Vie religieuse en général



(Dernière mise à jour le 22 juillet 2008)

 

 

 
 

L'ENJEU DE LA VIE RELIGIEUSE À L'ÂGE

DE LA SECONDE ÉVANGÉLISATION [1]

 

La vie religieuse étant un style de vie chrétienne et un service au sein de la communauté ecclésiale, tout effort pour approfondir la signification de cette vie, pour la repenser ou la rénover, ne peut se faire qu'à l'intérieur d'une vision générale de l'Église, et en fonction des besoins et des enjeux de l'Église d'ici et d'aujourd'hui.

Au cours des dernières décennies, nos communautés ont parfois été comme projetées dans une évolution et des transformations importantes par l'impact des mutations socioculturelles de notre milieu. Ce nouveau contexte socioculturel a eu une influence immédiate sur nos styles de vie, donc sur nos conceptions de la vie communautaire et nos modes d'insertion dans la société.

Cependant, ces mutations sociales que nous avons vécues ici ne sont pas des phénomènes isolés. Elles s'inscrivent dans une vaste mutation qui est mondiale, et qui, fondamentalement, n'est ni d'abord économique, ni d'abord politique ou culturelle - en ce sens qu'elle affecte toutes les cultures - mais qui est fondamentalement anthropologique. Un nouveau type d'homme, un nouveau type d'humanité est en train de naître.

Et, comme à toutes les époques de transformation profonde du monde, l'Église est amenée à repenser et à redéfinir ses modes d'insertion dans une société nouvelle au sein de laquelle elle a pour mission de témoigner de l'Évangile. Tout comme nous vivons à la fois dans un monde qui meurt et dans un monde qui naît, de même nous devons rencontrer le défi de vivre à la fois dans une Église qui meurt et dans une Église qui naît. Je voudrais que nous nous laissions interpeller, en tant que religieux, par cette Église nouvelle qui est en train de naître chez nous.

Être chrétien c'est, globalement, être témoin de Jésus-Christ et ministre de sa Bonne Nouvelle, de son Évangile, donc être évangélisateur. La vie religieuse est un style de vie que nous avons choisi pour accomplir ce témoignage, ce ministère, cette évangélisation.

La vie religieuse n'est pas une réalité abstraite que l'on puisse définir a priori. II n'y a pas une forme de vie chrétienne essentiellement distincte des autres formes de vie chrétienne, que l'on puisse définir théologiquement comme vie religieuse. Celle-ci est plutôt une donnée historique. C'est un fait que, tout au long de l'histoire de l'Église, il y a des chrétiens qui, pour répondre à l'appel du Christ à être ses témoins, ont choisi un style de vie et des modes de témoignage qu'on a appelés par la suite « vie religieuse ».

Or, lorsqu'on examine l'histoire de la vie religieuse, depuis ses débuts, une chose nous frappe, c'est que cette histoire est intimement liée à celle des ministères. Et c'est sans doute pourquoi il y a, à mon point de vue, un lien très étroit entre ce que nous appelons de nos jours la « crise des ministères » d'une part, et la « crise de la vie religieuse », d'autre part. La naissance d'une forme nouvelle de vie religieuse, à travers la Tradition, a toujours été l'invention d'un nouveau ministère rendu nécessaire par de nouvelles conditions de vie socio-ecclésiale, ou encore la redécouverte d'un ministère disparu ou sclérosé,

Je voudrais d'abord décrire les grandes lignes de cette évolution, ensuite essayer de discerner quelles formes de témoignage, quelles formes de ministère sont nécessaires dans le contexte actuel d'évangélisation.

 

Vie religieuse et ministère

Les nombreuses études faites au cours des dernières années nous ont montré comment l'Église primitive a connu en peu de temps plusieurs formes successives de structuration des ministères, avec de grandes divergences, d'un secteur à l'autre de la Chrétienté. La première communauté de Jérusalem se structure autour du ministère des Douze et des Sept. Puis, après la mort d'Étienne, l'un des Sept, Philippe, se transforme en prédicateur itinérant de la Bonne Nouvelle, en « apôtre », comme le sera Paul un peu plus tard. Ensuite, l'Église d'Antioche connaît, entre autres ministères, des apôtres, des prophètes et des docteurs. Ceux qui remplissent ces ministères ne constituent pas encore une classe ou groupe à part. Parmi eux, il y a, dès ces premières générations chrétiennes, des parthenoi, vierges et ascètes des deux sexes, qui vivent au sein de la communauté ecclésiale, pratiquant non seulement le célibat, mais aussi une ascèse rigoureuse. Ils montrent une égale assiduité à la célébration du culte qu'à la visite des pauvres, des malades et des orphelins. D'après les écrits de l'époque, ils appartiennent à toutes les classes de la société et à toutes les professions.

À une étape subséquente de l'évolution des ministères, le modèle presbytéral s'étend à toute l'Église. Les historiens ont montré qu'au fur et à mesure que ce modèle se structure et s'organise, le ministère de la parole (auquel étaient reliés tous les ministères à l'étape précédente) est de moins en moins en évidence. C'est alors qu'apparaît le phénomène monastique. Non seulement en Égypte, mais un peu partout dans la chrétienté, des hommes et des femmes quittent la communauté ecclésiale locale pour se retirer dans la solitude et se mettre à l'écoute de la Parole de Dieu. Si paradoxal que cela puisse paraître, cette fuite au désert est une sorte de renaissance du ministère de la Parole. Chaque fois qu'un spirituel s'est retiré au désert pour s'y mettre à l'écoute de la Parole de Dieu, les hommes le suivent en foule pour lui demander: « Père, dis-nous une Parole.., », et ainsi une nouvelle communauté se constitue autour de la Parole.

L'histoire de la vie religieuse, depuis ses débuts jusqu'à aujourd’hui, peut se diviser en deux grandes périodes, l'une allant des origines jusqu'au dixième siècle, et l'autre allant de la réforme grégorienne jusqu'à nos jours. La première période, après un moment de rapide expansion, est caractérisée par un rétrécissement continuel de l'éventail des formes de la vie religieuse. On peut dire, d'une certaine façon, que dès les premières générations chrétiennes, existent toutes les formes que nous connaissons de la vie religieuse. Elle n'est absente d'aucune section de la vie sociale. Peu à peu cependant, le monachisme se développant d'une façon extraordinaire, et ce développement suscitant un effort de législation, cette législation fait graduellement de la vie religieuse un « état » officiellement reconnu, et finit par refuser toute reconnaissance aux formes non-monastiques de vie religieuse. Le rétrécissement de l'éventail est complet lorsque, avec la réforme carolingienne, la seule forme de vie religieuse reconnue en Occident est le monachisme, et la seule forme de monachisme, le monachisme bénédictin.

À partir du onzième siècle, un mouvement en sens inverse apparaît. Nous sommes au moment où les institutions féodales atteignent leur plus haut sommet de développement, et où on assiste à une compénétration de plus en plus grande de l'Église et de l'État. Un grand mouvement, appelé réforme grégorienne, commence alors à se manifester au sein de l'Église, pour établir la chrétienté sur de nouvelles bases. C'est une période riche en grands hommes et en sève créatrice, où abondent les saints et les mystiques. On assiste alors au début d'une sorte de « reconquête »... Reconquête par laquelle graduellement, les diverses façons de vivre les conseils évangéliques retrouvent leur droit de cité. Ce sont d'abord les très nombreuses réformes monastiques caractérisées par la pauvreté, la solitude et l'idéal de vie fraternelle. C'est, à peu près en même temps, l'essor des Chanoines réguliers, puis des Ordres mendiants qui viennent répondre aux exigences toutes nouvelles d'une seconde évangélisation de l'Europe. Enfin, au fil des siècles suivants, ce seront les innombrables formes de vie religieuse non cloîtrée qui peu à peu s'établiront de fait dans le giron de l'Église, pour finalement y être reconnues de droit au bout de quelques siècles. Puis, à notre époque, la boucle sera refermée par la reconnaissance des Instituts séculiers comme états de perfection.

À notre époque où, de nouveau, et d'une façon sans doute plus profonde que jamais auparavant, l'Église doit réviser son mode d'insertion dans la société, une étape tout à fait nouvelle et très importante de l'évolution se manifestera par autre chose que par l'invention de nouvelles formes de vie religieuse; car, après tout, l'imagination humaine a des limites! Elle se fera, me semble-t-il, à un autre niveau.

Je crois qu'il est futile d'essayer de prévoir et de programmer cette évolution. Tout ce que nous pouvons faire à cette étape-ci, je crois, c'est de nous mettre à l'écoute de la vie de l'Église et de nous demander: quelles formes de témoignages, quels services, quels ministères sont exigés par l'Église d'aujourd'hui. La vie religieuse de demain naîtra de notre fidélité à répondre à ces appels.

Vous aurez sans doute remarqué, dans le titre de ma conférence, une allusion au titre de l'ouvrage du Chanoine Jacques Grandmaison « La seconde évangélisation ». Je n'essaierai évidemment pas de vous en résumer le contenu. J'ai simplement voulu prendre comme point de référence l'ensemble de la description qu'il donne de l'Église qui naît chez nous en ce moment. À la fin de son premier volume, il énumère un certain nombre de caractéristiques de ce christianisme nouveau ; et j'ai retenu quatre de ces caractéristiques, qui me semblent les plus importantes, et qui sont les suivantes:

- un christianisme plus prophétique

- un christianisme plus intériorisé

- un christianisme plus communautaire

- un christianisme plus populaire.

Je voudrais maintenant, en reprenant chacun de ces sous-titres, montrer rapidement les enjeux qui sont ainsi posés à la vie religieuse.

 

Un christianisme plus prophétique

Dans la chrétienté d'hier, l'évangélisation se faisait dans une très large mesure de société à individu. C'était une Église multitudiniste, visant à l'unanimité de l'appartenance et constituant en elle-même un facteur d'intégration sociale pour le groupe humain. Elle donnait une importance majeure à l'organisation et aux codes, ainsi qu'aux structures encadrantes. Les communautés-cadres dans lesquelles ont était appelé à entrer faisaient partie des moyens de salut.

Dans une telle Église, l'évangélisation prenait une forme essentiellement sociale, et elle était sans doute la plus efficace dans le contexte donné. Les communautés religieuses, étant elles-mêmes de ces communautés cadres, étaient appelées à jouer un rôle comme groupes dans cette évangélisation. Celui qui y entrait se donnait à cette activité pastorale de groupe et devait être disposé à accepter toute fonction que l'obéissance pouvait lui demander d'y remplir.

Or, il se fait que l'homme d'aujourd'hui, charrié par toutes sortes d'idéologies et de propagandes, est de plus en plus insensible aux mouvements de masse. 11 ne prête une oreille vraiment attentive qu'aux témoins authentiques, aux convictions vécues. Dans la mesure où les hommes se dégagent des emprises sociologiques et émergent de la matrice sociale, dans la mesure où ils se personnalisent, l'évangélisation se réalise de moins en moins par une action collective et de plus en plus uniquement par une action d'être à être, de personne à personne.

Les temps ne sont plus aux grands mouvements de masses, mais aux multitudes d'initiatives personnelles, poussières d'actions souvent inorganisables, souvent éphémères aussi, agissant en profondeur sur des individus isolés ou réunis en groupes minuscules qui, l'heure venue, savent se reconnaître,

La vie religieuse appartenant à la dimension prophétique de l'Église, il me semble que, même si les oeuvres communautaires demeurent toujours légitimes et nécessaires comme cadre permettant à plusieurs personnes de communier dans l'accomplissement d'une mission identique, il est important que cette vie religieuse engendre de plus en plus de ces « témoins en liberté » dont parle Grandmaison, dont les cheminements souvent inédits et créateurs creusent les sillons de l'avenir. De toute façon, l'efficacité évangélisatrice de tout religieux dépend de plus en plus uniquement de sa valeur personnelle de témoignage, beaucoup plus que de son appartenance à telle ou telle organisation de pastorale.

De plus, notre action doit viser à susciter, à former et à soutenir des témoins répondant aux besoins du milieu, plutôt qu'à essayer de trouver des ouvriers pour continuer à faire marcher nos organisations. De la communion de ces témoins naîtront sans doute des modèles ecclésiaux nouveaux dans lesquels se perpétuera la tradition de vie religieuse que nous avons reçue et dont nous vivons.

N'aurions-nous pas besoin aujourd'hui de nouveaux missionnaires semblables aux « apôtres », dont parlent les Actes, un peu dans le style de Paul lui-même? C'est-à-dire des apôtres itinérants, vivant en quelque sorte « sous la tente », avec toute la liberté que peut procurer une vie de pauvreté, de célibat et d'ascèse, passant dans les communautés locales, comme faisaient les Apôtres dans les communautés naissantes, n'exerçant nulle part un rôle d'administrateur ou d'organisateur, mais étant partout des témoins de l'Évangile, des liens de communion, des faiseurs de liens? Un peu comme fait un Jean Vanier, un Elder Camara et d'autres prophètes de notre époque.

Nos communautés religieuses auraient rempli un rôle important pour l'Église d'aujourd'hui et de demain, si elles suscitaient en grand nombre de tels apôtres, et les soutenaient discrètement dans un tel travail apostolique nécessairement très personnel et dans une large mesure imprévisible.

 

Un christianisme plus Intériorisé

Et l'on rejoint ainsi une autre dimension du christianisme nouveau, à savoir un christianisme plus intériorisé. Une telle mission personnelle ne peut se découvrir qu'à travers une expérience approfondie et constante d'intériorité, c'est-à-dire de solitude et de prière.

Depuis le Concile, on a déployé dans l'Église de grands efforts pour réorganiser la pastorale. La plupart du temps cette réorganisation s'est faite en fonction de la rentabilité administrative, à grands renforts de programmation et de techniques. 11 semble qu'on ait été aussi loin qu'on le pouvait en ce domaine, et qu'on ait été à même de se rendre compte que toutes les techniques, si utiles et parfois si nécessaires soient-elles, sont impuissantes à susciter un renouveau spirituel. Celui-ci ne peut provenir que de l'intérieur.

Nous avons pu faire les mêmes constatations dans nos communautés religieuses. Nos Chapitres Généraux, avec beaucoup de techniques et des tonnes de paperasse, n'ont pas toujours rapporté les fruits escomptés. De fait, l'histoire de la vie religieuse nous montre que les grands renouveaux spirituels n'ont jamais été le fait de réformes administratives, mais de l'influence de personnes ou de communautés charismatiques. C'est égaiement un fait historique qu'il y a toujours eu une poussée d'érémitisme au début de tout grand renouveau de la vie religieuse.

Heureusement, on discerne actuellement un peu partout dans le peuple chrétien en général, et donc aussi chez les religieux et religieuses, une grande soif de prière. Par-delà une réforme liturgique qui a fait long feu, le peuple réinvente ses chemins de prière: groupes Jean Vanier, groupes Shalom, renouveau charismatique etc. II me semble important que les religieux soient présents à cette redécouverte de la prière, qu'ils en soient solidaires, d'abord pour y puiser eux-mêmes un regain de vie spirituelle, mais aussi pour y exercer du dedans un certain rôle de discernement. Car le discernement est important. Les grands maîtres spirituels du passé ont toujours pensé qu'on ne pouvait s'aventurer sur les sentiers de la prière et de l'expérience spirituelle sans l'assistance d'un guide qui puisse nous aider à nous orienter en nous faisant partager sa propre expérience.

Il est important en effet que ces expériences de prière en groupe débouchent sur une prière personnelle et, tout d'abord, s'enracinent dans une prière personnelle. Il semble que beaucoup de religieux sont en train de redécouvrir cette prière personnelle. Toute leur formation â la prière avait été liée à des structures de vie communautaire qui sont souvent disparues. Dans beaucoup de cas la prière est disparue, parce qu'on n'était pas arrivé à réinventer des formes nouvelles satisfaisantes. On les réinvente aujourd'hui.

Un article publié dans La Croix de Paris, l'an dernier, s'intitulait: On demande des Gourous »... Or, on ne s'improvise pas gourou ! La prière ne s'enseigne pas comme les mathématiques ou le français. Il n'y a pas de « Livre du maître » que l'on puisse consulter avant le cours. Les disciples avides de découvrir les chemins de la prière reconnaissent d'instinct les spirituels authentiques qui ont pénétré assez loin dans les chemins de la prière pour y guider les autres. Les religieux et religieuses n'ont pas à se proclamer gourous ou maîtres spirituels. Mais si nous sommes vraiment des personnes de prière, comme nous devrions l'être, nous deviendrons, sans même le rechercher, et peut-être sans trop nous en rendre compte, des gourous.

Si la vraie prière, la vraie présence à Dieu est difficile, c'est qu'il est difficile d'être présent à soi-même. Et si la vraie prière chrétienne est ce gémissement de l'Esprit en nous, dont parle saint Paul, on ne peut l'atteindre que si l'on consent à ne plus vivre à la superficie de son être, à mourir à tout ce qui en nous n'est pas nous-mêmes, pour rejoindre notre véritable moi en cette fine pointe où notre être jaillit de la Source de l'Être. C'est dans cette solitude, face à soi-même et face à Dieu, que l'homme peut découvrir sa mission. C'est aussi dans cette solitude que l'homme peut devenir un homme de communion. Car, ayant fait ce plongeon à l'intérieur de la réalité, il redécouvre tout l'univers, tous les êtres par leur face intérieure, qui est leur seul vrai visage. II est capable d'accepter non plus seulement sa propre communauté, sa propre société, ses amis, sa culture, mais toute l'humanité. Il n'est pas lié à une échelle particulière de valeurs, au point de s'opposer agressivement ou défensivement aux autres. Il est catholique dans le sens le plus profond du mot. Il a une vision unifiée et une expérience de l'unique vérité qui se présente sous toutes sortes de manifestations plus ou moins complètes et complémentaires. II n'oppose pas ces diverses vues partielles de la vérité, mais sait voir leur unité et leur complémentarité. Avec cette vision, il est capable d'être un facteur de libération, de sérénité, de paix. Et Dieu sait si nous avons besoin de tels hommes.

 

Un christianisme plus communautaire

Ce sont de tels témoins qui créeront un christianisme plus communautaire. C'est presque un lieu commun de dire que l'Église a souvent été dans le passé une collectivité d'individus unis par la croyance et la discipline, beaucoup plus qu'une communauté de foi et d'amour. Heureusement, elle tend à devenir de plus en plus un carrefour pour les témoins dispersés sur les routes du monde. « Un carrefour spirituel », dit Grandmaison, qui s'offre aux quêtes de sens, aux requêtes de libération et aux solidarités réelles de la vie,,.

Nous assistons actuellement dans l'Église à ce qu'on a appelé la « poussée communautaire » ou la « percée communautaire ». Il faut certes s'en réjouir, mais non sans remarquer que ce mouvement communautaire comporte un certain nombre d'ambigüités. D'abord parce que beaucoup de petites communautés sont constituées selon le type organisationnel, beaucoup plus que selon le type communionnel. Elles courent alors le danger d'être récupérées par la société bourgeoise. Ensuite parce qu'il arrive que l'on recherche la communauté par peur de la solitude. Incapable de vivre en solitude, on fuit vers la communauté, on s'y réfugie pour échapper à soi-même. La communauté peut alors devenir le lieu d'un regroupement apeuré de solitudes individuelles qui se fuient pour échapper à leur angoisse. Dans ce cas on ne peut être que déçu par la communauté, quelle qu'elle soit, car une communauté n'est pas et ne peut être un sanatorium spirituel. Comme le dit Buber: a Que celui qui ne sait pas être seul se garde de la vie communautaire » et « que celui qui ne sait pas vivre en communauté se garde de la solitude ».

On ne saurait non plus exagérer les méfaits d'une certaine recherche d'intimisme qui peut facilement être une forme de régression vers un stade adolescent. Intimité et communauté ne sont pas une seule et même chose. L'intimité est une forme de communauté qui peut se réaliser entre des êtres ayant une grande affinité humaine et spirituelle de même qu'une grande maturité humaine, et un psychisme solide. Vouloir faire à tout prix une communauté intime avec un groupe de personnes trop différentes, même si elles sont remplies de bonne volonté et de sainteté, c'est souvent se vouer à détruire ces personnes, ou encore à les garder indéfiniment fixées sur des problèmes de relations interpersonnelles. Beaucoup de petites communautés religieuses se sont butées sur cet écueil.

La communauté religieuse n'est pas une fin en soi. Elle a pour but de permettre à chacun de ses membres d'être un témoin créateur. 11 doit y avoir un certain équilibre entre les énergies consacrées à l'entretien et celles consacrées à la créativité. Si, à un certain moment, au sein d'une communauté ou d'un institut, il y a une portion tellement grande d'énergies consacrée à faire marché l'institution qu'il n'en reste plus ou à peu près plus pour les activités de témoignage et d'évangélisation, c'est signe que la machine a pris le pas sur l'homme, que la « patente » a pris le pas sur le témoignage, que ce qui devait être un instrument est devenu un obstacle. De même, si les problèmes de relations interpersonnelles au sein d'une fraternité sont devenus tellement absorbants et brûlent tellement d'énergies psychiques que les membres n'ont plus la force ou le goût d'accomplir leur apostolat.

Les missions prophétiques ou apostoliques dont j'ai parlé tout à l'heure, même si elles sont essentiellement personnelles et inaliénables, ne sont jamais isolées ou indépendantes. À certaines périodes de l'histoire de l'Église, - et la nôtre semble en être une - on assiste â une sorte de convergence grandiose des missions, à une sorte de marée montante, qui fait que des hommes venant des horizons les plus divers, ne s'étant jamais trouvés ensemble, ou très peu, se rencontrent profondément dans leur vision, dans leurs intuitions, dans leurs aspirations et leurs espérances. Malgré l'originalité de chacune, leurs missions sont fondamentalement semblables, inventant leurs chemins sous la mouvance du même Esprit. À une échelle moindre, c'est toujours une joie, dans chacune de nos vies, de constater ces grands réseaux de communion qui se créent d'eux-mêmes, de découvrir aux quatre coins du pays ou du monde, des gens qui vibrent comme nous, au même moment que nous, aux mêmes valeurs que nous.

Cette rencontre profonde de personnes ayant des affinités spirituelles, qui spontanément se reconnaissent et entrent de plein pied en communion, est tout autre que la solidarité engendrée par l'acceptation d'une même idéologie ou l'accomplissement d'une même fonction. D'ailleurs plus une adhésion idéologique est forte, moins elle permet le contact vrai avec soi-même et avec les autres.

Ces grands réseaux de communion dont je viens de parler sont souvent à l'origine de petites communautés nouvelles à partir desquelles le tissu ecclésial est en train de se refaire. De telles fraternités se créent souvent si spontanément, qu'elles naissent à l'insu même de ceux qui sont à leur origine, tellement elles sont peu préconçues. Beaucoup de ces communautés existent sans avoir pignon sur rue, sans nom. Elles sont ignorées des statistiques, et quand elles commencent à être connues et à voir leur journal, elles sont souvent déjà entrées dans leur déclin. De telles communautés peuvent se souhaiter, elles ne peuvent s'instituer ou se fonder. Aucune autorité ne peut les susciter. Ces communautés sont rares, dit Marcel Légaut, parce que peu nombreux sont les hommes capables d'en être la première pierre. Elles naissent en effet la plupart du temps autour de l'influence spirituelle d'un apôtre. Rares sont les rassembleurs. Si les religieux et les religieuses sont de véritables prophètes, ayant assumé à fond les exigences de leur mission propre, dans une expérience profonde de solitude et de prière, ne serait-ce pas normal qu'ils deviennent de ces rassembleurs, première pierre d'une foule de petits groupes de croyants réunis au nom du Christ?

Le fait de vivre la communion avec des frères ou des sueurs au sein d'une communauté religieuse ne nous dispense pas de l'obligation que nous avons en tant que chrétiens de vivre la communion avec tous nos frères les hommes... Et cela m'amène à la dernière dimension de l'Église nouvelle, à laquelle je veux toucher quelque peu: une église populaire.

 

Un christianisme plus populaire

Le rôle de l'Évangélisateur n'est pas d'apporter aux hommes un trésor dont il serait, lui, l'heureux dépositaire, mais de leur révéler le Christ qu'ils portent déjà au fond de leur cœur. C'est pourquoi il doit d'abord se mettre à l'écoute des hommes de son temps, de leur expérience, de leurs aspirations, de leurs intuitions. II doit dépasser un certain sentiment de supériorité, qui lui vient moins de sa foi que de sa certitude de posséder la vérité, et vivre de plain-pied avec ses frères les hommes. Il a tout avantage à aller d'abord vers les gens simples et drus, ceux que la vie n'a pas épargnés, qu'elle a élevés dans la rigueur des conditions communes. Ce sont eux, beaucoup plus que les privilégiés de la vie, qui lui enseigneront ce que le Christ est venu libérer.

Il n'essaiera pas de les faire « entrer dans l'Église », mais de  « construire avec eux l'Église ». Comme le dit Grandmaison, on n'appartient à l'Église et au Royaume qu'en les construisant. Il faut se garder de la tentation de maintenir le peuple chrétien dans une attitude de consommation. Il est urgent de «  passer de la consommation spirituelle à la créativité évangélique ».

Grandmaison nous avertit aussi qu'il ne faut pas trop tabler sur les microréalisations, les microstructures parallèles: comités de citoyens, communautés de base, comptoirs alimentaires et fraternités religieuses. Toutes ces choses sont bonnes et nécessaires, mais insuffisantes, si les membres de ces mouvements ne savent pas comment féconder les solidarités des collectifs quotidiens dans le trafic ordinaire de la vie. Encore une fois, ces microstructures risquent d'être facilement récupérées par la société et refonctionnalisées par le système qui assure ainsi sa permanence. Elles entrent dans un processus global de privatisation de la vie sociale, laissant la conduite de l'ensemble de la société aux mains des grandes bureaucraties anonymes.

C'est toute la vie humaine, toutes les dimensions de l'activité humaine qui ont besoin d'être évangélisées. Or il se fait que c'est souvent l'activité profane et collective qui est la moins évangélisée, qui est la plus démunie de la présence de témoins de l'Évangile. Les grandes usines que sont devenus nos CEGEP et nos hôpitaux, depuis qu'ils ne sont plus des oeuvres « communautaires » ont peut-être besoin plus que jamais de la présence de témoins du Christ pour y maintenir une note d'humanité. Les religieux y trouvent certainement un endroit privilégié pour y exercer leur vocation de prophètes, même si c'est â titre personnel et non communautaire, et malgré toutes les difficultés.

Le témoin du Christ dans le monde d'aujourd'hui est une personne qui doit être prête à vivre et capable de vivre simultanément de nombreuses solidarités, de nombreuses appartenances. L'appartenance traditionnelle, dans la vie religieuse comme ailleurs, était une appartenance globale et immédiate. On est maintenant passé à une appartenance plus diversifiée, à des solidarités organiques, vivantes, complexes et évolutives, optionnelles et libres. La communauté religieuse ne peut plus être une communauté totale, englobante, exclusive. Elle est le carrefour d'expériences spirituelles diversifiées, le lieu de rencontre gratuite et d'échange, et aussi de discernement, de personnes vivant chacune un grand nombre de solidarités dans les milieux réels de vie des hommes d'aujourd'hui.

Et si les religieux d'aujourd'hui sont appelés à vivre plusieurs appartenances, il faut probablement, d'autre part, nous habituer à concevoir et à accepter divers modes d'appartenance à nos groupements religieux. Autrefois, il y avait une seule façon d'appartenir à une communauté religieuse: on entrait au postulat, on passait à travers le noviciat, puis on faisait profession. Des formes nouvelles semblent s'imposer graduellement, non seulement   parce que beaucoup de noviciats sont vides et qu'il est peu probable qu'ils se remplissent, mais aussi et surtout parce que beaucoup de chrétiens qui ne se sentent pas appelés à se lier à des structures juridiques désirent souvent communier avec nous aux valeurs essentielles de notre vie religieuse. Dans la vie monastique - pour ne parler que de la forme de vie religieuse que je connais le moins mal -voici comment me semble s'orienter l'évolution d'au moins un certain nombre de monastères. Je crois qu'un monastère sera de plus en plus conçu comme un lieu de solitude et de prière totalement ouvert à quiconque veut venir y vivre authentiquement la solitude et la prière, peu importe que ce soit pour une semaine, un mois, un an ou pour la vie. On aboutit alors à une sorte de communauté élargie composée d'un noyau stable de personnes qui s'y sont fixées pour la vie après un long mûrissement et, autour de ce noyau, de tout un réseau de personnes sentant le besoin de vivre cette expérience monastique de prière, soit pour une période au début de leur vie, soit pour une période à la fin ou au milieu de leur vie, soit pour des sortes de haltes périodiques.

On a parlé, ces dernières années, de la fin du clergé, c'est-à-dire de la fin du clergé comme classe à part, par suite d'une plus grande diversification des ministères entre les membres du peuple de Dieu. Je me demande si l'on n'assistera pas d'une certaine façon à la fin de l'état religieux - non pas de la vie religieuse, mais de l'état religieux – la distinction entre religieux d'une part et ceux qu'on appelle « simples fidèles » d'autre part étant remplacée par tout un éventail de formes de vie chrétienne, dont plusieurs correspondraient à ce que nous appelons actuellement l'état religieux. De toute façon, notre tâche n'est pas d'abord de maintenir des structures ni d'inventer de nouvelles institutions, mais de vivre authentiquement les valeurs qui nous ont été véhiculées à travers ces structures du passé et de transmettre ces mêmes valeurs à d'autres, en en témoignant dans nos vies. L'âge n'est ni à la création d'un nouveau type de clergé, ni à la création d'un nouveau type de laïcat, ni à celle d'un nouveau type de religieux, mais bien à la création de grands réseaux intégrés de solidarité entre chrétiens de tous états.

 

Conclusion

Gandhi souhaitait l'avènement d'hommes qui seraient des « passeurs de frontières », des liens vivants entre les cultures, les religions, les milieux différents. Et récemment Paul Ricœur, signalant toute une série de lignes de rupture dans la crise du christianisme d'aujourd'hui, souhaitait l'avènement de témoins qui puissent se porter comme médiateurs sur chacune de ces lignes de rupture. Il mentionnait la rupture entre la théologie savante et les engagements concrets du chrétien, entre la cohésion interne de l'Église et les exigences de son service du monde, ainsi qu'entre la religion instituée et les communautés spontanées, On pourrait sans doute en nommer bien d'autres.

Il me semble que les religieux, s'ils sont fidèles à leur mission d'être des prophètes puisant dans une expérience profonde de prière la capacité d'être des agents de communion dans tous les milieux réels des hommes d'aujourd'hui, seront de tels « passeurs de frontières », de tels « médiateurs sur les lignes de rupture ». Au-delà des liens qui nous relient au sein de nos communautés respectives, nous sommes appelés à reconstituer le tissu ecclésial en établissant de grands réseaux de solidarité reliant entre eux dans un même projet et un même souffle tous ceux qui ont reçu au coeur le même Esprit.

 

Armand Veilleux, ocso.

Abbaye cistercienne

Mistassini, Qué.

G0W 1C0

Canada



[1] Conférence donnée le 27 avril 1973 à l'Auditorium des Sciences Sociales de l'Université de Montréal, à la demande de l'Office des Vocations du diocèse.