Écrits et conférences d'intérêt général



(Dernière mise à jour le 23 juillet 2008)

 

 

 
 

 

 

Le sens de la souffrance et de la douleur

 

(Conférence donnée le 21 avril 2004 à Chimay, dans le cadre d’un colloque sur la souffrance

organisé par le Comité d’Éthique de l’Hôpital de Chimay)

 

            On m’a demandé de traiter du thème suivant :  « Le sens de la souffrance et de la douleur ».  Le titre lui-même pose un bon nombre de questions ;  et je crois qu’avant même de se demander quel est le sens de la souffrance, il faut clarifier le sens ou la signification que l’on donne au mot souffrance.  Et là je crois que les dictionnaires sont d’un bien faible secours. 

 

            Le titre utilise deux mots qu’il semble distinguer : souffrance et douleur.  Y a-t-il une distinction essentielle entre les deux ? – Évidemment, il serait facile de dire que la douleur est physique et que la souffrance est morale.  Si je me donne un coup de marteau sur un doigt, je ressens une douleur vive, qui n’aura pas de grandes conséquences sur ma vie, même si puis perdre mon ongle, qui, éventuellement repoussera.  Si un être qui m’est cher vient de mourir, je ressens une grande souffrance, qui pourra m’accompagner longtemps.  Mais une telle distinction est trop facile.  Je la considère même fausse, car elle suppose une vision dualiste de l’être humain.  Elle suppose une séparation entre le corps, d’une part, et, d’autre part, l’esprit ou l’âme ou la psyché (appelez cet élément comme vous voulez). Or, quand j’éprouve de la douleur ou de la souffrance, que celle-ci soit d’origine physique ou psychologique, ou affective ou spirituelle, ce qui souffre ce n’est pas mon corps, ni mon esprit, ni mon coeur, ni ma psyché.  Ce qui souffre c’est moi.  En réalité ni la douleur ni la souffrance n’existent – ce sont là des abstractions.  Ce qui existe, ce sont des personnes qui souffrent.

 

            Je préfère donc parler de la souffrance tout court, que celle-ci soit physique ou autre.  Lorsqu’on consulte la littérature sur la souffrance – et elle est très abondante – que ce soient des oeuvres de philosophes, de psychologues, de théologiens ou de romanciers – on s’aperçoit vite qu’il y a un nombre presque illimité de définitions de la souffrance. 

 

            Essayons plutôt, au moins dans un premier temps, de voir, dans notre expérience de tous les jours, quelles sont les réalités fort diverses auxquelles, dans le langage courant (qui a sa propre sagesse) on donne le nom de souffrance. Il y a la souffrance physique de celui qui se donne un coup de marteau sur le doigt ou, pour être un peu plus sérieux, de celui qui vient de se fracturer une jambe dans un accident, mais dont la vie n’est nullement en danger.  Il y a aussi la souffrance de celui qui se meurt d’un cancer et qui peut être une souffrance physique très vive que les analgésiques n’arrivent plus à calmer mais qui s’accompagne de la souffrance plus aiguë de voir s’approcher la mort avec la séparation définitive de tous les êtres chers.  Il y a aussi, toute différente, la souffrance de la femme qui accouche ou celle de l’athlète qui termine son tournoi de tennis malgré de fortes crampes dans les jambes ou dans les cuisses.  Il y a la souffrance de l’amant dont l’amour est trahi et celle qui accompagne tout échec que ce soit dans les études dans le monde des affaires, de la politique ou dans la vie familiale.  Il serait facile d’allonger la liste. Sans parler des situations où l’on dit « je ne puis pas souffrir qu’on me parle ainsi » ou tout simplement « je ne puis pas souffrir telle personne ».

 

            Dans tous les cas mentionnés, il s’agit de souffrance individuelle.  Or, il y a aussi des souffrances collectives dont la quantité de nos jours est ahurissante :  les souffrances engendrées par les guerres, les agressions, les occupations militaires, les épidémies.  Dans la souffrance d’un peuple en guerre, il y a celle qui provient des privations physiques, mais surtout celle causée par le fait d’être humilié, méprisé, de voir tous ses droits humains les plus élémentaires bafoués.  Qui arrivera à imaginer la souffrance du peuple palestiniens écrasé, humilié, agressé depuis plus de cinquante ans.  Qui peut imaginer la souffrance du peuple irakien, libéré de la servitude d’un dictateur pour être soumis à une occupation étrangère ?  Et il y a tous les pays qu’on disait il y a quelques décennies « en voie de développement » et qui sont maintenant systématiquement repoussés dans le sous-développement par un système économique international inique.

 

            Alors si la réponse à la question contenue dans le titre de l’exposé qui m’a été demandé ne veut pas être un simple exercice de l’esprit, cette question doit être reformulée ainsi :  Toutes ces souffrances que je viens d’énumérer (et ce n’est que la pointe de l’iceberg)... toutes ces souffrances ont-elles un sens ?  Et la réponse ne peut pas être ni un simple oui, ni un simple non.

 

            En elle-même la souffrance n’a pas de sens.  Elle est la rupture du sens.  Mais la personne qui souffre peut ou bien se laisser écraser et même détruire par cette souffrance ;  ou bien elle peut s’en servir comme d’un tremplin pour passer à une nouvelle étape de croissante.  Alors la souffrance acquiert un sens.  Le sens que peut avoir la souffrance est celui que nous lui conférons en la vivant de façon libre et adulte.

 

            Encore faut-il faire ici de nombreuses distinctions.  Il y a des souffrances stupides que l’on se provoque à soi même, soit par masochisme, soit par suite d’un complexe de culpabilité ou de persécution, ou à cause de la non-satisfaction de désirs irréalistes ou mal gérés.  Ce genre de souffrance mène toujours à la dépression, au découragement et parfois au suicide.

 

            Par ailleurs il y a des souffrances qui sont inhérentes à l’existence humaine, comme celle déjà mentionnée de la femme qui accouche, et celle inhérente à toutes les étapes de croissance humaine, y compris celles liées à la maladie et ultimement à la mort.  À ces souffrances il nous revient de donner un sens en les vivant de façon positive.

 

            Le philosophe Karl Gustav Jung distingue trois passages importants à une nouvelle étape de croissance dans la vie humaine – trois naissances, en réalité.  Et il dit que la qualité de notre vie subséquente dépend de la façon dont nous vivons ces passages, qui nous font tous peur.  Il y a la naissance à la vie humaine, il y a le passage de l’adolescence à l’âge adulte et puis il y a le grand passage à travers la mort.  L’être humain a peur de l’inconnu.  C’est pourquoi l’enfant ne sort pas facilement du sein maternel.  Et si la sortie est trop difficile il y aura des conséquences permanentes pour le reste de la vie.  L’adolescent ne passe pas facilement à l’âge adulte ;  et si les circonstances rendent ce passage trop difficile il risque de demeurer un adolescent pour le restant de ses jours, même s’il vit jusqu’à cent ans.  Et que dire du grand passage dans l’au-delà que bien peu affrontent sans peur. Jésus-Christ lui-même, au jardin des Oliviers, a sué des sueurs de sang à la perspective de sa mort prochaine.

 

            Chacun de ces passages (et beaucoup d’autres en général moins dramatiques tout au long de la vie) font peur parce qu’ils comportent toujours leur dose de souffrance ; et cette souffrance provient du fait que nous ne pouvons pas passer à une étape nouvelle de croissance sans mourir à ce que nous sommes présentement.  Tout comme le grain de blé mis en terre doit mourir pour devenir une tige de blé, ou comme la chenille doit disparaître pour devenir chrysalide et puis papillon, de même il n’y a pas de croissance sans nouvelle naissance et pas de nouvelle naissance sans mort à ce que nous sommes.

 

            Dans le Nouveau Testament, dans l’écrit qu’on appelle la Lettre aux Hébreux il y a une expression que je trouve extrêmement intéressante.  L’auteur parle de ceux « qui passent leur vie dans l’esclavage par peur de la mort ».  À combien d’esclavages ne nous soumettons-nous pas à notre époque, par peur d’affronter notre mortalité !

 

            L’étymologie du mot « souffrance » peut nous aider à comprendre comment la souffrance peut avoir un sens.  Le mot souffrance vient de deux mots latins : le préfixe « sub » qui signifie « en dessous » et le verbe « ferre », qui signifie « porter ».  Le mot implique donc l’image d’un support, comme le châssis d’une voiture, qui supporte tout ce qui se trouve dessus.  La souffrance est positive et elle acquiert un sens lorsqu’elle nous porte, qu’elle nous ramène à l’essentiel dans notre vie, lorsqu’on la vit de telle sorte qu’elle nous fasse passer à une nouvelle étape de croissance – physique, psychologique, affective, spirituelle.

 

            À l’opposé, il y a la souffrance tout simplement subie ou niée ou qu’on s’inflige à soi-même dans des mécanismes morbides.  Alors, pour la définir, on utilise des mots dont l’étymologie est tout aussi éloquente :  on parle de dépression (latin de et premere – impliquant une pression vers le bas, tout le contraire de sub – ferre), d’affliction (latin affligere impliquant l’idée de soufflet), etc.

 

            La souffrance a-t-elle un sens ?  Oui.  Elle a le sens que nous lui donnons dans notre façon de la vivre.

 

            Jusqu’ici j’ai parlé de l’attitude à l’égard de notre propre souffrance.  Mais, sans parler des souffrances collectives que j’ai mentionnées au début, il y a la souffrance de tous les autres à côté de nous, qui eux aussi, doivent faire face, tout au long de leur vie aux souffrances, petites ou grandes, physiques ou autres, qui accompagnent un jour ou l’autre toute existence humaine.

 

            L’un des grands défis de toute vie en société est l’attitude à l’égard de la souffrance des autres.

 

            Il y a tout d’abord mille et une façon par lesquelles je peux provoquer la souffrance de l’autre :  je puis frapper l’autre physiquement et le blesser ou même l’handicaper.  Mais je puis le faire souffrir aussi, psychologiquement, par la haine ou le mépris, en le ridiculisant, en l’asservissant, en l’utilisant de mille et une façon. Je puis ruiner son nom par de fausses accusations.  Je puis ruiner sa carrière professionnelle, ou mettre en danger sa vie familiale par des rumeurs fondées ou non.  Le « sens » -- si l’on peut parler de sens – de souffrances ainsi provoquées s’exprime par des mots tels que jalousie, dépit, vengeance.  En général je serai porté à faire souffrir l’autre dans la mesure où je n’aurai pas su vivre positivement et assumer mes propres souffrances, en particulier celles venant de mes échecs.  Évidemment, si je n’ai pas digéré un échec et ne l’ai pas utilisé pour grandir en maturité, je ne pourrai pas supporter qu’un autre réussisse là où j’ai échoué.  Ces souffrances ainsi causées sont la négation du sens chez celui qui les provoque ; mais le paradoxe est qu’elles peuvent acquérir tout leur sens chez celui qui les vit, s’il sait les assumer et les transformer en semences de vie nouvelle.  Si quelqu’un me fait délibérément souffrir, il a un problème – c’est son problème.  La façon dont je vis cette souffrance – me laissant détruire par elle ou l’utilisant pour grandir – est mon problème.

 

            Par ailleurs, comment se situer par rapport à la souffrance – physique, morale, spirituelle ou affective – de l’autre, dont je suis le témoin, soit par mon travail professionnel (comme c’est le cas pour tous ceux d’entre vous qui évoluez dans le domaine des soins de santé) ou par hasard ou par les relations personnelles que je puis avoir avec les personnes concernées ?  --  Lorsqu’il s’agit de douleurs physiques, la médecine moderne a fait d’énormes progrès – que vous connaissez évidemment mieux que moi – dans les moyens pour soit éliminer, soit réduire ou en tout cas contrôler cette souffrance (ou douleur).  Pour ce qui est des autres formes de souffrances, les psychologues de métier ou les psychiatres pourront vous dire mieux que moi quelle attitude prendre.  Mais finalement, quelles que soient les leçons apprises, personne ne peut accompagner effectivement quelqu’un sur le sentier de la souffrance, s’il n’est pas réconcilié avec ses propres souffrances.  S’il a appris à vivre positivement ses propres souffrances et à les utiliser comme tremplins pour croître en maturité humaine, il pourra aider les autres, en général surtout par sa présence silencieuse.  Dans le langage chrétien, nous avons un beau mot pour désigner cet accompagnement.  C’est le mot com-passion, qui signifie souffrir avec.  Cela implique que je souffre de la souffrance de l’autre ;  mais sans fusion avec lui.  Je lui laisse la possession de sa souffrance et je garde ma distance psychologique qui permet qu’il y ait une authentique relation entre lui et moi.  Je souffre vraiment de le voir souffrir mais ma souffrance n’est pas la sienne et la sienne n’est pas la mienne.  Pour ceux d’entre nous qui avons la foi chrétienne, c’est là le sens de la mort du Christ.  Il a accepté la souffrance par compassion, précisément pour nous libérer de la nôtre.  C’est pourquoi rien ne serait plus anti-chrétien qu’un plaisir masochiste trouvé dans la souffrance.

 

            Avant de conclure, je me permets de revenir sur la question de la souffrance collective et sur l’attitude à son égard.  Que de souffrance il y a de nos jours sur la planète.  Probablement plus que jamais auparavant.  En tout cas, elle nous est plus connue et mise constamment sous nos yeux par les médias.  Que ce soient les guerres et les occupations militaires déjà mentionnées et toutes les misères qu’elles entraînent ; que ce soient les maladies comme le sida en train de décimer les populations de l’Afrique, et bientôt de la Chine ; ou que ce soient les famines. 

 

            Tout cet abîme de souffrance n’a pas de sens.  Elles sont l’incarnation du non-être et donc la négation du sens.  Nous sommes donc tous appelés à faire tout ce que nous pouvons, chacun avec les moyens limités dont nous disposons et chacun dans notre propre zone d’influence, à travailler à les supprimer dans la mesure du possible. 

 

            Mais dans tous les projets mis en oeuvre pour répondre à ces souffrances, il y a malheureusement souvent beaucoup d’ambiguïtés et de contradictions.  Tout d’abord il y a quelque chose d’obscène dans  la publicité faite autour de toutes ces souffrances.  Il y a quelque chose de cruel bien sûr à regarder mourir de faim les gens sur notre écran de télévision tout en prenant notre repas ou en buvant une bonne bière.  Mais il y a pire.  C’est lorsqu’on exploite la misère et la souffrance pour se donner le plaisir d’avoir des sentiments de pitié ; ou même pour susciter une générosité occasionnelle qui donnera bonne conscience.  Utiliser la souffrance des autres, en particulier leur souffrance physique, pour se donner le doux feeling d’être leurs bienfaiteurs me semble une sorte de viol.  Devant les dépliants ou les activités de certains organismes qui collectent ainsi des fonds, me revient sans cesse à la mémoire les mots de la chanson de Jacques Brel sur les dames partronesses, qui tricotaient des vêtements couleur caca d’oie pour reconnaître « leurs » pauvres à la messe du dimanche.  – Dans le même ordre d’idée un film comme celui de Mel Gibson sur la passion du Christ, s’attardant à décrire la souffrance physique provoquée par un débordement pathologique de cruauté est du voyeurisme de plus bas aloi, ou, comme le disait récemment Gabriel Ringlet, de la pornographie.

 

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            Peut-être vous attendiez-vous, de la part d’un moine, à des réflexions plus « pieuses » sur le sens de la souffrance volontairement choisie ou assumée.  Si je vous ai déçus sur ce point... je ne le regrette pas.

 

            Pour moi, aucune souffrance et aucune douleur n’a de sens en elle-même, et donc on doit faire tout ce qui est en notre pouvoir pour en libérer l’humanité dans la mesure du possible.  Par ailleurs, toute souffrance subie peut acquérir un sens chez celui qui l’assume et la vit consciemment.  Elle peut même acquérir une dimension sociale lorsqu’elle est vécue comme com-passion à la souffrance de l’autre.  Et pour ceux d’entre nous qui avons la foi chrétienne,  elle est com-passion aux souffrances du Fils de Dieu qui s’est fait homme et a assumé nos souffrances pour nous en libérer en nous permettant de les vivre comme tremplin vers une plus grande plénitude de vie et, finalement en nous permettant d’affronter sereinement la dernière naissance, qui est le grand passage sur l’autre rive.

 

 

Armand VEILLEUX

Chimay, le 21 avril 2004