (et une crise n’est pas nécessairement une chose négative) se situe à un niveau plus profond.  Elle se situe dans la relation entre l’expérience de foi et son expression religieuse, celle-ci comprenant entre autre une structure institutionnelle.

 

À l’époque où l’appartenance religieuse était un élément de notre culture, la transmission de la foi se faisait comme tout naturellement à travers l’intégration dans une structure religieuse avec ses pratiques sacramentelles et autres et l’enseignement de la religion dans les familles et les écoles.  Cette période est révolue. La chute rapide de la pratique montre que cette transmission était loin d’être toujours efficace.  Plusieurs, qui pratiquaient fidèlement les obligations religieuses ont cessé toute expression collective de leur foi dès que la structure s’est en partie effondrée.  Essayer de rétablir les formes anciennes de transmission de la foi est illusoire. Le drame est qu'on n’a pas encore su trop bien comment inventer de nouvelles formes de transmission, si bien qu’on risque un arrêt à peu près complet de cette transmission.

 

La spiritualité chrétienne, dans ces circonstances, exige de tous ceux qui la vivent ou veulent la vivre de trouver de nouvelles manifestations de la communion ecclésiale. Pour que ces manifestations aient vraiment un caractère sacramentel et qu’elles soient des expressions d’une véritable communion, elles doivent être d’authentiques moments de communion entre des personnes qui forment vraiment communauté, c’est-à-dire qui se prennent mutuellement en charge d’une façon permanente ou en tout cas prolongée, et non seulement des rassemblements massifs pour quelques jours, tenant parfois plus du tourisme ou du happening que d’une communion vécue.  C’est la spiritualité d’une église qui trouve sa visibilité dans les rencontres de tous les jours dans les milieux où vivent quotidiennement les hommes et les femmes ordinaires, plus que dans essais de faire compétitions aux jeux olympiques.

 

 

 

Vatican II

 

          Notre Église a vécu à notre époque un de ces événements importants qu’elle n’a vécus que peu de fois au cours de ses deux mille ans d’histoire : un Concile œcuménique. Une authentique spiritualité chrétienne pour aujourd’hui ne peut pas ne pas en être profondément marquée.

 

          Nous fêterons dans quelques mois le cinquantième anniversaire de l’ouverture de Vatican II.  À cette occasion se préparent déjà des congrès et apparaissent de nombreux livres et articles qui en traitent.  Une approche qu’on retrouve de plus en plus souvent dans ces publications et dans la préparation de ces congrès et conférences, me paraît assez insidieuse.  On dit qu’il faut interpréter les textes issus de ce Concile dans le contexte général de l’évolution de l’Église, en continuité avec ce qui a précédé, car – nous rappelle-t-on – un Concile n’est jamais en rupture avec la tradition antérieure mais s’inscrit dans une ligne de continuité.  Cette approche, que je trouve fallacieuse, me semble une façon trop habile de vider Vatican II de sa signification et de réduire son impact. Elle confond deux approches, celle de la doctrine dogmatique et celle de la conscience ecclésiale.

 

          Si l’on se situe au niveau des dogmes, un concile œcuménique s’insère évidemment dans une ligne de continuité avec les déclarations des conciles antérieurs et du magistère ordinaire, apportant parfois de nouvelles lumières. Encore qu’il ne soit pas évident que Vatican I, par exemple, ait été tellement en continuité avec la tradition doctrinale antérieure. Or, Jean XXIII a voulu très explicitement que « son » Concile, Vatican II, ne soit pas un concile doctrinal où l’on définirait de nouveaux dogmes.  Il a voulu plutôt qu’il provoque une nouvelle orientation dans la sensibilité ecclésiale à l’égard du monde vers lequel l’Église a été envoyée par son Fondateur, et qu’il ouvre l’Église au dialogue avec le monde ainsi qu’avec tous les hommes de bonne volonté, y compris ceux des autres traditions religieuses et même des agnostiques. 

 

          À ce niveau de la sensibilité ecclésiale le concile a donc été voulu par Jean XXIII comme un moment de rupture avec un passé récent et il a marqué effectivement une telle rupture avec un type de chrétienté qui tendait à faire de plus en plus de l’Église un ghetto dans un ensemble de cultures en rapide évolution. 

 

          En continuité avec la grande tradition théologique, Vatican II a souligné le rôle complémentaire des deux sources de la révélation : l’Écriture et la tradition. Mais en rupture avec des coutumes plusieurs fois séculaires, il a souligné l’importance de faire de la Bible la nourriture spirituelle de tous les chrétiens. C’est là un acquis majeur de la spiritualité chrétienne contemporaine.

 

          En continuité avec la grande tradition liturgique il a réaffirmé que toute célébration liturgique est la prière de l’Église, c’est-à-dire du Peuple de Dieu.  En rupture avec plusieurs siècles de décadence liturgique qui avaient fait de celle-ci une affaire des prêtres et des religieux, il l’a redonnée au peuple de Dieu.  Il a invité à retrouver des formes de célébration eucharistique qui soient vraiment une célébration communautaire d’une Église locale sous la présidence d’un presbus, et non la célébration privée d’un agent hiératique exécutée face à un mur, et à laquelle les fidèles étaient invités à assister, en y accomplissant de préférences des dévotions privées. Véritable rupture avec un passé récent mais assez long.  Oh combien nécessaire rupture, exigée par la fidélité à celui qui avait dit « Faites ceci en mémoire de moi ». Une célébration eucharistique vivante et vraiment communautaire est un autre acquis de la spiritualité chrétienne pour aujourd’hui

 

          En conformité avec la tradition patristique, Vatican II a réaffirmé les divers ministères au sein de l’Église.  En rupture avec une longue tradition d’Église triomphante et puissante, qui ne correspondait plus à la réalité, il a invité à une attention privilégiée à l’égard des pauvres et des petits du royaume.  Dans Gaudium et spes (joie et espérance) il a redonné à beaucoup d’humains tentés par le désespoir une raison d’espérer. 

 

La continuité de Vatican II avec la tradition dogmatique antérieure est une garantie de vérité à laquelle il faut continuer de s’accrocher.  Ses nombreuses ruptures avec un style d’Église qui était en train de lui aliéner des classes de plus en plus nombreuses de la société constituent un acquis non négociable. C’est la base d’une spiritualité chrétienne pour aujourd’hui.

 

 

Discernement nécessaire

 

          Le mot « crise » (krisis en grec) signifie jugement, choix.  Les moments de crise, dans l’Église comme dans la Société, ne sont pas nécessairement une chose négative.  Ce sont des moments où nous sommes acculés à faire des choix, à prendre des options. Sans tout ramener à une tension entre une droite et une gauche, force est de constater qu’il y a actuellement dans l’Église et dans les divers groupements au sein de l’Église des mouvements en directions opposées. Une authentique spiritualité chrétienne ne peut se laisser ballotter. Elle doit savoir discerner ce qui lui semble dans la ligne de la vie et ce qui risque d’étouffer la vie.

 

          Dans l’Église d’aujourd’hui il y a des mouvements qui s’efforcent de promouvoir une authentique expérience de foi – d’une foi nourrie dans le partage au sein de véritables communautés de prière, de réflexion et d’ouverture au monde ambiant. C’est sur un réseau de telles petites communautés que se reconstruira le tissu ecclésial.  La première étape de notre synode diocésain a prévu des réunions de petits groupes de partage.  Si c’est petits groupes devenaient permanents et se transformaient en de véritables petites communautés ecclésiales au sein de la grande Église diocésaine et en communion avec elle, on aurait peut-être là le principal fruit d’un tel synode, peut-être plus que les documents qui seront rédigés en fin de parcours.

 

          Par ailleurs il y a actuellement dans notre Église en crise une vague de peur de l’inconnu qui pousse vers le rétablissement des formes religieuses du passé, qui ne fonctionnent plus dans le monde contemporain et qui ne serviront jamais plus sinon à créer des ghettos religieux. Il est facile d’embrigader dans ces mouvements, au moins pour un certain temps une certaine jeunesse fragilisée par toutes les insécurités qu’elle a connues dans la famille, à l’école et dans la société.  Il y a là une forme d’abus. On abuse des jeunes – et ce n’est pas un abus moins grave que l’autre dont on parle tant – lorsqu’on répond à leur besoin de sécurité en les enfermant dans des structures religieuses du passé sous une autorité omniprésente et toute puissante, ou en les maintenant dans la matrice d’un sentiment religieux surchauffé au sein de groupes ressemblant à des camps scouts permanents.  On les trompe aussi en leur faisant croire que les états psychologiques facilement provoqués par des phénomènes de groupes sont des expériences spirituelles. L’expérience authentique de foi chrétienne est plus exigeante.

 

          Je suis convaincu depuis longtemps qu’un des éléments les plus essentiels de la profonde révolution culturelle vécue depuis un demi-siècle par toutes les grandes traditions culturelles de l’humanité réside dans un nouvel équilibre entre l’expérience de foi et son expression religieuse.  Cela affecte toutes les religions.  Dans une conférence donnée en mars dernier le père Joseph Moingt interprétait dans ce sens les renversements politiques et sociaux qu’on a appelés le « printemps arabe ».  Ce qui se passe actuellement dans le monde arabe ce n’est pas un rejet de la foi musulmane ; ce n’est pas non plus la radicalisation de l’ensemble de la population, même si les gaffes répétées des politiciens occidentaux risquent de permettre à des minorités radicales de récupérer le mouvement.  Ce qui se passe c’est que ces sociétés du monde arabe, pas plus que les nôtres, n’acceptent désormais que leur identité s’établisse autour de normes et de pratiques religieuses.  C’est ce qui était arrivé en Occident à l’époque des Lumières, et dont nous avons encore de la difficulté à accepter toutes les conséquences.

 

          Au même moment où le Père Moingt faisait cette analyse, le grand rabbin d’Angleterre, Jonathan Sacks, publiait un livre très interpellant sur le partenariat entre Dieu, la science et la recherche de sens, où il exprimait des opinions assez semblables sur la relation entre foi et religion. Ces deux auteurs, venant d’horizons très différents, voyaient tous les deux comme mission soit du christianisme, soit du judaïsme, celle de développer et de nourrir entre les humains des relations vraies, faites d’amour, de compassion et de pardon.

 

          Pour le Père Moingt, si tant de Chrétiens ont décroché c’est, d’une part, que les croyances qu’ils avaient eues un certain temps et les pratiques religieuses qu’ils avaient connues n’étaient pas l’expression d’une authentique foi. Lorsque les structures religieuses ont cessé d’être le ciment de la société civile et que celle-ci s’est restructurée selon ses lois propres, ils se sont retrouvés non pas avec une foi authentique mais avec un ensemble de croyances qui n’ont pas survécu.

 

          On parle beaucoup de nos jours de nouvelle évangélisation. Tout chrétien est par vocation un évangélisateur.  Il doit transmettre la bonne nouvelle qu’il a reçue, tout d’abord en l’incarnant dans sa vie, que ce soit au sein de sa famille, de sa communauté locale et de son milieu de travail ou que ce soit dans ses engagements politiques ou dans le monde de la finance. Notre société a  certainement besoin d’être constamment remise en contact avec le message évangélique vécu par des personnes totalement engagées dans cette société.  Il ne faut plus s’attendre à ce que les structures religieuses aient un impact sur la marche de la société. Cet impact doit venir de la foi vécue de chaque croyant, encore plus, évidemment, s’il exerce un ministère particulier au sein de l’Église.. Et le plus important n’est pas de s’afficher publiquement comme croyant mais de vivre authentiquement sa foi.  L’objet de l’Évangélisation c’est le Christ et son message et non pas l’Église.

 

          Puisque nos sociétés sont continuellement en profonde transformation, il est nécessaire qu’elles soient sans cesse, de nouveau, confrontées au message de l’Évangile.  L’expression « nouvelle évangélisation », a donc une belle signification, même si elle implique une tautologie.  Par ailleurs lorsque certains groupes s’autoproclament « nouveaux évangélisateurs », on pratique un saut sémantique fort périlleux.

 

Un monde en crise

 

          L’une des intuitions fondamentale de Jean XXIII, qu’on retrouve dans son annonce du Concile, le 25 janvier 1959, et de nouveau dans son discours d’ouverture du Concile en octobre 1962, c’est que l’Église existe pour le monde, qu’elle est envoyée au monde et qu’elle doit entrer en dialogue avec lui. Elle peut et elle doit témoigner du sens de l’existence humaine individuelle et collective.

 

          Pour les deux auteurs que je viens de citer, aussi bien pour le Père Moingt que pour le Rabbin Sacks, la crise de la société actuelle réside dans une perte de sens et une recherche de sens.  Les développements de la science ont apporté énormément à l’humanité, et nos sociétés ne peuvent plus trouver leur cohésion dans les structures rigides d’un monde religieux.  Or la foi monothéiste en un Dieu personnel et aimant est une révélation de sens.

 

          Tant de choses dans notre monde n’ont pas de sens.  Les guerres n’en ont jamais eu ; mais celles d’Irak et d’Afghanistan encore moins qu’aucune guerre auparavant. Et la guerre d’Iran, qui est devenu presque inéluctable sera encore plus irrationnelle que toutes les autres. Ces guerres qui ont parfois un vernis ethnique ou religieux sont, en définitive, comme toutes les guerres de tous les temps, le fruit de la cupidité de certains groupes méprisant la dignité humaine des autres groupes.  La spiritualité chrétienne oblige tous les Chrétiens à se faire, dans ce contexte de crise, partout où ils se trouvent, des agents de paix, de respect, de concorde. Elle exige aussi parfois de dénoncer les crimes.  J’aime beaucoup la phrase de Bonhoeffer, qui de sa prison, écrivait à un ami qu’on « n’a pas le droit de chanter le chant grégorien si l’on n’a pas dénoncé les crimes du nazisme ».  On pourrait faire de nombreuses applications modernes de ces paroles.

 

L’économie mondiale actuelle n’a pas de sens.  Nous vivons présentement, dans les pays les plus riches, un moment de crise économique qui est sans doute loin d’être résolue, la Grèce n’étant pas un phénomène isolé. Nous sommes tous témoins des souffrances et des misères qu’engendre cette crise partout autour de nous.  Nous savons que cette crise est le fruit d’un système économique qui a sacrifié le respect des personnes humaines au profit illimité de quelques-uns.  Nous savons comment ce système a creusé les fossés de plus en plus profonds entre les pays riches et les pays pauvres et entre les riches et les pauvres au sein de chaque pays.  Nous sommes peut-être moins conscients que cette crise, engendrée par notre cupidité collective, a créé encore plus de dégât et de misères dans les pays les plus pauvres qui n’ont aucunement concouru à la provoquer. Il ne convient plus de dire que ce système va droit dans le mur ; il a déjà atteint le mur.  Une spiritualité chrétienne incarnée doit s’efforcer par tous les moyens d’inventer un vivre ensemble plus respectueux de la dignité de tout être humain.

 

Dans nos pays d’Europe, en Belgique comme ailleurs, soufflent de nos jours des rafales d’un vent froid porteur de xénophobie.  Non seulement on ferme la porte à l’étranger, créant des difficultés énormes et ridicules -- par exemple à un Africain qui voudrait venir passer quelques jours en Belgique pour visiter sa mère malade -- mais des démagogues sèment l’animosité ou le mépris de quiconque est différent. On pourrait faire une longue énumération de situations qui n’ont pas de sens. Si la spiritualité du chrétien est vraiment incarnée, elle sera un antidote efficace à cette vague de rejet et même de haine. Il ne s’agit pas d’être naïf. Les politiciens doivent établir des politiques et des réglementations et les fonctionnaires doivent les faire respecter. Mais tout cela devrait se faire dans un respect de l’autre et de la dignité de tout être humain.  Ce respect manque souvent sérieusement aujourd’hui. Les chrétiens ne sont pas nécessairement meilleurs que les autres en ce domaine ; mais lorsque leur spiritualité est vraie, lorsqu’ils sont animés par l’esprit qu’ils ont reçu et qu’ils doivent garder vivant en leur coeur, ils ont la mission et le pouvoir de renverser ce mouvement de rejet qui caractérise notre civilisation depuis quelques années.

 

En guise de conclusion

 

Une spiritualité qui se contenterait de se sentir en harmonie avec soi-même ou avec un univers impersonnel n’aurait rien de chrétien. La spiritualité chrétienne, pour utiliser le profond jeu de mot de Christian de Chergé, est une relation avec un Dieu qui s’en-visage, c’est-à-dire qui prend un visage en tout homme, spécialement dans le plus démuni, et même dans celui qui un jour peut-être nous tranchera peut-être la gorge.

 

 

          Quel est le fondement d’une spiritualité chrétienne pour aujourd’hui ? – La réponse est facile.  C’est l’Évangile, comme pour la spiritualité chrétienne de tous les âges.

 

          Où trouver des lumières sur la façon d’incarner le message évangélique dans le monde d’aujourd’hui ? Je répondrai sans hésiter : dans la Constitution Gaudium et Spes de Vatican II sur l’Église dans de monde d’aujourd’hui, un message porteur de sens et d’espérance, qui n’a besoin d’aucune réinterprétation. L’esprit de ce document demeure la base d’une spiritualité chrétienne pour aujourd’hui.

Armand VEILLEUX

Mons, le 6 mars 2012

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Conférence donnée le 6 mars 2012 à Mons, Belgique, dans le contexte d'une session de formation permanente pour les prêtres, diacres et agents pastoraux du diocèse de Tournai avec comme thème : "Devenir chrétien ou le redevenir"