Vie religieuse en général



 

 

 
 

POINTS DE VUE SUR LA VIE RELIGIEUSE

 

CONFERENCE AUX RELIGIEUX-PRETRES DU DIOCESE CHICOUTIMI

(Saint-Jérôme, le 13 mars 1971)

 

         On m’a demandé de vous dire ce que je pense  de la vie religieuse aujourd’hui. Ce que je vais vous dire est donc tout-à-fait subjectif, en ce sens qu’au lieu de vous faire une conférence sur l’essence de la vie religieuse, je vous exposerai simplement comment je perçois actuellement la vie religieuse. Et je suis bien conscient de deux choses : c’est que, premièrement, ma perception est conditionnée et donc limitée par la nature et les limites de ma propre expérience, par le genre de vie religieuse qu’est le mien et par bien d’autres facteurs. Et deuxièmement, je suis aussi conscient que ma perception comporte déjà une part d’évaluation et donc présuppose chez moi une certaine conception de ce que doit être la vie religieuse ou plus précisément du sens dans lequel elle devrait, à mon avis, continuer d’évoluer.

         Je divise mon exposé en trois parties. Dans la première, je vous donnerai mon impression générale sur la situation de la vie religieuse aujourd’hui. Dans la troisième et dernière partie, je vous donnerai mon opinion personnelle sur un certain nombre de problème ou d’aspects de la vie religieuse qui me semblent avoir une importance spéciale de nos jours. Entre les deux, je placerai une deuxième partie qui sera un coup d’œil rapide sur l’origine et l’évolution de la vie religieuse au cours de l’histoire dont le but sera d’une part de servir de lumière pour interpréter la situation actuelle et, d’autre part, de vous indiquer sur quoi se fondent les points de vue personnels que j’exprimerai dans la troisième partie.

 

I.             IMPRESSION GENERALE

 

D’abord, je constate, comme tout le monde, que la situation actuelle de la vie religieuse est une situation de crise.  L’un des symptômes le plus évidents est sans doute l’hémorragie qu’ont connue et que connaissant encore nombre de communautés ou d’instituts. Au début de cet exode, on se rassurait un peu facilement avec des réflexions comme celle-ci : on disait, par exemple : « il se fait une épuration chez-nous … tous ceux qui n’avaient pas vraiment la vocation s’en vont ; après ça ira beaucoup mieux.»  Mais on a été obligés de constater que ceux qui sont partis n’étaient pas toujours ceux qui n’avaient pas la  vocation, ni toujours les moins engagés ou les moins fervents. C’était même parfois ceux sur qui les communautés pouvaient compter et comptaient  effectivement pour réaliser leur renouveau. Si certains ont quitté par manque d’idéal ou d’engagement, d’autres ont pu quitter parce que qu’ils considéraient que la vie religieuse telle qu’elle existe présentement n’était pas apte à répondre à leur idéal et à leur besoin d’engagement.

Il est certainement plus facile de constater cette crise que de l’analyser avec justesse. Il s’agit d’ailleurs d’une crise qui n’est pas propre à la vie religieuse mais qui affecte toute l’Eglise. Et si elle est peut-être plus forte dans l’état religieux, c’est sans doute normal, car il semble que c’est dans la vie religieuse que l’Eglise a toujours vécu le plus intensément les tensions qui lui sont connaturelles, en particulier la tension entre charisme et institutions.

Quoi qu’il en soit, si je tentais un diagnostic, je dirais que la crise actuelle de la vie religieuse est essentiellement une crise d’identité. Et les causes immédiates en seraient : d’un part, la faiblesse et l’imprécision de la théologie de la vie religieuse, d’autre part, les changements profonds qu’a connus la société au cours des dernières années, surtout au Québec, changements qui ont amené des mutations profondes dans le mode d’insertion des religieux et religieuses dans la société et dans l’apostolat de l’Eglise.

La présentation théologique de la vie religieuse qui était courante avant le concile et qu’on trouvait par exemple dans nos « catéchisme des vœux », est devenue dans une grande mesure inacceptable. Elle était fondée sur une conception assez étroite  des conseils évangéliques, qui ne cadre plus avec les développements de l’exégèse et de la théologie biblique, elle était enracinée dans une ecclésiologie qui a été dépassée par la Constitution Lumen Gentium de Vatican II ; enfin, elle était empreinte d’un moralisme légaliste étranger à une morale d’inspiration biblique. Par ailleurs, ni au Concile, ni depuis le concile on n’a fait grand-chose pour l’élaboration d’une théologie de la vie religieuse. Le Décret Perfectae Caritatis, s’il exhorte les Instituts à se rénovation et trace les grandes orientations de cette rénovation, est quand même d’une pauvreté théologique déconcertante. Depuis le Concile, une quantité, considérable de livres et d’articles ont été écrits sur le renouveau de la vie religieuse, mais bien peu de choses sur sa théologie.

Quant aux nouveaux modes d’insertion dans la société et dans l’apostolat de l’Eglise, vous les connaissez mieux que moi. Dans le passé, la plupart des communautés avaient des œuvres communautaires qui leur étaient propres : collèges, hôpitaux, maisons de retraites, etc., et les religieux se dévouaient toute leur vie gratuitement au service de ces œuvres, en union avec leurs confrères. Aujourd’hui, les communautés ont dû, ou bien par la force des circonstance ou bien par suite d’une décision spontanée, se défaire de la plupart de ces œuvres, et, de plus en plus, les religieux et religieuse s’engagent à titre personnel et individuel dans toutes sortes de professions ou d’apostolats où, souvent, ils n’ont plus beaucoup de contacts avec les autres membres de leurs communautés.  L’un sera curé ou vicaire de paroisse, ou encore aumônier dans une Institution quelconque, et il se demandera ce qui peut bien le distinguer du prêtre séculier qui remplit les mêmes fonctions à côté de lui. Tel autre sera professeurs et il se demandera ce qui le distingue des professeurs laïcs avec qui il travaille, qui font la même chose que lui et reçoivent le même salaire. Ce ne sont pas là des questions que j’invente. Je les ai plus d’une fois entendues dans la bouche de religieux et religieuses. Il ya aussi que dans les milieux où ils travaillent, les religieux et religieuses sont souvent interpellés : « Qu’est que ça vous donne d’être religieux ?» « - Votre vie a-t- elle encore un sens ? » - il arrive très souvent qu’on sente bien que les vieilles réponses ne collent plus, mais qu’on soit incapable de verbaliser les réponses nouvelles que l’on perçoit intuitivement.

Même si je parle de « crise », je considère comme réalité tout-à-fait saine cette remise en question de notre identité  comme religieux. Elle nous amène nécessairement à refaire nos options d’une façon plus libre et plus consciente. Mais je voudrais signaler encore trois aspects de la crise qui secoue l’Eglise, et qui risquent d’avoir des répercussions sérieuse sur l’évolution de la communion et celle de la foi.

Sans doute pour avoir trop souffert de structures inadaptées, un bon nombre de chrétiens sont devenus sceptiques à l’égard de toute forme de communauté structurée. Ce scepticisme peut facilement pénétrer dans la vie religieuse.  Dans le passé, celle-ci était en effet très fortement structurée. Il n’y avait alors évidemment guère de problème d’identité. Etre religieux, c’était vivre dans une communauté religieuse, en porter l’habit distinctif et se conformer à toutes ses Règles et coutumes. Pie X est censé avoir dit : « Donnez-moi un religieux qui observe toute ses Règles et je le canonise. » Que cette phrase soit de Pie X ou non, elle exprime très bien une certaine mentalité qui tendait à identifier la vie religieuse avec une mode de comportement. Avec une rapidité extraordinaire, la plupart des structures ont été profondément modifiées ou même  supprimées. Beaucoup de religieux et religieuse, qui y trouvaient leur sécurité psychologique et spirituelle en ont été désorientés. Certains sont partis, ne trouvant plus dans leurs communautés le genre de vie auquel ils s’étaient engagés. Pour d’autres par ailleurs, et fort heureusement, ce fut une occasion de mieux discerner l’essentiel de l’accidentel et de se rendre compte que la fidélité à la vie religieuse est en premier lieu la fidélité à quelqu’Un et non la fidélité à quelque chose.

Pour bon nombre de religieux, le sentiment d’appartenance à leur communauté était fondé sur la participation à une œuvre communautaire, donc à une communauté de travail. Les œuvres communautaires disparaissant, c’est une excellente occasion de découvrir un nouveau sens communautaire où l’essentiel est la communion de vie. Mais cela fait problème pour d’autres qui ont de la difficulté à accepter la nécessité d’une communion avec Dieu qui doive passer par la communion avec des frères. Il y a là une crise de la communion ecclésiale, intimement liée à la crise des structures.

Enfin, même si la théologie de la « mort de Dieu » est déjà un phénomène dépassé, il y a dans l’Eglise une crise de la foi qui risque d’affecter la vie religieuse. Car sans la foi, la vie religieuse n’a vraiment plus aucun sens. Le symptôme principal de cette crise de la foi est la crise de la prière. La disparition des cadres traditionnels de la prière commune a amené un bon nombre de religieux à découvrir des expressions plus spontanées, plus vraies et plus enrichissantes de leur prière. D’autres cependant ont abandonné totalement ou partiellement la prière.

Ce tableau d’enseignement peut paraître sombre, et il l’est sans doute quelque peu. Inutile de se faire des illusions ! Mais je ne crois pas qu’il soit de nature à engendrer le pessimisme. D’ailleurs un coup d’œil sur l’histoire de la vie religieuse pourra nous apprendre à être à la fois optimistes et réalistes.

 

II.           COUP D’ŒIL SUR L’HISTOIRE DE LA VIE RELIGIEUSE

Il n’est plus question, de nos jours, de chercher dans tel texte de l’Ecriture le fondement de la vie religieuse ou de chacun des trois vœux traditionnels. Si la vie religieuse est évangélique, ce n’est pas parce qu’elle s’appuie sur tel texte du N.T. ou sur telle parole du Christ. Mais parce qu’elle s’enracine dans l’ensemble du donné évangélique. On ne voit nulle part que le Christ ait proposé deux voies distinctes pour arriver à la vie éternelle : une voie commune consistant dans l’observation des préceptes obligatoires pour tous et suffisante, une voie plus parfaite consistant dans l’accomplissement des conseils et simplement proposée. Le Christ, au contraire, appelle tous les hommes à la perfection. – « Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait » - et n’institue pas d’échelle ou de hiérarchie dans l’idéal qu’il énonce aux hommes. Il n’y a pas, dans l’Evangile, de chose qui sont  à prendre ou à laisser. Mais, par ailleurs, le Christ, qui nous a aimés jusqu’à mourir pour nous, attend de tout chrétien un amour et une obéissance radicale. Les exigences de toute vie chrétienne sont radicales, en ce sens que chaque fois que le Christ appelle, chaque fois quel quelque chose risque d’entrer en compétition avec le Christ dans le cœur du chrétien, chaque fois que quelque chose risque de mettre en péril l’indivision de son cœur, le chrétien doit trancher radicalement.  Le N.T. nous donne des exemples nombreux d’attitudes radicales qui furent exigées de telle ou telle personne soit par un appel explicite du Seigneur, soit par suite de la nécessité de conserver non cœur indissolublement donné au Christ. Dès la première génération des fidèles ont vu dans ces exemples un appel personnel à adopter librement comme mode permanent de vie certaines de ces attitudes radicales dont l’Evangile donnait des exemples. C’est en ce sens qu’on peut parler de « conseils évangéliques. » Donc, pour moi, la vie religieuse ça consiste attitudes radicales dont l’Ecriture nous donne des exemples, et qui, sans être exigées de tout chrétien, peuvent parfois l’être de telle ou telle personne si elle veut maintenir son cœur donné totalement au Christ.

         Et ainsi on peut dire en toute rigueur de terme que la vie religieuse est aussi vieille que l’Eglise, car dès les toutes premières générations chrétiennes on voit, surtout dans les Eglises judéo-chrétienne, de ces vierges et ces ascètes qui mènent – sans cadres institutionnels, bien sur – des genres de vie correspondant aujourd’hui. Certains d’entre eux embrassent la vie de célibat et d’ascèse sans pour autant renoncer à leur situation sociale normale. D’autres se consacrent à des œuvres de miséricorde. Certains se groupent en communautés tout en continuant de vivre au sein de l’Eglise locale. Mais il y en a aussi qui se retirent à l’écart, dans le désert, soit pour y constituer des fraternités d’ascètes, soit pour y vivre dans la solitude absolue. On a donc un éventail complet des façons de vivre les conseils évangélique dans l’Eglise.

         A partir du cinquième sicle, l’évolution de la vie religieuse en occident   est assez bizarre. Depuis ce moment jusqu’à la reforme carolingienne, au début du 9ième siècle, on assiste à une fermeture progressive de cet éventail jusqu’à ce qu’avec le Synode d’Aix-la-Chapelle, en 817, une seule forme de vie religieuse soit reconnue dans l’Eglise : la vie monastique, et une seule Règle monastique  Celle de saint Benoît. A partir de la reforme carolingienne, au XIème  siècle, on assiste à un mouvement en sens inverse. C’est une sorte de reconquête graduelle du droit de cité dans l’Eglise institutionnelle pour chacune des formes de vie consacrée. Ce sont d’abord les chanoines réguliers, qui unissent la pratique des conseils évangéliques au service d’une Eglise locale,  puis ce sont les ordres mendiants, qui l’unissent à un apostolat aux dimensions de l’Eglise entière, enfin ce sont les innombrables formes de vie religieuse non-cloitrée qui, peu à peu, s’établissent de fait dans l’Eglise, pour être reconnu de droit de celui-ci au bout de plusieurs siècles. C’est enfin, avec les institutions séculières, la reconnaissance officielle d’un état de perfection évangélique au sein du monde, sans les cadres de la vie religieuse canonique.

         L’une des leçons qui se dégagent le plus clairement de cette évolution, c’est que toute réforme de la vie religieuse qui est en premier lieu une reforme de structures et une réforme juridique est vouée à l’insuccès et peut engendrer des situations équivoques. Ainsi en fut-il de la réforme carolingienne au début du 9ème siècle. Jamais réforme ne fut mieux « organisée». Elle n’eut cependant aucun lendemain ; elle réussit simplement à enfermer la vie religieuse dans des cadres juridiques extrêmement rigides dont elle n’a pas encore réussi à se libérer. Les vraies réformes sont des réformes charismatiques qui s’enracinent dans un renouveau spirituel, lequel sait faire éclater les structures périmées, lorsque le souffle de l’Esprit est assez fort. Le plus bel exemple est le grand mouvement de fondation du XIème siècle. Et cela doit nous amener à réfléchir. Depuis le concile, les communautés religieuses ont modifié leurs Constitutions, elles ont réformé leurs structures. Nous sommes-nous suffisamment préoccupés d’un véritable renouveau spirituel ?

         Une autre chose importante à noter c’est que le grand mouvement d’expansion du XIème  siècle provoqua un effort de réflexion théologique et une certaine systématisation de la vie religieuse. Cette systématisation, en soi nécessaire et utile, eut cependant ses inconvénients. Jusque là, l’engagement dans la vie religieuse comportait une certaine promesse, une « professio », par laquelle on s’engageait à un mode de vie. L’engagement au célibat ou le « vœu de virginité » était souvent mentionné explicitement. Dans les nouveaux ordres, et d’abord chez les Franciscains, la formule de profession explicita les trois vœux devenus par la suite traditionnels, ceux de pauvreté, de chasteté, et obéissance. Au même moment, la distinction connue auparavant entre le « simple vœu » (sans reconnaissance officielle par Eglise) et « vœu solennel » (reconnu et consacré par un geste rituel) s’accentua. Comme tous les grands Ordres monastiques avaient la profession solennelle, l’opinion s’accrédita bientôt que sans les trois vœux solennels, il n y avait pas de consécration religieuse, et que ces trois voeux qu’appela désormais les « trois vœux essentiels » de l’état religieux étaient une condition signe qua non de cet état. Sur cette nouvelle conception des vœux se greffa la nouvelle théologie de la vie religieuse fondée sur la notion des trois conseils évangéliques, qui a prévalu jusqu’à nos jours, et qui commence à céder le pas à une vision plus globale du donné évangélique sur la vie parfaite.

 

III.               QUELQUES ASPECTS PARTICULIERS

Si je passe maintenant à quelques aspects concrets de la situation présente, je dirais en premier lieu qu’à mon avis il est essentiel que note vie religieuse soit radicale. Sans cela, elle n’a aucun sens. C’est dans la mesure où nous adoptons un mode radical de vivre l’Evangile, et plus particulièrement certaines de ces valeurs, que nous avons une raison d’être comme religieux.

En deuxième lieux, il me semble important que, malgré les imprécisions et les tâtonnements de la théologie de vie religieuse, nous sachions ce que nous, nous voulons être. C’est-à-dire que nous devons savoir, d’une façon personnelle et bien réfléchie, quelles sont les valeurs évangéliques que nous voulons incarner d’une façon spéciale dans notre vie.

Et parmi les nombreux conseils évangéliques, c’est-à-dire parmi les nombreuses valeurs évangéliques qui peuvent être vécues avec radicalisme, il y en a certaines qui répondent d’une façon plus directe aux besoins de notre société contemporaine et c’est sans doute sur celles-là qu’il faut le plus insisté aujourd’hui. L’homme a toujours besoin de libération ; et le salut apporté par le Christ est précisément la libération de l’homme. Mais il y a certains esclavages précis dont l’homme a besoin d’être libéré plus spécialement aujourd’hui ; il y a donc certaines libérations dont il a besoin de voir le témoignage.

Dans notre société industrielle, l’homme est de plus en plus conditionné par des structures dont il est de moins en moins le maître. Il devient un rouage ou un moyen dans un univers où tout est orienté vers la création de nouveaux besoins on vue d’une plus grande consommation et donc d’une plus grande production.

Dans cette société, un nouvel humanisme est en train de naître. Un peu partout dans le monde, et particulièrement dans l’Eglise, se manifeste depuis quelques années un besoin de relations humaines plus vraies que les relations fonctionnelles de la société de consommation, et surtout un besoin de communion fraternelle. Un peu partout dans l’Eglise jaillissent des communautés nouvelle : communautés de base, groupes foyers, groupes de partage d’Evangile, etc. Les religieux ont un rôle tout-à-fait spécial à jouer dans ce mouvement de récommunautarisation de l’Eglise et du monde, non seulement parce qu’il s’agit là d’une des valeurs les plus fondamentales de la vie chrétienne, mais aussi parce que la vocation religieuse est essentiellement communautaire. De fait, les premières communautés cénobitiques se sont formées parallèlement aux Eglises locales, vers le 4e siècle, comme une sorte de contestation visant à préserver vivante dans l’Eglise la réalité de la communion fraternelle, au moment où l’Eglise institutionnelle devenait de moins en moins  une communauté et de plus en plus une société. Cependant, l’ironie du sort veut qu’avec le temps les communautés religieuse ont cessé elles aussi d’être de véritables communauté pour devenir des groupements d’individus vivant les uns à côté des autres, souvent sans se connaître vraiment et sans échanger en profondeur.

Depuis le concile, et même avant, de grands efforts ont été faits dans beaucoup de communautés pour retrouver un véritable esprit communautaire. D’une part, on s’est efforcé d’améliorer les relations et les communications au sein des grandes communautés et, d’autre part, on s’est orienté vers la constitution de fraternité ayant les dimensions d’un groupe primaire, et où il est plus facile de vivre en communion fraternelle. Ce mouvement vers la création des petites communautés est très prometteur, il comporte aussi des dangers. Pour qu’une fraternité réussisse, il faut une véritable transparence mutuelle et une mise en commun des idéaux, des projets, des problèmes, des recherches, des expériences spirituelles, et aussi un réel amour fraternel dépouillé d’égoïsme. Beaucoup de fraternités piétinent ou sont sans vie parce qu’elles n’ont pas voulu être plus que ce que Tillard appelle des fraternités-dortoirs ou des fraternités-bars-du –coin. Une fraternité où l’on n’échange pas à un niveau profond dans la prière n’a pas de chance d’avenir. Elle peut tout au plus subsister comme club de célibataires bourgeois. De plus, pour être vraiment chrétiennes, les fraternités doivent demeurer ouvertes et être autant que possible hétérogènes. Autrement,  il y a aurait le danger de devenir une secte ou un ghetto.

Ce modifications dans la vie de communauté, jointes aux mutations de contexte, sociologique dans lequel nous vivons aujourd’hui, nous obligent à repenser notre conception et notre pratique de l’autorité et de l’obéissance religieuses. Même si l’obéissance est, dans son essence profonde, une réalité évangélique qui ne change pas, les modalités qu’elle a prises dans l’Eglise et dans la vie religieuse au cours des siècles ont toujours été tributaires des structures sociologiques de l’époque. Les conceptions que nous avions dans ce domaine jusqu’à ce dernières décennies, étaient encore celles de la chrétienté médiévale. Le rôle du supérieur était extrêmement étendu, et la participation était assez restreinte. Nous avons fait beaucoup de progrès en ce domaine. Mais ce progrès comporte peut-être ses dangers, ou en tout cas ses équivoques. Il est à craindre qu’on renonce à des structures médiévales simplement pour emprunter des nouvelles méthodes de gouvernement et d’administration à notre société industrielle, tout juste au moment où celle-ci est violement remise en question. Il serait erroné de voir l’évolution que doit faire la vie religieuse en en ce domaine simplement comme un processus de démocratisation… car Marcuse n’a probablement pas tort lorsqu’il affirme que la démocratie est la forme la plus efficace de domination et celle où la liberté individuelle est le plus facilement anesthésiée. Dans les siècles passés, les religieux ont fait figure de pionniers en ce domaine ; des études scientifiques ont montré que la première démocratie d’Europe, le parlement britannique, a emprunté beaucoup de ses structures au modèle du Chapitre Général des Cistercienne. Il serait dommage qu’on adopte aujourd’hui globalement, avec quelques siècles de retard, une forme de gouvernement qui est en voie de disparaître…

Depuis le Concile on a senti un grand besoin de faire participer activement tout le monde à la vie des communautés. C’est un bien indéniable, et il faut s’en réjouir. Par ailleurs, ce développement de la participation a souvent abouti à ceci (dans les communautés religieuses aussi bien que dans les organismes diocésains) : on a compliqué au maximum les rouages administratifs, afin d’y faire participer le plus de monde possible : une véritable multiplication de commissions, de sous-commissions, de comités, etc. Mais il n’est pas sûr qu’on ait réussi à intéresser beaucoup de gens à cette participation. On arrive facilement ainsi à ce que j’appellerais un régime totalitaire de renouveau, basé sur la participation, dont le résultat est de tuer toute spontanéité et, en définitive, toute participation…

Je ne dis pas qu’on est allé trop loin ; je dis qu’on n’est pas allé assez loin. Car, pour moi, la véritable communauté de vie se situe bien au-delà de la démocratie et de la participation au gouvernement. Tant qu’on reste dans le cadre de ces catégories, on conserve la vieille dichotomie entre  un troupeau qui obéit et une autorité qui est extérieure au troupeau. Et le fait que l’autorité soit partagée entre un plus ou moins grand nombre de personnes ou de commissions, ne change au fond rien au système. Même si l’on décide tout par votre majoritaire, sans qu’il n’y ait de supérieur proprement dit, on n’a pas changé grand-chose, parce qu’alors on a encore en fait une instance supérieure, composée de tous les membres du groupe, mais extérieure comme telle à chaque personne du groupe. Pour arriver à une véritable communauté de vie il faut transcender cette dichotomie. Une communauté c’est un groupe de personnes qui réalisent la prise en charge mutuelle et le partage non seulement de ce qu’elles ont, mais aussi et surtout de ce qu’elles sont. Il s’agit alors pour des frères de cheminer ensemble, de chercher ensemble la volonté de Dieu, de se mettre comme groupe à l’écoute de l’Esprit Saint et d’accepter de lire la volonté de Dieu à travers le cheminement du groupe comme tel groupe.  Bien sur, il faudra normalement à  l’intérieur d’un groupe  – Je dis bien à l’intérieur d’un groupe, et non au dessus et à l’extérieur – une personne, qu’on nommera supérieur, animateur, responsable ou autrement… et dont le rôle sera le catalyseur des énergies latentes et de la vitalité du groupe ; il sera la mémoire des options antérieures prises par le groupe ; il sera enfin, pour employer une belle formule de Claudel, le « délégué à l’attention » celui qui rappelle sans cesse le groupe à ses engagements, à ces devoirs, à sa responsabilité, etc…

Ce rôle d’animation et cette tâche d’animateur, que l’on a heureusement développés dans nos communautés, ces dernières années, me semble capital. Il serait dangereux et stérilisant d’élaborer des structures où un tel rôle personnel serait supprimé, et où tout le leadership serait remis à des organismes ou à des commissions… La vie religieuse est charismatique, et les commissions, pour nécessaires qu’elles soient, ne sont jamais ni charismatiques, ni prophétiques.

Il y a donc une tâche énorme déjà entreprise, et qui doit être continuée, dans le domaine du renouveau communautaire. Pour cela, il faut être ouvert au partage et au don de soi exigé pour toute vie de communauté qui veut être plus que bon compagnonnage.

Et justement, les nouveaux modes d’implantation des religieux dans la pastorale amènent nécessairement à rechercher de nouvelles formes d’appartenance. Autrefois, former une communauté c’était simplement vivre ensemble. Aujourd’hui, on se rend compte que, pour être une communauté digne de ce nom, il ne suffit pas de cohabiter, mais  qu’il faut partager à un niveau profond. Par ailleurs on se rend compte en même temps que des personnes peuvent former une authentique communauté sans cohabiter  et sans se rencontrer très souvent. Il faut et il suffit qu’il y ait une forme ou sous une autre, une prise en charge mutuelle. Bon nombre de religieux vivent isolés de leur communauté, par suite de leurs conditions de travail. Sont-ils pour autant moins de la communauté ? Pas nécessairement, il faut développer un sens de l’appartenance assez fort pour que l’on se sente vraiment de la communauté, même si l’on ne peut rencontrer ses frères aussi souvent qu’on le désirerait. Pour cela, il doit évidement exister entre les membres d’une communauté des liens d’amitié assez vrais et assez forte pour ne pas être affectés par la séparation.

Un phénomène parallèle, qui est caractéristique de notre époque, est celui de l’appartenance simultanée à diverses communautés. Il s’agit d’un phénomène très sain en lui-même. Supposez que je sois un religieux d’une communauté qui n’a pas de maison dans le diocèse. Je puis demeurer profondément uni à ma communauté tout en enseignant la catéchèse dans tel CEGEP, par exemple. Au CEGEP, je pourrai former avec les autres professeurs de catéchèse une communauté de travail. A la paroisse où je loge et où je fais du ministère, je pourrai former un autre type de communauté de vie avec les prêtres séculiers qui s’y trouvent. Par-dessus tout cela, je participe aux activités de zone et aux activités diocésaines et je dois me sentir réellement de l’Eglise diocésaine. Dans chacune de ces communautés auxquelles j’appartiens, j’ai quelque chose à donner et à recevoir. Toutes ces appartenances peuvent être aussi vraies l’une que l’autre. Il me semble que je dois arriver à une synthèse vitale qui me permette d’appartenir totalement à chacune de ces communautés sans avoir l’impression de me dérober aux autres.

Et cela doit nous rappeler que nous  sommes d’Eglise et que nous devons aussi développer nos relations intercommunautaires. Je crois qu’il s’est fait un travail énorme en ce sens depuis plusieurs années. Il y a moins de cloisonnement qu’autrefois. J’ai cependant l’impression que les religieux-prêtres ont tendance à s’isoler des frères et des sœurs, et peut-être à les sous-estimer un peu. Personnellement, je souhaiterais que l’Office des Religieux, dans le diocèse, ne regroupe pas simplement des frères et des sœurs, mais regroupe tous les religieux, qu’ils soient prêtres ou non, hommes ou femmes.

J’ai parlé d’amitié qui doit unir les membres d’une communauté. C’est là, en effet, une autre de valeurs que nous devons incarner dans vos vies de religieux. Dans un monde saturé d’érotisme et d’exploitation du sexe, notre célibat doit nous rendre plus aptes à donner le témoignage de personnes qui savent aimer d’un amour libéré de cette domination du sexe. S’engager au célibat, ce n’est pas renoncer à l’amour ; c’est plutôt s’engager explicitement à développer sa capacité d’aimer dans une ligne déterminée où, renonçant à un amour exclusif, on libère ses forces affectives pour les orienter vers une forme d’amour qui ne fait que croître en devenant plus universel, sans jamais cesser d’être personnel.

Notre attitude à l’égard des biens matériels doit être elle aussi une valeur de libération, dans une société de consommation et de production, qui crée sans cesse de nouveaux besoins factices. Je préfère, cependant, parler de simplicité de vie, de partage, ou de mise en commun plutôt que de pauvreté. Car, en fait, nous ne sommes pas pauvres. Nous pouvons et nous devons toujours conserver une grande simplicité de vie tant dans notre vie  privée qu’à l’échelle communautaire ; mais en appelant ça de la pauvreté nous donnons à ce mot un sens tout autre que celui que lui donne le commun des mortels. Nous avons là un bel exemple des équivoques engendrées par une théologie de la vie religieuse basée sur le droit. On en est venu à considérer que la pauvreté religieuse consistait essentiellement à renoncer au « domaine » de ses biens, ou en tout ces à leur libre disposition… Cela revient à se soumettre au supérieur, et l’on est là en pleine fiction juridique : j’ai tout ce dont j’ai besoin, mais je suis pauvre parce que je reçois tout du supérieur ; une simplicité de vie assumée personnellement avec un sens de responsabilité est autrement plus exigeante.

Enfin, dans un monde où l’homme tend à devenir un rebot et où les relations humaines se détériorent, il y a un ensemble de valeurs humaines dont nous devons donner le témoignage dans nos vies. Nous qui avons été libérés par la croix du Christ, nous devons donner le témoignage d’hommes libres, libérés des contraintes intérieures aussi bien que de celles de l’environnement, pleinement épanouis, mûrs, heureux. Si certaines structures de la vie religieuse ont pu, dans le passé, créer un danger d’infantilisme, un développement considérable s’est effectué depuis plusieurs années déjà, grâce en particulier à l’utilisation de l’ensemble des disciplines appelées les sciences de l’homme : psychologie, sociologie, dynamique de groupes, etc… Là aussi, comme dans toute bonne chose, il y a un danger. On arrive facilement à transformer la vie spirituelle en technique, à remplacer l’ascèse et l’égard de Dieu et son besoin de rédemption. Un grand nombre d’expériences malheureuses ont montré que, parmi ceux qui se lancent en ce domaine, seuls ceux qui ont une vie spirituelle intense peuvent en profiter pour leur vie religieuse.

En résumé, je dirais que ce qui est exigé de nous, religieux aujourd’hui, c’est de vivre l’Evangile d’une façon radicale, et d’incarner dans nos vie certaines valeurs évangéliques privilégiées, de telle sorte que nous donnions le témoignage d’hommes vraiment libres, c’est-à-dire d’hommes qui sont capables de vivre en plénitude, et qui font fructifier cette liberté dans une relation vivante avec Dieu et avec leurs frères.

Armand VEILLEUX, ocso

Abbaye cistercienne,

Mistassini