Scourmont, une communauté monastique

en synergie avec son environnement socio-économique

 

 

Conférence donnée lors d'un Colloque sur "L'industrie cistercienne (XIIe-XXIe siècle) organisé à Troyes en septembre 2015, dans le contexte des célébrations du 9ème centenaire de la fondation de l'abbaye de Clairvaux

 

 

          L’implication d’une petite abbaye dans la vie sociale et économique de la région où elle se trouve n’a rien d’exceptionnel et rien de surprenant.  En réalité c’est là une sorte de conséquence de ce que les moines ont choisi de vivre, et cela s’insère dans une très longue tradition. Nous l’avons vu tout au long de ce colloque.

 

          Les moines viennent au monastère dans un but spirituel. Ils choisissent un lieu et un mode de vie où ils pourront vivre en communion avec Dieu. C’est ce qui donne un sens à tous les autres éléments de leur vie.  Cette communion avec Dieu, ils l’incarnent dans la communion avec des frères et dans une vie de fraternité au sein d’une communauté.  Si cette communion est authentique elle ne se referme pas sur elle-même, mais s’ouvre à une communion avec tous ceux qui les entourent, partageant éventuellement leurs joies et leurs peines, leurs rêves et leurs efforts.

         

          C’est pourquoi le paradoxe veut que lorsque des moines se réfugient dans la solitude pour mener une vie de prière, les activités qu’ils exercent pour gagner leur vie les amènent à partager les besoins des populations qui les entourent. Ils sont alors souvent appelés à jouer dans la société des rôles de suppléance dont ils doivent savoir se retirer au moment voulu.  Il est facile de suivre ce mouvement d’implication et de retrait tout au long de l’histoire.

 

          En 1098 une poignée de moines quittaient une abbaye bénédictine florissante, appelée Molesme pour fonder un monastère d’une grande pauvreté dans un lieu désert appelé Cîteaux. Cinquante ans plus tard on comptait 333 fondations issues de cette aventure et un siècle plus tard il y en avait 650. Les « Cisterciens » avaient décidé de vivre de leur travail sur leurs propres terres. Cette simple décision allait transformer radicalement la gestion des terres du monde féodal et donner naissance à de nouvelles techniques d’agriculture qui, à leur tour allaient faire naître une nouvelle classe sociale, celle des agriculteurs, qui enleva à la chevalerie son importance.  L’Histoire allait se répéter de nombreuses fois par la suite.

 

          Au moment de la Révolution Française, une poignée de moines du monastère cistercien de La Trappe, en Normandie, quittaient la France pour se réfugier en Suisse, puis en Russie, puis en Amérique, en passant par la Belgique et l’Angleterre, semant de nombreuses fondations sur leur passage. L’Abbaye de Scourmont, fondée en 1850 par celle de Saint-Sixte (Westvleteren), est l’un des nombreux fruits de cette odyssée. Enracinée dans la société du Sud Hainaut, l’abbaye de Scourmont, à Chimay, a toujours vécu en grande solidarité avec la population environnante, une population qui souffrit énormément des conséquences des deux Guerres Mondiales.

 

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          Durant de nombreux siècles, les habitants du pays de Chimay ont vécu du fer et de la métallurgie : les mineurs extrayaient le minerai de fer, les charretiers l’acheminaient jusqu’aux fourneaux, les charbonniers préparaient le combustible et les forgerons travaillaient le fer pour la fabrication d’armes et d’outils. Les noms des villages de la région, tels que Forges, Forge-Philippe, la Forge-du-Prince, Fourneau-Philippe, etc.  sont autant de traces de cette activité séculaire.

          Tout changea au milieu du 19ème siècle. La découverte de gisements de houille dans le bassin liégeois et dans le Borinage, entre 1830 et 1850, allait avoir des conséquences pour la région de Chimay. L’industrie métallurgique se déplaça peu à peu vers ces nouveaux centres industriels, la houille étant plus rentable que le charbon de bois. Le chômage et la pauvreté frappèrent la région de Chimay de plein fouet, étant donné que toute l’économie locale reposait, directement ou indirectement, sur l’industrie métallurgique.

          Un prêtre français de l’évêché de Cambrai, l’abbé Jean-Baptiste Jourdain, qui fut curé de Virelles, une commune près de Chimay, de 1843 à 1864, pensa que l’introduction de l’agriculture pourrait être une solution. Il s’en ouvrit au Prince de Chimay, Joseph de Riquet (1808-1886), héritier d’une principauté dont l’histoire est plus que millénaire.  Il convainquit le prince de céder une partie de ses vastes terrains en vue d’une fondation monastique trappiste. L’abbaye de Westmalle ayant refusé, c’est celle Westvleteren, mieux connue sous le nom de Saint-Sixte, qui accepta de faire cette fondation. Une croix de pierre érigée le long de la route en contrebas du monastère actuel porte l’inscription : « Ici, le 25 juillet 1850, des moines cisterciens fondant l’abbaye de Scourmont commencèrent à louer Dieu et à défricher la terre. »

          L’entreprise n’était pas évidente. Les terres, marécageuses, se prêtaient mal au labour. Moyennant un labeur pénible et patient, les moines réussissent à défricher cette fagne humide et pierreuse et à la transformer en terres agricoles satisfaisantes. En même temps qu’ils cultivaient la terre, les moines bâtissaient leur église abbatiale et les édifices conventuels. Après leur installation dans le nouveau monastère, les moines réaffectèrent les anciens bâtiments en petite école d’agriculture. Cette école, même si elle ne dura pas très longtemps, fut une première contribution au développement rural de cette région défavorisée.

          Très vite, les moines réalisèrent que le rendement des terres de culture ne suffirait pas pour subvenir aux besoins de la communauté qui avait atteint rapidement le nombre de quatre-vingt moines, Comme le terrain se prêtait mieux au pâturage, et pour répondre aux besoins alimentaires de la communauté, ils créèrent une petite laiterie entre 1857 et 1859. L’on y fabriquait du beurre et du fromage blanc destiné à la consommation monastique. En 1860, ils achetèrent cinquante vaches laitières de pure race hollandaise aux Pays-Bas ; et, quelques années plus tard, vers 1872, une vraie fromagerie voyait le jour.

          Pendant tout ce temps, les moines, qui travaillaient dur, restaient privés du breuvage normal à toute table belge, la bière. On pensa donc assez rapidement à la mise sur pied d’une petite brasserie.  L’idée n’était pas originale, car il y avait alors en Belgique quelques milliers de brasseries qui fabriquaient une bière de table, qu’on appelait la « bière ménage » (On sait qu’en 1914, avant la Grande Guerre, il y avait 3214 brasseries en Belgique).

          La brasserie des moines aurait pour but non seulement de leur offrir le breuvage de table normal dans la région, mais aussi de procurer des revenus qui permettraient de continuer le développement de la ferme et de terminer les constructions du monastère. Dès le point de départ, les moines se voulurent innovateurs en ce domaine. Le permis de brasser, octroyé par un arrêt royal, signé par le roi Léopold le 28 septembre 1861, leur permettaient d’établir un moulin à farine et un concasseur de malt actionnés tous deux par une machine à vapeur. Ils étaient parmi les premiers en Belgique à utiliser une machine à vapeur à cet effet. Une seconde machine à vapeur était d’ailleurs destinée à la laiterie.

          Le premier brassin de bière fut réalisé en 1862. Les moines fabriquèrent tout d’abord de la bière de table légère, comme faisaient les nombreuses brasseries locales.  Ils décidèrent toutefois de ne pas commercialiser cette bière à basse fermentation, afin de ne pas faire compétition aux autres brasseries locales, et développèrent une bière forte, de haute fermentation.

          Cette petite industrie en était à ses débuts lorsqu’éclata la Première Guerre Mondiale. Le père abbé, Dom Anselme Le Bail, fut mobilisé, ainsi que onze autres membres de la communauté. Ils ne revinrent à Scourmont que le 9 mars 1919.  Entretemps non seulement toute activité industrielle avait été arrêtée, mais le cuivre de la brasserie de Chimay comme celui de toutes les autres brasseries de Belgique avait été réquisitionné par l’ennemi. Tout était à rebâtir. Les moines s’occupèrent à rebâtir non seulement leur économie mais aussi celle de la région.

          Dom Anselme Le Bail, qui était devenu abbé peu de temps avant la Guerre, était un homme de génie, qui a laissé une marque très profonde sur sa communauté et sur tout l’Ordre. Grand spirituel, il considérait tout aussi important le développement intellectuel de ses moines. L’Ordre cistercien lui doit en grande partie la redécouverte de saint Bernard et des autres Père Cisterciens à une époque où le développement intellectuel était souvent très déficient dans les monastères de l’Ordre. Il considérait aussi que tout travail manuel ou autre devait être fait de façon aussi professionnelle que possible.  Et surtout la formation intégrale de la personne lui tenait à coeur.  C’est ainsi qu’il faisait faire des études doctorales en théologie à ses moines avant de leur confier les fonctions de brasseur ou de cellérier.

          La communauté s’était à peine remise des conséquences de la Première Guerre Mondiale que la Deuxième arriva.  Pour l’abbaye, la catastrophe fut totale. En 1942, Hitler fit construire un bunker dans le village voisin de Brûly-de-Pesche et l’armée allemande décida de baser quelque 3.000 soldats dans l’abbaye et ses environs immédiats. Les moines n’eurent que quelques heures pour évacuer les lieux et emporter en hâte un minimum de biens.

          Lorsque les moines revinrent à Scourmont en 1945, tout était à refaire.  Des moines visionnaires, formés par Dom Anselme Le Bail, en particulier Père Théodore et Père Robert, comprirent tout de suite que les moines devaient non seulement rebâtir l’économie de l’abbaye mais celle de toute la région, en communion avec la population locale. Père Théodore qui fit des études universitaires brassicoles à Louvain après ses études de théologie à Rome, développa, avec l’aide d’un éminent professeur de l’Université de Louvain une nouvelle brasserie selon les normes scientifiques les plus au point.  Père Robert, qui connaissait bien l’expérience coopérative de Mondragon dans le pays basque espagnol, s’efforça de travailler au développement non seulement agricole mais aussi industriel de la région.

          À côté de la brasserie, se développa de nouveau la fromagerie. L’ancienne laiterie fut remplacée par une fromagerie créée de commun accord avec les fermiers de la région, ceux-ci organisant une coopérative de collecte de lait, qui existe toujours. Cette fromagerie fut transférée en 1982 sur le zoning industriel de Chimay, où fut transféré aussi, un peu plus tard, l’usine d’embouteillage de la brasserie.

          Il serait trop long de nommer tous les autres services et associations qui furent créés à cette époque, comme par exemple une société appelée STA (Services techniques et administratifs) qui offrait ses services à toutes les petites industries ou PME naissantes.

          L’Abbaye de Scourmont devint à la fois l’un des principaux donneur d’emploi dans la région et le centre d’un petit empire industriel, tout en assurant les services sociaux de la région auprès des défavorisés.

          Au fur et à mesure que la société civile s’était réorganisée, vers les années 1995, il n’était plus nécessaire ni même normal, que l’abbaye continue à jouer des rôles de suppléances que les circonstances lui avaient imposées. Elle décida de s’en retirer. Mais comment faire ?  On aurait pu fermer ces petites industries et créer du même coup du chômage dans la région.  On aurait pu les vendre à de grandes corporations et elles auraient très probablement été délocalisées, avec la même conséquence.  Une autre solution fut adoptée, qui me semble géniale (je puis d’autant plus me permettre de le dire, que je n’étais pas moine de Scourmont à l’époque).  Il fut décidé de bien séparer la vie monastique de la communauté de toute cette gestion, en créant une Fondation d’utilité publique, tout à fait autonome, à qui l’abbaye transféra la propriété entière de toutes ces sociétés, dont chacune était devenue entretemps une société distincte avec son propre conseil d’administration et ses gestionnaires professionnels. La Fondation fut appelée « Fondation Wartoise » (du nom d’une rivière qui traverse la propriété, et qui est un sous-affluent de l’Oise qui prend elle-même sa source dans la propriété de l’abbaye pour aller se jeter dans la Seine, près de Paris)  On l’a rebaptisée par la suite « Fondation Chimay-Wartoise »

          L’Abbaye donna à cette Fondation deux mandats : celui de continuer à gérer ces sociétés dans le même esprit que l’abbaye l’avait fait jusqu’à ce moment-là, et celui d’utiliser les revenus pour continuer le travail de développement régional dont l’abbaye s’était occupée dans le passé. Entretemps l’abbaye avait créé une autre ASBL (Association Sans But Lucratif) appelée Solidarité cistercienne, à laquelle elle transféra l’essentiel de ses réserves financières, en lui donnant le mandat de gérer toute l’activité caritative et humanitaire de l’abbaye, dans la région, dans l’Ordre et à travers le monde, en particulier dans le Tiers-Monde.

          L’abbaye demeure majoritairement présente dans le Conseil d’administration de la Fondation, essentiellement afin de s’assurer que l’esprit et la philosophie transmis par l’abbaye soient maintenus. Jusqu’à tout récemment c’était un laïc (avocat fiscaliste) qui était président de la Fondation, mais depuis quelque temps, à la demande des laïcs eux-mêmes, cette fonction a été donnée à l’abbé, pour s’assurer qu’avec l’arrivée constante de générations nouvelles de personnel, l’autorité morale et l’esprit de l’abbaye de soient pas perdus. L’ensemble des sociétés qu’on appelle le « Groupe Chimay » génèrent un peu plus de 230 emplois directs.

          La Fondation a mis sur pieds depuis une quinzaine d’années une équipe de développement régional qui, en collaboration avec de nombreux autres organismes de la région, multiplie les initiatives pour permettre aux jeunes de poursuivre des études supérieures et pour générer de l’emploi en suscitant des appels à projets, ces projets étant évalués par un imposant nombre de jurés venant de la société civile régionale.

          L’abbaye a conservé la propriété de la marque « Chimay » ; mais la redevance qui lui est due à ce titre n’est pas versée directement à l’abbaye mais bien à l’ASBL Solidarité cistercienne et est redistribuée à cent pour cent pour des buts caritatifs, sociaux et humanitaires.

          Au milieu de tout cela l’abbaye reste, pour les moines, comme pour l’ensemble de la population, d’abord une communauté monastique où les moines cherchent Dieu dans la prière, mais où ils restent ouverts à partager aussi leur prière et leur recherche spirituelle avec la population.  Son hôtellerie est très fréquentée. Il est d’ailleurs surprenant de voir comment, à notre époque, même si les communautés monastiques sont pour la plupart petites et vieillissantes, elles demeurent un point de repère pour un grand nombre de personnes, qui n’ont souvent plus aucun autre point de contact avec l’institution ecclésiale, ou même des non croyants. En même temps cette hôtellerie sert assez fréquemment pour les réunions du Conseil épiscopal de Tournai, aussi bien que de divers Conseils épiscopaux de diocèses français, la frontière étant tout proche.

 

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          Il n’est pas rare qu’on nous dise qu`à Scourmont nous ne vivons pas de notre travail, mais du travail fait par de nombreux employés. Je crois que c’est mal poser la question.  En fait, aussi bien nous, les moines, qu’une grande partie de la population de la région, vivons d’un ensemble d’activités où nous sommes tous impliqués de nombreuses façons. Et tous sont conscients qu’au coeur de ces réseaux de communion humaine il y a la communion avec Dieu dans la prière, que s’efforcent de vivre une petite communauté de moines.

          Vie spirituelle, attention aux pauvres, engagement pour le développement de la société locale et pour la préservation de l’écologie, tout cela se tient dans une unité qui, pour nous, est essentielle. C’est de cette synergie que nous vivons tous. Une synergie où l’union avec Dieu est inséparable de l’union avec nos frères, aussi bien avec les plus nécessiteux qu’avec deux qui s’efforcent de travailler au développement de l’économie au service de tous.

 

 

Armand Veilleux