Écrits et conférences d'intérêt général



 

 

 
 

 

 

 

Retour au réel 

 

            J’ai connu une personne que son psychanalyste invitait à se réconcilier avec la réalité  et qui lui avait répondu le plus sérieusement du monde : « Vous n’avez vraiment rien de mieux à m’offrir ?».  Cette personne s’était réfugiée dans un monde virtuel qu’elle s’était créé.  C’était évidemment là un cas extrême, mais la tendance à vivre dans des univers virtuels a envahi notre culture, de nombreuses façons parfois insidieuses.

 

            Si l’on s’amuse à taper le mot « virtuel » dans Google, on découvre de nombreuses possibilités : on peut s’adonner non seulement à de nombreux jeux virtuels, mais on peut aussi faire de l’élevage de divers animaux virtuels, et pas seulement du petit chien Alba de Sony.  Les personnes trop timides pour rencontrer face à face leur âme soeur peuvent maintenant la courtiser de façon virtuelle par Internet.  Ça simplifie beaucoup le problème des relations humaines !  Les blogs permettent la création de communautés virtuelles, où les conflits sont moins difficiles à gérer que dans le monde de tous les jours.

 

            Le virtuel permet de se donner -- de façon plutôt égoïste -- de nombreuses satisfactions sans avoir à répondre aux exigences de la réalité et des relations humaines réelles.  Par ailleurs le désavantage du virtuel est qu’il faut un jour ou l’autre revenir à la réalité.  Ce retour peut parfois être brutal, comme l’a montré de façon exemplaire la crise financière récente.  Mais il y a aussi le danger du « verrouillage dans le virtuel » décrit par Denis Berthier, un spécialiste des mondes virtuels.  Il explique la grande difficulté pour certains acteurs de cinéma de revenir au monde réel après avoir incarné un personnage virtuel durant tout le temps du tournage d’un film.

 

            Un exercice utile pourrait être d’examiner les diverses façons dont cette culture du virtuel peut avoir envahi subrepticement notre univers religieux. Cela peut consister par exemple, au niveau personnel, à reléguer sa relation à Dieu dans des « moments forts » de prière ou de retraite coupés de la vie quotidienne. 

 

            Au niveau ecclésial, cela peut se manifester dans la tendance à privilégier les grands rassemblements où l’on peut vivre une union fortement ressentie avec des personnes dont on n’aura pas à supporter les « petits côtés » dans la vie courante. Ainsi on peut mener une vie de tous les jours axée sur la recherche du pouvoir et du profit à quelque prix que ce soit, et se réfugier périodiquement dans le chaud monde virtuel d’une retraite individuelle ou de rassemblements enthousiastes, sans établir un lien structurel et harmonieux entre ces divers moments.

 

            Au fond notre vie spirituelle collective s’est peut-être trop laissée influencer par la culture virtuelle contemporaine.  Non seulement des philosophes très à la mode prônent une spiritualité sans Dieu et même sans autre Esprit que la partie de soi-même qu’on appelle « spirituelle » ; mais une tendance postmoderniste et déconstructionniste de la philosophie contemporaine remet aussi radicalement en question la consistance même du réel, mettant en doute la possibilité même d’accéder à un réel autre que celui que fabriquent nos facultés cognitives.

 

            L’incarnation du Fils de Dieu a été l’entrée de Dieu dans notre réel humain. Il a assumé tous les aspects de ce réel, aussi bien la fidélité de quelques amis proches, l’attitude ambigüe d’une foule qui tantôt voulait le faire roi et tantôt le voulait crucifié, et la haine de quelques autres.  C’est dans un monde réel que se rencontre Dieu.  La vraie vie intérieure ne consiste pas à se réfugier dans une intériorité virtuelle coupée du réel mais bien à rencontrer ce réel à l’intérieur même de chacune des réalités qu’il nous donne de vivre.

 

 

Armand VEILLEUX

Armand VEILLEUX

Père abbé de l'abbaye de Scourmont

dans L'Appel, décembre 2008, nº 312, p. 20