Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

La rue contre les urnes – démocratie à géométrie variable

 

          Plusieurs chefs d’état ou gouvernements ont été renversés ces dernières années par des mouvements de foules.  Dans la presse occidentale on a en général applaudi ce qu’on considérait comme un sursaut de démocratie et la victoire du peuple sur des régimes totalitaires ou des dictateurs. Mais s’agit-il vraiment de démocratie ? Sans compter que, dans pratiquement aucun cas, la qualité de vie de la population ne s’en est trouvée améliorée.

 

          Le cas de l’Égypte est symptomatique. Un tel mouvement de foule a donné prétexte à l’armée pour renverser le gouvernement Morsi légitimement élu il y a un peu plus d’un an. On dit qu’il s’agissait de respecter la volonté du peuple.  Mais de quel peuple ? De quelle partie et de quel secteur de la population ?

 

          On a parlé de millions et même de dizaines de millions de manifestants sur la place Tahrir. Soyons sérieux.  Les études scientifiques faites par des chercheurs allemands suggèrent que la densité maximale des grandes foules qu'ils ont observées est en général de près de 4 personnes par mètre carré, elles n'arrivent que très rarement à 5 personnes par mètre carré. Au Royaume-Uni, les directives officielles encadrant les événements publics fixent la limite à un maximum de 2 personnes par mètre carré. La place Tahrir, même en y ajoutant tous les lieux de rassemblement adjacents ne dépasse pas les 56.000 mètres carrés. On a donc calculé que tout cet espace rempli de personnes collées les unes sur les autres, épaule à épaule, peut contenir un maximum de 264.140 personnes. Même si l’on ajoute des foules semblables (certainement plus petites) dans deux ou trois autres grandes villes du pays, on arrive tout au plus à quelques millions.  De quel droit une foule d’un, deux ou même trois millions, si l’on veut, peut-elle imposer sa volonté à une population de 83 millions ? Même en se limitant au Caire, de quel droit un foule d’un million (même en acceptant cette exagération) peut-elle prétendre représenter la volonté d’une population de 16 millions ?

 

          De même, le gouvernement de Moubarak, si honni soit-il, avait une certaine légitimité électorale et il fut renversé, comme celui de Morsi, non pas par « le peuple égyptien » mais par l’armée « cédant » à quelques millions de manifestants du Caire se prétendant les porte-paroles des 83 millions d’Égyptiens.

 

          Il y a des moyens démocratiques de renverser un gouvernement démocratiquement élu.  Le référendum en est un, si l’on ne peut ou ne veut attendre les prochaines élections. L’histoire montre -- le cas du Venezuela est un bon exemple -- que cela ne réussit pas en général, le peuple ne se pliant pas à la volonté des manipulateurs de l’opposition. C’est ainsi qu’au Venezuela certains analystes sont allés jusqu’à dire que « le peuple avait confisqué la démocratie » en n’acceptant pas de renverser Hugo Chavez ! C’est pourquoi ceux qui veulent à tout prix faire renverser un gouvernement font rarement appel au referendum. Cela risque fort de ne pas fonctionner !

 

          Dans des populations ou tout le monde, surtout les jeunes, ont au moins un téléphone portable, il est fort facile de nos jours de susciter (manipuler ?) en quelques heures d’énormes mouvements de masse.  En considérant ces mouvements comme des expressions de démocratie, l’Occident, qui a d’ailleurs depuis longtemps remplacé chez lui la démocratie par la ploutocratie, est en train de brader l’idée même de démocratie. Sans compter que si l’on maintient dans les pays d’Occident la pression sur les populations par des mesures drastiques d’austérité, la soupape pourrait bien sauter dans un avenir rapproché, et nos gouvernements auront le choix de se laisser renverser par de tels mouvements ou d’avoir recours à la répression policière ou militaire.

 

          La première année au pouvoir du gouvernement Morsi est loin d’être un succès dans de nombreux domaines.  Mais cela justifie-t-il un renversement qui n’a rien de démocratique ? – Même sans n’avoir aucune sympathie pour les Frères Musulmans, il est possible d’analyser les prestations du gouvernement Morsi avec plus d’objectivité qu’on ne le fait habituellement.  Il est clair que la situation économique est actuellement catastrophique.  Mais à qui la faute ? Uniquement à l’incompétence de Morsi et de son gouvernement ? Tout le monde sait que l’économie de l’Égypte est dans une très large mesure contrôlée par l’armée. C’est l’armée qui, en définitive, exerce le pouvoir. Tout comme en Algérie d’ailleurs, où ce sont les généraux, plus spécifiquement la DRS, qui gère le pays, même s’il y a un gouvernement élu, que le président soit au pays ou à l’étranger, en bonne santé ou à l’hôpital ou pet-être même au frigo. L’armée égyptienne, après son échec dans son dernier essai d’assumer la direction politique du pays, a fait figure basse et a laissé élire un gouvernement, mais ne lui a pas laissé les moyen de contrôler l’économie. N’est-il pas curieux que les pétromonarchies du Golfe, qui n’ont pas l’ombre d’un soupçon de démocratie, et qui sont depuis quelques années utilisées par les USA et la CE pour imposer et financer des renversements « démocratiques » dans tout le monde arabe, font actuellement pleuvoir des milliards  de dollars sur l’Égypte, alors qu’elles n’ont aidé aucunement ce même pays durant la dernière année.

 

          De même, il est vrai que Morsi a voulu se donner des pouvoirs exagérés. Mais n’en avait-il pas besoin pour réussir à gérer une situation chaotique face à une cour constitutionnelle encore composée majoritairement de représentants de l’ancien régime et donc de l’armée.

 

          Le développement des réseaux sociaux sur Internet a grandement facilité l’organisation de rassemblements apparemment spontanés de foules sur les places publiques pour protester contre un gouvernement ou telle ou telle action d’un gouvernement.  Il y aurait lieu de commencer à réfléchir là-dessus pour voir s’il s’agit d’une nouvelle forme d’exercice de la démocratie ou si l’on n’est pas plutôt en train d’éroder par ces moyens notre héritage démocratique.

 

          Cela vaut aussi pour nos pays occidentaux. Pour ne considérer qu’un cas, prenons celui de la France et des démonstrations au sujet de ce que l’on a appelé (d’une formulation déjà problématique) le « mariage pour tous ».  Un gouvernement a été élu démocratiquement il y a un peu plus d’un an avec ce projet clairement exposé dans son programme.  Dès que les débats parlementaires sur ce projet de loi controversé ont débuté, se sont organisées des démonstrations de rue pour contrer cette législation. Bien sûr, il s’agit d’une question grave impliquant une vision de la société. Mais on ne manque pas en nos pays européens de presse libre et de nombreux forums où débattre en profondeur de ces questions. Les démonstrations dans la rue n’apportent rien à ce débat de fond, d’une part, et, d’autre part, n’avaient  aucune chance concrète d’influer sur l’action du parlement élu. Il est douteux qu’on puisse y voir une action véritablement démocratique, ne fût-ce que parce qu’il est totalement impossible de voir comment ces quelques centaines de milliers de manifestants, ou même ces quelques millions, si vous voulez, sont représentatifs de la pensée et de la volonté de l’ensemble des Français.  Seul un référendum aurait pu le faire savoir.

 

          Soulever la rue contre les urnes risque de détruire la démocratie plutôt que d’en être une expression.

 

 

Armand VEILLEUX