Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

Semer dans le désert

 

Moncef Marzouki, l’une des grandes figures de l’opposition tunisienne et ardent défenseur des droits de l’homme était interrogé par une journaliste en mai dernier -- donc plusieurs mois avant la crise actuelle en Tunisie. À la journaliste, Naima Bouteldja, qui lui demandait ce qui lui donnait le courage de continuer la lutte il expliqua qu’il avait été très marqué durant sa jeunesse par l’image de son grand-père semant dans le désert. Après avoir semé dans le désert, disait-il, tout ce qu’on peut faire, c’est attendre. Lorsque la pluie viendra, au bout de six mois, ou d’un an ou deux, tout fleurira avec rapidité et abondance. Même dans le désert, concluait-il, il faut toujours semer.

 

Dans l’Église d’Amérique latine

Parmi ceux qui ont semé dans le désert, au sein de l’Église, il y a quelques grands évêques d’Amérique Latine, un Elder Camara, un Oscar Romero, un Samuel Ruíz García et un Pedro Casaldáliga, et bien d’autres.

Dans la longue vie de Samuel Ruíz García, décédé le 24 janvier 2011, se résume toute l’histoire tragique de l’Église latino-américaine et en grande partie celle de l’Église de Vatican II. Évêque de San Cristóbal de las Casas, au Chiapas, Mexique, durant quarante ans (1959-1999), il participa à toutes les sessions de Vatican II, et fut l’un des artisans des grandes réunions du CELAM à Medellin en 1968 et à Puebla en 1979, où toute l’Église d’Amérique Latine s’inscrivit dans une option préférentielle pour les pauvres. 

Dans les années qui suivirent Vatican II, l’Amérique Latine fut l’endroit du monde où l’esprit conciliaire s’est le plus épanoui, avec une jeunesse et une exubérance qu’il faisait beau voir. Or, comme à l’époque du maccartisme aux États-Unis, les politiciens et latifundistes locaux virent du marxisme dans tout ce mouvement qui se faisait souvent (enfin !) revendicateur des droits des pauvres.  De quoi impressionner un pape qui avait tant souffert sous un régime communiste. Graduellement, dès la nomination d’Alfonso López Trujillo comme secrétaire général du CELAM (1972) et surtout après Puebla (1979), Rome entreprit de mettre l’Amérique Latine au pas. Les évêques qui avaient fait Medellin et Puebla furent graduellement remplacés par des prélats d’une tout autre orientation, souvent de l’Opus Dei. Mais Ruíz et bien d’autres, unis à leur peuple jusqu’au bout, ont continué de semer, même dans une Église qui redevenait un désert.

 

Une Église autochtone

Les pages les plus noires de la colonisation de l’Amérique Latine furent celles qui virent l’extermination d’une grand partie des peuples indigènes et le maintien des survivants dans une situation de quasi esclavage.  La population indigène formant la très grande majorité des diocésains de Samuel Ruíz, il se mit  inlassablement à leur service, parlant quatre des langues Mayas, les visitant souvent à dos d’âne, les défendant auprès des autorités mexicaines et dans les grands forums internationaux. Il avait développé au Chiapas une Église vibrante animée par environ 400 diacres permanents indigènes. Ces ordinations furent stoppées par Rome peu après sa démission et les diacres invités par Rome à se faire relever de leurs engagements.

Comme Romero à El Salvador ou Claverie en Algérie, Ruiz est de ceux que leurs fidèles ont déjà béatifiés dans leur coeur et conscience, même si aucun groupe de pression n’était à leurs funérailles pour déployer la banderole santo subito.

Le sort de Vatican II est celui de tous les grands Conciles. Il a semé dans le désert.  Une première pluie est venue qui a fait apparaître quelques fruits admirables, puis le désert a repris le dessus.  Mais nous savons qu’un jour une pluie généreuse viendra et la moisson sera abondante.  Entre-temps il faut continuer de semer, même dans le désert.

 

Armand VEILLEUX

 

dans : L’Appel, nº 336, avril 2011, p. 24.