Questions cisterciennes
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Collectanea Cisterciensia 63 (2001) Armand VEILLEUX Dom Norbert Sauvage
L'ART DE PRÉPARER SON SUCCESSEUR Lorsque dom Godefroid Bouillon, deuxième abbé de Scourmont, mourut en 1901,
la communauté élut pour lui succéder, dom Norbert Sauvage,
âgé de 25 ans. Scourmont
était alors une communauté relativement nombreuse où d'autres
candidats plus avancés en âge et comptant plus d'années de vie
monastique ne manquaient pas.
Si le jeune père Norbert fut élu, ce n'est pas qu'il aurait
démontré des talents particuliers d'administrateur ou qu'il était
un brillant intellectuel, mais simplement parce qu'il était un
homme profondément spirituel, qui incarnait la bonté. Moine à Scourmont Léon-Parfait
Sauvage était entré à Scourmont à 18 ans, en 1894, après quelques
années de Petit Séminaire. Il
voulait être convers, mais fut reçu au choeur, et y demeura malgré
son désir exprimé à diverses reprises d'être convers. Dès avant
son entrée il avait reçu la grâce d'une vie de prière intense
et d'un grand amour de Jésus. Au monastère il manifesta une grande bonté envers
tous, si bien que dom Godefroid Bouillon, bon connaisseur d'hommes,
ne manqua pas de percevoir très tôt en lui un don de Dieu pour
la communauté. Le jour
de sa profession simple, il fut nommé sous-maître des novices,
et dix mois plus tard il devenait infirmier, poste important dans
une grande communauté. Il y révéla les qualités d'un moine sachant
allier une vie de prière intense à un grand dévouement envers
ses frères. Peu de temps après, dom Godefroid le nomma au Conseil.
Il n’exerçait pas sa tâche d'infirmier depuis très longtemps,
lorsqu’ il eut la surprise de découvrir mort dans son lit le sous-prieur,
qui était aussi maître des novices. Quelques jours après le jeune père Norbert était
nommé sous-prieur et père-maître. Frappé d'une maladie qui allait l'emporter
rapidement, dom Godefroid prédit à père Norbert que la communauté
allait l'élire comme abbé, et lui conseilla d’accepter. Dom Godefroid mourut le 18 décembre 1901 ;
sa prédiction se réalisa le 15 janvier 1902, lorsque la communauté
élut père Norbert comme son troisième abbé.
Il supplia qu'on lui évite cette charge, invoquant à juste
titre son jeune âge et son manque d'expérience.
Il expliqua qu'en l'élisant si jeune on risquait de l'avoir
très longtemps comme abbé, empêchant ainsi que des personnes beaucoup
plus capables n'accèdent à cette responsabilité.
La communauté ne voulut rien entendre.
Il proposa alors qu'on le nomme plutôt supérieur provisoire.
Rien n'y fit. Il
dut accepter. Abbé de Scourmont (1902-1913)
Ses onze
années et demie d'abbatiat furent capitales pour Scourmont et
même, pourrait-on dire, pour l'Ordre.
Il se consacra tout d'abord principalement à se faire l'apôtre
de la vie intérieure et à enseigner à ses moines l'intimité avec
Jésus. On lui confia quelques
missions importantes dans l'Ordre, en particulier à Tilburg en
1909 et à la Grande Trappe en 1911.
Mais ayant conscience des lacunes inhérentes à son jeune
âge et à son incompétence en beaucoup de domaines, il travailla
de tout coeur à se trouver et à se former un successeur.
Dès que celui-ci fut prêt, il renonça à sa charge.
Parmi les nombreuses recrues de qualité qu'il reçut au
noviciat se trouvaient Anselme Le Bail, entré en 1904 et Godefroid
Bélorgey, entré en 1910. Après son
élection abbatiale, il dut nommer un père-maître, puisqu’il remplissait cette tâche jusqu'alors. Il choisit le père Alphonse Bernigaud, qui assura
cette fonction jusqu'en 1907.
Nullement préparé à cette responsabilité, le père Alphonse tâtonna durant un certain temps
pour trouver une méthode autre que celle du manuel de Rodriguez,
utilisé dans la plupart des noviciats à cette époque.
Après avoir donné des séries d'enseignements sur les dévotions
et sur divers thèmes, il eut, en 1905, l'idée, originale à l'époque,
d'utiliser la Règle de saint Benoît comme manuel de formation. N'en ayant pas lui-même une grande connaissance,
il fit faire à ses novices des devoirs sur la Règle. Parmi eux se trouvait le jeune frère Anselme
Le Bail. Dès le début de son noviciat, il avait été séduit par
la Règle et fit son "devoir" avec beaucoup d'ardeur.
Il remplit un gros cahier achevé le 10 mai 1906. Frère
Anselme était alors déjà en possession d'une vaste synthèse sur
la Règle de saint Benoît, qu'il ne cessera de développer par la
suite, tout au long de sa vie de moine et d'abbé. En effet,
tout comme dom Godefroid avait perçu rapidement les qualités spirituelles
du frère Norbert, de même celui-ci perçut celles du frère Anselme.
Il lui confia bientôt des fonctions importantes.
En 1909, il le nomma maître des novices convers. Frère
Anselme leur donna un cours complet de liturgie et écrivit un
petit traité intitulé « L'Office Divin du frère convers cistercien »,
présentant la prière des Pater et des Ave comme « prière
de l'Église ». L'année
suivante frère Anselme devint maître des novices de choeur, et
eut dans son noviciat le frère Godefroid Bélorgey. En 1909,
l'année où frère Anselme était nommé père-maître, le Saint-Siège
publiait un document important sur les études cléricales.
Dom Norbert, qui avait connu dans sa formation le système
du professeur unique pour toutes les matières, obéit sans hésiter
aux exigences du Saint-Siège et confia au père Joseph Canivez
(bon théologien, même s'il est surtout connu comme canoniste)
le soin d'organiser les études. Soucieux
de gagner les coeurs à Jésus, non seulement dans sa communauté
mais dans tout l'Ordre, dom Norbert proposa au Père Général de
tenir, à l'occasion du Chapitre Général de 1913, qui coïncidait
avec le 8è centenaire de l'entrée de saint Bernard
à Cîteaux, une sorte de Congrès de plusieurs jours pour examiner
« quels moyens on pourrait prendre pour augmenter dans nos
maisons la connaissance et l'amour de Jésus ».
Contre toute attente, le projet fut accepté, et il fut
décidé que ce congrès aurait lieu immédiatement avant le Chapitre
Général. Dom Norbert fut chargé de l'organiser. Cet événement qui permit aux Capitulants de
mieux connaître les qualités de dom Norbert influença la marche
des événements qui allaient suivre. Depuis son élection à Scourmont, dom Norbert, tout en accomplissant
fort bien son service abbatial, ne s'était jamais départi de son
intention de laisser la place à un autre dès que le moment serait
venu. Lisons ses propres réflexions à ce sujet: J'étais résolu à faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour céder la place
à un plus capable dès qu'il s'en présenterait un ayant les qualités
nécessaires, et cela quelqu'humiliation qu'il pût m'en revenir. Plus tard j'ai ouï dire qu'on est toujours disposé
à démissionner quand on est jeune, mais qu'on ne veut plus en
entendre parler quand on est vieux.
J'en fus effrayé pour moi et je voulus me prémunir contre
un si grand danger. L'idée me vint de me lier par un vœu sous peine
de péché mortel. Après
y avoir réfléchi pendant plusieurs années, un jour de Vendredi
Saint, pendant l'oraison, je fis le voeu sous peine de péché mortel de donner ma
démission, de suite, sans faire aucune objection, sans demander
aucune explication, le jour où une autorité de l'Ordre : Chapitre
Général, Abbé Général ou Père Immédiat, me dirait qu'il serait
bon pour moi ou pour la Communauté que je donne ma démission.
Mais pour qu'on pût me le dire plus librement à l'occasion,
je m'engageai par ce même vœu à informer de mon vœu et de mes dispositions l'Abbé Général, le Père
Immédiat à la Visite Régulière et le Chapitre Général à
l'occasion. Je le dis donc
aux deux premiers et même à la Communauté au Chapitre quelques
mois plus tard
[1]
. Ces lignes sont d'une limpidité qui se passe de tout commentaire. Leur sincérité allait se manifester quelques
années plus tard. Dom Norbert
continua de servir sa communauté dans son rôle d'abbé, avec toute
son énergie; et la communauté prospérait.
Il ne vint à personne l'idée de lui suggérer de démissionner.
Mais, en 1913, il jugea lui-même devant Dieu que le temps
était venu de le faire. Ce
geste ne fut ni improvisé, ni facile. Voici ce qu'il écrivit à
ce sujet: Je ne me suis jamais fait illusion sur ce que je suis. Jésus m'a toujours conservé assez de bon sens,
pour comprendre que je n'étais pas à ma place, comme Abbé de S.
Joseph [de Scourmont]. J'avais
un excellent Prieur et P. Maître beaucoup plus capable que moi
et qui aurait pu faire beaucoup de bien dans le monastère.
En août 1913 je crus donc que le moment était venu pour
moi, de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour lui céder
la place. Ce n'était pas
facile, mais je voulais faire ce que je considérais comme une
volonté de Jésus. Après
avoir bien prié et réfléchi
je crus que la volonté de Dieu était que j'allasse déclarer
à l'Abbé Général que je pouvais être remplacé avantageusement
à S. Joseph et qu'en conséquence, j'étais disposé à me prêter
à toute combinaison qui aurait pour but le plus grand bien de
mon Abbaye. La démarche était grave, car je m'exposais non
seulement à devenir démissionnaire de Chimay, ce qui eût été normal,
mais à ce que le Général, profitant de ces dispositions, disposât de moi
pour une autre Abbaye où la situation eût été beaucoup plus difficile
et plus pénible. Je n'avais
rien à gagner dans un changement de ce genre, au contraire.
Néanmoins je crus devoir aller de l'avant, m'abandonnant
à la sagesse et à l'amour de Jésus qui voulait cela de moi.
Jésus me demandait un acte de foi, de confiance, d'abandon
comme je n'en avais jamais fait.
Je voulus lui donner cette preuve d'amour et de confiance
et je partis pour Laval, où était l'Abbé Général.
De passage à Paris, je passai deux heures devant le S.
Sacrement à Montmartre, protestant à Jésus avec larmes que j'étais prêt à tout par amour
pour Lui, que je ne voulais que ce qu'Il voulait, que la démarche
grave que je faisais était une affaire entre Lui et moi.
Le RRme Père Général ne crut pas devoir ajouter importance
à ma démarche et me répondit qu'il ne pouvait être question de
me remplacer à l'Abbaye de Forges.
Néanmoins la démarche était faite, elle restait faite et
je pouvais m'attendre à tout. Au Chapitre Général qui suivit cette démarche, on cherchait un Procureur Général
pour représenter les intérêts de l'Ordre auprès du Saint-Siège. L'Abbé Général suggéra le Père Abbé de Scourmont;
et, après un moment de surprise, la suggestion fut acceptée. Dès le 4 octobre 1913 dom Anselme Le Bail était
élu abbé de Scourmont et une nouvelle étape non moins importante
que la précédente allait commencer pour dom Norbert Sauvage. Rome :
Procureur Général et directeur spirituel (1913-1923) Durant
les dix ans qu'il passa à Rome comme Procureur Général, c'est-à-dire
jusqu'à sa mort en 1923, dom Norbert, en plus des démarches diverses
auprès du Saint-Siège qui sont la tâche du Procureur, remplit
de nombreux services dans l'Ordre. Chaque été, lorsque les bureaux étaient fermés
dans la Ville Éternelle, il prêchait des retraites dans les monastères
de l'Ordre. Il revenait à Rome en septembre, après le Chapitre
Général qui se tenait toujours à Cîteaux.
Il fut un directeur spirituel recherché et dispensa largement
un enseignement spirituel à diverses communautés de Rome et des
environs. Deux communautés
furent l'objet d'une attention toute particulière de sa part,
et cela fut à l'origine d'une réseau assez extraordinaire de relations.
Ce furent la communauté des Trappistines de Grottaferrata, plus
tard transférée à Vitorchiano et celle des Petites Soeurs de l'Assomption
de la rue Bixio à Rome. a) Grottaferratta La communauté
de Grottaferrata avait eu des débuts assez atypiques, comme d'ailleurs
un grand nombre de fondations de cette époque. Vers les années
1870 Julia Astoin, fille d'un sénateur de Lyon entrait à l'abbaye
de Vaise, près de Lyon, comme novice.
Comme elle n'avait pas la santé voulue pour faire profession
elle devint oblate. Elle possédait une propriété en Italie, près
de Turin, et elle persuada la communauté de Vaise de lui permettre
d'y faire une fondation. Avec
six compagnes : 2 professes de chœur, 2 converses et 2 novices,
Julia, supérieure du groupe, fonda la communauté de San Vito.
N'ayant pas émis de vœux, elle possédait le monastère et
l'administrait librement. Finalement elle prononça des vœux, devint Mère
Teresa, et fut installée canoniquement comme supérieure de la
communauté. Comme elle
n’avait jamais fait de noviciat, elle se montra une supérieure
difficile. Cela n'empêcha pas de nombreuses paysannes du
Piémont et de Lombardie d'entrer dans sa communauté. Lorsque la plupart des sœurs venues de Vaise y retournèrent, le caractère
cistercien de la communauté de San Vito se perdit rapidement,
et en 1886, onze ans après l'ouverture de la fondation, l'archevêque
de Turin retira la permission de recevoir des postulantes et d'accepter
des professions. Ces sanctions furent levées par le nouvel archevêque
en 1892. Cependant Mère
Teresa eut de nouvelles difficultés
avec le père Immédiat, dom Ignazio, abbé des Catacombes
(abbaye devenue Frattocchie).
Le Chapitre Général de 1898 ordonna la dissolution de la
communauté avant de céder à la requête de 31 sœurs qui voulaient
continuer à vivre dans la soumission et l'obéissance. Il fut décidé que la communauté se transférerait
à Grottaferrata, près de Rome, où les Catacombes possédaient une
propriété. C’était un ancien
centre de spiritualité orthodoxe et de culture grecque, où un
monastère avait été fondé en 1004 par saint Nil.
Mère Teresa demeura à San Vito avec deux oblates, et y
mourut. Lorsque
dom Norbert arriva à Rome comme Procureur Général, il commença
tout de suite à s'occuper de cette communauté de Grottaferrata,
se consacrant à sa formation spirituelle.
Il y allait comme confesseur, et y remplaça le Père Immédiat,
sous les armes. Chaque samedi après-midi et la veille de chaque
fête, il se rendait à Grottaferrata, et y demeurait le jour suivant,
prêchant, confessant, donnant des conférences.
Il voulait former les moniales à une spiritualité solide,
à l'Écriture, aux sources de la spiritualité cistercienne.
Il donnait aussi des cours aux novices, auxquels toute
la communauté se mit à assister.
Il travaillait en grande collaboration avec l'abbesse,
Mère Agnese, une sainte femme, très intelligente, qui était l'une
des sœurs venues de San Vito. b) Mère Pia (Maria Elena Gullini) En même temps, dom Norbert assistait aussi la communauté des Petites Sœurs
de l'Assomption. Un jour
se présenta chez elles une candidate assez spéciale.
Elle s'appelait Maria Elena Gullini.
Son père était un brillant ingénieur qui avait développé
le système ferroviaire italien et était devenu Ministre dans le
gouvernement. Maria Elena, née en 1892, avait fait sa première
communion à Venise des mains du Patriarche Sarto, le futur Pie
X. C'était une jeune fille très intelligente et
fort élégante, qui avait suivi des études chez les Sœurs françaises
du Sacré-Cœur à Venise. Elle
avait quitté l'école munie de degrés en langues, en musique et
en peinture et était venue rejoindre son père à Rome.
Lorsqu'en 1916, à l'âge de 25 ans, elle
voulut entrer chez les Petites Soeurs de l'Assomption à Rome,
la Mère Générale se demanda si une personne d'une telle qualité
et aussi attrayante pourrait s'adapter à leur genre de vie simple
auprès des pauvres. Elle lui conseilla donc de faire une retraite
de discernement sous la direction de dom Norbert Sauvage, qui
était le confesseur de leur communauté. Dom Norbert obtint les permissions pour
que Maria Elena fasse une retraite en communauté à Grottaferrata. À la fin de cette retraite, il lui dit qu'il
croyait qu'elle avait une authentique vocation à se donner par
amour, mais qu'il pensait aussi qu'elle pourrait réaliser cette
vocation dans la vie contemplative aussi bien que dans la vie
active et il l'invita à se faire cistercienne.
Elle entra six mois plus tard -- le 28
juin 1917 -- non pas à Grottaferrata, mais à Laval, en France. Dom Norbert avait discerné qu'une personne de
cette trempe et de cette qualité humaine et spirituelle, serait
très précieuse pour Grottaferrata, mais qu'elle devait d'abord
recevoir une solide formation. C'est pourquoi, d'accord avec l'abbesse,
Mère Agnese, il l'orienta vers Laval, où elle reçut le nom de
sœur Pia. Dom Norbert avait une grande estime pour
l'abbesse de Laval, Mère Lutgarde Hémery, qui dirigea durant plus
de 40 ans (1900-1944) une communauté florissante comptant plus
de 115 membres, et où la vie était très austère.
Sans que sœur Pia le sache, les supérieurs s'étaient mis
d'accord pour qu'elle soit formée à Laval mais pour
Grottaferrata. Aussi bien à Laval qu'à Grottaferrata, l'exubérance
de cette jeune fille pleine de vie fit d'abord un peu peur ; mais
elle fut admise à la profession le 16 juin 1926. Pour lui donner
une expérience pastorale on la nomma assez vite maîtresse des
novices. Dix ans après son entrée à Laval elle revenait
à Grottaferrata et y faisait sa stabilité l'année suivante. Elle fut dès lors le bras droit de Mère Agnese.
Après quelques années, en 1931, elle était nommée abbesse
par le Saint-Siège, puis élue unanimement par la communauté trois
ans plus tard. c) Mère Thecla À peu près au moment où Maria-Elena Gullini était envoyée à Laval, une autre
novice entrait à Grottaferrata.
C'était une femme d'âge mûr d'environ 45 ans, qui avait
été Assistante Générale de la Communauté des Missionnaires Franciscaines
du Coeur Immaculé de Marie. Elle
avait pris soin des pauvres de toutes religions dans les rues
du Caire, en Égypte, durant 25 ans, avant de se présenter au noviciat
de Grottaferrata. Durant tout son noviciat, elle reçut la direction
spirituelle de dom Norbert. Lorsqu'elle
fut refusée à la profession – officiellement parce qu'elle avait
la voix faible et une santé délicate, mais sans doute plutôt parce
qu'on ne savait pas comment intégrer une personne ayant une telle
expérience -- dom Norbert l'envoya à Chimay, où elle fut reçue
et fit profession le 8 septembre 1921, sous le nom de sœur Thecla.
Durant les 17 années qu'elle vécut à Chimay elle eut comme
aumôniers dom Anselme Le Bail et dom Godefroid Bélorgey. Dès que
Mère Pia fut nommée abbesse de Grottaferrata, le 30 décembre 1931,
elle fit revenir soeur Thecla de Chimay pour l'assister comme
maîtresse des novices. La
Communauté de Grottaferrata était désormais -- et pour longtemps
-- entre les mains de deux femmes exceptionnelles: Mère Pia comme
abbesse et sœur Thecla comme maîtresse des novices.
Elle furent l'abbesse et la maîtresse des novices de la
bienheureuse Gabriella Sagheddu, qui arriva à Grottaferrata en
1935. On est émerveillé
devant cet extraordinaire réseau de relations où dom Norbert joua
un rôle très actif, et par lesquelles la Providence préparait
la formation d'une future bienheureuse. Ces quelques
lignes sur le rôle de Norbert Sauvage dans la vocation de Mère
Pia et de Mère Thecla nous permettent d'entrevoir ce qui fut une
large partie de son ministère dans l'Ordre au cours de la dernière
étape de sa vie monastique. Il fut un grand directeur spirituel. Il maintint des contacts avec Mère Pia jusqu'à
la fin de sa vie. Lorsqu’elle
était à Laval , il la visitait chaque année à l'occasion
de sa venue en France pour le Chapitre Général.
Il y prêcha en octobre 1921 une retraite qui fut très remarquée. Avec elle, comme avec plusieurs autres femmes
qu'il avait orientées vers la vie monastique, il entretint une
correspondance suivie qui révèle à la fois une profondeur de discernement,
un solide enseignement spirituel, et une délicatesse de sentiments
témoignant d'un grand équilibre affectif aussi bien que spirituel. d) Sœur Marie-Joseph (Anne-Marie Granger) L'une de
ces personnes était une jeune fille de Guéret, Anne-Marie Granger,
qui était venue le trouver pour discerner sa vocation avec lui,
alors qu'il y était stationné en service militaire, au début de
la guerre. Au terme de ce discernement, il lui avait dit
: « Si j'étais jeune fille, si j'avais 20 ans, si j'étais
Melle Anne-Marie, j'entrerais demain à la Trappe
et à la Trappe de Laval... Je connais une Révérende Mère, si elle
savait que je vous envoie à Laval, elle m'arracherait les yeux;
à Laval il n'y a pas manque de vocations, mais je parle dans l'intérêt
de votre âme et pas dans l'intérêt de l'Ordre... Priez et demandez...
les grâces qui vous sont nécessaires pour fixer votre choix selon
sa volonté. » Cette
jeune fille entra à Laval en 1915, y prit le nom de soeur Marie-Joseph
et fut l'une des fondatrices d'Igny en 1929. C'est l'abbesse de
ce dernier monastère, Mère Alphonse Gastineau, qui, ayant développé
une belle amitié avec Henriette Ferrari, l'introduisit à Mère
Pia, alors abbesse de Grottaferrata. Or cette Henriette Ferrari
était une amie du Père Christophe Dumont, o.p., directeur du Centre
Istina, à Paris. Le père Dumont la présenta à l'abbé Couturier.
Et c'est ainsi que le monastère de Grottaferrata fut inscrit
dans la liste des 1500 adresses où fut envoyée en janvier 1937
la brochure pour la semaine de l'Unité, que Mère Pia commenta
à sa communauté... Sœur Marie-Joseph
écrit dans ses mémoires sur dom Norbert : J'entrais
à Laval le 2 octobre 1915. Dom
Norbert ne cessa plus de me suivre jusqu'à sa mort et participa
à toutes mes joies ; en juin 1917, il nous envoya de Rome Mère Pia
aujourd'hui prieure de Grotta ; il vint lui-même à l'abbaye après
la guerre, et prêcha à sa profession temporaire le 16 juillet
1919 et prit pour texte « Qui est celle-ci qui monte du désert
appuyée sur son Bien Aimé ».
Chaque année pendant ses vacances, il passait quelques
jours à l'aumônerie de la Coudre et redevenait pour toutes deux
père Norbert, « un pauvre petit abbé sans abbaye et sans
autorité ». En octobre
1921 il nous donna la retraite annuelle. Nous possédons dans les archives de Scourmont le texte complet des vingt sermons
de cette retraite. Il suffira
d’en donner le titre de chacun pour faire entrevoir la richesse
du contenu de son enseignement, à une époque où la prédication
tendait à être très moralisante :
1) Nécessité d'étudier le Christ pour le connaître, l'aimer,
pour vivre dans son intimité et le faire vivre en nous.
2) Les cinq dispositions que produira en nous la connaissance
de Dieu : admiration, adoration, respect, soumission et confiance.
3) La divinité de Jésus-Christ. 4) La maternité divine. 5) Le
mystère de Jésus-Crucifié. 6) Les caractères du Sauveur en Jésus.
7) Marie, co-rédemptrice des hommes. 8) Jésus, l'ami divin. 9)
Jésus l'Époux divin. 10) L'Eucharistie. 11) Notre incorporation
au Christ d'après saint Paul. 12) idem (suite). 13) Notre vie
divine, c'est notre sanctification. 14) La mortification. 15)
Moyens à prendre pour travailler à notre sanctification. 16) La
maternité de Marie. 17) L'humilité de Jésus. 18) La charité de
Jésus. 19) La Communion. 20) Conclusion : la vie d'oraison. * *
* Ces quelques lignes trop brèves serviront tout au moins à montrer à quel point
il pourrait être intéressant et utile d'écrire la vie de ce moine
d'une qualité exceptionnelle.
On hésite à énumérer les leçons que l'on pourrait tirer
de cette vie relativement brève mais fort bien remplie.
Retenons toutefois trois aspects qui concernent l'abbé,
le directeur spirituel et le prédicateur. Dom Norbert
avait un sens communautaire très aigu.
Il conçut donc toujours son rôle d'abbé comme un service
de la communauté. Ce service
consistait avant tout à faire aimer le Christ, à conduire les
moines de sa communauté à une profonde vie de prière, et à un
développement des qualités spirituelles et intellectuelles de
chacun. Ce service était
pour lui totalement subordonné aux besoins de la communauté, de
sorte qu'il lui paraissait normal non seulement de laisser la
place à un autre le moment venu, mais même de préparer le plus
tôt possible et le mieux possible celui qui pourrait le remplacer.
Cette conception de l'abbatiat correspondait à celle des
grands siècles de développement du monachisme, où l'on voit sans
doute des abbés demeurer en fonction durant de nombreuses années
et même jusqu'à leur mort, mais où il n'est pas rare de voir aussi
des abbés démissionner après quelques années ou après plusieurs
années d'abbatiat, lorsqu'il apparaît que, pour une raison ou
pour une autre, le bien de la communauté suggère un changement. L'idée que l'abbatiat serait, de sa nature,
"à vie", est née à l'époque de la restauration du monachisme
européen dans un contexte de nostalgie monarchique.
Tout comme,
en devenant abbé, dom Norbert avait assumé une responsabilité
à l'égard des membres de sa communauté, ainsi, manifesta-t-il
un sens de responsabilité tout aussi grand à l'égard des personnes
qui lui avaient demandé de les guider dans leur recherche de la
volonté de Dieu. Cette
responsabilité se transforma, en plus d'un cas en une véritable
amitié, marquée d'un sens profond des exigences évangéliques tout
autant que d'une grande humanité qui ne manquait pas d'une note
de tendresse. Voici ce qu'il écrivait, par exemple, à sœur
Marie-Joseph de Laval (Anne-Marie Granger) : Je veux que vous vous fassiez bien à cette idée à savoir : que je suis votre
père spirituel, le père
de votre âme et qu'à ce titre je dois chercher
avant tout le bien de votre
âme bien plus que les joies de votre
cœur. Jésus m'a confié à vous, pour le révéler à votre
âme, lui gagner votre cœur de plus en plus. Le faire jouir de vous, vous faire jouir de
Lui. Cette mission est
belle, très honorable, fort agréable même, mais je ne puis jamais
en oublier le caractère tout surnaturel.
Je dois donc chercher tout ce qui vous fera jouir de Jésus
davantage et le fera jouir de vous plus complètement.
S'il faut pour cela faire des sacrifices, Jésus sait que
je suis à Lui et pour Lui jusqu'au sacrifice. Bien plus, si pour le faire jouir de vous et
vous faire jouir
de Lui davantage il fallait mortifier votre nature et ce
qui est dans votre nature le plus sensible : votre cœur, j'espère
que je serais assez surnaturel pour le faire par
amour pour Jésus, par amour pour votre âme. Prêcher des retraites dans les monastères de l'Ordre était devenu aussi pour
dom Norbert non seulement un service de Dieu et des communautés,
mais une façon d'exercer une paternité spirituelle.
Il s'y consacra avec beaucoup d'ardeur, surtout durant
la guerre et les années qui suivirent. La dernière année de sa
vie, il prêcha quatre retraites l'une à la suite de l'autre sans
tenir compte d'un gros rhume qui ressemblait plutôt à une bronchite.
Le surmenage et l'effort fatiguèrent son cœur.
Il mourut le 8 juillet 1923, après une courte maladie,
et son corps repose dans le cimetière de Tre Fontane. Après avoir exercé sa paternité spirituelle dans
sa communauté de Scourmont, il l'exerça ensuite sur plusieurs
personnes de l'Ordre aussi bien qu'en dehors de l'Ordre à travers
le ministère de la direction spirituelle et il exerça enfin une
véritable paternité spirituelle d'un nouveau genre sur un grand
nombre de communautés de l'Ordre où il suscita l'amour du Christ
et l'attrait pour la vie intérieure à travers un ministère de
retraites. Dom Norbert
Sauvage est l'une de ces personnes humbles dont la vie toute simple
marqua profondément celle de très nombreuses autres personnes. Abbaye N.-D. de Scourmont Armand VEILLEUX B – 6464
FORGES
abbé
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