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Quel
souffle anime les religieux aujourd’hui ?
(Conférence donnée au Centre Sèvres à Paris, le 22 février 2011, dans le cadre d’une session sur La vie spirituelle des religieux.)
La plupart
d’entre vous ont sans doute vu le film récent Des hommes et des dieux, racontant la vie des moines de Tibhirine
en Algérie durant les trois dernières années d’existence de leur communauté. Ce
qui me frappe le plus au sujet de ce film c’est la façon dont il a été reçu.
D’une part, l’ensemble des médias, même ceux qui sont d’ordinaire peu réceptifs
au fait chrétien ou tout simplement à la dimension religieuse de la vie, l’ont
accueilli positivement. D’autre part, les spectateurs sont presque unanimement
touchés par le message que transmet ce film. Quel est donc le message auquel
sont si réceptifs l’ensemble des femmes et des hommes d’aujourd’hui, même ceux
qui sont souvent assez imperméables aux grands discours de l’Église officielle ?
Ce message est, me
semble-t-il, un message d’unité. Une
unité qui s’exprime dans un profond respect de la différence, ouvrant à une
grande communion avec l’autre, avec toute personne, au-delà des différences
ethniques, politiques, idéologiques et religieuses. C’est aussi l’unité – une
unité durement acquise – au sein d’un petit groupe de frères, très différents
l’un de l’autre, dans la recherche constante d’une réponse commune à des
situations constamment changeantes. Et c’est d’abord, surtout et avant tout,
une unité atteinte par chaque frère, dans sa propre vie et son propre coeur.
C’est cette intégration personnelle, réussie et toujours à refaire, qui est la
source de toutes les formes de communion au sein de la communauté et avec la
société environnante.
Cette
intégration personnelle me semble être précisément le défi des religieuses et
religieux d’aujourd’hui, qu’ils soient actifs ou contemplatifs, jeunes ou âgés,
encore en activité ou à la retraite. Elle consiste dans une cohérence qui unit
tous les aspects de la vie autour de la recherche d’une seule fin, animée d’un
seul amour.
Lorsque
nous parlons des religieuses et religieux d’aujourd’hui, nous parlons d’un
monde complexe et bigarré. Nous parlons de communautés d’Europe, plutôt
vieillissantes pour la plupart et de communautés très jeunes comme en Afrique
et encore plus, en Asie, au Viêt-Nam et aussi en Chine. Dans nos pays européens
plusieurs ont atteint l’âge de la retraite, mais continuent des ministères
actifs au sein de la Société ou dans l’Église. Nous y trouvons aussi de jeunes religieux attachés à des tâches
difficiles, luttant à contre-courant dans une société bousculée par toutes
sortes de vents. Les uns enseignent dans les grandes universités ou dans les
petites écoles communales, d’autres vivent avec les pauvres dans les quartiers
défavorisés de nos grandes villes. Certains sont au service de leurs
communautés comme supérieurs locaux, provinciaux ou généraux, d’autres sont au
service des personnes âgées de leur communauté.
Il y a aussi les
communautés dites « nouvelles », qui trouve leur identité autour d’un
esprit commun ou parfois d’une idéologie ou d’un fondateur charismatique. Elles cherchent leur place dans l’Église et celle-ci
cherche comment les intégrer dans son système canonique aussi bien que dans ses
structures diocésaines ou supra-diocésaines.
Le défi de tous est
d’atteindre et de maintenir une cohérence de vie, une unité intérieure – cette
intégration personnelle, dont je viens de parler – aujourd’hui. Cet aujourd’hui est un monde en plein
éclatement, bousculé par des tourbillons de toutes sortes et secoué par des
vents de séparation, de division et de rejet. Notre monde d’aujourd’hui est en
effet soumis, comme celui de tous les temps, mais avec peut-être une intensité
particulière, à toutes sortes de mouvements. Il y a des souffles qui animent
des foules et des peuples, réclamant soudain leur droit à la dignité, comme
nous l’avons constaté récemment d’abord en Tunisie et en Egypte, puis en de nombreux
autres pays du Moyen Orient – bien qu’il ne soit pas facile de distinguer ce
qui est mouvement spontané et ce qui est manipulé de l’extérieur. En nos pays
d’Europe Il y a des souffles de communion, mais aussi des souffles de xénophobie
semant la haine de l’autre en tant que différent. Mais il y a des souffles poussant des milliers
de jeunes vers Madrid ou vers des expériences de prière à laquelle la société
dont ils sont issus ne les a pourtant aucunement préparés. Dans l’Église même il y a aussi des courants
ne soufflant pas toujours dans la même direction. Pour le religieux, comme
d’ailleurs pour tout autre citoyen, la question est donc toujours : par
quel souffle se laisse-t-il animer ou emporter ?
Dans les
choix de tous les jours comme dans les situations plus dramatiques comme celles
qu’ont eu à vivre beaucoup de religieux en Algérie et ailleurs, chacun a besoin
d’une grande unité intérieure car il n’est possible de répondre de façon juste
aux situations nouvelles, surtout si elles exigent des choix radicaux, que si
on est vraiment mû par l’Esprit de Dieu habitant son cœur et constituant en
nous comme un subconscient spirituel.
La vie spirituelle
Nous
sommes appelés à parler, au cours de la présente session, de la « vie
spirituelle » des religieux d’aujourd’hui: celle des religieux
concrets, dont je viens d’évoquer la grande diversité et dans l’aujourd’hui
concret auquel je viens de faire allusion.
Personnellement,
je dois dire que je suis plutôt allergique à l’expression « vie
spirituelle ». Je comprends toute la profondeur et la beauté de ce que
l’on met sous cette expression. Mais je crois aussi qu’il est trop facile de la
comprendre comme quelque chose de distinct du reste de sa vie, comme une
« vie spirituelle » parallèle à l’activité professionnelle, pastorale
ou communautaire. On peut s’impliquer
dans beaucoup de projets sociaux ou apostoliques, dans beaucoup d’activités
intellectuelles, politiques ou sportives, comme le ferait n’importe quel croyant
ou non croyant, tout en s’efforçant
fidèlement par ailleurs de réserver suffisamment de temps pour ce qu’on appelle
sa « vie spirituelle ».
Il y eut
peut-être un temps où les religieux et religieuses pouvaient tenir dans la
fidélité à leur mission et à leurs engagements, tout en maintenant une certaine
schizophrénie entre l’activité apostolique ou professionnelle d’une part et
leur « vie spirituelle » bien structurée d’autre part. Il me semble
que, de nos jours, la secousse des vents contraires est si forte, que cela
n’est plus possible, même en restant fidèle à un rythme de « temps
forts ». N’ont tenu et ne continuent de tenir que ceux qui ont atteint
dans leur cœur et dans leur vie un degré suffisant d’unité et d’intégration, ou
en tout cas, qui ne cessent de tendre vers une telle intégration. Cette
intégration consiste en une communion à Dieu qui s’exprime en de nombreuses
autres formes de communion, dans tous les secteurs de la vie et d’une façon
unifiée. L’ensemble de notre vie a une dimension et une orientation
spirituelle, ou nous n’avons pas de vie spirituelle. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
La vie selon l’Esprit
Qui dit
« vie spirituelle » dit vie selon l’Esprit. Saint Paul dit que
l’amour de Dieu a été répandu en nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été
donné. Or, cet Esprit qui engendre communion et qui doit animer notre vie, est
le même Esprit qui est à l’origine de toute vie, de quelque ordre qu’elle soit.
Alors que nous ne savons pas prier, cet Esprit prie en nous. C’est l’Esprit du
Christ qui s’est posé sur Jésus le jour de son baptême.
J’aimerais
m’arrêter un peu à cette scène du baptême de Jésus, parce que je considère qu’on
peut vraiment y voir l’origine de la vie religieuse chrétienne.
À l’âge
d’environ trente ans, Jésus quitte sa Galilée pour se rendre en Judée, et avec
la foule qui, à ce moment-là, descend de Jérusalem vers les rives du Jourdain,
avec la foule des pécheurs, il vient se faire baptiser par Jean. Au moment où il descend dans l’eau, la voûte
des cieux se déchire, l’Esprit descend sur lui sous la forme d’une colombe et
la voix du Père se fait entendre: “Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma
faveur” (Mc 1, 9-11). C’est un tournant
important dans la vie de Jésus. Immédiatement après cette descente de l’Esprit
sur lui, poussé par l’Esprit, il part pour le désert où il sera tenté par Satan
durant quarante jours. Après quoi, il
inaugurera son ministère de prédication.
Cette
descente de Jésus dans les eaux du Jourdain était le point d’arrivée d’une
autre descente, celle décrite dans l’hymne christologique du chapitre 2 de la
Lettre aux Philippiens :
“Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le
rang qui l’égalait à Dieu » (traduit littéralement : « il n’a
pas cru qu’il devait s’accrocher à son rang divin ») mais il s’anéantit
lui-même (il s’est vidé), prenant condition d’esclave, et devenant semblable
aux hommes.” (Phil. 2, 6-7).
Ce moment était
aussi un point d’arrivée pour l’humanité elle-même et le fruit de l’action de
l’Esprit de Dieu en son sein.
Les
premiers versets de la Genèse nous décrivent tout l’univers créé comme
jaillissant de l’Esprit et de la Parole de Dieu. “La terre était vague et vide, les ténèbres
couvraient l’abîme et l’esprit de Dieu planait sur les eux” (Gen. 1,2). Le chaos (tohu
bohu) primordial est fécondé par l’ombre de l’Esprit, et tout l’univers
créé naît de l’intervention de la Parole. “Dieu dit...” Sept fois. Dieu
dit, et apparaît la lumière. Dieu dit,
et les eaux sont séparées de la terre. Dieu dit et brillent le soleil et la lune...
Mais surtout, au dernier jour, Dieu dit: “Faisons l’homme à notre image, comme
notre ressemblance” (Gen. 1, 3-28).
Dieu
modela l’homme avec la glaise du sol et insuffla dans ses narines son propre
souffle de vie -- son propre esprit -- et l’homme devint un être vivant (Gen.
2,7). L’être humain fut donc créé à
l’image de Dieu, avec en lui le souffle même de Dieu, avec, comme dira
saint Pierre, une participation à la nature même de Dieu (2 Pierre 1,4). Il y a donc en l’être humain un souffle divin,
une semence de vie divine appelée à croître sans cesse. Et puisque cette semence est divine, nous
pouvons dire que nous sommes nés avec une capacité infinie de croissance.
C’est le
même Esprit qui vient sur les prophètes tout au long de l’Ancien Testament,
bousculant leur vie et les portant parfois d’un lieu à l’autre. Mais un jour, au cours de la longue marche de
l’humanité, apparut un être humain en
qui il n’y avait aucun refus de la vie – donc aucun péché, puisque le péché est
le revus de la vie -- en qui il y avait, au contraire, une ouverture totale. Une
femme si totalement accueillante à la vie que l’Esprit de Dieu -- le même
Esprit qu’on retrouve présent partout où il y a plénitude de vie -- vint sur
elle, comme il était venu sur le chaos primitif, comme il viendra trente ans
plus tard sur Jésus, comme il viendra sur les disciples le jour de la
Pentecôte, comme il est venu sur chacun de nous le jour de notre baptême et de
notre confirmation et le jour de notre profession religieuse. L’Esprit vint sur elle, et elle devint
enceinte de Dieu (Luc 1,35). Elle donna naissance au Premier Né, comme dit Luc
(Luc 2,52) non pas « son » premier-né, mais le Premier-né par
excellence, le Premier-né du Père éternel. Jésus est l’être humain en qui la semence de vie divine déposée en
l’humanité le matin de la création a atteint son plein épanouissement. Il est si totalement homme – tel que Dieu a
voulu l’homme – qu’il en est Dieu.
Les disciples de Jésus
Tout de
suite après le baptême de Jésus et la descente sur lui de l’Esprit, une
communauté de disciple se forme autour de lui. Les foules s’attachent à Jésus
pour des motifs mélangés, puis le quittent. Certains, qui ont reçu son message et cru en lui, veulent aussi se
mettre à sa suite, mais Jésus n’accepte pas. Certains sont même des amis très intimes, comme Marthe, Marie et Lazare,
mais ne font pas partie de ce petit groupe de disciples, parmi lesquels se
trouvent ceux qui seront choisis un jour comme les Apôtres, et qui suivent
Jésus partout où il va, adoptant son style de vie austère et son ministère auprès
des pécheurs et des malades.
À ces
disciples qui le suivent Jésus présente des exigences très grandes, même
radicales, exprimées plus d’une fois en des formules très incisives qui nous
semblent même brutales:
“ Laisse les morts enterrer leurs morts et viens,
suis-moi...” (Luc 9,60).
“Qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est
pas digne de moi...” (Luc 9,62).
“Celui qui aime son père, sa mère, ... plus que moi n’est
pas digne de moi...” (Mt 10,37).
“Qui ne prend pas sa croix et ne vient pas à ma suite
n’est pas digne de moi” (Mt 10,38).
La vie
religieuse est née lorsque, dès la première génération chrétienne, des hommes
et des femmes se sentirent appelés à adopter comme mode permanent de vie, ces
exigences radicales de la suite du Christ. Dès ce moment, ce que nous appelons
aujourd’hui la « vie religieuse » était née, même si elle passera à
travers diverses étapes de croissance et qu’on donnera à ces disciples du
Christ divers noms avant d’arriver au nom générique actuel de
« religieux » ou « consacrés ».
Le premier
nom que l’on donna à ces premiers ascètes chrétiens, dans l’Église syriaque est
un nom tiré de la même racine sémitique que celle qui désigne le messie et qui
signifie : celui qui n’a qu’un but dans la vie, qu’une orientation, qu’un
amour (ihidaya). C’est là le sens
profond de toute vie religieuse, celle du religieux actif comme celle du moine,
celle du religieux vivant en communauté comme de la personne consacrée vivant
dans le monde : une personne qui n’a qu’un amour autour duquel elle
organise de façon harmonieuse tous les éléments de sa vie et toutes ses
activités, que ce soient les activités paisibles d’une vie cloîtrée ou les
activités les plus exigeantes d’une vie très active. Une vie intégrée ou tendant toujours vers l’intégration.
Une vie de prière
Une autre façon de dire la même
chose consiste à dire que la vie du religieux doit être une vie de prière.
Il n’y a dans le Nouveau Testament qu’un seul précepte
concret concernant la prière, c’est qu’il faut prier sans cesse. Non pas tant de fois par jour ou par semaine mais sans cesse. Ce fut l’une des grandes préoccupations du
monachisme primitif de trouver comment réaliser ce précepte. La conviction
s’est faite que la seule façon de le faire était non pas de réciter sans cesse
des prières mais de vivre aussi constamment que possible en présence de Dieu
qui est plus présent à nous-mêmes que nous pouvons l’être.
Il fut une époque où l’essentiel de la vie de prière du
religieux consistait dans un certain nombre de prière à réciter soit en commun
soit en privé, à quelques dévotions souvent propres à l’Institut et à des
moments fixes de prière mentale, le tout complété par une retraite annuelle et
peut-être quelques récollections au cours de l’année. Les religieux, dans leur
ensemble s’acquittaient fidèlement de ces observances et y trouvaient sans
doute, pour la plupart des moments de relation avec Dieu. Ils y puisaient aussi
l’énergie spirituelle pour exercer leurs diverses oeuvres d’apostolat, par
exemple dans les écoles ou les hôpitaux ou dans les paroisses s’ils étaient
prêtres. Dans le monde plus éclaté qui
est le nôtre, où le rythme de vie est tout autre et les tensions plus fortes,
cette simple alternance entre moments consacrés à la prière et moments
consacrés au travail, même quand le travail est « offert » à Dieu, ne suffit
pas à nourrir une fidélité dans la vie religieuse.
Il y a eu, heureusement la réforme liturgique de Vatican
II, qui a amené les religieux à considérer la liturgie non plus comme
l’observation individuelle d’un certain nombre d’observances, un pensum
servitutis, mais comme une célébration communautaire du mystère du Christ.
Cette évolution a eu un effet sur la qualité de la vie communautaire elle-même.
Cela vaut tout particulièrement de la célébration de l’Eucharistie. Malheureusement les religieux se retrouvent
souvent aujourd’hui tiraillés, soit au sein de leur communauté, soit dans leur
activité pastorale entre des courants opposés au sein de l’Église qui soufflent
soit dans la direction de ce qui leur semble une fidélité au renouveau
liturgique conciliaire, soit une autre direction qui leur semble un retour en
arrière. Ce tiraillement touche probablement ceux qui sont impliqués dans le
service liturgique paroissial, car je crois que peu de religieux sont, en ce
qui les concerne, préoccupés par le choix entre une liturgie ordinaire et une
liturgie extraordinaire.
Puis il y a eu, pas longtemps après le Concile, la vague du mouvement charismatique où soufflait évidemment
l’Esprit de Dieu, mais aussi beaucoup d’autres influences et où jouaient les
phénomènes ordinaires de groupes et les manifestations de la dimension
religieuse naturelle de tout être humain. Dans la foulée de ce mouvement est
apparu l’attrait pour les méthodes de prières, inspirées soit de méthodes
orientales soit de la psychologie des profondeurs. Graduellement on est revenu,
dans l’ensemble, à la conviction que la seule personne qui puisse enseigner la
prière est l’Esprit Saint et que toutes les méthodes proposées doivent être
jugées à leurs fruits, c’est-à-dire à leur capacité de nous préparer à recevoir
le don de la prière. La prière est en effet toujours une grâce qu’on reçoit et
non quelque chose qu’on produit par ses propres actes et ses propres forces.
Un bon nombre de religieux et de religieuses ont
graduellement découvert ce qui avait été l’intuition fondamentale du monachisme
primitif, à savoir, qu’il n’y a, dans la nouvelle Alliance, en vérité, qu’un
seul précepte concernant la prière ; c’est que l’on doit prier sans cesse.
Autrement dit que notre grande préoccupation ne doit pas être d’apprendre ou
d’enseigner aux autres comment prier, mais d’apprendre à faire de sa vie une
prière continuelle.
Il faut toujours revenir – et je crois que beaucoup y sont
revenus – à ce beau texte de Paul aux Romains, dans son chapitre 8, qui
constitue sans doute la plus belle description que l’on trouve de la prière
dans les Écritures. Paul dit que nous ne
savons pas prier mais que l’Esprit Saint prie en nous dans des gémissements ineffables.
Cette prière de l’Esprit en nous, qui nous fait dire avec le Fils Unique, Abba,
Pater, est la seule prière qui existe. Alors, tout le reste de ce qu’on appelle « prière » n’est qu’un ensemble
de moyens qui nous sont donnés ou que nous nous donnons pour entrer et rester
en contact avec cette prière de l’Esprit en nous, pour la faire nôtre et
l’exprimer. Tout le reste a une valeur relative, parce que sa valeur dépend de
sa relation avec cet absolu. Là aussi les religieux sont aujourd’hui parfois
tiraillés entre des vents poussant dans des directions opposées au sein de
l’Église, entre cette préoccupation de rechercher une présence aussi
continuelle que possible à la Présence et une tendance à redonner un caractère
presque absolu à des pratiques anciennes de prière.
Un grand fruit que les religieux, comme d’ailleurs
l’ensemble des Chrétiens, ont reçu du Concile a été la redécouverte de la place
de la Parole de Dieu dans leur vie. Cette redécouverte, dans la vie de
beaucoup, a été contemporaine d’une redécouverte du sens de la vie
communautaire, qui signifie beaucoup plus que vivre sous un même toit et suivre
ensemble les mêmes observances. Beaucoup ont trouvé dans une lecture fréquente
de la Parole de Dieu, soit en privé, soit en communauté, une façon de se mettre
à l’écoute de l’Esprit présent en leur coeur et une lumière guidant tous les
aspects de leur vie quotidienne. L’expression lectio divina est devenue
à la mode. Cela n’a pas toujours un effet positif, car un bon nombre de
personnes qui se sont instaurées maîtres de lectio divina, en ont fait
une sorte de technique, alors qu’elle n’est vraie que lorsqu’elle va au-delà de
toute technique et est un état d’âme qui fait qu’on se laisse constamment
interpeller par la Parole de Dieu – la Parole qu’il nous adresse à travers les
Écritures mais aussi de mille et une autre façons tout au long de nos jours et
de notre existence.
Vie de communion
La notion biblique qui permet de relier cette dimension
de la prière continuelle et de l’écoute constante de la Parole de Dieu à
l’ensemble de la vie du religieux et de la religieuse, et donc d’établir et de
maintenir dans son existence cette unité, cette intégration, ou cette cohérence
interne dont j’ai parlé au début, c’est la notion de communion.
Ce que recherche le
religieux, c’est d’abord la communion avec Dieu dans une prière aussi
continuelle que possible. Cette
communion s’incarne dans la communion avec des frères ou des soeurs au sein
d’une communauté religieuse. Si cette
communauté est vraiment chrétienne, elle n’est pas fermée sur elle-même. Elle
s’ouvre à l’autre et devient nécessairement communion avec l’Église – locale et
universelle – avec la Société civile, surtout avec les plus nécessiteux, et
finalement avec le cosmos.
La vie
intime du Père, du Fils et de l’Esprit est une danse d’amour, une vie
d’éternelle et infinie communion. C’est
cette communion que Dieu a voulu communiquer à l’humanité en créant l’homme et
la femme à son image et en leur transmettant son Souffle de vie. C’est pour tracer le chemin de retour vers la
pleine configuration à l’Image de Dieu, perdue, que le Père a envoyé son Fils
jusqu’à nous. Non seulement Jésus est, pour tous, le chemin de retour vers le
Père; mais, au cours de sa vie terrestre, dans la forme d’existence qu’il a
vécue avec ses disciples immédiats -- vie de chasteté, de pauvreté,
d’obéissance au père, de prédication de la parole et d’attention aux petits,
dans la communion fraternelle -- il a donné l’exemple d’une forme particulière
de vivre ce retour au père, que nous avons adoptée lorsque nous avons fait
notre profession religieuse.
“Quand tu
pries, dit Jésus, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie
ton Père qui est là, dans le secret” (Mt 6,6). C’est là la première recommandation que fait Jésus au sujet de la
prière, dans l’Évangile, avant le précepte plus général de la prière
continuelle. Il s’agit donc d’une
rencontre contemplative, de coeur à coeur. Il ne s’agit pas d’une vague rencontre avec une divinité abstraite, mais
d’une rencontre avec notre Père. Cela est important à notre époque où un
certain nombre de brillants philosophes proposent une spiritualité sans Dieu. Notre
spiritualité n’est pas une spiritualité sans Dieu.
“Dans le
secret”, dit Jésus. Cette rencontre a
besoin de moments d’intimité et de secret, comme toute relation personnelle
profonde. On ne cache pas ses grandes
amitiés; au contraire on est heureux que tout le monde les connaisse. Mais
c’est quand même dans le secret que des amis se disent et se redisent sans
cesse les choses qui les unissent au plus profond. Cela vaut aussi de notre amitié avec Dieu;
c’est là une des lois de l’Incarnation.
Si c’est
dans le Christ et par le Christ Jésus que nous rencontrons Dieu comme Père,
cette rencontre ne se fait pas sans que vienne se poser sur nous l’Esprit du
Père et du Fils, qui est le souffle d’amour qui les unit. Chaque fois que l’Esprit se pose sur quelque
chose ou sur quelqu’un, dans l’Écriture, il engendre la vie. Saint Paul, dans
le texte aux Romains que j’ai cité il y a un instant, parle d’un gémissement de
l’Esprit en nous. Quel est ce gémissement qui s’apparente aux douleurs de
l’enfantement, si ce n’est l’expression de ce désir qui a été mis en notre chair
et en notre coeur au moment de la création? C’est cette aspiration à ce que
l’image de Dieu en nous soit rétablie dans toute sa beauté. C’est l’aspiration
à ce surplus d’être que nous ne pouvons que recevoir comme un don tout à fait
gratuit. Ce gémissement de l’Esprit en
nous, c’est le souffle même de Dieu, qu’il a insufflé dans les narines du
premier homme au matin de la Genèse.
L’intensité
de cette prière sera égale à l’intensité de notre amour. Et c’est peut-être dans ce contexte que nous
pouvons le mieux comprendre le sens de notre célibat consacré. Le nom donné aux premiers ascètes chrétiens,
que j’ai mentionné au début et qui désignait la personne qui n’a qu’un amour
dans la vie, comme je l’ai dit il y a un moment, signifie aussi la simplicité
radicale, c’est-à-dire l’absence de toute duplicité, bien sûr, mais aussi
l’absence de toute division du coeur entre Dieu et autre chose ou Dieu et une
autre personne.
Par le
célibat et la virginité consacrée, le religieux exprime à quel point il a été fasciné
par l’amour que Dieu a pour nous, comme pour toute l’humanité, et il veut se
laisser totalement imprégner de cet amour. Il veut l’aimer lui-même avec tout l’amour dont Dieu nous a aimés. Alors que la grande majorité des femmes et
des hommes sont appelés à incarner leur amour de Dieu dans l’amour exclusif
d’un conjoint, le religieux est appelé à centrer d’une façon indivisée sa
capacité d’aimer sur Lui, afin que cet amour puisse se déverser ensuite sur les
autres, non pas comme un amour qui soit sien et qui exige un retour, mais comme
son amour tout gratuit.
Ce
difficile renoncement à nous-mêmes – à l’image du Verbe de Dieu “qui était dans
la forme de Dieu et qui s’est anéanti” (Phil. 2,6) -- ce difficile renoncement
qu’est la virginité consacrée ne peut se vivre sainement que s’il est un fol
amour de Dieu qui se dit sans cesse dans le secret de la prière silencieuse,
“dans le secret”, où il est d’abord sans cesse entendu et reçu.
C’est
aussi dans ces “rencontres secrètes” et dans ces échanges avec le Père que nous
recevons l’onction qui peut faire que notre virginité ne soit pas dessèchement
affectif mais, au contraire, nous confère graduellement une liberté du coeur
qui nous permette d’aimer tous ceux et celles qui sont mis sur notre chemin, et
surtout ceux qui en ont le plus besoin, les blessés de la vie et les blessés de
l’amour. Dans le contexte de la question sans cesse ré-ouverte de la
possibilité d’un célibat facultatif pour les prêtres séculiers, le célibat choisi par les religieux acquiert une
valeur spéciale de symbole, s’il est vécu fidèlement et sereinement dans la
joie.
Communion en Église
Cette
communion avec Dieu, si elle vrai, doit s’incarner. Elle s’incarne d’abord dans la vie
fraternelle avec une communauté de frères ou de sœurs, mais aussi elle doit
s’étendre à cette grande communauté qu’est l’Église et à tous nos frères et
sœurs en humanité.
Il est important de
faire attention au contexte dans lequel Paul cite l’hymne christologique du
chapitre 2 de sa Lettre aux Philippiens. Il est en train d’exhorter les Philippiens à la communion fraternelle;
et il le fait avec une intensité émotive qui laisse percevoir que cette
communion n’était pas plus facile pour les Philippiens qu’elle ne l’est
généralement pour nous: “Je vous en conjure par tout ce qu’il peut y avoir
d’appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l’Amour, de communion dans
l’Esprit, de tendresse compatissante...” (Phil. 2,1). Et à quoi les
exhorte-t-il? À des choses très simples,
mais dont tout religieux fait l’expérience de la difficulté dans sa vie
communautaire: “ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment;
n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun
par l’humilité estime les autres supérieurs à soi; ne recherchez pas chacun vos
propres intérêts mais plutôt que chacun songe aux autres” (Phil. 2, 2-3). Et c’est à ce point que Paul donne comme
exemple de tout cela, le Christ, et plus précisément le Christ obéissant.
C’est
aussi dans l’exercice de l’obéissance que nous faisons le plus souvent
l’expérience des limites inhérentes à l’Église en tant que réalité humaine (ce
qu’elle est aussi, en vertu de la loi de l’incarnation). C’est là également que nous faisons
l’expérience de nos propres limites, de la difficulté de mourir à notre volonté
propre: “Celui qui veut sauver sa vie la perd... celui qui la perd à cause de
moi la sauvera” (Mt 16, 25).
L’obéissance
à l’Église c’est, en définitive, l’obéissance aux exigences de la Mission que tous
ont le devoir de réaliser, mais que Dieu n’a confiée à personne en particulier,
mais à son Église dans son ensemble, c’est-à-dire à son Peuple. Et ce peuple est constitué comme société
structurée avec une hiérarchie de services et de ministères.
Et cela
n’est pas toujours facile pour plusieurs religieux d’aujourd’hui qui se sentent
parfois jugés d’une façon qu’ils considèrent injuste par certaines autorités romaines.
Personnellement je trouve un peu trop amères les
déclarations de l’ancien préfet de la Congrégations pour les Instituts de Vie
Consacrée, le cardinal Rodé, qui portait encore ces derniers jours à la Radio
Vaticane un jugement très négatif sur la majorité des communautés religieuses d’Europe
sauf sur les communautés dites « nouvelles » qui recueillent tous ses
espoirs. Il me semble qu’il considère trop unilatéralement comme « sécularisation »
les efforts honnêtes faits par beaucoup de porter le message de l’Évangile au coeur
du monde, dans un langage compréhensible à celui-ci, et non à travers des
symboles qui ne parlent plus qu’à ceux qui les utilisent.
L’Église
n’existe pas pour elle-même. Même s’il y
a dans l’Église des personnes qui ont la responsabilité d’exercer une mission à
l’égard des autres membres de l’Église, la mission de celle-ci n’est pas à
l’égard d’elle-même mais à l’égard du monde. “Allez, enseignez toutes les nations...” (Mt 28, 19).
Depuis que
Jésus est ressuscité; depuis que, même dans son humanité, il transcende toutes
les limites de notre existence humaine ici-bas, il est présent en tout temps et
en tous lieux; il s’identifie en quelque sorte à tout être humain. Nous pouvons le rencontrer personnellement en
toute femme et tout homme rencontré sur notre chemin, ou vers lequel nous
sommes appelés à aller... même en dehors de notre chemin! Jésus, cependant, nous a révélé d’une façon
très claire, qu’il s’identifie d’une façon privilégiée avec ceux que l’Évangile
appelle les “petits”.
L’Évangile
nous parle en effet de deux expériences complémentaires de la rencontre de
Dieu. Il y a tout d’abord la rencontre
du Père dans le secret de la prière contemplative, dont nous avons parlé au
début. Mais il y a aussi la rencontre du
Christ identifié au malade, au prisonnier, au réfugié, dont Jésus nous parle au
Chapitre 25 de Matthieu. “J’ai eu faim
et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire;
j’étais en prison et vous m’avez visité, etc. Ou bien vous n’avez rien fait de tout cela... Ce que vous avez fait --
ou n’avez pas fait -- à un des petits de ce monde, c’est à moi que vous l’avez
fait -- ou c’est à moi que vous avez refusé de le faire (Mt 25, 35-45). Ces deux rencontres de Dieu sont complémentaires
et inséparables. Les religieux peuvent être
appelés par vocation à privilégier l’une des deux dans leur vie, mais personne
ne peut négliger l’autre dimension. La
prière contemplative sans l’attention aux “petits” serait illusoire; et le service des “petits” sans attention à
Dieu dans le silence du coeur serait vain activisme.
Cette
communion à Dieu réalisée dans et à travers la communion avec les plus petits
ne se trouve pas mentionnée seulement à la fin de l’Évangile -- dans ce
chapitre 25 de Matthieu. Elle se trouve
mentionnée dès le début de l’Évangile, avant même la mention de la prière dans
le silence du coeur. Elle se trouve dans
les Béatitudes avec lesquelles s’ouvre le Sermon sur la Montagne. Quand Jésus dit “Bienheureux les pauvres,
bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux les persécutés, etc.“ (Mt 5, 3-11), il n’offrent pas simplement une consolation
spirituelle (un analgésique) permettant de supporter les misères de ce monde en
attendant de jouir des biens du monde futur. Il proclame au contraire les pauvres, les malades, les persécutés
bienheureux parce qu’il est venu les libérer de ces maux. Il le dit très clairement dans sa réponse aux
disciples de Jean, qui lui faisait demander: “Es-tu vraiment celui qui doit
venir?” Sa réponse est: “Aller dire à
Jean ce que vous avez vu: les aveugles voient, les boiteux marchent, les
pauvres reçoivent la bonne nouvelle” (Mt 11, 2-6). C’est là le signe que le royaume de Dieu est
arrivé. Ce que Jésus a commencé, ses
disciples ont la mission de le continuer. Les Béatitudes sont donc non pas une consolation pour les tristesses des
maux présents, mais une mission donnée à ses disciples de soulager l’humanité
de ces maux.
Ici encore
Jésus nous montre le chemin. Il est venu
pour nous libérer de nos maux et de nos misères. Mais quel fut son premier mouvement? Ce fut de prendre sur lui toutes nos misères,
de communier à tous nos maux, d’assumer toutes nos pauvretés. Nous pouvons trouver là le sens de notre
troisième voeu, celui de pauvreté. Par
ce voeu nous voulons communier avec le Christ qui s’est fait volontairement
pauvre, qui a renoncé à tous ses privilèges, qui s’est dépouillé, vidé. Nous voulons aussi
communier avec tous les pauvres de ce monde, ceux qui n’ont jamais eu le luxe
de choisir d’être pauvre ou non. Nous
avons eu ce luxe. Aussi longtemps que le
royaume de Dieu ne sera pas encore totalement réalisé sur terre, aussi longtemps
que les Chrétiens n’auront pas pleinement rempli leur mission, il y aura des
pauvres. Et en choisissant un style de
vie simple, par son voeu de pauvreté, le religieux veut exprimer sa solidarité
et sa communion avec eux tous.
Témoins de la communion devant les
divisions
Le
dépouillement radical du Christ et son obéissance l’ont justement conduit à la
mort et à la mort sur une croix. Il a
vécu dans sa chair la division qui se trouve au coeur de chaque homme et entre
les hommes. Cette division existe
malheureusement à divers niveaux au sein même de l’Église, de la communauté de
ceux qui se disent et se veulent disciples de Jésus-Christ.
Et ne
pensons pas simplement à la division séculaire entre les Églises d’Orient et
celles d’Occident, fruit de siècles d’incompréhension; ou encore de la division
entre les diverses confessions chrétiennes occidentales, elles aussi fruits de
compréhensions différentes du besoin de réforme au sein de l’Église. Pensons aussi à toutes les tensions, même au
sein de l’Église catholique, entre diverses façons d’apprécier les apports de
la modernité ou de Vatican II ; entre ceux qui veulent une Église présente
au monde d’aujourd’hui et ceux qui semblent désirer restaurer une situation de
chrétienté.
En tant
que religieux, consacrés d’une façon toute particulière à la communion, les religieux
doivent être non seulement des acteurs efficaces au sein du mouvement œcuménique,
mais aussi des agents de communion au sein même de notre Église catholique.
Mais, encore
une fois, l’Église n’existe pas pour elle-même. Elle est envoyée en mission dans le monde. Dans ce monde elle rencontre des fidèles
d’autres traditions religieuses. Avec le
développement vertigineux des moyens de communication au cours des dernières
décennies, avec les mouvements de populations -- souvent causés par les guerres
-- avec la rencontre massive des cultures qui s’ensuit, nous assistons de nos
jours à une rencontre toujours plus fréquente des religions dans toutes les
parties du monde. Les religieux sont
appelés d’une façon particulière à une communion qui s’exprime dans un effort
de dialogue avec tous ceux qui portent eux aussi en eux l’image de Dieu et qui,
sous l’action de l’Esprit agissant au sein de leurs religions depuis des
millénaires, s’efforcent eux aussi par divers moyens de restaurer cette image.
Certains des
religieux sont appelés à un travail spécifiquement missionnaire. Tous sont appelés à la communion qui consiste
à contempler dans nos frères des autres religions les semina verbi dont
parle Vatican II, à contempler en eux l’action mystérieuse de l’Esprit et à la
respecter. Tous ne sont pas appelés à une action spécifique au sein du dialogue
inter-religieux, qui comporte ses grandes difficultés; mais tous sont appelés à
incarner leur amour de Dieu dans un dialogue sans frontières, le dialogue
étant, selon l’expression de Paul VI (citée dans Vita Consacrata), le nouveau
nom de la charité.
Communion avec le cosmos
Revenons encore
une fois au chapitre 8 aux Romains, que nous avons déjà entendu, et où Paul
nous dit que nous ne savons pas prier mais que l’Esprit de Dieu prie en nous
avec des gémissements qui ne peuvent être traduits en parole. Il nous parle
aussi de la présence des mêmes gémissements au sein de la création. La création
toute entière, dit-il, gémit dans les douleurs de l’enfantement attendant la
pleine réalisation de la manifestation de la filiation divine (Rom. 8,22).
En nos
jours où la nature créée est menacée par les interventions des hommes, mais où,
par ailleurs, le souci écologique peut facilement devenir occasion de conflits
et de luttes idéologiques, nous les religieux et religieuses, de par notre
vocation à la communion, devons savoir vivre cette préoccupation écologique
comme une communion avec la nature créée par Dieu, et donc comme une autre
expression de notre communion avec Dieu lui-même. Comme Jésus qui savait rétablir la paix et
calmer la tempête d’un mot en marchant sur les eaux, nous devons savoir vivre
notre communion avec la nature créée d’une façon qui permette au Verbe que nous
portons d’y pénétrer et de la rendre à la vie.
La
communion avec l’Esprit qui gémit au sein de toute la nature créée est une
dimension essentielle d’une vie spirituelle incarnée.
Communion à travers, et au-delà de
la Croix
Le document post-synodal sur la
vie consacrée (Vita consacrata) prend comme point de départ l’icône de
la Transfiguration qui ouvre à une autre dimension de la vie religieuse, la
dimension de témoignage – martyrion – y compris en certains cas à
travers la mort. De quoi parlaient Jésus
avec Élie et Moïse, dans le récit évangélique de la Transfiguration ? -- De sa mort prochaine à Jérusalem (Luc
9,31). Jusqu’où Jésus a-t-il été
obéissant? -- Jusqu’à la mort, et à la
mort sur une croix. Jusqu’où nous a-t-il
aimés? -- Il m’a aimé jusqu’à mourir
pour moi, s’exclamait Paul.
Nous ne
pouvons donc prétendre vivre une communion profonde avec le Christ sans
accepter la communion à sa Croix. Jésus
a promis à ceux qui abandonnaient tout pour le suivre le centuple... avec des
persécutions (Mc 10, 30). Le disciple
n’est pas plus grand que le maître a-t-il dit encore: Ce qu’ils ont fait au
maître ils le feront au disciple également (Jean 15,20).
Depuis les
débuts de l’ère chrétienne des chrétiens ont accepté de mourir pour témoigner
du Christ. Parmi les nombreux martyrs du
vingtième siècle, dont Jean-Paul II a voulu que l’on établisse un martyrologe,
à côté de bien des laïcs et de bien des prêtres et des évêques, se trouvent un
grand nombre de religieux. Ils ont
accepté de vivre leur spiritualité de communion jusqu’au bout, jusqu’aux
exigences les plus profondes de la communion avec Dieu, avec le Christ
persécuté, avec les petits de ce monde, avec toutes les victimes sans nom et
sans visage de nos guerres et de nos exploitations de l’homme par l’homme.
Ces religieux
martyrs sont pour nous des modèles. Il
est probable que peu d’entre nous serons appelés à ce témoignage ultime de la
communion. Mais tous nous sommes appelés
à accepter la croix dans nos vies. Qu’elle nous vienne sous forme de persécution de la part du “monde” ou
peut-être même de la part des nôtres, qu’elle se présente sous la forme de
souffrances cachées, d’incompréhensions, ou de maladie. Elle est toujours ce même feu purifiant qui,
faisant graduellement taire les besoins que, par nos voeux, nous renonçons de
satisfaire, elle permet au “désir” de grandir en nous. Ce désir, qui est l’aspiration à la plénitude
de vie, au plein rétablissement de l’image de Dieu. Ce désir qui est le gémissement de l’Esprit
qui, à la fin est la seule prière qui reste lorsque tous nos mots se taisent et
que nous sommes ramenés au silence primordial où s’engendre la vie.
Armand VEILLEUX
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